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Aujourd’hui remisés sur des rayonnages métalliques mobiles et entreposés dans une réserve muséale[1], les livres de la bibliothèque des livres rares et anciens du Séminaire de Québec constituent un patrimoine livresque en dormance, connu et consulté que par un cercle restreint de chercheurs. Depuis les premiers ouvrages réunis par François de Laval, fondateur de l’institution en 1663, jusqu’au corpus universitaire desservant la première université francophone d’Amérique logée dans le Vieux-Québec, cette collection représente une mosaïque livresque constituée selon les multiples activités pédagogiques et muséologiques[2] de l’institution depuis plus de trois cent cinquante ans. Scindé en 1960 lors de la migration des facultés universitaires vers le nouveau campus de Sainte-Foy en banlieue de Québec[3], le fonds conservé par le Séminaire est représentatif d’une bibliothèque d’institution classique du XIXe siècle et compte environ cent quatre-vingt mille documents datant du XIIe au XXe siècle, actuellement conservés au Musée de l’Amérique francophone[4], une composante du Musée de la civilisation qui en gère les collections.

Le « vieux fonds », comme le désignaient les prêtres du Séminaire, marie les provenances géographiques, les langues, les époques et rassemble les ouvrages indispensables utilisés pour l’enseignement et pour l’exercice de la dévotion. On y retrouve également des incunables européens (documents imprimés avant 1500) et canadiens (publications antérieures à 1820), des atlas anciens, des dictionnaires, des encyclopédies et autres ouvrages de référence auxquels s’ajoutent d’imposantes collections de brochures et de périodiques, des journaux issus de la communauté francophone nord-américaine ainsi qu’un vaste ensemble de partitions musicales dont certaines sont uniques au monde[5].

Les ouvrages réunis dans cette bibliothèque remplissent le double rôle de sources premières et d’objets témoins, dans leur matérialité comme dans leur contenu. Ils répondent, d’une part, à leur fonction première de support textuel et référentiel des connaissances théologiques, scientifiques ou littéraires utiles à l’institution, tout en offrant, d’autre part, une perspective diachronique des connaissances. Les livres de cette collection ancienne font également office de miroir social, moral et intellectuel en esquissant un portrait évolutif des usages et des prescriptions entourant la pratique de la lecture tout comme des effets et des impacts de la réception des publications dans le monde de l’imprimé pour une période définie.

Ils permettent en outre d’appréhender sous un angle différent cette institution d’importance historique et sociale majeure qu’est le Séminaire de Québec dans les sphères religieuses, profanes, morales et intellectuelles, d’évaluer la portée de la mission dont elle s’est investie, les sources d’inspiration qui l’ont guidée et les acteurs en présence, le réseau d’influence qu’elle a constitué, le niveau de l’engagement pédagogique qui l’a animée et qui transcende le simple cadre scolaire auprès de générations d’étudiants et de la population générale.

Enfin, dans une perspective ethnologique, les diverses marques physiques présentes dans ces ouvrages sont révélatrices d’une conception relationnelle et matérielle au savoir à travers l’objet qu’est le livre. D’abord par la typologie des classifications utilisées (exprimées par les cotes), par les annotations manuscrites et les marginalia (notes écrites en marge des pages), par les soulignements, les déchirures, les ratures et les extractions volontaires, voire les passages caviardés ; par divers éléments signalétiques de provenance et de réseaux de sociabilité révélés par les étiquettes des libraires, les signatures, les ex-libris (signal visuel d’appartenance) du premier propriétaire ou des propriétaires successifs (parfois raturés), les autographes, les dédicaces, etc. Toutes ces traces constituent une grammaire sémiotique d’appropriation ou de désappropriation, dans le cas des livres censurés notamment, qui témoignent, d’une part, du rapport du lecteur avec le contenu du livre et, d’autre part, qui dévoilent de manière unique des aspects de l’historicité du livre et de son parcours.

Dans une perspective d’analyse des transferts de savoir entre l’Ancien et le Nouveau Monde présents dans la trame constitutive de la collection de la bibliothèque du Séminaire de Québec, les éléments tirés de la dimension matérielle des livres apportent une valeur de témoignage historique additionnelle à notre compréhension de ce corpus.

