Corps de l’article

En France, l’alcool et le tabac sont les deux premières causes de mortalité évitables (Reichardt et Bouchoux, 2012). Elles constituent, de ce fait, un problème de santé publique majeur. Pour tenter de réduire leur prévalence dans la mortalité, les politiques publiques utilisent, depuis plusieurs décennies, diverses mesures issues de trois types d’interventions de base : les mesures visant la modification de l’environnement (prix ou accessibilité du produit, réglementation de son usage et de sa promotion), celles visant la modification de l’individu (informations, communication, éducation à la santé) et, enfin, celles s’appuyant sur les mobilisations collectives (issues de décisions communautaires, que la communauté soit une entreprise ou un groupe religieux ; Arwidson, 2013). Traditionnellement, en France, ce sont plutôt les deux premières qui ont été privilégiées en s’appuyant surtout sur la réglementation et la prévention. Parallèlement, on peut également noter une tendance à orienter cette politique vers un public plus jeune, des adolescents, mais aussi des enfants, notamment pour la prévention primaire. L’objectif sous-jacent parmi ce public est que la modification à la fois des représentations de l’alcool et du tabac, mais aussi leur consommation, perdurerait et permettrait ainsi de réduire la morbidité et la mortalité qui s’ensuivent.

La dernière réglementation en France est intervenue avec la loi n°09-879 du 21 juillet 2009 portant sur la réforme de l’hôpital, relative aux patients, à la santé et aux territoires (dite loi HPST). Elle y interdit de vendre ou d’offrir à titre gratuit des boissons alcoolisées à tous les mineurs de moins de 18 ans dans les débits de boissons ou les lieux publics, et ce, quel que soit le mode de vente (sur place ou à emporter) ou la catégorie de boissons. Elle rappelle que la personne qui vend ou qui offre la boisson peut exiger la preuve de la majorité du client. La vente au forfait ou l’offre à volonté d’alcool est également interdite. De même, l’interdiction de vendre ou d’offrir à titre gratuit des produits du tabac ou leurs ingrédients, y compris le papier et le filtre, s’applique aux moins de 18 ans. Rappelons que c’est le commerce qui a l’interdiction de vendre et encourt, en cas de non-respect de l’interdiction de vente, une amende de 7500 euros ou, en cas de récidive dans les cinq ans, d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros. Quant au non-respect de l’interdiction de la vente des produits du tabac ou ingrédients aux mineurs, il est puni d’une contravention pouvant aller jusqu’à 150 euros.

Parallèlement, l’accent a été de plus en plus mis sur l’information, par la mise en place d’encarts informatifs sur les produits, et sur l’éducation à la santé, par des séquences de prévention réalisées directement au sein des établissements scolaires. La forme et le contenu de ces mesures s’inscrivent dans certaines conceptions du fonctionnement psychique de la personne. Ainsi, certaines séquences de prévention, mais aussi les encarts (photos/logos) positionnés sur les paquets de cigarettes s’appuient sur les théories suggérant que la perception d’une menace pour son intégrité suscite des comportements adaptés pour s’en protéger, dans la mesure où cette menace aurait une fonction de stimulus activant le système lié à la peur. Ce principe se retrouve notamment dans le modèle des croyances liées à la santé (Health Belief Model, Ogden, 2004, p. 24) et celui de la motivation à la protection (Protection motivation Theory, Ogden, 2004, p. 27 ; pour une revue francophone voir Meyer et Verlhiac, 2004). De même, la théorie du comportement planifié (Ajzen, 1991, 2002) suppose que les comportements – notamment ceux qui sont relatifs à la santé – sont régulés par : (1) les attitudes, positives ou négatives à l’égard du comportement, (2) les normes subjectives qui renvoient à la perception des normes de l’entourage (familles, amis, etc.) et (3) le contrôle comportemental qui dépend des ressources et opportunités perçues, l’ensemble étant sous-tendu essentiellement par des croyances. La référence à ce modèle a aussi conduit à supposer que transmettre des informations et des connaissances sur les produits pour remplacer les croyances erronées serait un levier efficace pour réduire leur consommation. Aussi, avec la reconnaissance de la primauté du contrôle comportemental dans l’intention d’agir et du comportement en résultant, les campagnes de prévention plus récentes tentent de valoriser la capacité de changement (c.-à-d., le refus de la consommation).

Pour autant, malgré ces mesures et la référence à certains modèles psychologiques pour étayer la prévention, dans la population générale, la proportion de fumeurs et de buveurs reste importante. La baisse observée au début des années 2000 semble s’être considérablement ralentie (Institut National de la Statistique et des Études économiques, 2012). De même, chez les mineurs, les résultats apparaissent mitigés, divergents notamment selon les indicateurs pris. Parmi ces différents indicateurs, certains suggèrent même une hausse. Par exemple, pour le tabac, son usage quotidien dans la population adolescente a augmenté entre 2008 et 2011 (respectivement 28,9 % et 31,5 %, Spilka, Le Nezet & Tovar, 2012). Quant à l’alcool, l’évolution pointée porte surtout sur son mode de consommation chez les adolescents : consommé moins fréquemment, l’alcool l’est en quantité plus importante sur des périodes données (Amsellem-Mainguy, 2011). Ce phénomène s’enracinerait dans les évolutions sociales et culturelles. Principalement, les normes subjectives des adolescents seraient sensibles au mode de consommation perçu typique de l’adolescence véhiculé par les médias (séries télévisuelles et réseaux sociaux électroniques). Aussi, la consommation d’alcool répondrait à des besoins différents chez les adolescents actuels, où le besoin de rupture de conscience dans une société sur-stimulante les conduirait à une alcoolisation massive (Le Garrec, 2002).

