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« L’enfer sur terre[1] ». C’est entre autres par ces mots que René Lévesque décrira ce qu’il a vu en avril 1945 lors de son entrée au camp de concentration nazi de Dachau en Allemagne. À la suite de cet épisode marquant se développeront, chez l’ancien correspondant de guerre pour l’armée américaine, une profonde sensibilité et un vif intérêt pour les diverses réalités juives du Québec et d’ailleurs. Ainsi, tout au long de sa carrière publique et politique, Lévesque cherchera à entretenir des relations suivies avec la communauté juive du Québec. Il nourrira ce dialogue, tantôt lors de présentations faites devant des auditoires juifs, tantôt à travers ses chroniques journalistiques. Rappelons en effet que, parallèlement à sa carrière politique, René Lévesque travaillera comme chroniqueur pour divers journaux québécois, surtout entre 1967 et 1974[2]. Sans être au coeur de son dialogue avec la communauté juive du Québec, la thématique du préjugé racial, et par extension de la haine du Juif, sera abordée dans ce contexte par le futur premier ministre du Québec. Si son expérience de la Deuxième Guerre mondiale est indéniablement la source première de cette profonde aversion pour l’antisémitisme, d’autres motifs expliquent le fait qu’il s’attardera sur le sujet. Ainsi, sa volonté d’éveiller les consciences à ce mal millénaire, sa conception de la démocratie et la nécessité de composer avec des impératifs de la joute politique contribueront au fait que Lévesque se prononcera sur l’antisémitisme en diverses occasions au cours de sa carrière d’homme public.

Porte-parole incontournable du néonationalisme québécois, René Lévesque traitera donc à quelques reprises d’un sujet fort délicat pour une majorité québécoise francophone, à un moment où son rôle et ses responsabilités se transforment radicalement. En fait, c’est toute la société québécoise, y compris la communauté juive, qui doit s’adapter rapidement aux profondes mutations sociopolitiques et économiques liées à la Révolution tranquille. Sans compter que, dans le Québec des années 1960, le souvenir et l’image d’un nationalisme canadien-français hostile aux Juifs, tel qu’il s’était manifesté durant l’entre-deux-guerres, sont encore bien présents[3]. En quelles circonstances, de quelles manières et dans quels buts René Lévesque abordera-t-il le thème de l’antisémitisme ? Pour répondre à ces questionnements, nous nous baserons sur le contenu de certaines de ses allocutions et chroniques journalistiques, ainsi que sur le contenu de certains médias juifs[4].

« Le test fondamental de la démocratie, c’est la possibilité pour chaque individu de vivre en paix avec son voisin[5]. » Voilà une phrase fort importante que René Lévesque prononcera en février 1960, lors d’une allocution faite devant le Cercle juif de langue française (CJLF), peu avant de faire son entrée en politique québécoise aux côtés des libéraux de Jean Lesage. En effet, au coeur de la vision qui guidera ses actions publiques et politiques, l’on retrouve chez Lévesque cette idée centrale voulant que la démocratie soit garante « d’une paix entre voisins ». Dans cet esprit, pour les majorités territoriales quelles qu’elles soient, il est impératif d’intégrer les minorités et de respecter leurs droits et libertés. Et c’est avec cette ultime conviction, cet idéal de société, que René Lévesque, alors journaliste, s’attaquera aux préjugés raciaux. Plus tard, devenu député et ministre libéral, puis ensuite en tant que chef du Parti québécois (PQ) et premier ministre, il continuera à critiquer vigoureusement tout relent d’antisémitisme, autant par conviction personnelle que par nécessité politique. Sa troublante expérience lors de la Deuxième Guerre mondiale et ses réflexions sur la démocratie seront à l’origine de son désir de nourrir et d’entretenir un dialogue avec ses concitoyens québécois d’origine juive.

De même, lors de cette présentation de février 1960, intitulée « Le préjugé racial : la pire des maladies honteuses », René Lévesque abordera publiquement pour une des premières fois le thème de l’antisémitisme présent dans le monde occidental. Il évoque d’abord les situations politiques prévalant en Afrique du Nord et en Afrique du Sud, où « le racisme et l’attitude de l’Homme blanc envers les gens de couleur sont une maladie que l’on se doit de constater ». Il dénonce ensuite de récentes vagues d’antisémitisme ayant eu cours en Allemagne et aux États-Unis, phénomènes qui le surprennent puisque l’histoire récente ne peut que ramener à l’avant-plan les terribles excès du nazisme allemand. Sans les cautionner d’aucune façon, Lévesque rappelle que ces actes ciblant exclusivement les Juifs sont le produit de l’histoire de la chrétienté. Il conclut tout de même sa présentation avec optimisme en affirmant que « l’on s’achemine progressivement vers l’atténuation des menaces de cette maladie et que l’on peut espérer qu’un jour on arrive à l’éliminer ».

