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Pseudo-traduction – plagiat – imposture

Si en littérature comme en traductologie les pseudo-traductions constituent une pratique marginale et exceptionnelle, elles n’en exercent pas moins une réelle fascination autant sur les spécialistes des deux domaines que sur un public plus large. Ces traductions fictives suscitent en effet des questions qui sont au coeur de nos conceptions de la littérature et de la traduction. Peut-on reconnaître à coup sûr une traduction en tant que telle et est-il par conséquent licite d’affirmer qu’elle ne peut tenir lieu d’original ? Qu’en est-il des frontières nationales qui séparent les différentes littératures et sur lesquelles s’appuient bon nombre d’histoires de la littérature ? Comment apprécier les relations entre auteur et traducteur, ainsi que la position prééminente du premier et celle, ancillaire, du second ? Ces mystifications littéraires réactivent aussi des conceptions qui déterminent la façon dont nous envisageons la relation entre l’auteur et son lecteur en particulier et celle entre les êtres humains en général, et qui s’expriment en termes de sincérité et de transparence. Ces supercheries font en effet appel à des pratiques et à des images qui peuvent avoir des affinités avec l’ironie, le masque et le déguisement. Elles pervertissent les conventions qui régissent les liens entre l’auteur et son lecteur, et visent à tromper au moins une partie du lectorat. Et ce qui est sans doute plus important, elles divisent ce lectorat en deux groupes : ceux qui ont été dupes et ceux qui « savent ». Même le fait que de nombreux écrivains et universitaires – et parmi les plus grands – se soient laissé berner par des pseudo-traductions au cours de l’histoire ne peut nous consoler d’avoir été menés en bateau. Cette tromperie met au défi ce que les intellectuels et grands lecteurs considèrent bien souvent comme leurs qualités les plus précieuses : l’intelligence et le raffinement. Comme d’autres pratiques plus ou moins irrégulières sans doute, la pseudo-traduction agace et fascine à la fois.

Le terme même englobe des procédés et des dispositifs fort divers qu’il convient de mettre en lumière, car ils sont susceptibles de nuancer les problématiques évoquées plus haut. Dans ce but, je me propose d’éclairer le cas d’Andreï Makine. En effet, même si ses pseudo-traductions ne peuvent être considérées comme des cas prototypiques de la catégorie qui nous intéresse, elles présentent de nombreux points communs avec les « vraies » pseudo-traductions, et ces caractéristiques partagées méritent d’être mises en exergue, autant que celles par lesquelles elles se singularisent.

Si l’on estime avec Robinson que la « pseudotranslation is [...] not only a text pretending, or purporting, or frequently taken to be a translation, but also [...] a translation that is frequently taken to be an original work » (2009, p. 183), l’on englobe en effet dans cette catégorie des cas de plagiat pur et simple[1]. En réalité, la pseudo-traduction, ou la « traduction supposée » (Jeandillou, 1994) ou « fictive », concerne un « texte qui, présenté comme traduction, postule un original qui lui tient lieu de garant. » (Martens, 2011, p. 84) Dans les faits, le corpus est fréquemment limité aux textes dans lesquels « l’auteur – le pseudo-traducteur – place […] son énoncé fictionnel dans une situation fictionnelle simulée ; l’énonciateur est fictif, et l’auteur réel se cache derrière lui. » (Collombat, 2003, p. 149) Selon cette définition plus étroite, l’auteur réel se présente comme le traducteur de l’ouvrage et crée de toutes pièces un auteur fictif, un auteur supposé.

L’auteur réel, l’auteur « supposant » (Jeandillou, 1994), peut se présenter comme traducteur sous son propre nom. Dans ce cadre, ce sont souvent les exemples de Pierre Louÿs et de Boris Vian qui sont cités. Le premier a prétendu avoir traduit Les Chansons de Bilitis (1894), un recueil de poèmes d’une poétesse grecque fictive, contemporaine et rivale de Sappho. Le second s’était présenté – sous son nom – comme le traducteur d’un auteur américain, Vernon Sullivan, et avait publié ainsi quatre romans, dont les plus connus sont J’irai cracher sur vos tombes (1946) et On tuera tous les affreux (1948).

Dans de nombreux cas cependant, le traducteur est désigné par un pseudonyme. C’est ainsi que le jeune Prosper Mérimée était l’auteur réel du Théâtre de Clara Gazul (1825), pour lequel il a inventé le personnage de Clara Gazul, une actrice espagnole. Mérimée présente la traduction comme étant de la main de Joseph L’Estrange, qui signe d’ailleurs la préface de l’oeuvre en tant que traducteur et éditeur. Raymond Queneau, sans doute inspiré par les pseudo-traductions de son ami Boris Vian, fera comme Mérimée et inventera simultanément un auteur et un traducteur. On est toujours trop bon avec les femmes (1947), Journal intime (1950) et Sally plus intime (1962) sont présentés comme des romans écrits par Sally Mara, une auteure irlandaise, et traduits par Michel Presle.