Le Séminaire de Québec : une institution séculaire

La fondation, en 1663, d’un Grand Séminaire par François de Laval, alors vicaire apostolique[6], était un geste à portée religieuse et morale, mais aussi politique et intellectuelle. Mgr de Laval répondait d’abord à l’obligation faite aux évêques selon les décrets du Concile de Trente (1545-49 ; 1551-52 ; 1562-63) d’instituer dans chaque diocèse des maisons d’enseignement supérieur chargées de la formation des prêtres. Il concrétisait également son désir formel d’implanter en Nouvelle-France un établissement stable et pérenne assurant « la constitution d’une véritable communauté du clergé destiné au ministère, et le soutien de l’activité missionnaire au Canada[7] ». L’orientation missionnaire était prépondérante dans la vision que François de Laval entretenait pour le Séminaire de Québec quant à son action auprès des populations civiles et des nations autochtones[8]. Par ailleurs, les relations étroites qui liaient l’institution au Séminaire des Missions étrangères de Paris lui assuraient une mesure de support et de conseils, mais également un pouvoir d’action, d’information et de réseautage dans la France de l’Ancien Régime[9].

La nouvelle politique coloniale qu’instaure Louis XIV dans ses possessions françaises modifie alors fondamentalement l’administration du territoire, puisque le roi « organise la Nouvelle-France sur le modèle des provinces françaises […] et lui donne le nom et les attributions des conseils souverains du royaume[10] ». Le gouverneur, l’intendant, l’évêque et cinq conseillers nommés conjointement par le gouverneur et l’évêque composeront le premier Conseil souverain de la Nouvelle-France (1663). François de Laval, tout en veillant sur les valeurs morales à diffuser dans cette nouvelle « Jérusalem des terres froides », se voit dès lors assuré d’un pouvoir politique, administratif et judiciaire. Cette position d’influence consacre son séminaire ecclésiastique comme institution majeure dans la colonie. Avec le rachat des seigneuries de Beaupré et de l’Île d’Orléans auprès des différents actionnaires (1662-1668), il place le Séminaire de Québec en position de grand propriétaire terrien bénéficiant de ressources exploitables pour des années à venir[11].

François de Laval a donné, avec inspiration et opiniâtreté, l’élan initial à une institution aujourd’hui séculaire. On retrouve dans la collection quatre ouvrages du XVIIe siècle portant sa signature[12] sous laquelle il s’identifie par son titre d’évêque de Pétrée (voir image 1)[13]. Bien que n’étant pas les plus anciens titres de ce corpus unique, ces livres symbolisent cependant le noyau originel d’une bibliothèque dont la composition et l’évolution témoignent des rapports et des échanges constants, au rythme de l’évolution des activités de publication et d’édition, avec le monde européen d’abord, puis avec l’ensemble du continent nord-américain.

Le Séminaire de Québec a continué de jouer un rôle central de maison d’enseignement après la Conquête anglaise (1763) en prenant le relais du Collège des Jésuites de Québec dans l’éducation laïque. Puis, en 1852, l’institution s’affirme comme un « foyer d’une intense activité intellectuelle et pédagogique[14] » en ajoutant à ses mandats l’enseignement supérieur avec la fondation, dans l’enceinte même de ses bâtiments, de la première université catholique française en Amérique, l’Université Laval, ainsi nommée en l’honneur du fondateur du séminaire. La bibliothèque du Séminaire de Québec se doublera alors de la fonction universitaire : les quatre facultés fondatrices (Médecine, Droit, Théologie et Arts), dont le modèle et les idéaux sont inspirés par les universités européennes[15], ouvrent leurs portes à une petite cohorte d’étudiants. Le supérieur général du séminaire assurera également de facto le poste de recteur de l’Université Laval jusqu’en 1972 alors que Larkin Kerwin succède à Mgr Louis-Albert Vachon comme vingtième recteur de l’institution et premier laïc à ce titre.

L’ensemble des actions et des réalisations du Séminaire de Québec témoigne d’inspirations multiples, de réseautage, d’intentions et d’influence, tant au niveau local que national et international. L’héritage laissé par l’institution séculaire se compose d’un ensemble architectural imposant dans le Vieux-Québec (voir image 2) où les bâtiments conservent encore des traces de l’architecture de la Nouvelle-France, de multiples collections de livres et d’objets, dont un patrimoine archivistique reconnu pour son intérêt national et sa valeur exceptionnelle, inscrit au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco. La constitution de la bibliothèque des livres anciens depuis son origine est révélatrice des multiples échanges et des transferts de connaissances entre l’Ancien et le Nouveau Monde et démontre bien la perméabilité et les migrations des savoirs.