Ces constats nous amènent à nous interroger sur la manière dont la législation et la prévention sont « reçues » par les mineurs qui font pourtant l’objet d’une attention particulière. Si un grand nombre d’études quantitatives décrivent la prévalence et les conséquences de la consommation d’alcool et de tabac, peu d’études s’intéressent à la perspective subjective des mineurs quant à leurs perceptions des réglementations et des activités de prévention. L’approche méthodologique adoptée dans cette étude est donc phénoménologique, c’est-à-dire qu’elle vise à décrire, comprendre et tenter d’expliquer le phénomène étudié (Giorgi et Giorgi, 2003) : l’appropriation de la réglementation et de la prévention selon la signification attribuée par le sujet lui-même. On peut en effet supposer que la manière dont les informations « rationnelles » sont mémorisées et intégrées au vécu subjectif de la personne est une source importante de régulation des conduites de consommation. Or, il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux qui appréhendent la manière dont les adolescents perçoivent la législation et la prévention vis-à-vis du tabac et de l’alcool et comment ils situent leurs pratiques par rapport à celles-ci.

Méthodologie

Participants

La région de notre étude, les Pays de la Loire (Ouest de la France) est identifiée régulièrement comme se situant parmi les trois régions françaises (parmi 21) ayant les taux de consommations d’alcool et de tabac les plus élevés pour les jeunes de 17 ans. Elle est même la première région en ce qui a trait à la consommation régulière d’alcool chez les jeunes de 17 ans (Amsellem-Mainguy, 2011 ; Beck, Legleye & Spilka, 2005).

Les analyses présentées portent sur 57 adolescents, dont 34 (13 garçons et 21 filles) ont participé à un entretien individuel. Les 23 autres ont participé à un des six groupes de discussion (rassemblant de 3 à 6 adolescents). Ils étaient âgés de 12 à 17 ans (moyenne = 15,43 ; écart-type = 1,77) et résidaient dans Nantes et ses alentours (Pays de la Loire, Ouest de la France). Le tableau 1 illustre la répartition des caractéristiques sociodémographiques des adolescents.

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des participants (N = 57)

Caractéristiques sociodémographiques des participants (N = 57)

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Issus de milieux socioéconomiques variés, ces adolescents étaient aussi choisis par la poursuite des trajectoires scolaires contrastées (études secondaires, à visée généraliste ou professionnelle). Ces critères de sélection ont été fixés afin de créer une hétérogénéité au sein de l’échantillon. Cela permet de faire une étude en profondeur au sein d’un groupe restreint afin d’atteindre une saturation empirique des processus de changement (Pires, 1997). À l’inverse, il n’existait aucun critère de sélection quant à la consommation de l’alcool et de tabac. C’est pourquoi l’échantillon inclut aussi bien des non-consommateurs que des consommateurs occasionnels et réguliers (cf. tableau 2).

Tableau 2

Degré de consommation alcool/tabac des participants par tranche d’âge et type d’étude

Degré de consommation alcool/tabac des participants par tranche d’âge et type d’étude

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Procédure

La mise en oeuvre de la collecte des données s’est déroulée entre janvier et mai 2012. Les adolescents étaient approchés par le biais de leur inscription institutionnelle scolaire (enseignement secondaire) ou périscolaire (centre de loisirs). Les responsables de ces établissements ont été contactés et ont donné leur accord à la réalisation de la recherche. Par la suite, ils ont sélectionné de façon aléatoire les adolescents. Lorsque le critère d’âge n’était pas respecté (les jeunes devaient être mineurs pour participer), un nouveau tirage au sort était réalisé. Un courrier d’information ainsi qu’un formulaire d’autorisation étaient envoyés aux responsables légaux des adolescents. Les adolescents donnaient également leur propre consentement, puis étaient inscrits à un entretien individuel ou collectif selon leur disponibilité. Avant de commencer l’entretien, le cadre de la recherche était rappelé aux adolescents : thèmes de l’étude, libre participation, anonymat, confidentialité, possibilité de retrait et de prise de contact ultérieure à l’entretien dans le cas où les thèmes abordés aient suscité des interrogations, voire fait naître une demande de soin.

Les entretiens individuels duraient de vingt à quarante minutes, les entretiens collectifs aux alentours de 60 minutes. Ces entretiens étaient réalisés par trois intervieweuses qualifiées dans cette pratique. Afin de vérifier l’homogénéité de l’utilisation du guide d’entretien, des séances de préparation et de jeux de rôle ont également eu lieu. Le guide d’entretien, identique pour les entretiens individuels et collectifs, était considéré comme un support aux échanges, c’est-à-dire que les intervieweuses étaient libres d’amener les différentes thématiques en fonction de la dynamique de l’entretien. Pour les groupes de discussion, l’accent était mis sur l’interaction entre les membres du groupe par rapport aux thèmes proposés. Parmi ceux-ci et, entre autres, les adolescents étaient invités à faire part de leurs connaissances et de leurs expériences quant aux lois et aux risques associés à la consommation d’alcool et de tabac.