Parfois même, selon le principe de l’invisibilité du traducteur, celui-ci ne sera tout simplement pas nommé. Ainsi, quand en 1827 Prosper Mérimée répète l’expérience de la pseudo-traduction avec La Guzla : ou choix de poésies illyriques, recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l’Herzégowine d’Hyacinthe Maglanovitch, le traducteur se dit italien dans la préface[2], mais ne décline pas son nom. Dans la mesure où avant le XIXe siècle il était courant que de vraies traductions négligent de mentionner le nom des traducteurs, il ne doit pas nous étonner de rencontrer certaines pseudo-traductions qui ont fait de même, et ce, bien plus tardivement encore.

La plupart des pseudo-traductions citées dans les études qui s’intéressent au phénomène concernent donc des cas de supposition d’auteur. Andreï Makine, lui, a choisi de procéder autrement : il a fait une supposition de traducteur. Pour ses deux premiers romans, il s’est en effet présenté comme l’auteur du texte – fictif – écrit en russe et a imaginé des traducteurs français. Dans le cas de La fille d’un héros de l’Union soviétique (1990), il s’agissait d’une traductrice, Françoise Bour, et dans son deuxième roman, Confession d’un porte-drapeau déchu (1992), il a créé un traducteur, Albert Lemonnier. La pseudo-traduction réside donc dans le fait que le texte (russe) qui est censé avoir été à la source de la traduction n’a pas existé (avant le texte français), même si Andreï Makine se présente comme l’auteur de ce texte inexistant. Malgré la singularité de Makine dans le corpus des pseudo-traductions le plus souvent mentionnées[3], il présente également d’importantes caractéristiques communes pour illustrer la catégorie qui nous intéresse. Il peut donc s’avérer intéressant d’examiner plus en détail la supercherie littéraire de Makine et de se repencher sur les deux romans de Makine concernés : La fille d’un héros de l’Union soviétique (1990) et Confession d’un porte-drapeau déchu (1992).

Pseudo-traduction – traduction – original

Lorsqu’on se procure actuellement, en édition brochée ou en livre de poche, une réédition du premier roman d’Andreï Makine qui date de 1990, on peut toujours lire l’indication « Traduit du russe par Françoise Bour » (1990, p. 5) et, quelques pages plus loin, des remerciements à un agrégé de russe qui a relu le manuscrit et la traduction :

M. Georges Martinowksy, agrégé de russe, a bien voulu relire le manuscrit de ce roman, ainsi que sa traduction. Qu’il trouve ici les remerciements de l’auteur et de la traductrice pour les remarques qu’il a formulées et qui leur ont été extrêmement précieuses.

ibid., p. 9

Les remerciements relèvent à l’évidence des procédures habituelles d’authentification des pseudo-traductions, « l’important étant qu’une caution, même factice, soit apportée à la publication » (Jeandillou, 1994, p. 161). Le lecteur qui connaît le caractère pseudo-traductif du roman en question ne pourra cependant pas s’empêcher de lire ces remerciements comme une pointe d’ironie ciblant le système éditorial et universitaire français. Il semblerait en effet suffire de s’en référer à un « agrégé » pour avoir une garantie absolue quant à la qualité de la traduction[4], ainsi que du manuscrit original, dont – apparemment, par voie de conséquence – il n’est même plus nécessaire de reprendre le titre original.

Dans le corps même du roman, on trouvera également plus de trente notes caractéristiques : « N.d.T., comme pour toutes les autres notes » (Makine, 1990, p. 18). Ces notes concernent en général des explications de références culturelles russes, telles que :

Nous avions la même léjanka (1). (1) Large rebord du poêle russe sur lequel on peut s’allonger.

ibid., p. 18

Elles avaient été tuées par les leurs, les polizaï (2) russes, qui avaient tiré dans la tête et violé les corps encore chauds se débattant dans l’agonie… (2) Collaborateurs de l’occupant.

ibid., p. 20

Il en va autrement dans Confession d’un porte-drapeau déchu, le deuxième roman de Makine. La première édition (1992, p. 5 et quatrième de couverture) mentionne « Traduit du russe par Albert Lemonnier », mais, hormis cette indication, elle ne présente aucun autre procédé d’authentification. À partir de la deuxième édition brochée (1996), la petite phrase a disparu et, jusque dans l’édition disponible actuellement en livre de poche, il ne reste plus aucune trace d’une éventuelle traduction. Pas de traducteur supposé, aucune référence au russe ; seulement le nom de l’auteur et le titre.

