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La réflexion sur la théorie de l’action et l’éthique dans la philosophie contemporaine redonne à l’imagination une place singulière et inédite. Sans nécessairement aller jusqu’à développer l’idée d’imagination morale, elle explore la fécondité de l’idée d’imagination en morale.[1] Cette valorisation renouvelée tient pour une bonne part à l’hypertrophie de la rationalité instrumentale qui bride la créativité pratique des actrices morales et acteurs moraux, leur imposant le poids grandissant des normes et des procédures dans une logique de contrôle et de maîtrise, méconnaissant les pratiques de soin comme formes de coopérations sociales. Lorsque les actrices et acteurs sont réduit.es au rang d’agent.es, elles et ils deviennent comme des « idiots rationnels ».[2] Inversement, l’imagination morale conçue comme faculté du possible pratique mobilise les capacités d’initiative et enrichit la prise en compte des liens fragiles et de la texture morale des relations humaines. Cette reconnaissance de l’importance de l’imagination en morale vient de ce qu’il est trop court de ne faire de celle-ci qu’une « folle qui se plait à faire la folle » selon la fameuse expression de Malebranche. En effet, l’imagination a longtemps été disqualifiée par une théorie de la connaissance qui n’y voyait qu’une faculté donnant au mieux du vraisemblable et non du vrai, et par une théorie de l’action qui n’y trouvait qu’une forme de déni du réel. Prenant leurs distances avec ces idées, de nombreuses pensées contemporaines ont pour ambition de parvenir à démontrer que l’imagination peut augmenter notre connaissance morale. Si la morale est l’affaire de la raison, elle est aussi celle de l’imagination.

Singulièrement, ce champ d’analyses est investi par la psychologie morale et par des pensées voulant renouveler la question éthique du lien social. La psychologie morale veut éclairer en quoi la connaissance morale se trouve enrichie par la compréhension imaginée d’une situation.[3] Elle a pu ainsi mettre au jour trois traits majeurs de cette activité imaginative : la prise de perspective (envisager le point de vue d’une autre personne sur la situation), le recadrage (voir différemment tel élément d’une situation), la comparaison (faire contraster la situation réelle avec une situation possible : la simulation). Philosophie du care, du soin ou de la sollicitude font ainsi leur, quoique diversement, la reconnaissance de ce rôle. Dans leur réflexion sur le raisonnement moral, critique d’une approche rationaliste stricte, les théories du care et les philosophies travaillant à une compréhension plus riche de la raison pratique se sont ainsi attachées à mettre en valeur l’importance éthique de la prise de perspective de l’autre. Elles se sont concentrées à cette fin sur le travail de l’imagination.

Nous voudrions ici faire entrer en discussion trois perspectives théoriques qui se sont appropriés la question de l’imagination en morale. Il s’agira de montrer combien cette dernière contribue à intensifier notre responsabilité à l’égard des formes de vies vulnérabilisées. Elles permettent d’élaborer une éthique du care, voire une philosophie de la sollicitude. Elles contribuent également à faire ressortir l’originalité de ce thème dans la sagesse pratique au sens de Ricoeur. Nous nous arrêterons plus particulièrement sur trois pensées pour lesquelles la sollicitude/le care est une catégorie importante. On les trouve chez Carol Gilligan (Une si grande différence, chapitre 2, « Les rapports avec autrui. Des images différentes[4] »); Martha Craven Nussbaum (La connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature[5]) et Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre, 7e étude, « Le soi et la visée éthique »).[6] Un tel regroupement est justifié par le partage d’une critique de la rationalité instrumentale, une valorisation de l’importance des sentiments dans la vie morale et la volonté de dépasser les « frontières » traditionnelles entre sentiment et raison, entre déduction et induction. C’est ce que l’imagination contribue à faire.

Sans assimiler les éthiques du care à celle de la vertu[7], l’attention portée à d’autres mobiles de l’action que les seuls arguments rationnels, ainsi que la considération pour le désir et le bon avant le bien autorisent à jeter un pont entre l’éthique du care, faisant entendre une « voix différente », et d’autres traditions philosophiques. Si la psychologie morale de Gilligan ne se reconnaît pas dans l’éthique des vertus, Nussbaum est une spécialiste de la pensée grecque et d’Aristote, et la teneur de la 7e étude de Ricoeur, manifestement aristotélicienne, mobilise à nouveaux frais l’idée de sollicitude. Toutefois, ces trois auteur.es ont en commun de ne pas se satisfaire de la seule perspective déontologique qui met l’accent sur la règle, sur la dimension normative du principe, pour penser la vie morale et la décision éthique. Il appartiendrait à l’imagination éthique de prendre la mesure de la complexité des situations morales et d’en suivre les variations subtiles[8], afin de prendre soin de formes de vies rendues invisibles ou d’existences vulnérables. Il s’agira principalement d’éclairer le lien entre visée éthique et vision en imagination, d’examiner comment une visée trouve à s’élucider et à se supporter par une vision.