Stratégie d’analyse

Tous les entretiens ont été enregistrés numériquement, puis transcrits sur un traitement de texte. Ils ont ensuite été codés et analysés à l’aide de N’Vivo, un logiciel destiné à l’analyse qualitative de contenu (Gibbs, 2002). Les unités d’analyse sont constituées à partir de la totalité des verbatim. C’est la récurrence des thèmes et des idées qui aboutit à la grille d’analyse, plus qu’un cadre préétabli. Les intervieweuses ont d’abord créé une liste préliminaire de codes qui a été révisée par les deux auteurs principaux, puis rediscutée en équipe afin de parvenir à un consensus. Une fois les codes définis, le corpus dans son entier (c.-à-d. l’ensemble des réponses fournies par les adolescents quel que soit le type d’entretien) a été codé ligne par ligne. La liste de codes résulte donc d’un travail collaboratif entre les auteurs en utilisant un processus itératif faisant un retour constant entre les verbatim et les thèmes. L’analyse des données sous format de thèmes a été faite en tentant de rendre compte le plus fidèlement possible du sens donné par chaque participant (analyse verticale), mais aussi en synthétisant les thèmes convergents ou divergents (analyse horizontale ; Deslauriers, 1991).

Résultats

Les résultats de ce travail d’analyse sont présentés par thèmes avec des exemples illustratifs issus des verbatim des adolescents. Les quatre thèmes organisateurs réfèrent : 1) aux sources d’informations sur lesquelles s’appuient les connaissances des jeunes ; 2) à la perception du positionnement de la loi par rapport aux pratiques de consommation ; 3) aux différents risques associés à cette consommation ; 4) à la perception de ces risques pour soi (cf. Tableau 3). Ces quatre thèmes traversent les discours relatifs aux deux produits, même si ce ne sont pas exactement les mêmes sous thèmes qui sont mis en avant pour chacun.

Tableau 3

Thèmes et exemples

Thèmes et exemples

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Sources d’information pour l’obtention de connaissances relatives à la réglementation et aux risques sanitaires

Interrogés sur l’origine de leurs connaissances, les participants relatent trois sources principales : les campagnes médiatiques de prévention, la prévention scolaire – séquences de prévention ou cours – et leur entourage. Tout d’abord, la moitié d’entre eux affirme avoir été informée par une séquence de prévention sur les risques de la consommation de substances psychoactives au cours de leur scolarité (de 11 à 14 ans). Ces séquences sont réalisées par du personnel dédié à cette mission (policiers, éducateurs ou intervenants spécialisés). Les adolescents estiment que ces séquences sont à l’origine de leurs connaissances tant pour la réglementation que pour les risques associés à la consommation, mais estiment que ces séquences portent plus sur l’alcool et les drogues que sur le tabac.

Ensuite, ces connaissances sont complétées par certains cours dispensés notamment en biologie, en éducation civique ou encore en histoire-géographie. Faisant partie intégrante du programme scolaire, certains enseignements semblent utiliser l’alcool et le tabac comme objet de support pour l’acquisition des connaissances inhérentes à la matière, comme l’illustre l’entretien suivant :

Donc, en fait, vous n’êtes pas tellement informés sur l’alcool et le tabac ?

P : Il y a des profs en biologie qui nous en parlent.

P : En maths, la prof, elle nous a fait remplir un tableau pour dire en quoi l’alcool c’était dangereux tout ça, le taux…

Donc, vous, c’est le prof de maths et, vous, le prof de biologie : c’est ça ?

P : Ouais, elle nous a montré des vidéos sur des gens qui buvaient et tout plein de trucs…

Filles et Garçons de 12 à 14 ans, non-consommateurs de tabac et d’alcool

La troisième source d’information, très présente dans le discours des jeunes, est l’affichage préventif, du type : « la vente de tabac et d’alcool est interdite aux moins de 18 ans ». Les jeunes qui disent n’avoir reçu aucune information ni bénéficié de prévention estiment connaître la réglementation et certains risques sanitaires par le biais des affichages sur les paquets de cigarettes, sur les bouteilles, ou encore au comptoir du bureau de tabac, à la caisse du supermarché et à l’entrée des bars. Aussi, les médias traditionnels (télévision, radio) participent à l’accès à ces connaissances par les reportages, le journal télévisé et les campagnes de prévention sous format publicitaire.

Enfin, les parents apparaissent être également une source d’information pour les jeunes, mais dans une moindre mesure que les trois autres. En effet, ils ont un rôle préventif vis-à-vis de la consommation des deux substances. Dans les familles où il y a une bonne communication sur le sujet, les parents favorisent les échanges pour expliquer les dangers associés à la consommation de tabac et d’alcool et pour informer les adolescents de l’évolution des lois.