L’effacement du caractère (pseudo)traductif du deuxième roman de Makine est aussi intéressant à noter que difficile à expliquer, d’autant plus que La fille d’un héros de l’Union soviétique comporte toujours les mêmes indications que celles qui avaient accompagné la première édition. Ces deux pseudo-traductions[5] ne se manifestent pas en tant que telles dans la plupart des exemplaires que l’on trouve en bibliothèque et dans le commerce[6] : La fille d’un héros de l’Union soviétique est toujours présenté comme une vraie traduction, Confession d’un porte-drapeau déchu comme une oeuvre originale de Makine.

Or, même le premier roman met en oeuvre relativement peu de procédés d’authentification caractérisant la traduction supposée. Une référence à la traductrice, des notes en bas de page et la caution d’un agrégé de russe y figurent, mais on n’y trouve aucun des autres artifices assez récurrents dans le cadre de la pseudo-traduction, comme l’invention d’une biographie, la constitution d’un « portrait de caractère », la production de prétendus documents servant à cautionner la traduction. Cette utilisation somme toute réduite des cautions usuelles s’explique selon toute apparence par le fait qu’il s’agit ici d’une supposition de traducteur et non d’auteur. Certaines pseudo-traductions ont en effet introduit des présentations variées de l’auteur supposé en raison de l’importance que l’on accorde généralement à l’auteur en tant que créateur de l’oeuvre littéraire. Une telle considération est rarement témoignée au traducteur. Mettre en lumière de manière trop visible le traducteur supposé produirait probablement un effet contraire et alerterait le lecteur, l’invisibilité du traducteur étant la norme. La visibilité de la traductrice supposée est assurée par un moyen plus courant dans les traductions : les notes en bas de page.

Pseudo-traduction – énonciation – fiction

La mystification que constitue la pseudo-traduction pourrait être comparée à la seconde des poupées matriochka : elle s’insère dans une première, la traduction, et l’on sait qu’elle en renferme elle-même une troisième, la fiction originale. Une fois ouverte la première poupée et révélée la seconde, celle-ci ne peut faire oublier qu’elle avait été emboîtée et suggère en même temps immanquablement la présence d’une troisième. En effet, même après le dévoilement de la supercherie, « ces textes préservent nécessairement en leur sein la mémoire de leur premier statut et cette dernière ne saurait être sans incidence sur la réception dont ils font désormais l’objet » (Martens, 2010, p. 68). Simultanément, la découverte de la pseudo-traduction accentue l’importance de la décision de l’auteur réel, qui avait consisté à situer son énoncé fictionnel dans une situation d’énonciation fictionnelle simulée.

Les poupées emboîtantes révèlent implicitement ce qu’elles cachent ; elles présentent une fente, un interstice entre leurs deux parties constitutives. De même, la plupart des pseudo-traductions indiquent, parfois plus ou moins subtilement, leur caractère fictif par autant de marques textuelles et paratextuelles. Ces signes masquent et exhibent à la fois : « Toute mystification vit dans la hantise d’une révélation dont elle livre parfois d’emblée des amorces » (ibid., p. 67). Les pseudo-traducteurs peuvent décider de dévoiler ou non les traits susceptibles de mettre les lecteurs sur la bonne voie. Ainsi, Mérimée lit quelques pièces reprises dans le Théâtre de Clara Gazul à plusieurs de ses amis (Mérimée, 1978, p. 1133), et certains exemplaires de l’édition de 1826

étaient ornés d’un portrait de Mérimée[7], en femme, la tête couverte d’une mantille […]. Delécluze dessina en outre une vignette où figuraient le haut de la tête, la cravate et la redingote de Mérimée, laissant pour le visage une stricte découpure. Ce cache réservé à quelques exemplaires donnait, superposé à la vignette précédente, le portrait de Mérimée.

ibid., p. 1134 ; je souligne

Souvent cependant, ces signes ne sont décelés qu’après le dévoilement de la supercherie. Même si La Guzla est une anagramme transparente de Gazul, la deuxième mystification de Mérimée a sans doute trompé plus de lecteurs et plus longtemps que la première. Pareillement, il a fallu attendre la publication du quatrième roman d’Andreï Makine, Le testament français (1995), pour constater la similitude entre le nom du traducteur supposé de Confession, Albert Lemonnier, et celui de la mère d’un des personnages principaux du Testament, Albertine Lemonnier. Ce clin d’oeil amuse certes, mais n’a pas permis la révélation de la supercherie littéraire. Celle-ci s’est accomplie de façon beaucoup moins subtile : c’est le narrateur de ce roman à la première personne qui raconte explicitement l’histoire d’une supercherie littéraire.