Le futur politicien reprendra les idées développées devant le CJLF dans un texte publié en mars 1960 dans la Revue moderne et intitulé « Dark Afrika[6] ». Dans un style et un vocabulaire bien à lui, Lévesque qualifie le retour de l’antisémitisme en Occident de « gênant comme une maladie honteuse qu’on pouvait croire vaincue depuis le terrible sérum de la défaite nazie ». Par contre, cette haine du Juif demeure malheureusement « un mal dont on ne vient pas à bout si facilement car il a des racines incroyablement profondes qui plongent dans vingt siècles d’histoire ». Afin d’étayer son propos, il fait alors état, pour une rare fois d’ailleurs, de son expérience en tant que correspondant de guerre pour l’armée américaine en 1945, en précisant s’être fait candidement montrer le chemin vers le camp de concentration de Dachau en Allemagne « par une brave femme au sourire à peine inquiet sise dans un paisible décor bavarois avec de naïves statuettes de saints dans des niches sur tant de façades ». Lévesque conclut son texte de la Revue moderne en insistant sur le fait que l’intolérance raciale, surtout sous sa forme antisémite, existe et existera peut-être toujours. À ce sujet, il écrira :

À peu près partout, il ne s’agit sauf erreur que de simple délinquance – juvénile ou sénile. Car il faut le dire : on trouve depuis toujours, et on trouvera jusqu’à la fin du monde, des gens d’âge mûr et même canonique qui demeurent intérieurement, moralement des vestes de cuir. Au moindre prétexte ils ressentent une invincible envie de démantibuler quelque chose ou quelqu’un. Et le moindre effort, c’est de taper sur Israël, ça été [sic] si longtemps le sport à la mode[7] !

Il est important de garder en tête cette phrase où Lévesque identifie la haine du Juif comme étant la voie d’expression la plus courante du préjugé racial. Dans les années qui suivront, René Lévesque et surtout le mouvement souverainiste qu’il représentera se feront reprocher d’être intolérants et antisémites, ou du moins potentiellement menaçants pour les Juifs québécois.

C’est donc avant même son entrée en politique que René Lévesque établit publiquement un ensemble de réflexions touchant au racisme et à l’antisémitisme, qui demeureront immuables tout au long de sa carrière. Il n’hésite pas à condamner de manière virulente toutes les formes de domination raciale ou d’injustices ancrées dans la longue histoire de l’humanité. Néanmoins, il se montre persuadé que, par l’entremise de la démocratie, cette humanité saura se garder des terribles excès qui minent la paix et la cohabitation entre tous les peuples du monde.

Tout comme il dénoncera la résurgence de l’antisémitisme dans le monde occidental en général, Lévesque sera fort critique des manifestations de cette « maladie » chez ses compatriotes canadiens-français. En transposant les grandes lignes de sa réflexion sur le retour possible de l’antisémitisme dans le monde et en l’adaptant à la situation du Québec, Lévesque veut conscientiser ses concitoyens à la persistance sur le territoire québécois de propos et d’idéaux hostiles aux Juifs. Sept ans après son texte dans la Revue moderne, et alors qu’il est toujours membre du Parti libéral du Québec (PLQ), René Lévesque se montre intransigeant envers l’antisémitisme encore palpable chez certains Canadiens français. En fait, à la veille de sa conversion souverainiste, Lévesque est sûrement de plus en plus conscient de l’enjeu crucial que représentera pour son projet politique une intolérance raciale issue de l’héritage catholique du Québec. Il n’y a pas de doute dans son esprit qu’une certaine élite francophone s’est déjà montrée peu favorable ou carrément fermée aux Juifs. Pour Lévesque, le Québec moderne aura bientôt à assumer de nouvelles responsabilités, notamment celle de réussir à conjuguer honnêtement la reconnaissance de sa majorité francophone et le respect des droits des minorités présentes en son sein. C’est pourquoi il ne peut passer sous silence l’épineux sujet de l’antisémitisme encore partiellement présent dans l’inconscient collectif québécois.

À ce chapitre, il publiera, le 18 juin 1967, une importante chronique au titre évocateur, « Israël, les Juifs et nous…[8] ». Parue dans le Dimanche-Matin, elle est entièrement dédiée à cet examen de conscience auquel doivent se livrer certains Canadiens français par rapport aux relents d’antisémitisme qui les habitent encore. « Je le savais » : c’est par ces mots qu’il commence sa chronique, en référence aux nombreux commentaires à connotation antisémite reçus en réponse à son texte précédent, qui portait sur la guerre au Proche-Orient[9]. Voilà l’occasion pour Lévesque de conscientiser son lectorat au fait qu’il subsiste encore certains relents indésirables du passé catholique des Canadiens français :

Les unes [les lettres reçues] me reprochent évidemment d’être pro-juif. Brutalement, avec une sorte de haine franche et fauve. Ce sont les plus honnêtes, mais les moins intéressantes. On est devant cela comme le spécialiste qui, examinant un prélèvement au microscope, n’a plus qu’à soupirer : pas d’erreur possible, c’est le cancer. L’antisémitisme virulent, incurable, existe toujours. On s’en doute, il y a même des indices qui sautent aux yeux, mais on voudrait tellement ne pas le croire. Jusqu’à ce qu’on ait lu cette partie du courrier… En nombre déclinant, j’en suis persuadé, et surtout moins contagieux que jamais, nous avons encore de ces grands malades qui continuent à déambuler parmi nous[10].

D’autres lettres, que Lévesque qualifie de plus « réconfortantes », abordent surtout des questions objectives et se veulent « décomplexées ». Ces commentaires laissent tout de même entrevoir le long chemin à parcourir pour permettre aux francophones de s’affranchir entièrement d’une part peu glorieuse de leur histoire :

Mais je n’ai pu m’empêcher d’y remarquer pourtant une chose qui trahit l’effort, cet effort constant que nous devons tous faire pour que le « vieil homme » millénaire ne remonte pas des dangereuses profondeurs du subconscient : ces correspondants équilibrés évitent presque tous systématiquement, avec application, d’employer le mot « juif ». Ils ne parlent autant que possible que d’Israël ou d’Israéliens. C’est comme si le vieux mot gardait une vertu malfaisante à laquelle on ne serait pas encore sûr de pouvoir résister[11].