Les connaissances relatives à la réglementation

Nul n’est censé ignorer la loi

Globalement, les adolescents de notre échantillon connaissaient les lois relatives à la réglementation : la quasi-totalité rapporte connaître ces interdictions, avec toutefois une certaine confusion sur la pénalisation de la transaction achat/vente. Certains jeunes se demandent s’ils ne pourraient pas avoir une amende parce qu’ils tentent d’acheter de l’alcool. Rappelons que, pour l’alcool comme pour le tabac, c’est le commerçant qui a l’interdiction de vendre et qui encourt une amende en cas de non-respect de l’interdiction de vente.

Par contre, les jeunes ne sont pas au courant que cette loi est relativement récente et qu’auparavant les mineurs de 16 à 18 ans pouvaient acheter du tabac et certains types de boissons fermentées non distillés (vins, bières, cidres, etc.). Quelques rares jeunes ont fait l’expérience de cette loi puisque le commerçant dispose du droit de demander une carte d’identité justifiant de la majorité :

P : J’ai connu une fois quelqu’un qui n’avait pas sa carte d’identité sur lui, donc il n’a pas pu acheter. Parce que la caissière voulait vérifier son âge et il n’avait pas sa carte d’identité.

Et alors, comment ça s’est passé ?

P : Bah, il n’a pas eu le droit de… elle lui a pas laissé acheter la bouteille d’alcool quoi.

Fille, 17 ans, non consommatrice alcool et tabac

La loi est faite pour être enfreinte… et c’est aux adultes de la faire respecter !

La grande majorité des adolescents estime que la loi peut être enfreinte, qu’elle n’est pas respectée et que, finalement, elle ne sert « un peu » à rien. S’ils s’entendent tous pour dire qu’il est possible de contourner la loi et qu’il s’agit d’une pratique courante, peu sont en mesure de donner un exemple d’achat d’alcool vécu personnellement ou par des amis. Par contre, les exemples directs sont plus fréquents concernant l’achat de tabac :

Et les cigarettes ?

P : C’est un truc que je trouve un peu abusé, mais bon d’un autre côté j’en suis contente, c’est que les bars-tabac, depuis que je suis toute petite, donc depuis mes 12 ans que je fume, ils m’ont jamais demandé l’âge que j’avais, ils m’ont toujours donné des paquets de clopes, comme ça.

Fille, 17 ans, consommatrice de tabac et d’alcool

De fait, une part importante des jeunes regrette que ces interdictions ne soient pas respectées par les adultes. Leur discours est que les commerçants ne cherchent pas à respecter de manière active les interdictions et qu’il est habituel de pouvoir acheter de l’alcool ou du tabac avec un peu de préparation pour avoir l’air plus âgé quand il s’agit d’alcool.

Est-ce que tu penses qu’il y a des choses qui pourraient être mises en place et qui freineraient vraiment les jeunes… des choses nouvelles, que ce soit au niveau du tabac ou de l’alcool et qui les freineraient vraiment ?

P : Si les buralistes respectaient le fait de ne pas vendre du tabac aux mineurs, ça freinerait beaucoup de jeunes. Parce que les parents, eux, s’ils ne savent pas que leur enfant fume, c’est clair qu’il y aura beaucoup beaucoup moins de jeunes qui fumeront.

Fille, 17 ans, non consommatrice de tabac et d’alcool

La loi est bien faite

Cette récurrence dans la thématique sur la réglementation est peut-être la plus surprenante : la majorité des jeunes trouvent que la loi est bien faite. C’est-à-dire qu’ils connaissent l’interdiction de vente d’alcool et de tabac aux mineurs, qu’ils trouvent que cette loi n’est pas respectée et, paradoxalement, que cette loi est bien ainsi. On peut se demander si les jeunes réfèrent vraiment à cette loi et si ce n’est pas plutôt la situation générale : les lois existent, ne sont pas suivies, et c’est bien ainsi.

Et, tu sais, s’il y a des lois justement…

P : Oui, bah je sais qu’il y a des lois qui interdisent aux moins de 18 ans, c’est ça ? Mais bon, d’un autre côté, je ne m’en plains pas, parce que je sais que s’ils respectaient les lois, on en aurait tous marre et on ne pourrait pas le supporter.

Il n’y a jamais eu une seule fois où ils t’ont demandé ta carte d’identité ?

P : non.

Donc selon toi, les lois ne sont pas très respectées ?

P : Elles ne sont pas respectées, mais d’un autre côté, je comprends ceux qui travaillent dans les tabacs, ils ne peuvent pas nous demander tout le temps la carte… Je pense qu’il y a quand même beaucoup de jeunes qui fument. S’ils leur disaient non, je pense qu’il y aurait un chiffre d’affaires qui serait quand même beaucoup plus faible. Et, d’un autre côté, les jeunes, ça leur ferait péter des câbles. Enfin, moi je ne m’imagine même pas devoir demander à un majeur ou à quelqu’un de plus âgé que moi d’aller m’acheter un paquet de clopes quoi.

Fille, 17 ans, consommatrice de tabac et d’alcool

Une partie importante de l’échantillon pense malgré tout que les interdictions ont un effet protecteur : elles posent un barrage aux pratiques à risque, pour la santé, la circulation routière ou les dépendances :

Tu en penses quoi qu’on limite l’accès à des jeunes au tabac et à l’alcool ?