Je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie : « La littérature de l’Europe de l’Est ». Mes premiers livres y étaient, serrés, à m’en donner un vertige mégalomane, entre ceux de Lermontov et de Nabokov. Il s’agissait, de ma part, d’une mystification littéraire pure et simple. Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs : j’étais « un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français ». Dans un geste de désespoir, j’avais inventé alors un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction.

Makine, 1995, p. 281

Loin de démasquer le pseudo-traducteur, les journalistes et les critiques littéraires le présentaient comme « inconnu » au moment où le roman a obtenu le prix Goncourt en 1995. C’est Makine lui-même qui a reconnu la mystification. Apparemment, celle-ci n’amuse pas tant quand le secret n’est pas partagé. Ce qu’il est intéressant de noter cependant, c’est que cette révélation est à situer dans le cadre d’un texte fictionnel. La deuxième poupée matriochka de La fille d’un héros soviétique semble elle aussi avoir été englobée par la première du Testament français.

Makine indique dans son roman la raison qui l’a poussé à se faire pseudo-traducteur : quand il se présentait comme auteur aux maisons d’éditions françaises, il se voyait éconduire. Il rappelle d’ailleurs dans une interview de 1996 publiée en néerlandais que la pseudo-traduction était pour lui tout simplement la seule façon de se faire éditer :

Il existe 900 maisons d’édition à Paris et je les connais toutes. […] Après quelque temps, je me suis rendu compte que je faisais une grave erreur. Il valait mieux qu’ils me lisent avant de me rencontrer. Dès qu’ils m’entendaient parler avec mon accent, ils se disaient : il écrit certainement avec le même accent.[8]

Chavannes, 1996 ; ma trad.

Si Makine a fait appel à cette supercherie, ce n’est pas en premier lieu par goût de la plaisanterie littéraire, mais parce qu’il était « prêt à tout » pour se faire publier[9]. Il n’est pas le premier auteur à avoir su de cette façon assurer son entrée en littérature. Collombat nous rappelle qu’il en a été de même pour Macpherson et Mérimée : « la pseudo-traduction leur a littéralement ouvert des portes » (2003, p. 151). Cependant, à la différence de Mérimée, par exemple, Makine tenait malgré tout à ce que son nom apparaisse explicitement sur la couverture de son livre. Il aurait en effet pu combiner la supposition de traducteur avec celle de l’auteur, mais ne l’a pas fait. L’on pourrait également avancer qu’il est peut-être moins facile aux XXe et XXIe siècles de berner les éditeurs que par le passé et que le fait qu’un auteur présente lui-même son texte traduit en faciliterait la publication.

Pseudo-traduction – fiction – traduction

L’on peut s’accorder avec Hermans lorsqu’il affirme que l’intérêt des traductologues pour les pseudo-traductions ne devrait pas reposer sur la question de savoir si, oui ou non, ces « fictitious translations are “proper” or “legitimate” objects of translation studies » (1999, p. 50-51). Il convient en effet de garder à l’esprit que « [f]ictitious translations are not translations » (ibid., p. 51). C’est précisément du fait qu’elles ne constituent pas de véritables traductions, mais doivent en reproduire toutes les caractéristiques qu’elles sont susceptibles d’intéresser les traductologues. Ces traductions fictives dévoilent également un grand nombre d’idées (préconçues) sur la traduction en raison de la tromperie même sur laquelle elles se basent. Selon Lombez, elles pourraient même nous renseigner sur la façon dont est perçue la traduction dans un contexte et une période déterminés :

[L]a pseudo-traduction, tel un poste d’observation idéal, renseigne autant sur la façon dont une énonciation littéraire fictive se construit que sur les traits distinctifs – voire stéréotypés – qu’une culture donnée, à un moment précis de l’Histoire, a considéré être ceux d’un texte traduit.

2005, p. 108

Quand on sait que l’affaire des pseudo-traductions de Makine se déroule entre 1990 et 1995, La fille d’un héros de l’Union soviétique peut se révéler un terrain intéressant pour étudier quelles stratégies traductologiques sont considérées comme habituelles aussi bien par un auteur russe que par un éditeur français vers la fin du XXe siècle.