La mise en série de ces trois pensées sur l’imagination en morale peut surprendre. De fait, il est une différence de point de départ entre ces trois auteur.es. La première est une psychologue féministe, la seconde est helléniste, philosophe politique libérale, enfin le troisième est penseur d’une raison pratique dans un esprit kantien à partir de l’herméneutique phénoménologique. Toutefois, en plaçant les travaux de Nussbaum entre ceux de Gilligan et de Ricoeur, travaux qui ont donné à la narrativité une place majeure en éthique, émergent de façon croissante des thèmes décisifs pour une éthique de la sollicitude et une redéfinition de l’économie de la raison pratique autrement qu’à partir du modèle de l’application de la Loi[9] et de la seule autonomie, sans la vulnérabilité. Pour ces auteur.es, il s’agit de redonner place, d’une part, à la singularité du contexte de vie mobilisant une situation morale, et d’autre part, au rôle actif reconnu à l’imagination comme ce qui nous rend capables d’une ouverture à l’autre et à son point de vue. La question du contexte est exprimée par la nature contextuelle de la morale[10] chez Gilligan, la fragility of goodness[11] chez Nussbaum et la sagesse pratique (agir phronétique) nourrie de mimesis chez Ricoeur. L’importance reconnue à l’imagination est exprimée par les images différentes chez Gilligan, l’ouverture de la description morale par la narration littéraire liant émotion et vie morale chez Nussbaum, enfin l’imagination éthique chez Ricoeur.

Allant du care à la sollicitude, nous retiendrons ainsi deux axes de lectures. Le premier axe ira du psychologique contextualisé vers l’éthique philosophique pensée comme mise à plat d’une sagesse pratique. Si le care est un contextualisme, le projet de Ricoeur relève quant à lui d’une herméneutique des (con)textes, Nussbaum plaidant, en s’appuyant sur le rôle de la littérature, pour une compréhension raffinée des possibles et des contextes incommensurables. C’est une théorie de la narration qui assure la prise en compte d’une attention fine et soutenue à la complexité de la situation. Cette théorie démontrée chez Gilligan et formalisée par Nussbaum autour de la fonction descriptive du roman sera reprise dans une réflexion plus générale sur la mimesis et le récit dans la sagesse pratique chez Ricoeur. Le second axe ira de la critique du sujet exalté au nom d’une autonomie relationnelle par les théories du care vers une philosophie du sujet blessé par de l’autre que soi (dimension d’intensification du rapport à soi et d’ouverture à de l’autre engagée dans l’expérience de l’imagination), en passant par un sujet autonome et individuel, mais vulnérable chez Nussbaum. Il y apparaît que, de Gilligan à Ricoeur, la portée donnée à l’imagination éthique dans la raison pratique s’approfondit puisque progressivement, l’imagination en morale est tout d’abord conscience de la variation du sens de la règle et de l’agir dans les pratiques effectives (Gilligan mesure ces variations dans le test d’Amy); mais elle est aussi une manière d’idéalisation de ce qu’est la vie bonne par le rôle qu’y joue la visualisation narrative (Nussbaum) pour enfin renvoyer ultimement l’imagination au rang de ce qui rend raison du dynamisme moral (Ricoeur) au coeur de la raison pratique.