P : C’est pour qu’il y ait moins de dépendance, je pense, au tabac déjà. Et après, pour l’alcool, je pense que ça doit être pour limiter les accidents. Enfin, moi je le vois comme ça aussi, chez les jeunes, l’alcool, c’est un jeu en fait. C’est le premier qui couche l’autre ou des choses comme ça quoi. Et y’en a, en soirée, qui se mettent minables ou des choses comme ça, moi, je ne trouve pas ça forcément intéressant, mais j’pense que c’est pour ça que c’est limité aux personnes quasiment adultes.

Garçon, 17 ans, consommateur d’alcool

Les connaissances relatives à la santé : des connaissances parcellaires, plutôt figuratives et émotionnellement contextualisées

Des connaissances issues des programmes de prévention…

Contrairement aux connaissances sur la réglementation, celles relatives aux risques pour soi et sa santé liés à la consommation d’alcool et de tabac apparaissent comme étant plus parcellaires. Elles sont cependant mieux évoquées chez les non-consommateurs.

Les risques les mieux identifiés sont ceux qui sont signalés par les campagnes médiatiques de prévention et ceux qui sont transmis dans le cadre scolaire (intervenant extérieur ou connaissances transmises en cours d’éducation civique et de biologie). C’est pourquoi on retrouve fréquemment cités par les adolescents, les risques sanitaires liés au tabac : cancers, infertilité, ralentissement de la croissance. Corollairement, les risques liés à l’alcool portent plus sur les dangers de la conduite automobile après la consommation, évoqués dans les campagnes médiatiques et les séquences de prévention et les risques pour le développement du foetus en cas de grossesse, signalés sur le produit.

De fait, ces connaissances semblent d’autant mieux mémorisées lorsqu’elles ont fait appel à la pensée figurative induite par la présence d’images (télévisuelles, sur les paquets de cigarettes, durant les cours) ou de logos (sur les bouteilles de vin). Ce sont aussi les émotions – négatives – suscitées par ces images qui semblent amener à ce que ces connaissances aient été bien mémorisées. Les adolescents relatent avoir été bouleversés par des témoignages, notamment relatifs aux accidents de la route.

Qu’est-ce qu’on vous a dit dans la séquence de prévention ?

P : Il y avait un simulateur, on pouvait voir tous les accidents qui passaient et puis les photos d’accidents qui s’étaient produits.

P : Ouais c’est méchant, parce qu’une fois c’était un gamin… Ouais, en gros, il avait un casque… pas intégral.

P : Ouais voilà, c’était pas un casque complet en fait, et, en fait, la visière était relevée. Il était sur le bourg de Nantes, j’crois et il roulait à 80 km/h… Il a traîné 10 mètres sur le visage, il a plus de nez, la mâchoire est rentrée là, il avait v’là la tronche amochée…

Garçons 16-17ans, consommateurs d’alcool

La proximité avec la victime, promouvant l’identification potentielle à celle-ci (un jeune comme eux), induit l’intensité de l’émotion et la mémorisation des informations. Aussi, ce mécanisme se retrouve dans les expériences – indirectes – des adolescents : ils ont observé ces risques chez leurs proches (amis ou famille), renforçant ainsi les informations transmises par les sources officielles.

Tout ce qui est les problèmes de fertilité, les maladies aux poumons et tout ça, parce que je connais quelqu’un qui a eu un cancer aux poumons et qui en est mort, c’est les principaux que j’ai en tête.

Fille, 17 ans, consommatrice d’alcool et de tabac

…à l’importance des expériences directes et indirectes dans la construction de ces connaissances

De l’observation d’autrui en découle une certaine connaissance des autres risques encourus par la consommation de tabac, mais surtout celle d’alcool. Nombre d’adolescents sont en mesure d’évoquer les risques psychologiques liés à la consommation abusive d’alcool : altération de la conscience, perte temporaire de la mémoire, labilité émotionnelle, mais aussi dépendance. Aussi, les risques sociaux sont évoqués : perte d’emploi et de sa famille, mais surtout violence qui amène les adolescents à considérer la consommation abusive d’alcool comme étant dangereuse pour soi et autrui. Ces observations portent sur des adultes, voire des proches :

Une fois, à la communion de mon cousin, c’était parti en couille de ça. Ouais, son oncle, il était complet bourré, il cherchait la merde avec tout le monde. Il voulait partir en voiture, et tout ça avec ses gosses. Du coup, il a failli se faire foutre sur la gueule par tout le monde.

Garçon, 16 ans, consommateur d’alcool

Toutefois, les risques sociaux ne sont pas l’apanage des adultes. Si le risque de violence est aussi signalé dans la consommation adolescente, le principal risque social est le ridicule : dire n’importe quoi, se retrouver dans des situations scabreuses, ridicules certes sur le moment, mais honteuses et potentiellement stigmatisantes durablement (par la publication sur les sites de réseau social ou le bouche-à-oreille au sein de l’établissement scolaire).

Je pense que j’ai pas l’ivresse trop contraignante […] j’ai toujours eu de la chance […] je n’ai jamais fait trop de trucs que je ne voulais pas faire, je me suis pas retrouvé à poil sur des photos sur Facebook ou des trucs comme ça.