Genèse d’une bibliothèque

Durant les premières années d’existence du Séminaire de Québec, le petit groupe de prêtres et de séminaristes ont à leur disposition les propres livres de François de Laval, selon l’esprit de mise en commun et, comme l’indique l’acte de communauté de biens en vigueur au séminaire dès 1685, « sans rien posséder de particulier[16] ». Au moment où le nombre d’écoliers et de candidats au sacerdoce augmente[17], la nécessité de revoir la répartition des responsabilités amène les autorités du séminaire à statuer en décembre 1678 sur de nouveaux règlements. Ceux-ci stipulent que la conduite du séminaire reposera désormais sur six officiers, dont l’un recevra la garde des archives et de la bibliothèque[18] parmi ses fonctions. En officialisant la charge de bibliothécaire, Mgr de Laval traduit ainsi sa volonté de constituer une collection livresque servant de références théologiques, morales et documentaires mise à la disposition de la communauté du séminaire. L’attribution de cette responsabilité particulière a probablement été bénéfique à la croissance et au développement des effectifs de la bibliothèque. La correspondance entre le Séminaire de Québec et le Séminaire des Missions étrangères de Paris révèle dès lors, de manière récurrente et exponentielle, des demandes et des confirmations d’envois d’ouvrages dont la quantité est souvent considérable. Ainsi en 1685, dans une lettre à Mgr de Saint-Vallier, l’abbé Dudouyt (1628 ?-1688), premier procureur du séminaire à Paris, l’informe de l’achat d’ouvrages pour les « missionnaires » de son établissement au montant de cinq cents livres[19]. Le 3 avril 1694, des ouvrages sont envoyés pour les écoliers du Petit Séminaire de Québec par l’abbé Henri-Jean Tremblay (1664-1747), directeur du Séminaire des Missions étrangères de Paris et responsable du chapitre de Québec, dont l’intérêt pour cet établissement au Nouveau Monde se traduit par des dons personnels[20] . Une autre pratique observable est la donation de bibliothèques personnelles qui viennent enrichir celle du Séminaire de Québec. C’est, entre autres, le cas de l’abbé Jean-Pierre Miniac (1691 ?- 1771), sulpicien, missionnaire, grand vicaire de la région de Québec et archidiacre dont la santé déclinante l’incite à retourner en France en 1749 et qui fera don de ses livres au Séminaire de Québec[21]. Quatorze ouvrages publiés entre 1609 et 1735 et portant sa signature manuscrite sont toujours présents dans la collection[22]. Détail intéressant, outre les ouvrages théologiques ou de dévotion qui composent naturellement la bibliothèque d’un ecclésiastique, on y retrouve le livre Moeurs des sauvages ameriquains, comparées aux moeurs des premiers temps, publié en 1724 par le père Joseph François Lafitau et décrivant une réalité propre de ce Nouveau Monde dans lequel le père Miniac a évolué pendant près de vingt-sept ans (voir image 3).

L’intérêt de constituer une bibliothèque n’a rien d’exceptionnel pour l’époque. Le petit groupe de prêtres à l’origine de la fondation de l’institution est imprégné de l’esprit du temps alors que la Contre-Réforme génère sur le marché du livre une production importante de nouveaux textes approuvés par les autorités papales. Le cas documenté le plus connu est celui de l’entreprise de Plantin, à Anvers, détenteur du privilège papal. « Ce sont soixante-dix éditions différentes du Missale Romanum in-folio que l’on peut dénombrer […] entre 1590 et 1640 totalisant 31 400 exemplaires[23]. » Les textes sacrés et les ouvrages théologiques ou de dévotion qui paraissent sur la liste des « bons livres » à lire constituent un environnement familier chez ces lettrés qui perpétuent les pratiques de lecture et de constitution de bibliothèques, tant personnelles que collectives, en vigueur dans le clergé catholique. Les premiers règlements du Séminaire de Québec régissant « l’Ordre de lemploy de la journée » comportent des séances communes de lecture à haute voix ainsi que des moments réservés aux lectures personnelles[24]. Les règlements de conduite subséquents, tant ceux adressés aux séminaristes qu’aux écoliers, comporteront invariablement des périodes allouées à la lecture.