Lévesque poursuit sa chronique en utilisant sans gêne aucune le mot Juif, question de guider son lectorat tout en admettant que cette intolérance du Juif est palpable chez tous les peuples chrétiens : « Le mal a eu deux mille ans pour s’enraciner. Il lui faudra pas mal de générations pour disparaître définitivement. Au point qu’aucune rechute ne soit plus à craindre. » Le chroniqueur s’intéresse ensuite aux lettres provenant de ces « malades qui s’ignorent », ceux que les psychanalystes appelleraient de « beaux cas [où] le Juif n’est pas tout à fait un humain comme les autres ». Poursuivant pour ce qui est des bêtises de certains de ses correspondants, Lévesque cite un autre texte où l’auteur, qui l’accuse d’être pro-Juif, laisse entendre que l’élite juive nord-américaine est responsable du génocide au Vietnam, affirmation grotesque à laquelle le chroniqueur réplique en partie comme suit :

Mais qu’une maléfique élite juive en soit coupable, que les Juifs américains y contribuent plus activement que d’autres, cela est de l’antisémitisme folklorique. La vérité c’est que le Vietnam est un crime commis collectivement par les Américains – et dont la plupart des États occidentaux, le nôtre assez particulièrement, sont devenus complices par pure lâcheté […]. La vérité, c’est aussi que parmi les gens trop rares, mais dont le nombre va sans cesse croissant, qui s’opposent à ce crime, les Juifs sont sans doute mieux représentés que les autres […] aux États-Unis comme ailleurs, les Juifs sont toujours nombreux dans les mouvements qu’on dit de gauche. Il y a chez le Juif un « gauchiste » qui se déclenche assez compréhensiblement contre l’injustice, en ayant lui-même subi d’indicibles au cours des siècles[12].

Dans sa chronique de la semaine suivante, René Lévesque, visiblement irrité, revient rapidement sur les affirmations haineuses contre les Juifs qui continuent de lui être envoyées. En deux phrases il clôt le débat, considérant sûrement que sa position sur le sujet est claire et ne désirant pas accorder plus d’attention à ce type de propos :

L’un m’expédie tout un résumé des Protocoles de Sion, avec ces objurgations : après avoir lu ces infâmes Protocoles rédigés par vos amis les Juifs, oserez-vous nous demander de les aimer tendrement ? Allons, soyez honnêtes [sic], Hitler avait raison ! L’autre se contente de me renvoyer un de mes papiers avec cette note lapidaire : « Lévesque, Drop Dead ». Les suivants iront au panier. Avis aux intéressés[13].

En revanche, lors d’autres occasions, ce sont les impératifs de la joute politique qui exigeront que René Lévesque s’attarde à la thématique du préjugé racial et à l’une de ses variantes, l’antisémitisme. Sa base électorale se solidifiant, vers la fin des années 1960, il deviendra par contre plus périlleux pour Lévesque de se lancer dans des réflexions sur l’antisémitisme, dans l’optique où le PQ est en quête d’une plus grande acceptabilité sociale. En fait, il devra plutôt répondre aux critiques et aux attaques menées par des adversaires politiques qui associent à tort le souverainisme – et par extension tout le nationalisme québécois – à un mouvement intolérant. On tente ainsi notamment de perpétuer l’image, forgée durant la période de l’entre-deux-guerres au Québec, d’un nationalisme canadien-français intrinsèquement antisémite.

René Lévesque, maintenant chef du futur grand parti souverainiste, ne tarde pas à réaliser qu’une bonne partie de sa base électorale est formée de citoyens de tout acabit et que le message péquiste rejoint notamment la jeunesse québécoise. Cette dernière se compose entre autres d’une frange très militante et politiquement plus à gauche. Dans ce contexte, certains des idéaux défendus et des propos tenus par cet électorat peuvent s’avérer un frein à l’acceptabilité sociale du projet souverainiste. Avec en filigrane une actualité internationale où le conflit israélo-palestinien prend de l’ampleur, un certain antisionisme nourri par un militantisme propalestinien et tourné contre l’État d’Israël[14] est présent chez quelques membres de la jeune génération de Québécois qui accueillent positivement le projet indépendantiste. À ce chapitre, il est important de noter ce changement de registre au Québec. Dans les années 1960 et 1970, certains jeunes militants québécois ne posent plus un regard sur les Juifs du point de vue du clergé et des intellectuels canadiens-français des années 1930, une époque teintée d’antisémitisme. Ils s’opposent plutôt aux Juifs en raison d’une analyse idéologique anticolonialiste, d’où l’antisionisme émerge comme une force antiprogressiste. À leurs yeux, les actions d’Israël au Moyen-Orient rappellent le colonialisme européen ou américain.

C’est ainsi que, lors d’une réunion « canado-arabe » à laquelle il participait en mai 1971[15], Lévesque rapporte s’être fait reprocher son ouverture à l’établissement de relations diplomatiques entre un éventuel Québec souverain et l’État d’Israël par de jeunes « activistes de toutes les révolutions, qui plus elles sont lointaines, plus elles sont belles ». Lévesque reconnaît par ailleurs que le PQ et les citoyens du Québec sont en période d’apprentissage en ce qui concerne les questions internationales. Il formulera d’ailleurs une réponse allant dans ce sens lorsqu’on l’interpellera sur les réactions négatives que susciterait, dans les pays arabes, l’établissement de relations Québec-Israël :

je me suis arrangé pour ne pas y répondre ! Le Parti Québécois, comme notre société tout entière[,] n’est pas prêt. Car notre mentalité politique, si longtemps coloniale, aborde à grand peine [sic] ces rives internationales qu’il nous faut reconnaître avec précaution. Mais elle se fait peu à peu, cette indispensable découverte, par la pénétration chez nous des problèmes d’ailleurs, par la mentalité sans précédent des nouvelles générations intercontinentales, par la rapide maturation d’un peuple qui brise les barreaux derrière lesquels l’histoire l’avait enfermé[16].