Garçon, 17 ans, consommateur d’alcool

Par ailleurs, les sources différentes pour l’obtention des connaissances promeuvent chez les adolescents une focalisation spécifique sur la temporalité des risques. Ceux issus de la consommation de tabac sont globalement des risques différés, qui interviennent dans la période de vie adulte, voire durant la vieillesse. À l’inverse, les connaissances sur les risques à long terme issus de la consommation d’alcool sont pauvres et connus seulement par quelques adolescents. Les expériences faites et observées par les adolescents mettent en avant les risques immédiats à la consommation abusive pouvant intervenir, de ce fait, durant l’adolescence. Ceci induit des stratégies différentes dans la manière de considérer les risques pour soi.

La perception des risques pour soi selon le niveau de consommation

Chez les non-consommateurs, les risques – quels qu’ils soient – sont omniprésents. Leur discours est marqué par la fatalité de ces risques : la consommation, même minime ou temporaire, engendre inexorablement les dangers connus par ces adolescents (dépendance, accident de la route, maladie). Autrement dit, les risques sont, pour eux, des certitudes et non des probabilités accrues.

Et, la cigarette, dès la première t’es foutu.

Garçon, 17 ans, non consommateur de tabac

La fatalité se retrouve aussi dans le discours de certains consommateurs. L’évocation des risques les « oblige » à les reconnaître. Cependant, ils les minimisent par le fait que ces dangers soient différés dans le temps, notamment pour l’ensemble des risques liés au tabac, mais aussi en les resituant parmi les autres risques environnementaux connus, mais subis (pollution air et eau, etc.).

On risque sa santé pour tout, quand on respire de l’air, on risque sa santé, alors, oui, en consommant beaucoup, on risque aussi sa santé.

Fille, 17 ans, consommatrice d’alcool et de tabac

À l’inverse, pour d’autres adolescents consommateurs, les risques ne sont pas dangereux, car ils considèrent leur consommation sous contrôle, notamment celle relative à l’alcool : le respect de certaines limites dans leur consommation leur éviterait de prendre les risques immédiats. Les risques immédiats seraient également contrôlés par l’adoption de certaines stratégies, notamment celles proposées par les campagnes de prévention (cf. infra).

Des risques perçus pour une consommation abusive… qui n’est pas la leur

La plupart des adolescents consommateurs présentent les risques comme relevant seulement d’une consommation abusive, notamment pour l’alcool. Ils la réfèrent directement à la situation de dépendance, celle-ci étant l’apanage de certains individus décrits de manière stéréotypique : les « addicts » ou les « accros ». Pour les définir, les adolescents évoquent deux traits spécifiques : l’absence de contrôle et la consommation solitaire. À nouveau, on peut penser que cette organisation de leurs représentations quant aux risques et à la consommation peut les entraîner à une fonction de protection de soi. En effet, en décrivant des risques pour des personnes « accros » qui sont décrites à l’opposé de ce qu’ils sont (dans le contrôle et le plaisir de la consommation partagée), ils évitent de s’interroger sur leurs risques personnels.

Des risques « maîtrisés » : de l’effet paradoxal des actions de prévention

La narration des expériences de consommation, notamment d’alcool, fait également apparaître que, si les actions de prévention participent à la construction des connaissances à propos des risques, elle favorise a contrario des stratégies visant à les éviter tout en ne minimisant pas la consommation. Ainsi, les séquences de prévention organisées au sein des établissements semblent très focalisées sur la prévention routière et mettent l’accent sur le choix entre consommation ou conduite. Ce message semble généralement être bien reçu par les adolescents qui optent pour la consommation et la « désintoxication » sur place ou le retour chez soi par d’autres moyens de locomotion que la voiture (marche, vélo ou scooter).

Toi, tu rentres en scooter ?

P1 : Non, quand je bois, je reste sur place.

P2 : Quand on connaît le coin, on connaît plein de petites routes et on sait que, même si on est saouls, on peut rentrer en sécurité.

Comment ?

P2 : À pied ou à vélo !

Garçons, 16-17 ans, consommateurs d’alcool

Dans le même ordre d’idées, certaines séquences s’apparentent à de la formation de secouristes en explicitant la conduite à tenir en cas d’observation de coma éthylique (mise en position latérale de sécurité). La transmission de ce savoir semble offrir à certains la réassurance d’une possible consommation excessive sans risque associé, puisque celui-ci est réduit par le fait qu’ils puissent s’offrir assistance les uns les autres lors d’un coma éthylique.

P : C’est les copains qui m’ont allongée sur le côté avec un drap […] j’ai failli avaler mon vomi, heureusement qu’il y avait un copain à moi qui était là parce que…

Et, depuis, vous avez changé votre consommation ?

P : Je sais pas ; on était jeunes aussi.

Fille, 16 ans, consommatrice d’alcool

Discussion

Cette étude visait à appréhender la perception de la réglementation et la prévention par les mineurs dans une perspective qualitative et phénoménologique. Au-delà de l’évaluation de leur niveau de connaissances, il s’agissait surtout de comprendre comment ils situent leurs pratiques de consommation par rapport à ces connaissances.

En premier lieu, il ressort de cela que les adolescents ont des connaissances sur l’alcool et le tabac, ce qui rejoint les études plus quantitatives sur la question (Michaud, Saraiva, Henry & Dodane, 2003). Ces connaissances sont obtenues par les campagnes médiatiques nationales et les séquences de prévention, ces dernières offrant également des informations sur la législation, mais aussi durant les cours et par l’entourage, notamment familial.