Gilligan : la puissance critique de l’imagination en morale

La formulation de l’éthique sous l’angle du soin est relativement récente en philosophie morale. Elle est la reprise contemporaine d’une problématique plus classique liée à la relation à autrui et à sa texture. Mais en sécularisant le thème de la miséricorde (étymologiquement éloge du « coeur ») ou de la charité, et en s’éloignant de la dimension métaphysique attachée à la sollicitude ou du thème phénoménologique de la sollicitude devançante (Fursorge du Sein und Zeit de Heidegger), les éthiques et politiques du care métamorphosent radicalement l’analyse éthique. Les travaux de Gilligan, les premiers, ouvrent la voie aux éthiques du care redéployant le thème de la sollicitude (Ethics of care, care ethics)[12], reconnaissant un rôle majeur à l’imagination, notamment littéraire. Trente ans après, la dernière publication majeure de Gilligan, The Deepening Darkness[13], continue de démontrer la fécondité de cette recherche, l’analyse de grandes oeuvres littéraires montrant plusieurs voies pour résister à l’idéologie patriarcale, qu’elles soient religieuses, politiques, psychologiques ou artistiques. Elle questionne ce qu’il en est de la structuration du rapport à l’autre lorsque s’intériorise ou se met en oeuvre la perte de l’imagination du semblable. De fait, l’étude des effets des stéréotypes de genre sur les rapports inégaux, voire de domination entre sexes (relations conjugales ou familiales), mais aussi en politique dans les formes multiples du patriarcat (la procréation pour les femmes, l’obligation militaire pour les hommes) révèle la perte de la fonction d’ouverture à soi et à l’autre en ce qui a trait à l’imagination. L’imagination vient ouvrir ce que les stéréotypes intériorisés fixent et figent.

Le livre séminal de Gilligan a connu deux traductions françaises dont la différence doit étonner. Nous y faisons référence parce qu’elles conditionnent théoriquement la mise en relation des travaux de Gilligan à ceux de Ricoeur. Leur différence est révélatrice de la pénétration des théories du care dans la pensée continentale depuis une dizaine d’années. La seconde est traduite et présentée à l’intérieur du courant analytique et pragmatiste très opposé à la philosophie continentale du sujet jugée trop métaphysique, universaliste et abstraite. Elle creuse ainsi l’écart entre les concepts de care et de sollicitude devenus les représentants de « continents conceptuels » séparés. Il apparaît alors que l’on dit care pour ne pas dire soin et/ou sollicitude. Dire que le care ne se réduit pas au soin va au-delà de la confusion qu’entraîne le mot « soin » en français, là où l’anglais distingue entre care (prendre soin) et cure (faire des soins). Ainsi la seconde traduction s’intitule-t-elle Une voix différente : pour une éthique du care[14], le sous-titre infléchissant l’interprétation en une perspective de care. Le refus de traduire le mot care semble s’expliquer par une prise de distance avec ce que l’idée de sollicitude, présente dans la première traduction, porte comme héritage « charitable ». La réception française de la philosophie du care a notamment été marquée par la publication de l’ouvrage Qu’est-ce que le care?[15] dirigé par Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman. Choisir de ne pas traduire care a une fonction argumentative stratégique, du moins si on l’analyse à partir du concept wittgensteinien de jeu de langage. À l’instar du canard-lapin de la psychologie de la forme (Gestalt), le mot care, par l’écart différenciant qu’il instaure dans le langage qui sert à dire le monde, en renouvelle l’intelligence et la compréhension. Une autre manière de dire le soin est ainsi une autre manière de le penser, éclairant la fabrique sociale de l’aveuglement sur les pratiques de care.

Tout comme Wittgenstein, elle [Gilligan] ne l’utilise pas pour introduire un relativisme des perspectives morales mais plutôt pour indiquer : 1) la possibilité de changer de point de vue; 2) la tendance que nous avons à ne voir qu’un aspect à tel moment; 3) l’importance du contexte, pas seulement présent mais passé (l’expérience antérieure du sujet). […] Les éléments de vocabulaire éthique n’ont de sens que dans le contexte de nos usages et d’une forme de vie, ou plutôt prennent vie sur l’arrière-plan qui « donne aux mots leur sens ». Le sens […] est inscrit et perceptible seulement sur l’arrière-plan dynamique de la pratique du langage, qui se modifie par ce que nous en faisons.[16]

Prendre soin des mots est déjà une manière de care, et cette approche en est une interprétation possible. Il s’ensuit que le sens du care ici, en insistant sur les contextes, se déprend du discours promouvant des principes universalistes, et incite à imager et imaginer autrement sa propre expérience et celle de l’autre, même si au sein du care un courant plutôt centré sur les sentiments et la relation de face à face (Gilligan), et un autre plutôt centré sur les pratiques d’émancipation sociopolitique (Tronto).[17] Le care veut donner au souci des autres une visibilité et une reconnaissance politique.