Cette chronique illustre bien la lucidité de Lévesque quant aux nombreuses divergences susceptibles de se manifester entre les membres ou futurs membres du PQ, cette grande coalition qui cherche à regrouper tous les souverainistes et indépendantistes québécois. Il sait aussi qu’il se devra de contenir les militants souverainistes épousant la cause palestinienne et qui sont par le fait même foncièrement anti-Israël, ou du moins de négocier avec eux. Voilà qui pouvait aussi, particulièrement chez les Juifs, faire du tort à l’image d’ouverture et d’inclusion que tentait de se construire le PQ. À ce chapitre, on peut mentionner que des porte-parole indépendantistes de gauche, comme Michel Chartrand, soulèveront des craintes au sein de la communauté juive. Quelques articles du Canadian Jewish News rapportent d’ailleurs les sorties virulentes de Chartrand contre Israël et le dépeignent comme un antisémite, le syndicaliste ayant fait une tournée dans les pays arabes entourant Israël. À la suite de ce séjour au Proche-Orient, Chartrand déclarera qu’Israël agit comme Hitler en 1940 et que les partisans de l’État hébreu sont des criminels de guerre. À cela s’ajoute le fait que le bouillant militant syndical se refusera à condamner les actes terroristes ayant ciblé des athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich en 1972[17]. Ainsi, dans l’esprit de certains Juifs québécois, il est fort plausible que l’attitude et les déclarations publiques de militants comme Michel Chartrand contribuent fortement à cristalliser une image amalgamant les indépendantistes québécois à des militants propalestiniens et hostiles aux Juifs, voire antisémites[18]. Aussi, il est important de souligner qu’au début des années 1970, les adversaires des péquistes avaient réussi en grande partie à associer le PQ au Front de libération du Québec (FLQ), c’est-à-dire à dépeindre le mouvement souverainiste comme un courant révolutionnaire comparable à d’autres à l’échelle internationale[19]. Le PQ se voyait ainsi lié à des groupes qui ne priorisaient pas les voies démocratiques, mais plutôt la violence armée pour faire avancer leur cause[20]. Le constat que des militants péquistes, ou du moins un certain nombre de Québécois francophones, appuyaient la cause palestinienne et à certains moments cautionnaient les actions de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) contribuait à la diabolisation du PQ et du projet souverainiste. Cela était particulièrement vrai dans les milieux anglophones[21], auxquels la majorité des Juifs québécois était associée. Ces prises de position tendent à appuyer, sinon à prouver, l’hypothèse qu’une aura d’intolérance collait au projet souverainiste[22]. Il est donc fondamental pour Lévesque et le PQ de se distancier le plus possible de ces discours radicaux. Notons d’ailleurs que la diabolisation et les amalgames douteux font rage à ce point qu’en 1972, Saul Hayes profitera d’une assemblée du Congrès juif canadien, dont il est le vice-président, pour dire que les nationalistes québécois ne sont pas des antisémites[23].

En contrepartie, autant René Lévesque condamnait l’intolérance raciale manifestée dans les rangs de son parti ou au sein de la société québécoise francophone, autant il n’acceptait pas les accusations gratuites et déplorait l’usage des tactiques sournoises provenant de divers adversaires du souverainisme. Plusieurs opposants politiques du PQ exploitaient en effet, à cette époque, l’idée que le PQ pouvait être associé à la violence, au racisme et à l’antisémitisme. En ce sens, dans la foulée des événements d’octobre 1970, ces amalgames deviendront monnaie courante et Lévesque ne manquera pas de les dénoncer, comme ici, à la suite de l’enlèvement du consul britannique James Cross :

Vu le caractère dramatique de l’événement et les calomnies sournoises auxquelles il expose le PQ […] Le Parti Québécois n’a plus à dire qu’il est contre les méthodes violentes dans une société qui permet encore l’expression et l’organisation de la volonté de changement. […] Il faut une singulière ignorance ou beaucoup de mauvaise foi pour confondre l’action démocratique du PQ avec cette violence anarchique […][24].

Aussi, le chef péquiste dénoncera vertement, dans une chronique datée du 12 décembre 1970[25], les paroles tenues par le premier ministre canadien Pierre-Elliot Trudeau sur les ondes radiophoniques qualifiant le PQ et le mouvement souverainiste de racistes. C’est un procédé que Lévesque de même que le premier ministre québécois de l’époque, Jean-Jacques Bertrand, avaient déjà rejeté en février 1970. Ces propos sont pourtant repris, lors d’une allocution de Trudeau, devant la communauté juive (à l’occasion d’une présentation faite devant l’Anti-Defamation League au début du mois de février 1970), où le chef libéral laissera sous-entendre que s’exprime, dans le mouvement nationaliste, une forme d’intolérance raciale et d’antisémitisme[26]. À la suite de cette intervention, Lévesque affirmera, comme le rapportait le Canadian Jewish News dans un article daté du 20 février 1970[27], qu’il y a dans les mots de Trudeau « a disgusting tone of pandering feelings… and an implication that those who want to change Quebec society are by nature full of anti-Semitic feelings ». Et Lévesque d’ajouter : « When he says “Fight for your rights boys” he is implying that anti-federalists and others who want to change the status quo… would make things difficult for Jews ». Quant au chef de l’Union nationale, Jean-Jacques Bertrand, il n’hésite pas à affirmer, à cette occasion, que les remarques de Trudeau « have created fear in Montreal’s Jewish community » et que ce genre de commentaire incendiaire « is bound to sow concern among minorities and invite them to unwarranted vigilance[28] ». Bertrand ajoute qu’il n’y a pas, selon lui, d’antisémitisme au Québec, tant au gouvernement qu’au sein de la population. Selon Lévesque, il y a des nuances à faire entre le jeune PQ et certaines franges du mouvement nationaliste, distinctions que, trop souvent volontairement, les adversaires du mouvement ne font pas. Plutôt, ils trouvent là des preuves d’une intolérance intrinsèque au projet politique péquiste.