Collombat cherche à positionner la spécificité de la pseudo-traduction dans la discussion séculaire qui porte sur ce que l’on peut sans doute considérer comme la dichotomie fondamentale en traductologie : l’opposition entre l’approche sourcière et cibliste (Ladmiral, 1986), éthique et ethnocentrique (Berman, 1984 et 1999) ou foreignizing et domesticating (Venuti, 1998). La traductologue l’exprime ainsi :

Il semblerait que l’auteur n’ait intérêt à recourir à l’artifice de la traduction fictive que s’il prétend se faire l’interprète de l’altérité [...] le pseudo-traducteur est donc un sourcier fictif même lorsque, […], il feint d’être cibliste.

Collombat, 2003, p. 148

Cette remarque est à mettre en rapport avec une des raisons mêmes de l’existence de la pseudo-traduction selon Toury (1995) : elle faciliterait le transfert culturel d’éléments thématiques et formels difficilement acceptables sans transposition dans la culture cible. Il me semble toutefois que la transmission de ces particularités étrangères exige deux conditions préalables. D’une part, il faut que le champ littéraire visé soit apte à accueillir ce nouveau texte et qu’il existe donc déjà un certain intérêt pour ces éléments nouveaux. Si Makine a été publié dans le courant des années 1990 en France, que ce soit par le subterfuge de la pseudo-traduction ou directement, cela prouve que le système littéraire et plus largement le champ culturel français étaient prêts à recevoir un auteur comme lui. McCall (2006) montre combien les médias français s’intéressaient en effet à la Russie de Gorbatchev et analyse précisément dans ce cadre l’intérêt pour un auteur comme Makine. D’autre part, il faut que ce transfert, c’est-à-dire la traduction même, respecte les habitudes de la culture cible dans ce domaine. C’est par ce biais que les pseudo-traductions peuvent nous renseigner sur la traduction. Comme le souligne Jenn, « [l]a pseudo-traduction, incarnation du nomadisme, plonge toujours plus profondément ses racines dans un terroir à mesure qu’elle feint le décentrement » (2013, p. 32).

Comme l’indique Collombat (2003), le pseudo-traducteur est un sourcier non seulement fictif, mais avant tout prétendu. Dans le cas de Makine, du fait qu’il s’agit d’une supposition de traducteur, le caractère sourcier peut sans doute plus facilement être admis que dans les cas où il est question de suppositions d’auteurs. Makine est bel et bien russe, là où Mérimée n’était ni espagnol, ni illyrien, pas plus que Queneau n’était irlandais ou Vian américain. Makine a prétendu qu’une Française avait traduit son texte russe, il n’a pas feint d’avoir une autre nationalité. On voit donc dans le cas qui nous intéresse ce que la pseudo-traduction peut avoir en commun avec l’autotraduction. Présenter Makine comme sourcier est sans doute envisageable ; sa démarche peut cependant difficilement être considérée, selon la terminologie de Berman, comme éthique. La tromperie que constitue la pseudo-traduction réactive en nous toute une série de réflexions sur la transparence et la sincérité et, quels que puissent en être les raisons et les bénéfices, une telle duperie nous paraît contraire à l’éthique.

Reste que, par le détournement de la traduction qu’elle propose, la pseudo-traduction met en question la frontière qui sépare le même et l’autre, le propre et l’étranger et, par voie de conséquence, met à mal cette opposition fondamentale en traductologie. Elle nous renseigne également mieux sur ce que la traduction elle-même peut avoir de fallacieux. En effet, comme le souligne Apter, qui considère d’ailleurs la pseudo-traduction comme une forme littéraire du clonage, « the hoax illuminates the extent to which translation caters to the fantasy of having access to the foreignness of a language without the labor of the language lab » (2006, p. 220). Mais par la même occasion, cette mystification infirme une des idées reçues les plus tenaces sur la traduction, c’est-à-dire qu’elle ne saurait tenir lieu d’original. Bellos nous rappelle que cette idée

revient à prétendre que l’on possède un moyen de reconnaître et d’apprécier l’objet réel, la composition originale en tant qu’elle se distingue d’une traduction. [...] [Or], [d]’innombrables auteurs ont pu faire passer des originaux pour des traductions, ou des traductions pour des originaux, sans que personne s’en aperçoive – pendant des semaines, des mois, des années, voire des siècles.