Dans cet esprit, et plus précisément, care ne veut dire ni soin avec ce que cela suppose d’intentionnalité propre à l’éthique des vertus (vouloir prendre soin), ni soin au sens restreint et technique de l’agir médical, ni sollicitude si ce mot renvoie à une conception hautaine de l’autonomie qui ferait du souci pour autrui une forme de condescendance (la charité des charitables). Care signifiera attention relationnelle et contextuelle à l’égard de la vulnérabilité engagée pragmatiquement dans des pratiques. Ces pratiques de soins ne sont pas exclusives au champ sanitaire. Elles sont mobilisées dans les relations familiales, les formes de coopération sociale comme le travail, ou dans l’agir environnemental dans des pratiques de ménagement. Pourtant, il faut observer que le livre de Gilligan s’achève explicitement, dans la première traduction française, sur une « éthique de sollicitude » en complément d’une éthique de justice fondée sur le principe d’égalité. « Si l’on se met à l’écoute de la voix différente des femmes, on découvre la réalité d’une éthique de sollicitude : elles nous disent quel est le rapport entre la relation avec autrui et la responsabilité, et comment l’origine de l’agression est une déchirure de la trame des relations humaines ».[18] La considération du prendre soin dans la compréhension du comportement moral permet de repenser les concepts de sollicitude et d’autonomie (autonomie relationnelle ou dans la dépendance[19]) et d’insister sur le rôle qu’y joue l’imagination. En quoi l’imagination en morale est-elle une composante décisive dans l’élaboration du jugement moral ou de l’appréhension d’une situation morale?

Les analyses de Gilligan, avec des méthodes différentes de celles de Nussbaum et de Ricoeur, travaillent sur la fonction émancipatrice des récits. Dans le cadre d’une poétique de l’action, leurs « variations imaginatives » (selon le mot de Ricoeur) explorent d’autres possibles pratiques, et par là résistent aux normes sociales. Dans la lignée des approches psychogénétiques de Jean Piaget, puis de Lawrence Kohlberg qui fut son collègue, Gilligan mène des enquêtes en psychologue. Son travail théorique, nourri d’expériences empiriques, ne cherche pas à mettre au jour l’imagination comme un transcendantal. Si pour les philosophes, la question du souci pour autrui doit dépasser le problème du solipsisme, pour la psychologue le souci d’autrui n’est pas à déduire, mais est une donnée de fait. Être c’est être en relation, en interrelations. Là où à la suite des analyses d’Edmund Husserl consacrées à la constitution d’autrui, la question de l’alter ego peut être cherchée dans un transfert analogique et dans une entreprise à visée fondatrice, les travaux de Gilligan se concentrent sur des enquêtes de psychologie expérimentale visant à élucider l’intrapsychique (Freud) et l’interpsychique (Kohlberg). Ces enquêtes ont une visée féministe, voulant faire entendre les voix des femmes et des filles (et non seulement celles des hommes et des garçons, prises pour normes de l’humanité) comme chaque fois singulières dans la formation du jugement moral.

En somme, la sollicitude ou le soin ne désignent pas la même réalité puisque pour Gilligan le care relève de pratiques de soins effectives (taking care) que l’on peut décrire et détailler – afin de mettre au jour la réalité des donneuses et donneurs de soins rendu.es invisibles ou humilié.es (Tronto 1993) par le biais d’une critique sociale exigeant reconnaissance –, alors que pour les philosophies transcendantales l’enjeu est d’approfondir la compréhension éthique du pour autrui et de fonder cette dernière, ne reprenant pas nécessairement à leur compte les thèmes féministes. Néanmoins, on notera la congruence entre les travaux des philosophes et ceux des psychologues dans l’exploration d’un changement de paradigme propre à un moment du soin. Elle relève d’une anthropologie de la vulnérabilité affectée par le souci de l’autre et d’une attention aux relations. Psychologues et philosophes critiquent une conception autarcique ou atomiste du sujet que soutiennent le néolibéralisme et une rationalité instrumentale; les premiers travaillant sur l’importance de l’intrapsychique et de l’interpsychique, et les seconds en direction d’une ontologie relationnelle ou d’une pensée du soin et de la reconnaissance.