Dans le même ordre d’idées, René Lévesque se montrera déçu des liens qu’il juge trop prononcés entre une bonne partie de la communauté juive et les milieux anglophones. Il dénoncera aussi l’instrumentalisation, faite par l’establishment de langue anglaise, des peurs de la communauté juive par rapport au nationalisme et à ses possibles dérives à la façon européenne. Lévesque note l’influence malsaine des médias anglophones qui déforment les réalités politiques et se servent bassement des craintes de la communauté juive et des minorités. Par exemple, en 1969, le CJN rapporte les propos tenus en ondes par Peter Desbarats (vedette de la chaîne télévisée publique CBC et éditeur associé de l’émission Saturday night), où ce dernier affirme que les anglophones du Québec doivent se préparer à devenir des citoyens de seconde zone dans ce Québec en transformation (et ce, même sans l’indépendance) : « WASPS of la Belle Province are becoming an oppressed minority ; this may spur the growth of an authentic, native, Quebec-based, English culture. » L’animateur poursuivra son commentaire en faisant l’examen, dans l’histoire, de l’apport de la communauté juive au Montréal anglophone[29].

C’est dans ce contexte politique teinté de malhonnêteté que Lévesque fera le bilan de la première campagne électorale du PQ, dans une chronique datée du 31 août 1970. À cette occasion, le chef péquiste se montre conscient de cette affinité entre la communauté juive et la communauté anglophone. Il déplore que l’immense majorité des anglophones ait voté en bloc pour le PLQ, alors que lui et nombre de militants du PQ ont investi bien des efforts dans le but de convaincre tous les citoyens, sans distinction d’origine, du bien-fondé de leur projet. Pour le chef souverainiste, le progressisme du programme péquiste aurait été bénéfique pour tous puisqu’aucune communauté n’échappe à la pauvreté, aux inégalités sociales et à l’obligation d’améliorer son niveau de vie. Lévesque avouera son pessimisme quant à la possibilité de voir les anglophones, et par extension une bonne partie de la communauté juive, se joindre aux francophones dans leur marche vers la souveraineté. Il affirme de plus que ses efforts de rapprochement avec les minorités n’ont pas porté fruit, notamment à cause d’un dénigrement systématique du PQ orchestré par les médias anglophones tout au long de la campagne électorale :

J’ai personnellement et sérieusement espéré, au point de replonger dans un comté au tiers « annexé » comme Laurier, qu’une portion certes ultra-minoritaire, mais quand même « visible » de nos concitoyens anglophones accepteraient de venir avec nous. […] D’assemblées publiques en petites réunions et de campus en synagogues, plusieurs d’entre nous n’ont cessé de s’adresser à cette possible solidarité de non-privilégiés qui, pour leurs enfants en tout cas, auraient eux aussi à gagner dans un Québec où la majorité nationale serait enfin chez elle, décomplexée et sûre d’elle-même, et par conséquent – j’en demeure convaincu – capable comme jamais de respecter et d’intégrer fraternellement ses minoritaires. Jusqu’au jour du scrutin, nous avons mis là-dessus, de nos énergies et de nos ressources comptées, une part que je me vois forcé de juger non seulement excessive, mais ridicule. Après le silence de mort coupé à l’occasion de quelques vacheries caricaturales qu’ils avaient entretenu sur le PQ depuis sa naissance, il aura suffi d’une blitzkrieg d’un mois dans les « média[s] » et les cercles dirigeants pour créer chez les Anglophones un climat de garnison assiégée, souvent très proche du racisme le plus virulent. Manchettes et premières pages manipulées sans vergogne, mobilisation panique à jet continu par tous les canaux, fabrication d’événements (Brink’s, Royal Trust), appels particulièrement répugnants aux peurs ataviques de la communauté juive, etc. – bref, écart de langage ou pas, je ne puis que répéter : je ne sais si c’est 40 familles ou 200 enfants de chienne, mais l’Establishment anglophone [a révélé quant à moi] son mépris manifeste pour toute une population, pas seulement pour un parti, qui demeure à ses yeux des indigènes…[30].

Malgré cette apparente démission à l’idée d’un appui éventuel des minorités du Québec au Parti québécois, et malgré cette dure prise de conscience du mépris et de la malhonnêteté de l’establishment anglophone, Lévesque termine tout de même sa chronique par ces mots :

Cela dit, est-il question de les empêcher de force de jouer leurs cartes si « empoisonnées » soient-elles à notre point de vue ? Ou même, comme M. J.-P. Desbiens l’a subtilement subodoré dans La Presse, « quant à [sic] y être… de leur retirer le droit de vote » ? Je ne vois franchement pas où l’on a pêché ça. Pour moi, on ne doit songer à d’autres voies que celle d’une éventuelle majorité électorale. Laquelle, si dur cela semble à certains, doit non seulement se conditionner littéralement d’avance au respect de ses minoritaires, mais continuer de son mieux à les tenir au courant. Seulement, il ne faut rêver d’aucun appui, si minime soit-il, dans ce bloc que l’on fera infailliblement réagir comme un corps étranger devant toute prise de conscience nationale du Québec français. Ni jouer aux « missionnaires » naïfs de ce côté[31].