2012, p. 47

Pseudo-traduction – paratexte – péritexte

Les caractéristiques particulières de la pseudo-traduction ne justifient pas qu’on étudie le texte même :

[D]ans le style du texte lui-même, rien n’indique qu’il s’agit d’une traduction ou en tout cas, le lecteur ordinaire qui aurait négligé le paratexte ne se pose sans doute même pas la question de savoir s’il lit une traduction ou un texte original. »

Collombat, 2003, p. 149

Les spécialistes se tournent donc bien souvent vers les éléments paratextuels. Dans le cadre de la pseudo-traduction, l’importance du paratexte se mesure en effet à l’aune de l’intérêt qu’ont apporté les littéraires et les traductologues aux titres originaux, aux préfaces et aux éventuelles notes du traducteur qui accompagnent ces traductions fictives. Comme je l’ai déjà rappelé, même si Makine est loin d’avoir abusé des procédures d’authentification de la pseudo-traduction, le nombre de notes en bas de page de la main de la traductrice a de quoi étonner. En lisant La fille d’un héros de l’Union soviétique, on ne peut oublier qu’il s’agit d’une traduction. Dans la mesure où la note est en effet une stratégie utilisée par les traducteurs, ce n’est pas tant son emploi que sa récurrence qui a de quoi nous étonner. La traductrice n’est pas seulement visible, elle a tendance à s’imposer un peu trop. 

Voici quelques exemples qui auraient sans doute été traités différemment par un vrai traducteur. La brièveté des notes montre qu’il n’aurait probablement pas été difficile d’intégrer l’information supplémentaire dans le texte même :

D’autres notes contiennent des explicitations qui seraient vraisemblablement considérées comme excessives dans le cas d’une vraie traduction. Tantôt il s’agit d’expressions qui sont compréhensibles pour un lecteur francophone ou qui se trouvent, comme c’est le cas pour « koulak », dans le Nouveau Petit Robert (édition de 1993, p. 1245).

Tantôt le contexte permet d’inférer sans trop de problèmes l’information qui semble indispensable à la pseudo-traductrice.

Les notes de la traductrice ne concernent pas seulement des mots russes, mais elles explicitent également des realia historiques et des habitudes discursives. Ainsi :

Ailleurs, toutefois, des références culturelles comme celle à Isvestia (p. 111), un journal russe, ou Gastronom (p. 131), une célèbre épicerie à Moscou, ne sont pas explicitées. Comme l’affirme McCall, « [i]ronically, when “Bour” remains invisible, she becomes all the more visible as the reader expects her to intervene » (2006, p. 288).

Ces exemples montrent surtout un manque de cohérence dans le déploiement des stratégies de dévoilement de la traduction, qui n’en est évidemment pas une. Deux autres cas attirent notre attention, parce qu’il s’agit d’exemples d’explicitations qui se trouvent dans le texte même :

Le statut de ces éclaircissements place le lecteur devant un problème. S’agit-il d’ajouts de la part de la traductrice ? S’agirait-il simplement de deux exemples de plus de l’inconséquence dont elle fait preuve dans ses choix ? L’incohérence concerne au demeurant aussi les moyens typographiques utilisés pour marquer les mots russes, qui sont parfois signalés par des guillemets, mais qui se fondent bien souvent dans le texte français. Ou s’agit-il en fait de renseignements qui se trouvaient déjà dans le texte source ? Cette interprétation est tout aussi problématique, car il s’agit dans les deux cas de termes compréhensibles pour le lecteur russe.

De fait, c’est la disparité des marques péritextuelles et paratextuelles courantes de la traduction qui est troublante. Nous le remarquons dans l’utilisation des notes en bas de page : la présence de certaines explicitations est en contradiction avec l’absence de certaines autres. Pareillement, la présence de remerciements à l’agrégé de russe étonne devant l’absence d’un titre original en russe.

Rien ne permet toutefois d’affirmer que de « vraies » traductions résisteraient mieux à l’examen critique auquel nous soumettons ainsi le péritexte de cette pseudo-traduction. Pour pouvoir affirmer que les pseudo-traductions présentent plus facilement des failles dans la cohérence des éléments péritextuels, il faudrait disposer d’une norme par rapport à laquelle évaluer cette incohérence supposée. Or, il n’existe à ce sujet évidemment pas de protocole bien défini dans la pratique de la traduction, et les traductologues constatent souvent un manque de méthode en la matière : « dans un même texte, peuvent coexister des explicitations superflues et certaines obscurités qui auraient pu être éclaircies » (Lederer, 1998, p. 164)

Pseudo-traduction – jeu – stéréotypes

La question se pose en outre de savoir si l’approche que j’adopte par rapport à ce type de mystification littéraire est tout à fait justifiée. Une telle démarche devrait de toute façon être nuancée par l’idée fondamentale que la pseudo-traduction est avant tout un jeu sur les conventions de la traduction en particulier (Hermans, 1999, p. 51), mais aussi plus largement sur les procédés littéraires.