À la différence de Piaget et de Kohlberg, l’originalité de Gilligan porte sur le rôle à nouveau reconnu à l’imagination en morale. Cette dernière n’est pas pour Gilligan un reste archaïque dans le cadre de la psychogenèse et de la constitution du jugement moral mature, mais permet d’autres perspectives et formes de raisonnement moral, « une autre voie/voix » plus axée sur la sensibilité et l’attention à soi et à autrui. « Comme la panoplie d’images ou de métaphores dont on se sert pour décrire les relations avec autrui façonne le compte rendu du développement humain, l’inclusion des femmes entraîne un changement d’images et implique une modification de l’ensemble de la théorie ».[20] Sans aller jusqu’à dire qu’il y aurait une éthique en animus (déontologique) et une autre en anima (téléologique), il est question pour Gilligan de prêter attention au climat affectif, à l’ambiance imaginative au sein de laquelle se déploie la vie morale. Ainsi en est-il de la méthode d’écoute clinique qu’elle a développée, en partie inspirée par Freud, Piaget et Kohlberg.[21]

On peut ainsi penser qu’elle ravive les débats entre Jean Piaget, Ferdinand Gonseth et Gaston Bachelard à propos du statut de l’imagination et de l’image, revisitant également les travaux de Freud, ce qui la rapproche de Ricoeur.[22] Pour une théorie de la créativité psychique générale comme l’est celle de Bachelard, l’image n’est pas un résidu infantile du développement moral, le symptôme d’un arrêt immature dans la constitution du sujet moral qui devrait idéalement être capable de jugements rationnels impartiaux. Elle est plutôt porteuse d’une voie exploratoire singulière, ce qui exige, à la différence des recherches psychogénétiques, de concevoir le développement de l’enfant et du jugement moral non pas comme linéaire, mais comme ramifié.[23] Or, l’une des contributions majeures de Gilligan consiste à observer pour le critiquer que le modèle rationaliste de la délibération éthique se concentre essentiellement sur une conception linéaire et intellectualiste de cette dernière. Ce modèle présuppose que la conclusion d’un jugement moral proviendrait pour l’essentiel d’un calcul logique, d’un processus de réflexion et de raisonnements tel qu’un développement psychologique plénier de la capacité morale (les six stades de Kohlberg) devrait aboutir à un raisonnement impartial, capable d’universalisation, d’une maîtrise des normes et principes en usage et d’une conscience de la réciprocité des obligations morales. C’est ce présupposé qu’il convient de discuter et de remettre en cause pour Gilligan. Il ignore – ou du moins ne tient guère compte de – l’importance des affects, des images, des intuitions qui peuvent contribuer à enrichir le raisonnement moral et lui fournir d’autres sources.

Amy [la jeune fille soumise au dilemme de Kohlberg] ne conçoit pas le dilemme comme un problème mathématique mais plutôt comme une narration de rapports humains dont les effets se prolongent dans le temps. […] Sa vision du monde est constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des systèmes de règles. [24]

En somme, si l’on veut préciser l’apport de l’éthique du care de Gilligan, dont cette citation est selon nous le concentré, on mettra au jour plusieurs traits majeurs. Cette éthique est un contextualisme qui, plutôt que l’affirmation de grands principes, valorise, dans le dilemme éthique, la compréhension relationnelle de ce qui s’y engage. Cette attention aux relations augure d’une reconfiguration du thème de la vulnérabilité comprise comme capacité à se laisser affecter par l’autre, et non comme défaut d’autonomie.[25] En se distanciant du rationalisme, sans bien sûr céder à l’irrationnel, Gilligan s’intéresse à des pratiques plutôt qu’à la raison pratique. Elle met l’accent de l’analyse sur des pratiques de soin, dans leur effectivité, plutôt que de partir en quête abstraite d’une conception renouvelée de la raison pratique. Dans le type d’intelligence qu’elle déploie, elle substitue une approche compréhensive aux méthodes expérimentales qui expliquent et quantifient (les statistiques dans la réponse au dilemme de Kohlberg). Sans tirer trop vite l’enjeu du côté d’une épistémologie herméneutique des sciences humaines, on observera que l’éthique du care s’oriente moins en direction d’une intelligence qui décode (la recherche binaire d’indicateurs) qu’en faveur d’une intelligence qui déchiffre. Elle tire moins du côté de la classification que du côté de la narration. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le dilemme moral soit présenté par Gilligan à partir de petits récits (« narration de rapports humains ») qui invitent à imaginer et reconfigurer la situation. L’exploration figurative que permet la narration est ce qui prépare à imaginer d’autres réponses aux dilemmes. L’écart que le récit installe (l’exode du texte, dira Ricoeur[26]) comme médiation à l’égard de la situation ouvre cette dernière à des interprétations multiples, offrant la possibilité d’une prise de perspective ouverte au point de vue de l’autre. Cette part faite au récit, abondamment mobilisé par Gilligan tant ses références à la littérature (Ibsen, Joyce, Tchekhov, Woolf, par exemple) élaborent des liens entre éthique, métaphore et narration prendra la forme d’une philosophie morale de la littérature chez Nussbaum et trouvera son incidence éthico-esthétique explicitée chez Ricoeur dans les concepts d’identité narrative et de triple mimèsis.