À la suite de cette élection provinciale tenue en 1970, René Lévesque verra certains de ses espoirs politiques s’envoler, entre autres celui de voir une partie des minorités québécoises se joindre à la cause indépendantiste, ou du moins ne pas tenter de dénaturer la légitimité du projet. Force est de constater qu’il inclut la communauté juive dans cette réflexion. Il n’en demeure pas moins que Lévesque réitérera une fois de plus sa volonté de maintenir vivant un dialogue avec la communauté juive.

Pourquoi René Lévesque se montre-t-il si fortement opposé au préjugé racial et à l’antisémitisme ? Qu’est-ce qui motive ses prises de position fermes et sans compromis sur le sujet ?

Premièrement, à la source de cette haine du racisme et de ce mépris de l’antisémitisme, l’on retrouve inévitablement cette expérience troublante de correspondant de guerre, où Lévesque prendra violemment conscience de l’ampleur des atrocités et de la barbarie des nazis, ce qui le marquera profondément. En ce sens, il partage avec plusieurs de ses concitoyens juifs québécois une immense tristesse, une colère viscérale et une incompréhension quant au sort qui aura trop longtemps été réservé au peuple juif. Ayant vu toute la sauvagerie du nazisme allemand, l’expression la plus dramatique de cette marginalisation historique des Juifs, le futur premier ministre québécois ne manquera pas les occasions de dénoncer toute manifestation à caractère antisémite. Lévesque aura peut-être été un des seuls Canadiens français à pouvoir partager cet épisode troublant de l’histoire du peuple juif avec ses concitoyens du Québec. Cette expérience vécue à Dachau et la sensibilité à l’égard des Juifs qui en découle auront toujours présidé en filigrane aux désirs de Lévesque d’entretenir une relation avec la communauté juive, aussi difficile et minée soit-elle. Si bien qu’en juin 1987, près de deux ans après avoir quitté la politique active, et quelques mois avant sa mort, René Lévesque assistera, au palais de justice de Lyon en France, à une journée d’audience au procès du criminel de guerre nazi Klaus Barbie[32]. Cet élément nous confirme à lui seul que les images de Dachau habiteront Lévesque jusqu’à la fin, à un point tel qu’il suivra, comme bien des Juifs, les procès et les condamnations tardives des acteurs de la Shoah.

Deuxièmement, il y a des impératifs politiques qui dicteront à Lévesque de se prononcer sur l’antisémitisme et le préjugé racial. À ce chapitre, René Lévesque veut tout d’abord éveiller certains de ses concitoyens canadiens-français au fait qu’ils entretiennent encore un regard erroné et dépassé sur les Juifs. Lévesque comprend la source de cet antisémitisme au Québec, mais l’accepte mal et souhaite qu’il s’estompe et disparaisse dans la foulée des transformations et des prises de conscience collectives accompagnant la Révolution tranquille.

C’est aussi par nécessité politique que René Lévesque dénoncera l’intolérance raciale et l’antisémitisme, lui qui cherche à présenter le projet souverainiste comme étant légitime et sachant faire preuve d’ouverture. Pour l’homme politique, il ne fait aucun doute que la majorité francophone québécoise saura intégrer et respecter les minorités qui l’entourent. Il veut présenter le projet d’indépendance du Québec comme étant un projet non pas de dénonciation et d’exclusion d’autrui, mais bien un projet d’émancipation nationale inclusif, où tout un chacun pourra vivre en toute quiétude et liberté. Ainsi, notamment aux yeux de la communauté juive, Lévesque veut rendre acceptable ce projet, sachant que les Juifs craignent et appréhendent le pire devant toute manifestation nationaliste. Il sait que cette minorité culturelle est somme toute assez influente en Amérique du Nord, qu’elle est très enracinée dans le milieu anglo-saxon québécois et qu’elle fait office de communauté baromètre. En fait, les réactions juives face au nationalisme québécois peuvent guider et influencer l’attitude des autres minorités culturelles par rapport au projet péquiste[33]. De plus, Lévesque cherche à calmer le jeu et à dissiper les doutes présents au sein de la communauté juive et chez les diverses communautés du Québec. C’est que ces populations vivent la Révolution tranquille comme un choc brutal, compte tenu de l’émancipation tous azimuts des Québécois francophones, des profonds et rapides changements sociopolitiques et économiques qui s’y greffent et, ultimement, de la montée d’un nationalisme québécois qui ne cesse de se structurer politiquement.

Finalement, René Lévesque entend conscientiser les Canadiens français aux responsabilités qui incombent à toute majorité territoriale qui se respecte. Il s’agit en somme, pour les francophones, de tenir avec maturité et force, dans leur propre société, le rôle central qui trop longtemps leur avait été refusé. Il veut ainsi guider son peuple dans les tâches qui lui incomberont au lendemain de l’indépendance nationale, soit notamment de redéfinir les relations avec les minorités en garantissant leurs droits et libertés.