L’on constate ainsi que les auteurs qui ont recouru à la pseudo-traduction ont également fait usage d’autres types de mystifications littéraires, dont plus particulièrement la « simple » pseudonymie, c’est-à-dire celle qui ne va pas de pair avec la pseudo-traduction. Ainsi, Raymond Queneau a également choisi un pseudonyme, Jean Raymond, pour Le mystère du train d’or (1997 [1934]), la traduction qu’il a effectivement faite, avec son épouse Janine Kahn, de Kate Plus 10 d’Edgar Wallace. Marc Lapprand estime que « Boris Vian, avec ses vingt-sept pseudonymes, se situe incontestablement dans la catégorie des grands adeptes de cette pratique » (2006, p. 125). Et pour ce qui est de Makine, il y a quelque temps s’est ajoutée une pièce importante au dossier de ses supercheries littéraires : en avril 2011, à la suite de la publication du quatrième roman de Gabriel Osmonde, Alternaissance, Le Figaro a demandé à rencontrer l’auteur – qui s’est révélé être Makine. Avant cela, les critiques littéraires, sachant qu’Osmonde était un pseudonyme, se demandaient qui se cachait derrière ce masque si soigneusement préservé et misaient – entre autres – sur Didier Van Cauwelaert, Michel Déon et Nancy Huston. Makine justifie cette nouvelle manipulation paratextuelle en affirmant qu’il a voulu se séparer de l’auteur classé, catalogué qu’il était devenu pour retrouver la liberté sous le nom et le masque de Gabriel Osmonde : « Rester dans la posture d’un nanti de la littérature ne m’intéressait pas. J’ai voulu créer quelqu’un qui vive à l’écart du brouhaha du monde. […] Osmonde m’a permis d’aller plus loin, d’élargir le champ des questions, jusqu’à l’ineffable » (De Larminat, 2011).

Il serait intéressant également d’évaluer dans quelle mesure les auteurs qui ont fait usage de la pseudo-traduction (éventuellement en combinaison avec la pseudonymie) pratiquent plus volontiers des formes de clins d’oeil littéraires comme l’intertextualité et la parodie. Pour ce qui est de Makine, l’intertextualité est certainement plus complexe, cachée et ludique qu’il n’y paraît à première vue (Lievois, 2012).

Dans cette même veine, une analyse de certaines thématiques – portant par exemple sur l’être et le paraître, la (pseudo)traduction fictionnalisée et les (faux) liens familiaux, sociaux et nationaux – pourrait s’avérer utile. Elle permettrait de mieux articuler les relations littéraires et traductionnelles à l’oeuvre dans la pseudo-traduction d’une part et de mesurer ce que celle-ci doit à l’ironie (verbale, romantique et de situation) de l’autre. Je me limiterai à un exemple, un cas de pseudo-traduction fictionnalisée, pour indiquer l’intérêt possible de ce type d’analyses thématiques. Au centre du Testament nous est présenté un passage éminemment poétique où Charlotte Lemonnier commente deux traductions russes de « Parfum exotique » de Baudelaire. Elle indique que la première est de Brioussov et la deuxième, de Balmont (Makine, 1995, p. 281-282). Le lecteur de Makine n’y voit sans doute que du feu, mais Adrian Wanner montre qu’il s’agit là d’une forme de pseudo-traduction fictionnalisée (2002). Les deux traductions existent effectivement, mais les traducteurs réels ne sont pas ceux nommés par Charlotte : il n’y a que Brioussov qui ait traduit le poème concerné. La traduction que Charlotte attribue à Balmont est en fait celle de Brioussov, et celle qu’elle avait indiquée comme de la main de Brioussov est en réalité de Levik, un traducteur soviétique. Makine a certainement envisagé la possibilité que ce clin d’oeil très discret ne soit pas reconnu par ses lecteurs français et semble introduire pour son seul plaisir cette forme d’ironie privée (Lievois, 2012).

Les parallèles entre des auteurs comme Mérimée, Queneau, Vian et Makine ne doivent cependant pas faire oublier que – sans doute à la différence des trois premiers – Makine peut difficilement être tenu pour un auteur ironique. Selon de nombreux critiques littéraires et spécialistes du champ littéraire russe, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’aurait pas pu être apprécié dans son pays d’origine. Valéria Pery Borissov évoque les critiques très négatives des revues littéraires russes et cite (et traduit) entre autres Maya Zlobina, qui reproche à Makine

un kitsch typique présenté sans ironie, dans la tonalité éloquente et pathétique. La simple combinaison des stéréotypes comme ours brun, de la couleur locale exotique, des lieux communs et des pseudo-confidences crée une image artificielle que seuls les étrangers prendront pour argent comptant.