Enfin, dernier trait, Gilligan pointe le rôle subversif qu’a l’imagination comme capacité de se distancier des approches interprétatives dominantes qui brident les pratiques dans des carcans logicistes et des « images » ou stéréotypes (l’image de la hiérarchie, des rapports de domination patriarcale et des inégalités dans les relations humaines). « Être incapable d’imaginer une réponse qui n’appartienne pas au système philosophique et moral de Kohlberg[27] », c’est être bridée dans sa capacité d’innovation pratique et ses capacités relationnelles. Or l’imagination en morale est précisément ce qui tient à cette capacité de nous arracher à des contextes prédéterminés (les imaginaires réducteurs, genrés, stéréotypés) en en modifiant la perspective, et ce faisant de poser le dilemme moral ou l’expérience morale d’une tout autre façon, en envisageant la perspective de l’autre. L’imagination est ainsi cette disponibilité à prendre soin de ce qui fait la consistance du monde humain comme monde de relations. L’attention à l’imagination en morale enrichit le raisonnement moral logiquement construit, par des images, des affects ou des sentiments, c’est-à-dire une dimension sensible, la prise de conscience de la discrète consistance des relations mutuelles de soins qui font la texture du monde humain, qui élaborent l’immense trame humaine [comme] structure d’interdépendances.[28]

Nussbaum : imagination et littérature

C’est en raison de la place accordée à l’imagination et non de leur conception divergente de l’autonomie que nous rapprocherons les travaux de Nussbaum et ceux de Gilligan et Ricoeur. En effet, l’éthique libérale de l’autonomie de celle-là ne pense pas qu’il faille, pour valoriser la contribution des femmes ou des personnes vulnérables, céder le pas à une éthique de la vulnérabilité propre à l’idéal du care.[29] Spécialiste d’Aristote, c’est en partant de la philosophie de ce dernier que Nussbaum réintroduit et thématise le rôle des émotions et de l’imagination dans le cadre de la sagesse pratique, rôle exploré par les théories du care à partir d’une approche analysant les liens sociaux genrés. Ce faisant, un déplacement s’opère de la psychologie morale et de la critique sociale à un cadre conceptuel concernant la nature du syllogisme pratique, avant d’en venir chez Ricoeur à la nature de la raison pratique. Nussbaum critique l’intellectualisme et le déontologisme moral :

Souvent s’appuyer sur les pouvoirs de l’intellect peut en réalité constituer un obstacle à la véritable perception morale et entraver ses réactions. […] Le Créon de Sophocle, fasciné par son effort théorique pour définir tous les soucis humains en termes d’efficacité pour la production du bien-être social, ne perçoit même pas ce qu’il sait pourtant en un certain sens, à savoir qu’Hamon est son fils. Il prononce les mots; mais il ne reconnaît pas véritablement le lien – jusqu’à ce que la souffrance de la perte le lui révèle.[30]