Par ailleurs, selon nos recherches, il apparaît clairement que René Lévesque est le représentant le plus en vue du néonationalisme québécois aux yeux de la communauté juive. C’est aussi presque à lui seul que revient la responsabilité (qui, au premier chef, émane fort probablement de sa volonté personnelle) d’entretenir des relations entre le mouvement nationaliste québécois – tel que l’incarne le PQ – et les Juifs québécois. Lévesque est fort conscient des impératifs et des défis que cela représente : il lui faut nourrir un dialogue avec la communauté juive, aussi fragile, tortueux et tendu puisse-t-il être par moment. Il est d’ailleurs important de noter qu’à la suite de la victoire historique des péquistes en novembre 1976, l’ex-journaliste n’abandonnera pas l’objectif de dialoguer avec les communautés culturelles québécoises et, plus particulièrement, avec ses concitoyens d’origine juive. Par contre, le paysage sociopolitique ayant drastiquement changé, le ton et la teneur des échanges parfois sporadiques entre Lévesque et les Juifs seront eux aussi transformés. La présence d’un gouvernement souverainiste, l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101) et la perspective d’un référendum sur l’avenir du Québec au sein de l’ensemble canadien sont autant d’éléments qui n’apaisent en rien les doutes de la communauté juive quant à son avenir en sol québécois. En revanche, même si la donne politique change drastiquement et qu’il est dorénavant premier ministre, René Lévesque n’abandonnera pas sa volonté de maintenir des relations significatives avec la communauté juive québécoise[34].

Ainsi, en janvier 1977, le Congrès juif canadien (CJC) sera le premier groupe de la société civile avec lequel le gouvernement souverainiste s’entretiendra lors d’une rencontre privée. À cette occasion, la délégation du CJC renouvellera, devant le premier ministre québécois, son appui au fédéralisme canadien, tout en lui rappelant le malaise ressenti par plusieurs Juifs face à des mouvements nationalistes. Les membres du CJC tiendront aussi à lancer un message à Lévesque en le prévenant que « l’histoire jugera le gouvernement, non pas tant au sujet de ses accomplissements pour la majorité de ses citoyens de langue française dans la province, mais surtout par la façon civilisée et progressive par laquelle il traitera ses groupes minoritaires[35] ». En fait, sans le savoir peut-être, le CJC ne fait que réitérer ce que René Lévesque comprend fort bien puisqu’il l’énonçait déjà une décennie plus tôt, dans son livre Option Québec. Dans ce pamphlet à saveur politique, il invitait les Québécois francophones à « bâtir une société qui, tout en restant à notre image, soit aussi progressive [sic], aussi efficace, aussi “civilisée” que toutes les autres[36] ».

En outre, le nouveau premier ministre du Québec s’adressera publiquement pour la première fois à un auditoire juif lors de la 18e Assemblée plénière du Congrès juif canadien en mai 1977, un événement auquel plus de 1 500 personnes participeront[37]. Puis, en février 1979, Lévesque se présentera à nouveau devant des Juifs, cette fois dans une synagogue montréalaise pleine à craquer (la synagogue Chevra Kadisha B’nai Jacob). Les comptes rendus de cette allocution de Lévesque nous éclairent tant sur l’évolution et l’état fragile du dialogue entamé dans la décennie précédente, que sur la complexification des relations entre Juifs et Québécois francophones après 1976. Lors de cette soirée, qualifiée « d’événement sans précédent[38] » par le Bulletin du cercle juif (BCJ), le chef souverainiste prendra tour à tour la parole en anglais et en français. D’ailleurs, même si le BCJ n’en fait pas explicitement mention, il nous est permis de croire que c’est la première fois qu’un premier ministre québécois se présente dans une synagogue pour prendre la parole. René Lévesque abordera notamment les thèmes des écoles et des hôpitaux juifs et rappellera une promesse électorale qui concerne l’aide financière aux personnes âgées. À cet effet, il reviendra sur une image erronée et encore présente dans la société voulant que tous les Juifs soient riches, ajoutant que, « dans la tradition juive, il y a un respect intense qui vient de la culture et de l’histoire, envers les personnes âgées de la communauté juive ».

Le Canadian Jewish News fera lui aussi état de cette soirée[39] et soulignera que Lévesque y fut accueilli par de nombreux manifestants dénonçant la loi 101. Lévesque dira de ces manifestations qu’elles sont une expression de la démocratie, et qu’elles renforcent son désir de toujours permettre un dialogue avec la communauté juive[40]. Lors de son allocution, qu’il commencera par un retentissant « Shalom », Lévesque se montrera sensible aux problèmes de pauvreté, qui touchent près de 20 % de la communauté juive, et cherchera à gagner son auditoire en utilisant quelques mots en hébreu et en citant « Lévithique et Théodore Herzl.[41] ». Notons aussi que, suivant le compte rendu du Canadian Jewish News, Lévesque cherche (une fois de plus), lors de cette soirée, à convaincre les Juifs que ni son parti ni lui ne sont des fascistes, que les pratiques de son gouvernement seront exemptes de discrimination et qu’elles respecteront les droits de la personne[42]. À cet égard, le premier ministre se dira insulté de voir que certains protestataires présents à l’entrée de la synagogue pour dénoncer la Charte de la langue française tiennent des pancartes associant le Parti québécois au Parti national-socialiste allemand. En ce sens, il se sentira obligé de rappeler son expérience personnelle du nazisme lors de la Deuxième Guerre mondiale, un argument qu’il n’utilise que très rarement dans ses relations avec les Juifs. Également, notons que Lévesque se permettra même de décocher quelques flèches à l’endroit de la communauté juive, soulignant à quelques reprises la loyauté inconditionnelle de cette dernière au Parti libéral avant d’ajouter : « We may be in power longer than you think, so you’d better get used to it and get to understand us better[43]. » Entonnant spontanément le « Ô Canada » à la fin des deux heures trente minutes qu’aura duré l’allocution du premier ministre, l’auditoire ne cachera pas à René Lévesque son appui indéfectible au fédéralisme canadien. Visiblement, les relations devenaient plus tendues entre le chef péquiste et la communauté juive, chacun voulant participer au dialogue, mais aucun ne pouvant s’empêcher de souligner les nombreux points de discorde qui subsistaient. Donnant ses impressions au journaliste du Canadian Jewish News à la fin de cette tumultueuse soirée, René Lévesque se montrera lucide et serein face aux défis que représente le maintien des relations avec la communauté juive : « It was a frank and open discussion. There were a few small knots but that’s part of democracy. The lines of communication have been opened[44] ».