Le séminaire n’est pas demeuré à l’écart des courants réformateurs qui se déploient alors en Europe, et la composition de sa collection d’ouvrages théologiques témoigne de ces nouvelles tendances. La ferveur du rigorisme janséniste − dont la grande austérité est adoptée pendant que la doctrine est rejetée − tout comme le mouvement de restauration de l’idéal de la mission sacerdotale instauré par Vincent de Paul influencent le mode de conduite du clergé et se traduisent par la présence de certains titres dans les bibliothèques. Il n’est donc pas étonnant de constater que Le Chrestien interieur, ou, La Conformité interieure que doivent avoir les chrestiens avec Jesus Christ, l’oeuvre maîtresse de Bernière de Louvigny[25] et sans doute l’ouvrage de spiritualité le plus lu à l’époque, se retrouve en plusieurs exemplaires et en différentes éditions sur les rayonnages du Séminaire de Québec. Il est par ailleurs fréquent de recevoir du Séminaire des Missions étrangères de Paris d’importantes quantités de livres soigneusement sélectionnés, ou d’utiliser leur réseau d’influence pour placer des commandes chez les libraires parisiens. Les prêtres ne manquent pas non plus, lors de séjours en France, de rapporter des biens divers, notamment des livres. L’abbé Joseph Jacrau (1698 ?-1772), curé et procureur du Séminaire de Québec, obtient une pension du roi en 1668 lui procurant un revenu personnel qui lui permet de se constituer une bibliothèque importante pour l’époque. L’inventaire manuscrit des deux cents volumes qu’il a laissés à l’institution a été conservé[26]. Les quelque quarante-cinq ouvrages de droit qui s’y trouvent témoignent de l’intérêt du procureur du séminaire pour le domaine légal, tant ecclésiastique que civil et criminel. Sa connaissance des lois françaises et son talent juridique reconnu amèneront l’abbé Jacrau ainsi qu’un groupe de prêtres du séminaire à rédiger, de 1768 à 1772, un document présentant un abrégé de la Coutume de Paris pour le compte du lieutenant-gouverneur Guy Carleton, destiné au Conseil privé de Londres[27]. La bibliothèque conserve encore des traces de cette expertise et, jusqu’à maintenant, il a été possible de repérer onze ouvrages portant la signature de l’abbé Jacrau dans la collection.

La Conquête anglaise de 1763 et le changement de régime qui s’ensuit auront des répercussions importantes pour le Séminaire de Québec. Les lendemains du conflit seront consacrés à rebâtir et réparer les dommages de la guerre causés aux bâtiments dans l’ensemble de ses seigneuries et à organiser la survie de l’Église canadienne qui se retrouve en situation précaire[28].

La fermeture du Collège des Jésuites par les autorités britanniques[29], alors unique collège classique de la Nouvelle-France, va obliger le séminaire à prendre la relève de l’éducation des jeunes garçons de la colonie tout en organisant la reprise de ses propres activités auprès des séminaristes. « L’un des tout premiers soins des directeurs lors de l’ouverture du Grand Séminaire en 1764 avait été de se procurer des livres. Les commandes à Paris s’échelonnèrent sans interruption jusqu’en 1775[30]. » Par la suite, le séminaire s’adressera au libraire londonien Paul Vaillant pour obtenir les titres désirés. Ce dernier, qui entretient un lien commercial avec la France et y supervise même des éditions, est en mesure d’offrir un catalogue varié de nouveautés et de livres classiques français.

Les effectifs de la bibliothèque augmentent constamment et s’enrichissent d’ouvrages de théologie, de philosophie, de textes d’auteurs classiques ou scientifiques, comme le démontre l’inventaire dressé par l’abbé Arnault-Germain Dudevant en 1782. Il y recense deux mille cent vingt et un titres représentant quatre mille huit cent quatre-vingt-trois unités physiques qui consacrent la bibliothèque du séminaire comme étant la plus importante de la colonie[31]. En juin 1797, deux charretiers transportent au séminaire[32] un lot important d’ouvrages en provenance de la bibliothèque du Collège de Québec. Cédés par le père Jean-Joseph Casot (1728-1800), dernier représentant des Jésuites au Canada[33], ils viennent enrichir la bibliothèque d’ouvrages théologiques et scientifiques ainsi que de périodiques. Peu de temps avant sa mort, le père Casot disposera des biens et meubles de sa communauté auprès du couvent des Ursulines, des Augustines de l’Hôtel-Dieu et de l’Hôpital Général de Québec et de quelques églises de la ville.