Les adolescents face à la loi

Selon le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale (2012, p. 8) : « Si la France dispose en définitive d’un arsenal réglementaire très développé, supérieur à celui de bien d’autres pays, l’efficacité de ce dispositif est réduite du fait de l’absence de contrôles et de sanctions effectifs ». De fait, les mesures législatives visent plutôt la modification de l’environnement pour réguler la consommation. Mais, comment sont-elles perçues par les adolescents ? On peut résumer leur attitude par un « appel au statu quo » : la loi est bien faite, elle doit être connue… et on doit pouvoir la contourner. Apparemment contradictoires, ces attitudes ne sont pas l’apanage des adolescents français. Elles ont aussi été retrouvées chez des adolescents grecs et anglais qui, pourtant, évoluent dans des contextes législatifs un tant soit peu différents (Robinson et Amos, 2010 ; Tamvakas et Amos, 2010) et on peut supposer qu’elles découlent pour partie de la dynamique adolescente.

En effet, il paraît compréhensible que les adolescents, dans une quête de développement identitaire vers un statut de jeunes adultes, testent les limites des lois sur ce qu’il est possible ou interdit de faire. En matière de développement psychique, il est même sain pour un adolescent de penser à tester son rapport à l’autorité et à la loi et de tenter d’acheter des cigarettes au bar-tabac du quartier. Ceci découlerait en partie du processus d’exploration préalable et nécessaire à l’achèvement identitaire (Erikson, 1968). Ce processus permet à l’adolescent de se tester et de s’identifier dans une potentielle identité (ici, de fumeur, d’adulte, d’osé, de rebelle, etc. ; Kunnen et Bosma, 2006). L’exploration est alors « mise en acte » pour en vérifier les effets sur autrui. On retrouve aussi, dans le discours des adolescents, cette double dynamique de la nécessité de lois – qui montrent l’intégration progressive d’un fonctionnement adulte au sein d’une société et de la demande à ce que ce soit les adultes qui les fassent respecter – leur laissant l’opportunité de rester dans un certain statut d’immaturité.

La prévention : les risques perçus au regard des risques pour soi

Si les adolescents ont des connaissances sur les risques associés à la consommation d’alcool et de tabac, ces dernières restent malgré tout lacunaires et « biaisées ». Ainsi, on peut noter que certains risques sont complètement omis (par exemple, les risques sexuels associés à l’alcoolisation excessive), tandis que d’autres sont « surreprésentés ». C’est le cas, par exemple, des risques liés à l’alcool au volant qui suggèrent que la prévention est très orientée sur la sécurité routière. Cette insuffisance d’informations, notamment sanitaires, est déplorée par les adolescents eux-mêmes. Ce constat quant à la focalisation sur la sécurité routière peut apparaître d’autant plus regrettable que les études en accidentologie suggèrent plutôt une stabilité des accidents impliquant des jeunes conducteurs alcoolisés (Observatoire national interministériel de sécurité routière, 2011).

Aussi, il apparaît une surreprésentation des connaissances associées à des émotions négatives lors de leur transmission (crainte de poumons « noirs », du handicap). Ceci souligne que l’activation du système de la peur fonctionne pour la mémorisation des informations (Ogden, 2004, pp. 24-28). A contrario, le fait que ces éléments se retrouvent chez des adolescents consommateurs laisse supposer que les menaces évoquées et perçues ne stoppent pas la consommation et que d’autres processus interviennent, interférant dans la relation liant la menace au comportement. Les larges différences interindividuelles observées dans le « niveau » de connaissances renforcent cette hypothèse de l’existence de processus psychologiques, susceptibles d’amoindrir les effets des mesures législatives et préventives. En effet, les non-consommateurs semblent mieux mémoriser les informations et on peut supposer que, pour cette partie des jeunes, la menace affichée est effective. Pour ceux-ci, la certitude du lien entre consommation et risques semble bloquer toute initiation aux produits. À l’inverse, si les consommateurs ont aussi des connaissances, différents éléments montrent comment celles-ci sont intégrées de manière particulière parmi d’autres, amoindrissant les effets attendus des campagnes de prévention. On observe ainsi que les adolescents vivent les activités de prévention visant à diminuer leur consommation d’alcool comme des activités de réduction des risques liés à la consommation d’alcool. Ceci proviendrait pour partie de leurs expériences par rapport auxquelles les connaissances viennent faire dissonance, les amenant aux divers processus psychologiques repérés (oubli, minimisation, reconsidération des risques, etc.). Comme le suggère Ajzen (1991), les expériences des adolescents contribuent à la construction des attitudes par rapport aux produits, des normes subjectives quant au niveau de consommation et au sentiment de contrôle de celle-ci. Or, ces aspects n’apparaissent actuellement pas évoqués durant les séquences de prévention. Leur intégration pourrait améliorer l’efficacité de la prévention sur le public visé (les adolescents consommateurs). Aussi, en France, la prévention semble peu tenir compte des caractéristiques spécifiques de l’adolescence. Elle apparaît être calquée sur celle visant la population adulte, mettant en jeu des risques qui ne sont pas reconnus comme tels par les adolescents. On peut penser que la multiplicité des intervenants susceptibles de faire de la prévention (policiers, éducateurs, enseignants) rend difficile une formation préalable de ces acteurs sur les spécificités de l’adolescence.