Conclusion

En somme, René Lévesque combattra l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme au cours de toute sa carrière. De toute évidence, il travaille à dissocier le nationalisme québécois des manifestations de fermeture qui peuvent s’y rattacher, ou auxquelles on l’associe à tort ou à raison. Il cherche aussi à conscientiser les Canadiens français aux préjugés encore présents chez certains d’entre eux concernant les Juifs. Cela dit, cette exigence qu’il impose au mouvement qu’il représente, il l’impose également à ses adversaires politiques qui, eux aussi, se doivent de dénoncer, et non pas nourrir, des manifestations similaires dans leur camp. Lévesque sait que les changements que vit le Québec, que les combats à venir (politiques, linguistiques, économiques) seront propices à l’émotivité et aux passions, puisqu’ils toucheront aux cordes sensibles de l’identité (langue, culture). Il tentera donc, entre autres par la tribune que lui offrent ses chroniques et ses contacts avec les Juifs, de calmer le jeu, de modérer les ardeurs des « extrêmes » en plus de faire réfléchir tous ses concitoyens, incluant les membres de la communauté juive. Aussi, Lévesque développera l’argumentaire voulant qu’à l’instar des Juifs, les Canadiens français ont vécu l’intolérance, le préjugé racial, puisqu’ils ont longtemps été considérés comme des citoyens de seconde zone et qu’ils sont encore affligés d’un certain retard socioéconomique dans le cadre politique canadien. Selon le politicien, cette situation, qu’il souhaite faire reconnaître par ses adversaires politiques, demeurera vraie tant et aussi longtemps que les structures de la société québécoise ne seront pas au diapason des réalités de sa majorité francophone. Lévesque se montre aussi conscient que la communauté juive est tantôt instrumentalisée par les antisouverainistes, tantôt fortement angoissée face aux manifestations nationalistes. Lévesque juge alors que, même si elle ne peut adhérer au projet politique péquiste, elle peut tout de même reconnaître les injustices passées vécues par les Canadiens français, s’y reconnaître dans une certaine mesure et ne pas faire partie des détracteurs malhonnêtes du souverainisme québécois.

René Lévesque a vu les atrocités commises durant la Deuxième Guerre mondiale, résultat d’une haine de l’autre poussée à son paroxysme. De même, il est conscient du passé moins glorieux des Canadiens français et des manifestations d’intolérance ciblant les Juifs durant la période de l’entre-deux-guerres. Lévesque sait que certaines des traces peu glorieuses du passé catholique des Canadiens français sont encore présentes dans l’esprit de ceux-là mêmes qu’il veut guider vers l’émancipation nationale. Il a connu l’hostilité dirigée contre lui, contre les Canadiens français, et il est fort conscient du poids de l’histoire qui pèse sur ce peuple longtemps minorisé, colonisé sur son propre territoire alors qu’il formait la majorité démographique. Tout ceci pris en compte, Lévesque sent qu’il peut (mais surtout qu’il doit) inscrire et pousser ses réflexions dans les tortueux et émotifs débats entourant le nationalisme. René Lévesque se trouve donc en bonne position pour alerter ses concitoyens du danger qui guette toute société se laissant mener sur les chemins de l’intolérance raciale, du racisme et de l’incompréhension mutuelle. Il ne veut pas voir le Québec dévier dangereusement de certains fondements démocratiques qui lui sont si chers. Pour ces raisons, il tentera d’établir des ponts entre le peuple qu’il défend et la communauté juive, entités qui finalement se côtoient quotidiennement depuis plusieurs décennies au Québec, d’autant plus qu’elles se ressemblent à bien des points de vue.

Il nous apparaît capital de rappeler les efforts consentis par René Lévesque afin de rapprocher les Juifs québécois et les Québécois francophones. Non seulement Lévesque aura-t-il invité ces populations à dialoguer respectueusement, mais il aura surtout, par sa franchise et une inébranlable volonté de redéfinir des relations ternies par l’histoire, contribué à conscientiser et à éveiller deux communautés l’une à l’autre malgré leurs différences de perception. Malheureusement, le chemin du dialogue avec la communauté juive tracé par René Lévesque semble devoir être balisé à nouveau. Il est en effet déplorable que, dans une société québécoise fondamentalement non violente et faisant somme toute preuve d’une grande ouverture, nous retrouvions encore d’un côté des commentaires à connotation antisémite et de l’autre des insinuations dépeignant la majorité francophone du Québec comme étant intolérante et raciste. Par respect pour cet important apport de René Lévesque (et les acteurs de la communauté juive de l’époque) et par respect pour la société québécoise, nous sommes en droit d’espérer que les relations entre Juifs et Québécois francophones n’aient pas à revenir sur des parcours menant à la haine de l’autre et ressassant sans cesse les erreurs du passé. Il faut plutôt s’inspirer, se questionner et poursuivre les relations selon les éléments du dialogue ayant eu cours à l’époque de Lévesque.