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Le livre de Louise Bienvenue, Ollivier Hubert et Christine Hudon remplit un vide certain dans l’histoire de l’éducation au Québec. Depuis Les collèges classiques au Canada français, écrit par Claude Galarneau et paru en 1978, aucun ouvrage de référence ne s’était imposé. Entre la monographie et le collectif, le livre est d’emblée intrigant. À l’opposé du fourre-tout, il est ingénieusement composé : les trois historiens ont mis en commun leurs contributions passées, mais en les modifiant pour l’occasion et en en ajoutant quelques-unes. Le tout est solide et d’autant plus stimulant que l’infusion est triple. Puisque les sensibilités à l’égard du même objet varient, ceci permet au lecteur non seulement d’explorer un objet souvent plus instrumentalisé qu’étudié, mais également de comparer les approches et les méthodes mises en oeuvre. L’objet est ainsi partiellement extirpé de la tranquillité un peu ronflante du récit historique et offert au regard historiographique. Controversé, quasi mythifié, le collège classique occupe une place singulière dans la mémoire collective québécoise, particulièrement comme symbole de la « grande noirceur ». À l’aide des archives de cinq institutions et sur une période allant du XVIIIe au milieu du XXe siècle, les auteurs s’attaquent à cette légende noire, non pas pour réhabiliter les collèges, mais pour démontrer leur diversité, leur étonnante capacité d’adaptation et leur rôle dans la construction d’une élite.

La première partie (« Classique et élitiste, le collège québécois? Programmes éducatifs et société ») porte sur les mutations des programmes éducatifs en fonction des mutations sociétales. Hudon explore (chapitre 1) l’attrait suscité par le cours économique au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière au XIXe siècle, donnant un aperçu de la complexité des collèges, dont le recrutement et les programmes sont l’objet de vifs débats. À cet égard, le chapitre 2, véritable leçon d’histoire sociale, remet les pendules à l’heure. Hubert, à l’aide d’une enquête quantitative approfondie sur la provenance des élèves, déconstruit le cliché du collège homogène et démontre comment ce récit triomphant est une construction a posteriori. Dans le chapitre 4, il dévoile d’ailleurs l’importance du collège classique comme levier de promotion sociale pour différentes élites en compétition. Les programmes scolaires n’occupent en fait qu’une place secondaire dans ce livre. Ils servent cependant à mesurer les orientations idéologiques des collèges, comme les variations du grand débat entre l’éducation « utilitariste » (avec le cours commercial) et la formation « désintéressée ». Ces débats, qui traversent toute l’histoire des collèges, sont saisis à un moment charnière par Bienvenue, c’est-à-dire au début du XXe siècle où les frères enseignants, misant sur un enseignement plus pragmatique, affrontent un establishment défenseur de l’humanisme classique. Ce flottement dans l’orientation des collèges renvoie, ce que l’auteur rend bien, à un horizon ouvert où tout n’est pas joué d’avance. Comme tout bon livre d’histoire, celui-ci parvient à redonner au passé ses virtualités, notamment en révélant l’importance de l’accaparement des leviers éducatifs par certaines élites.

La deuxième partie (« L’espace collégien et ses occupants ») explore le rapport à l’espace et la sociabilité qui s’y joue. On alterne entre un regard historien panoptique et une approche intimiste. La condition des collégiens et des enseignants est scrutée au quotidien à travers la matérialisation des normes et de leurs contraintes – et parfois de leur braconnage. Si l’espace est étroitement surveillé, codifié et relativement à l’écart du monde, l’analogie avec le monde carcéral est excessive : entre les règlements et les pratiques, il y a un espace flottant. Après tout, lieu de formation de soi, le collège est un lieu d’attente pour une vie adulte nécessitant de futures élites à la fois accomplies et disciplinées.

La troisième partie (« La construction du masculin ») met en évidence les liens entre les courants du catholicisme et la construction du genre, tout en reprenant certaines questions laissées en suspens jusque-là, notamment celle, potentiellement contradictoire, de la nécessité de former des élites volontaires et la règle d’obéissance dans les collèges. Le chapitre 9 révèle l’existence d’une « sous-culture de résistance » (p. 249) grâce à laquelle les élèves établissent leurs propres règles, se construisant à travers plusieurs transgressions (sorties illicites, alcool, cigarettes, lectures interdites). Hudon et Bienvenue nous replongent (chapitre 10) dans les normes, officielles et implicites, de l’amitié dans les collèges, à la fois ennoblie et suspectée. Les « amours socratiques » entre garçons étaient-elles courantes dans les collèges ? Sentimentales et parfois physiques, ces amours inquiètent les autorités et certains élèves, jusqu’à entraîner l’exclusion. Dans ce milieu homosocial où la peur du péché est omniprésente, les femmes sont à la fois glorifiées et honnies. Mais les collèges s’adaptent malgré tout. La revue Collège et famille, lancée par les Jésuites en 1944, traite des questions de la femme, de l’amour et de la sexualité. Certains clercs, comme l’abbé Irénée Lussier, se font les promoteurs d’une approche plus ouverte et mature (chapitre 11). L’une des entrées les plus éclairantes dans le monde des collèges est celle du rapport au « sport », que Hudon aborde (chapitre 12) en démontrant l’importance de la compétition et de la virilité dans l’univers hiérarchique des collèges. Ceux-ci apparaissent ici encore comme des lieux de négociations entre divers courants et valeurs, notamment entre la piété et la puissance.

La quatrième partie (« Représentations et mémoires du collège ») porte sur les représentations du collège, ici à travers la promotion publicitaire pour attirer de nouveaux étudiants (chapitre 13), là en examinant les réunions d’anciens, organisées avec faste et éclat par les autorités pour inculquer une tradition et solidifier une identité, et qui fournissent l’occasion de promouvoir un certain ordre social (chapitre 14). Hubert considère cette célébration (symbolique) comme l’envers des vexations subies au temps du collège. Au tournant du XIXe siècle, avec la modernisation qui bouscule la société, ces réunions renforceraient l’identité de la classe dominante francophone traditionnelle. Le chapitre 15 porte sur l’adolescence masculine telle qu’elle est représentée dans les romans d’apprentissage durant l’entre-deux-guerres. Pour devenir homme, l’adolescent doit sortir des jupes de sa mère, symbole de l’affectivité, et « entrer dans la vie » par la sociabilité masculine. Enfin, l’épilogue esquisse quelques pistes de réflexion sur l’impact, quasi exclusif, du collège classique sur les dirigeants politiques jusqu’à nos jours et traite de son instrumentalisation dans les débats actuels, notamment ceux autour des réformes en éducation.

Au final, l’ouvrage des trois historiens n’a rien des défauts habituels d’un « collectif ». Si la cohérence s’impose, elle se manifeste pourtant sans mots d’ordre et à travers trois approches et sensibilités qui permettent une lecture soit intégrale soit « à la carte ». Un travail d’édition judicieux a permis d’élaguer les répétitions et les temps morts tout en favorisant une mouture flexible où le lecteur navigue d’un siècle à l’autre sans tyrannie chronologique, mais sans perdre de vue les contextes dans lesquels se déploie l’expérience collégiale.