Les livres en provenance du Collège des Jésuites sont identifiables par une inscription manuscrite apposée en page de titre, souvent accompagnée de dates qui correspondent aux années d’inventaire de leur bibliothèque. Le nombre important d’ouvrages scientifiques présents dans ce corpus démontre l’intérêt accordé par les Jésuites aux connaissances européennes de l’époque afin de les appréhender et, ultimement, de les appliquer au Nouveau Monde. Les titres présents reflètent cette dimension utilitaire :

  • Nouveau cours de chymie, suivant les principes de Newton et de Sthall […] de Jean-Baptiste Senac (1693-1770), Paris, 1723 ;

  • Les Fortifications du chevalier Antoine De Ville contenant la manière de fortifier toute sorte de places […], Lyon, 1628 ;

  • Hydrographie contenant la théorie et la pratique de toutes les parties de la navigation de George Fournier (1595-1652), 2e éd. Paris, 1667 ;

  • Traité de la matiere medicale, ou, L’Histoire et l’usage des medicamens et leur analyse chymique : avec les noms des plantes en latin & en françois, leurs vertus, leurs doses, & les compositions où on les employe, de Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708), Paris, 1717 (voir image 4).

Les quelque trois cent vingt-sept ouvrages attribués aux Jésuites de Québec retrouvés jusqu’à présent dans la bibliothèque du séminaire démontrent que l’enseignement procuré par le collège auprès des séminaristes et des élèves de la colonie est un exemple probant du transfert des savoirs européens, notamment ceux liés aux connaissances philosophiques. Dans son étude sur l’enseignement de la philosophie, Yvan Lamonde affirme :

Ni la perspective, ni la manière, ni la matière de l’enseignement philosophique en Nouvelle-France ne différaient de celles dans l’ancienne France. Même bible pédagogique, même organisation de la philosophie avec adaptations, mêmes exercices scolaires ; mêmes maîtres (Aristote et saint Thomas), même importance vraisemblablement accordées aux différentes parties de la philosophie. Et l’institution collégiale et la manière pédagogique et la matière philosophique étaient d’importation européenne et occidentale[34].

Une bibliothèque fondamentalement dédiée à l’enseignement

Les éditions et les auteurs présents dans la collection de la bibliothèque traduisent la volonté du Séminaire de Québec d’assumer son mandat d’enseignement dans une perméabilité imprégnée de l’évolution et de la circulation des savoirs, filtrée cependant selon la morale catholique. L’apport des principaux acteurs de la mise en place d’un corpus scolaire élaboré, dont Jérôme Demers (1774-1853) et son successeur Jean Holmes (1799-1852)[35], pour ne citer que ces deux figures marquantes des trente premières années d’enseignement après 1764, se traduit par l’acquisition d’ouvrages et d’instruments scientifiques soit par commandes auprès de fournisseurs européens spécialisés, soit achetés lors de séjours en France et en Angleterre. Les étudiants de l’époque ont accès à du matériel didactique et à une centaine d’instruments scientifiques modernes composant le cabinet de physique mis en place par Jérôme Demers et inspiré par les courants européens, incluant « l’ouvrage de Brisson qui jette les bases d’une physique expérimentale[36] ». L’originalité de l’approche de Demers sera l’apprentissage par l’expérimentation, un concept tout à fait novateur à l’époque, et « le cabinet de physique deviendra, selon les témoignages de l’époque, l’équivalent des cabinets européens[37] ». Jérôme Demers dotera la bibliothèque d’une riche collection d’ouvrages, de dictionnaires et de traités scientifiques, couvrant diverses disciplines et rédigés par des spécialistes ou des pédagogues reconnus : le baron Louis Jacques Thénard[38] et Antoine Lavoisier en chimie, l’astronome Jean-Baptiste Delambre, le mathématicien Louis-Benjamin Francoeur, le physicien César-Mansuète Despret, etc. Près d’une centaine de titres portant la signature de Jérôme Demers sont toujours présents dans la collection du séminaire. Ils témoignent de son éclectisme en matière de sciences et se révèlent des indicateurs probants quant aux connaissances diffusées dans le cadre de ses cours.