2010, p. 46

Tout en reconnaissant la valeur du Testament français, les critiques russes insistent souvent sur l’impossibilité d’une telle écriture dans leur espace littéraire contemporain : lente, trop sérieuse, dépourvue d’humour et de surprises, volontiers esthétisante, basée sur des banalités, des clichés et des métaphores éculées. L’ironie réside peut-être là : ce sont précisément ces clichés qui lui ont fermé les portes non seulement des éditeurs russes, mais également des français… jusqu’à ce que Makine invente une traductrice. Et la pseudo-traduction a probablement d’autant mieux fonctionné qu’elle faisait en effet la part belle aux stéréotypes.

Pseudo-traduction – tromperie – désinformation

La référence à Brioussov dans Le testament français permet aussi de rappeler indirectement qu’il y a eu d’autres exemples russes de ce type de supercheries littéraires. Ainsi, Brioussov lui-même a utilisé à plusieurs reprises la pseudonymie et la pseudo-traduction dans ce qui est considéré comme son entrée en littérature : Les symbolistes russes (1894). Il crée ainsi un éditeur fictif – « the fictional publisher V.A.Maslov, who was Bryussov himself » (Delaney Grossman, 1985, p. 36) – et plusieurs traducteurs fictifs (ibid., p. 41), qui proposent comme des traductions de poètes symbolistes français des vers de Brioussov lui-même, mais inspirés de Verlaine et Malarmé (ibid., p. 37).

Gideon Toury, dans « Pseudotranslations and Their Significance » (1995), rapporte un autre cas intéressant, celui de Dzhambul Djabaev (ou Jambyl Jabayev). David Bellos estime qu’il s’agit là du « plus fameux exemple de pseudo-traduction soviétique, en partie parce que l’imposture fut de si longue durée » (Bellos, 2012, p. 223). Djabaev, un poète kazakh dont les poèmes patriotiques étaient connus et célébrés (en traduction russe) à travers tout l’empire soviétique, a bel et bien existé, mais n’a pas écrit les vers dont les traductions l’ont rendu célèbre.

[Il] se vit contraint de prêter son nom aux poèmes patriotiques que tout un atelier de plumitifs fabriquait en russe puis faisait passer pour des traductions du kazakh. Djabaev fut ensuite traduit dans beaucoup de langues – toujours, officiellement, à partir du kazakh, mais en fait à partir du russe. Comme le « poète national du Kazakhstan » vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, cette petite entreprise moscovite put continuer sa production et entretenir l’illusion pendant plusieurs décennies.

ibid., p. 223

Cette pseudo-traduction d’un type assez particulier n’est pas un jeu postmoderne sur les instances auctoriales du texte de fiction, mais relève de la propagande tristement sérieuse. Elle nous rappelle également que la (pseudo)traduction, dans la mesure où elle joue sur les relations entre le propre et le même, peut servir de masque, de déguisement. Il convient dans ce cadre de mettre en évidence que la plupart des traducteurs-interprètes qui apparaissent dans les romans de Makine sont superflus en tant que tels, mais permettent aux services secrets soviétiques de (mieux) mettre en place un système d’espionnage ou de surveillance. À partir du premier texte déjà, Olia, La fille d’un héros de l’Union soviétique, est censée assister en tant qu’interprète des hommes d’affaires occidentaux, mais sa vraie tâche consiste à leur subtiliser des documents utiles pour le KGB en couchant avec eux.

La dissimulation dont a fait preuve Makine en publiant ses deux premiers romans sous le couvert de la traduction est évidemment d’une toute autre nature que les exemples évoqués à l’instant. Reste que ce procédé avant tout commercial n’emporte pas nécessairement la sympathie de tous, surtout si l’on sait que l’auteur d’origine russe ne manque pas une occasion de fustiger les principes capitalistes qui régissent selon lui le monde occidental (notamment Chavannes, 1996 ; Makine, 1992, p. 17 ; Makine, 1995, p. 203 ; Makine, 2009, p. 93-97).

La pseudo-traduction oscille donc entre plaisanterie et désinformation, entre mystification et falsification, entre jeu et tromperie. C’est pourquoi il convient de recontextualiser chaque cas pour en étudier les caractéristiques, les raisons et les effets. Ce procédé avant tout littéraire mérite l’attention des traductologues dans la mesure où il constitue un lieu où s’expriment bien des principes concernant le sens, les enjeux et l’importance de la traduction, et qu’il remet immanquablement en question de nombreux axiomes traductionnels.