À l’instar d’autres adolescents européens, les adolescents interrogés ici tendent à percevoir surtout les conséquences mineures et temporaires de l’alcoolisation (troubles cognitifs, vomissement, etc., Fraga, Sonsa, Ramos, Dias & Barros, 2011) alors même qu’ils sont en mesure d’identifier différents risques majeurs, mais différés, liés au tabagisme (cancer, infertilité). Ce décalage semble pour partie issu de la mise en oeuvre de la prévention, mais peut aussi résulter de processus psychologiques visant à rationaliser des conduites perçues aussi comme des conduites typiques de l’adolescence (Demant et Jarvinen, 2006). Selon la temporalité des risques, on entrevoit des stratégies « adaptées » à celle-ci pour les minimiser.

Pour l’alcool, les risques sont inscrits dans une temporalité courte et différents adolescents reviennent en effet sur l’idée que leur consommation est « expérientielle » ou « récréative », non addictive et temporaire dans leur parcours de vie (Acier, Kindelberger, Chevalier & Guilbert, 2014). Les adolescents mettent ainsi en avant les stratégies efficaces pour s’en protéger : position latérale de sécurité (PLS, qu’ils ont appris paradoxalement durant les séquences de prévention), alcoolisation massive sur place permettant d’éviter les risques mortels, présentée comme une réponse simple à la prévention nationale stipulant que « boire ou conduire : il faut choisir ». Ces constats interrogent donc sur le contenu de la prévention, qui pourrait s’avérer inadéquate lorsqu’elle s’adresse à un public adolescent.

Pour le tabac, les risques sont inscrits, à l’inverse, dans une temporalité longue et les adolescents consommateurs s’appuient sur celle-ci pour justifier leur pratique. En effet, ils usent et abusent de leurs « nouvelles » capacités d’abstraction en situant ces risques dans une perspective temporelle lointaine, parmi d’autres risques subis issus des modes de vie sociétaux (pollution, par exemple). Ils soulignent ainsi le caractère probabiliste des risques, en les mettant en concurrence avec d’autres risques environnementaux. Cette stratégie de relativisation des risques chez les adolescents consommateurs est d’autant préjudiciable qu’elle aussi été repérée chez des adultes ayant une consommation à risque (Perreti-Watel et Constance, 2009).

Ainsi, les séquences de prévention gagneraient à présenter l’éventail des risques en insistant plus sur ceux à court terme pour le tabac (altération de l’épiderme, de la santé buccale, pathologies aggravées par la consommation, etc.). Ces risques touchent pour partie l’apparence physique (peau, dents, cheveux), dont l’importance n’est plus à démontrer dans la construction identitaire des adolescents (Bariaud, 2006). Ainsi, aborder ces conséquences concrètes du tabagisme qui touchent les adolescents pourrait améliorer la réception des messages de la prévention. Parallèlement, introduire les risques à long terme pour l’alcool dans les séquences de prévention permettrait de décentrer les adolescents sur les risques immédiats et les stratégies développées pour y faire face.

Enfin, on peut repérer chez ces adolescents un dernier mécanisme psychologique susceptible de minimiser l’impact de la prévention. Mettant en balance leur propre consommation avec celle de leurs pairs, ils estiment que les risques dont ils ont connaissance sont moindres pour eux-mêmes que pour les autres. Ce discours s’inscrit dans un fonctionnement dit « d’optimisme comparatif ». Ce mécanisme – par ailleurs, largement documenté avec une méthodologie plus expérimentale – a déjà été repéré comme un facteur interférant dans les modèles psychologiques utilisés pour penser la prévention (Meyer et Delhomme, 2000).

Conclusion

L’analyse du discours de ces adolescents en population normale, consommateurs ou non, rend saillants les différents obstacles aux mesures législatives et préventives. De manière un peu provocante, on peut suggérer que ces mesures fonctionnent pour la frange de la population adolescente qui n’est pas spécifiquement à risque : les non-consommateurs y trouvent en effet des justifications renforçant des conduites qui semblent en partie modelées par leur entourage social direct (famille et pairs qui sont non consommateurs). À l’inverse, les modèles de prévention basés sur la peur ou sur la transmission d’attitudes normées pourraient a contrario renforcer les conduites à risques des adolescents consommateurs, parmi lesquels certains consomment justement par bravade des risques ou par opposition à ce qu’ils perçoivent comme des normes d’adultes. Au milieu se situent les autres adolescents consommateurs « modérés » comme ils se qualifient eux-mêmes (constitués des consommateurs occasionnels et réguliers qui ne consomment pas excessivement). Ils développent diverses stratégies que nous avons pu mettre à jour et qui constituent un véritable défi à la prévention. La diversité des effets paradoxaux souligne par ailleurs la complexité d’un message de prévention univoque qui peut être reçu très différemment selon l’adolescent. Aussi, une meilleure prise en compte de la construction identitaire à l’adolescence (besoin d’exploration, inscription dans un réseau amical, orientation temporelle, etc.) pourrait constituer une piste pour construire des séquences de prévention adaptées à la population adolescente. En tout cas, elle devrait clairement être intégrée dans un programme de prévention secondaire.