Lors de l’ouverture de l’Université Laval en 1852, la collection de la bibliothèque compte quinze mille livres, bibliothèque qui, par décision du séminaire, devient commune et mise à la disposition de l’université (voir image 5). De multiples actions sont alors déployées par l’institution auprès des libraires commerciaux et spécialisés pour garnir les rayonnages de la bibliothèque désormais de statut universitaire[39]. La correspondance de l’abbé Charles-Honoré Laverdière (1826-1873), alors adjoint au bibliothécaire (il sera nommé bibliothécaire en chef en 1858), démontre une grande détermination à repérer et acquérir les ouvrages indispensables à l’enseignement supérieur, incluant des livres rares tels que l’édition de 1613 des Voyages de Champlain, acquise auprès de la maison Bossange de Paris[40]. Le libraire londonien Bernard Quaritch, spécialisé en livres et manuscrits rares, ainsi que le libraire-éditeur A. Jouby de Paris[41] sont également sollicités et font régulièrement des expéditions de livres[42]. L’abbé Laverdière achète en novembre 1861 auprès de D. Appleton & Co. de New York un exemplaire complet de l’oeuvre maîtresse de John James Audubon, The Birds of America, pour satisfaire aux besoins d’enseignement des sciences naturelles[43]. « En plus de remplir ses fonctions de professeur et de bibliothécaire, Laverdière publia plusieurs recueils de cantiques profanes et religieux et laissa une oeuvre historique considérable, non par la quantité mais par la qualité des publications auxquelles son nom reste attaché[44].» Sous son influence, la bibliothèque de l’Université Laval diversifie la composition de son corpus et connaîtra une croissance considérable pour atteindre cinquante mille ouvrages en 1869[45].

Les activités scientifiques menées par plusieurs prêtres professeurs du Séminaire de Québec contribuent également à l’enrichissement de la bibliothèque par les collaborations et les échanges qu’ils entretiennent dans les réseaux et les cercles catholiques et par les participations aux associations scientifiques et aux instituts auxquels ils sont liés. Les traces des activités de recherche et d’enseignement des abbés Louis-Ovide Brunet (1826-1876) en histoire naturelle, de Joseph-Clovis-Kemner Laflamme (1849-1910) en physique et en géologie, de Thomas-Étienne Hamel (1830-1913) en mathématiques[46], pour n’en nommer que quelques-uns, sont encore présentes dans la collection de la bibliothèque, soit par les ouvrages dont ils sont les auteurs, soit par ceux issus de leurs bibliothèques personnelles, repérables et identifiables grâce à leurs ex-libris (apparaissant sous la forme d’une signature manuscrite, d’un tampon encré ou d’un sceau), par les ex-dono (révélés par une inscription ou une étiquette formelle de donation à un tiers), ou encore par les dédicaces d’auteurs présentes dans ces ouvrages. Autant de traces tangibles venant dessiner les divers réseaux d’action, d’influence et de sociabilités, personnels et scientifiques, souvent de niveau international, auxquels ces prêtres appartiennent.

Cette écologie des connaissances transmises par le médium qu’est le livre, acquises puis retransmises par ces acteurs et dont témoignent les ouvrages de la bibliothèque, permet, d’une part, de constater la construction d’un savoir savant à l’Université Laval et, d’autre part, d’en connaître la diffusion à travers les activités didactiques de l’institution, qui sont pour plusieurs offertes au grand public. « Par ses cours publics, par ses musées, par ses spectacles et ses concerts, elle [l’Université Laval] ouvre une fenêtre sur le monde et fortifie la vie de l’esprit. Les conférences publiques ont plus d’ampleur qu’il n’y paraît[47]. »

L’institution, à l’instar du monde catholique, est sensible aux idéologies hétérodoxes, doxiques ou libérales, voire socialistes et communistes qui fluctuent et circulent par vagues successives au fil des décennies. L’importante section des livres mis à l’index dans cette collection[48] illustre la présence de ces divers courants de pensée ainsi que du rôle de régulateur social et moral joué par le Séminaire de Québec depuis le début de la colonie. La bibliothèque se présente conséquemment comme une composition antinomique avec, d’une part, la présence des livres indispensables à l’acquisition des connaissances académiques et morales et, d’autre part, la conservation[49] d’ouvrages formellement prohibés par l’Église catholique. Ces livres, interdits de consultation, nécessitaient une permission spéciale de l’évêque pour celui qui souhaitait en prendre connaissance. Le millier de monographies et de brochures censurées de cette section de la bibliothèque identifiée sous le terme d’« Enfer » attestent non seulement de la censure exercée pendant plusieurs siècles pour des raisons doxiques et morales, mais également de l’hétérodoxie et des idéologies hérétiques circulant à différentes époques, des auteurs proscrits et des réseaux intellectuels dissidents, du commerce clandestin autour de ces ouvrages, des propriétaires lecteurs dévoilés par les signatures qui ornent les pages, dont plusieurs membres du clergé, du moins ceux autorisés à lire les titres condamnés par Rome. Plusieurs de ces volumes portent, dans leur matérialité même, les marques, les annotations et les excisions portées par la main du censeur[50]. Ces traces dévoilent, entre autres, les tentatives de désappropriation par la rature et le retrait des noms des propriétaires ainsi que le rituel de réappropriation par l’apposition du sceau du Séminaire de Québec venant neutraliser le pouvoir du livre interdit en le reléguant à une mise à l’écart étroitement contrôlée.

