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Depuis 1994, quand paraît « La traduction et le devenir social : le cas de l’irruption de la science-fiction américaine en France après la Seconde Guerre mondiale » dans TTR, Jean-Marc Gouanvic s’efforce de mettre en pratique la sociologie de Pierre Bourdieu en traductologie, et il multiplie les articles, les communications et les ouvrages. Son dernier livre élargit la perspective en appliquant la réflexion à l’adaptation et il s’inscrit dans la ligne des deux précédents (1999 et 2007). Cette fois, il choisit de mettre en contraste l’illusio (dimension textuelle de la littérature et effet intériorisé par le lecteur) de romans d’aventures anglo-américains et leurs traductions/adaptations afin de dégager les traits distinctifs de l’adaptation et de la traduction par rapport aux récits originaux, et d’établir une possible éthique de l’adaptation.

L’auteur ouvre son avant-propos sur une constatation : les récits pour jeunes sont sans doute les plus transformés, les plus adaptés, en littérature. Cet état a pourtant assez peu intéressé les chercheurs francophones en littérature pour jeunes, en dépit de l’importance de leur rôle dans la transformation des institutions littéraires. Cette entrée en matière introduit un corpus d’oeuvres de James Fenimore Cooper (chapitre II), d’Herman Melville (chapitre III), de Harriet Beecher Stowe (chapitre IV), de Mark Twain (chapitre V), de Jack London (chapitre VII), de James Oliver Curwood (chapitre VIII) et d’Edgar Rice Burroughs (chapitre IX). Un chapitre théorique précède ceux sur les auteurs anglo-américains adaptés et traduits, et un autre précède ceux sur les auteurs anglo-américains traduits. Puis, Gouanvic s’efforce d’élargir la réflexion traductologique à l’« adaptologie » et de reconnaître à l’adaptation une légitimité analogue à celle de la traduction.

L’introduction pose les bases de l’ouvrage. Après avoir rappelé les principales conceptions de l’adaptation et de l’adaptation pour les jeunes, l’auteur propose la sienne : les adaptations sont des faits sociologiques spécifiques qu’il étudie sous la forme exclusive constatée dans son corpus, à savoir les adaptations par abrégement. Il présente ensuite les caractéristiques des espaces littéraires source et cible des oeuvres étudiées, ce qui ouvre sur les notions centrales d’illusio et d’homologie (« une ressemblance dans la différence », selon Bourdieu), notions qu’il définit en insistant sur l’importance de l’homologie et en affirmant qu’il cherche à voir comment, concrètement, ces notions s’articulent.

Le chapitre premier, « Le champ de la littérature pour jeunes : droit d’auteur et droit de traduction », est une entrée en matière qui remet en perspective la formation du champ de la littérature pour jeunes, le droit d’auteur et le droit de traduction. Plus précisément, il y est question de la reconnaissance de l’enfant en tant que personne, de l’alphabétisation, des enjeux de la littérature jeunesse (éducation et récréation), de l’influence du format Charpentier (fidélisation des lecteurs) et des conséquences de la Convention internationale de Berne de 1886.

« De la traduction à l’adaptation pour les jeunes : socioanalyse du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper » propose une analyse de la première traduction (Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret) et d’une adaptation (Gisèle Vallerey) de l’oeuvre la plus renommée de l’auteur américain. Après un bref rappel de la trajectoire sociale de Cooper, Gouanvic s’attaque à une analyse détaillée des textes cibles. Sa conclusion est surprenante : par rapport au texte source, l’homologie de l’adaptation va plus loin que celle de la traduction, ce qui s’explique par le fait que Defauconpret « prend ses aises avec le texte américain » (p. 55), alors que Vallerey propose un « modèle d’adaptation heureuse, établi par abrégement et remodelé à partir d’une matrice traductive antérieure [adaptation à partir de la traduction de Defauconpret] » (p. 64). Cette constatation paradoxale montre que tout est loin d’être dit entre traduction et adaptation.

Le chapitre trois, « Moby-Dick d’Herman Melville adapté et traduit : de l’épopée au roman d’aventures », présente quelques faits marquants de l’habitus de Melville, la réception américaine de Moby-Dick et les conséquences de l’inexistence au XIXe siècle du champ littéraire américain. Puis, l’auteur aborde les adaptations pour les jeunes de 1928 (adaptation faite à partir du texte source) et de 1954 (adaptation faite à partir de l’adaptation de 1928) de Marguerite Gay et la traduction de 1941 de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono. Tout ce qui ne relève pas directement du récit d’aventures est exclu, l’adaptatrice visant une adaptation homologique de l’illusio de ce type de récit et non de l’épopée.

« De la traduction de Louis Énault (1853) à l’adaptation de 1952 : traduire les bons sentiments de Uncle Tom’s Cabin (1852) d’Harriet Beecher Stowe » traite des transformations imprimées à l’une des oeuvres américaines ayant connu le plus de succès en Amérique et à l’étranger pour en faire une traduction et une adaptation. Si la traduction est une traduction homologique, sauf en ce qui a trait aux vernaculaires (question toujours d’actualité) et en dépit d’une certaine appropriation du texte source, il n’en va pas de même pour l’adaptation. En effet, l’abrégement est tel que l’adaptation ne semble « conserver du texte qu’un squelette » (p. 126). Cela signifie que l’illusio de la traduction est très éloignée de celle du texte source et l’homologie réduite à sa plus simple expression.