Conclusion

Occupant tout un module à l’entrée de la réserve des livres anciens du Musée de l’Amérique francophone, des volumes de format in-quarto sont alignés, quelques-uns rassemblés par une ficelle de coton. Certains se présentent dans leur reliure d’origine en parchemin ou en cuir, souvent usée par la manipulation de nombreux lecteurs, mais la plupart ne portent que la couverture de papier des ouvrages brochés. Ces rayonnages contiennent, en fait, des exemplaires des premiers journaux édités à l’époque de Louis XIV. Ce corpus, dont l’étude demeure à réaliser, illustre la diffusion journalistique entre la France de l’Ancien Régime et le Nouveau Monde. On y retrouve, entre autres : le Mercure François[51], le Mercure de France[52], le Mercure Galant[53], Le Journal des savants[54], ce dernier titre s’adressant aux lettrés et s’investit « dans une reconnaissance des travaux savants comme dans leur diffusion[55] ». La vocation médiatique des Mercure vise plutôt à informer et divertir le public français et celui des colonies sur les nouvelles de la Cour et les événements mondains ou littéraires. Ainsi, dans son édition de décembre 1708, le Mercure Galant annonce à son lectorat que « Messire François de Laval, de la Maison de Laval, premier Evêque de Quebec dans la Nouvelle-France, mourut à Quebec le 6 mai dernier, au commencement de sa 86 année[56] ». Il est intéressant de constater que ce périodique porte l’inscription manuscrite du Collège des Jésuites de Québec, accompagnée d’une date d’inventaire (1720) certifiant la présence de cette revue sur le territoire à cette époque. L’existence de ces journaux dans les collections des bibliothèques des Jésuites et de celles du Séminaire de Québec traduit l’intérêt manifeste des habitants du territoire pour les nouvelles et les actualités européennes. De futures études possibles permettraient, entre autres, d’évaluer la teneur et la couverture médiatique des nouvelles en provenance de la colonie dans les premiers journaux de France.

La bibliothèque du Séminaire de Québec témoigne des actions consacrées à la construction d’une pensée théologique et morale catholique, aux activités intellectuelles liées à la recherche et à l’enseignement et à l’expression d’une culture française en Amérique. La vision éducative du séminaire a toujours considéré l’acquisition de livres selon l’aspect informatif ou pédagogique lié à leur contenu, et non dans une intention de collectionnement ou d’entreprise bibliophile. Les atlas distinctifs du cartographe néerlandais Johannes Blaeu, l’édition originale de l’Histoire naturelle, générale et particulière (1749-1889) du naturaliste Buffon ou la correspondance éditée sous reliure de parchemin des Relations des Jésuites étaient mis au service des étudiants et utilisés pour remplir la mission première de l’institution : l’enseignement et la transmission des connaissances.

La bibliothèque des livres rares et anciens du Séminaire de Québec représente ultimement une exceptionnelle collection révélatrice de la polysémie du livre (voir image 6) : des pratiques, des usages, des représentations[57], des productions, des échanges et des réceptions d’un corpus se voulant encyclopédique et constitué de manière cohérente et en continu sur plus de trois siècles d’existence. Que ce soit dans l’étude des contenus de chacun de ces ouvrages ou encore dans la considération matérielle du support de l’écrit composant la dualité du livre, les multiples niveaux de sens offerts par ce patrimoine livresque méritent qu’on s’y attarde, qu’on les interroge et qu’on les diffuse, tels des miroirs de notre mémoire collective et identitaire.