Le chapitre cinq, « L’adaptation et la traduction : analyse sociologique comparée des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain (1948-1960) », analyse les traductions pour adultes de Suzanne Nétillard (1948) et d’André Bay (1960), et les adaptations pour jeunes de Yolande et René Surleau (1950 et 1951) de l’un des chefs-d’oeuvre de la littérature américaine. Bien que les traductions présentent « un texte intégral aux lecteurs français » (p. 133), elles n’arrivent pas à rendre adéquatement les sociolectes des nombreux personnages (surtout ceux du narrateur Huck et de Jim). Quant aux adaptations des Surleau, l’analyse de Gouanvic montre qu’elles « ne rendent pas du tout compte de l’oeuvre originale » (ibid.), l’homologie étant pratiquement inexistante, et les illusiones des textes source et cible s’éloignant considérablement l’une de l’autre.

« Traduire les classiques de la littérature “populaire” anglo-américaine en français ou l’art de “faire du neuf avec du vieux” » propose une réflexion sur les notions de classiques, de littérature populaire et de traduction des classiques. Si le classique est « une oeuvre qui fait autorité sur une durée relativement longue » (p. 151) – une oeuvre qui peut comprendre des oeuvres de la littérature populaire (littérature non canonique) –, sa traduction n’est envisageable que dans la mesure où il contient « des éléments thématiques, jugés universels et mondialisables » (ibid.). La grande période des adaptations (Cooper, Melville, Beecher Stowe et Twain) est révolue ; elle fait place aux traductions, ce qui correspond à la signature de la Convention de Berne (1886).

Le chapitre sept, « La traduction du WILD en France : la culture des grands espaces chez Jack London », s’ouvre sur un aperçu de l’habitus de London et sur l’intrigue de White Fang. Puis, l’auteur envisage l’analyse de la traduction de Paul Gruyer et Louis Postif (1926). Selon lui, bien que l’importance du Wild soit conservée (principalement grâce aux notes explicatives), la traduction ne peut pas être dite éthique, car les omissions sont très nombreuses ; les pistes sémiotiques sont brouillées, et les bricolages disparates des traducteurs produisent un autre texte cible, producteur d’une illusio non traductive, et non plus d’ailleurs qu’adaptative (le problème ne se posant pas dans ce cas).

« La “conversion” romanesque de James Oliver Curwood et son enjeu en traduction française » se fait ressentir, car les oeuvres ne sont pas présentées au lectorat français dans leur ordre de publication ; celui-ci ne peut pas comprendre que, à compter de 1914, Curwood ne s’intéresse plus à la chasse, mais à la protection de la faune sauvage du Grand Nord. En outre, ses romans ne peuvent pas être distingués de ceux de London, car Gruyer et Postif traduisent les romans des deux auteurs comme si c’était un seul écrivain.

Le chapitre neuf, « Mise en abyme et traduction de Tarzan of the Apes d’Edgar Rice Burroughs », aborde « la question de l’intertexte de Tarzan of the Apes et de la mise en abyme du récit dans le récit » (p. 179). D’après Gouanvic, cet élément qui est à la source même du récit de Burroughs est bien rendu dans la traduction de mademoiselle A. Lucion, produisant une illusio comparable à celle du texte source. Ainsi, en respectant la mise en abyme et, par le fait même, la signifiance intertextuelle, Lucion évite la « représentation édulcorée, et même caviardée, de Tarzan » (p. 191) offerte par le cinéma.

Après un retour sur les notions d’illusio et d’homologie, et les conclusions de chacun des chapitres, Gouanvic formule sa « conclusion générale ». Ses recherches mettent en évidence le fait que l’adaptation est « régie par des principes différents de ceux de la traduction » (p. 198) et qu’il existe une « distinction théorique et éthique entre la traduction et l’adaptation » (ibid.). Il considère que les adaptations pourraient être intégrées à l’aire théorique et éthique des adaptations dans un autre art (un « autre art » étant, selon le législateur, le principal critère distinctif de l’adaptation), faisant ainsi reposer la réflexion traductologique sur des bases nouvelles qui contribueraient « à ne plus faire de l’adaptation le parent pauvre de la traduction » (ibid.).

Sociologie de l’adaptation et de la traduction : le roman d’aventures anglo-américain dans l’espace littéraire français pour les jeunes (1826-1960) réaffirme la pertinence de la théorie sociale de Bourdieu appliquée à la traduction et, maintenant, à l’adaptation. Tout comme il l’a fait pour la science-fiction et le roman réaliste, Gouanvic examine de façon précise, textes à l’appui, un type d’oeuvres, le roman d’aventures. Le choix de la littérature pour les jeunes est audacieux. Toutefois, en faisant reposer l’analyse sur les notions d’homologie et d’illusio, il s’est donné les moyens de dégager les traits distincts de l’adaptation et de la traduction, et d’établir une possible éthique de l’adaptation.