À la différence de Gilligan, Nussbaum fait épistémologiquement le choix explicite de convoquer la seule littérature, mettant de la sorte au jour la limite de l’enquête psychologique, et précisant la méthode propre à la délibération éthique.[31] Ce qui est en question porte sur la différence entre une vignette clinique, ou la construction théorique d’un cas ou d’un dilemme, et un récit. C’est là le vieux problème kantien du statut de l’exemple en morale. Que montre l’exemple? Il est pris entre l’exemple-illustration (Beispiel) et l’exemple-expression (Exampel), entre l’exemplaire et l’exemplarité, idée que reprendra Ricoeur dans sa réflexion sur une éthique du témoignage.[32] Pour Nussbaum, on trouve dans la littérature une expression complexe et ouverte du dilemme éthique là où l’enquête qualitative que construit la psychologie morale demeure relativement fermée. Ce que Gilligan avait découvert dans la réponse inventive d’Amy au dilemme de Heinz se déroulait dans le cadre contraint d’une enquête psychologique dont on ne discute d’ordinaire pas les présupposés, mais que la sollicitude d’Amy mettait au grand jour. Le questionnaire bride l’imagination des actrices morales et acteurs moraux en les enfermant dans des dilemmes dont on attend une solution mesurable. Or le dilemme ainsi construit, qui inspire la théorie des jeux en économie et un modèle utilitariste fruste du raisonnement moral, est une caricature de la délibération morale qui en délaisse la complexité, les nuances et la dimension de découverte, d’innovation pratique. C’est pourquoi, pour sortir du dilemme, Nussbaum élabore une théorie de la narration attentive à la portée éclairante de la description narrative, mais à partir de l’individu pris en situation.

Les exemples, qui esquissent les situations de manière schématique, indiquent aux lecteurs ce qu’ils doivent remarquer et trouver pertinent. Ils leur présentent une description dont les caractéristiques morales sont bien en évidence. Ce qui signifie que l’essentiel du travail moral est déjà fait, que le résultat est « tout cuit ». Les romans sont plus ouverts, ils montrent au lecteur ce que c’est que de rechercher une description adéquate et pourquoi une telle recherche importe. [33]

De là à dire que les éthiques déontologiques relèvent d’une morale close et les éthiques de la vertu d’une morale ouverte, il y a un pas que nous ne franchirons guère, mais nous constaterons que la narration romanesque maintient ouvert ce que la synthèse déductive vient clore trop vite.

Il convient toutefois ici de marquer une différence. Si les théories du care valorisent l’importance de la narration comme une forme d’alternative à la rationalité qui préfère la division et la classification, elles ne le font pas à partir d’une théorie de la narration, mais en déployant une conception relationnelle de l’autonomie attentive à la dimension constituante des liens. C’est là une différence majeure avec Nussbaum, philosophe libérale, qui en ce sens ne peut être envisagée comme une théoricienne du care, même si sa position se nuance un peu aujourd’hui.[34] Sa conception de la narration s’appuie sur cette unité de base qu’est l’individu qui raconte et non pas sur sa dimension relationnelle. Dans sa théorie politique, seul l’individu a explicitement un statut moral (non les relations, la famille, les nations, etc.). Elle écrit ainsi que « the family as such has no moral standing… it is persons who have moral standing[35] », ou bien encore : « an emphasis on individual rights and entitlements, far from removing opportunities for love and care, would seem essential in order to promote more fruitful and less exploitative styles of caring.[36] » Si les êtres ne sont jamais des « agent.es désincarnés », elles et ils demeurent selon elle des « individus ».

La valorisation méthodologique de la narration dans la description d’une situation morale suppose elle-même une prise de distance avec les approches morales déontologiques, tellement soucieuses d’universalité qu’elles négligent la dimension d’interprétation – d’herméneutique de soi dira Ricoeur – engagée dans la recherche de la vie bonne et confrontée à la chair complexe des situations relationnelles, comme le révèle l’exemple de Créon évoqué par Nussbaum. Si « Toute vie est un travail d’interprétation, toute action exige de voir le monde comme tel ou tel ».[37] Les relations entre éthique et esthétique sont majeures chez Nussbaum, justifiant l’idée d’une philosophie du style en morale. L’enjeu est bien de lutter contre l’affirmation du caractère décoratif de l’esthétique en ces matières éthiques. Nussbaum n’est pas phénoménologue et ne cherche pas sous la dimension pathétique de la littérature une phénoménologie du sentir, du pathique qui rend présent.e à la présence de l’autre. Pour cette raison, elle ne creuse pas le rôle approfondissant de la poésie à la manière de Bachelard ou de Henri Maldiney. Elle privilégie, comme le fait Ricoeur, le roman et sa mise en récit du temps, plutôt que la poésie et la force amplifiante de l’image. Ce faisant, il s’agit de délaisser une philosophie de la représentation, sans adopter une philosophie de la présence/présentation, en travaillant à la force éthique d’une poétique. Rejoignant en cela les analyses de Gilligan, Nussbaum observe que,

la littérature a souvent fait l’objet d’une thèse selon laquelle elle aurait une valeur instrumentale et communiquerait des vérités qui pourraient en principe être établies sans elle, pour un esprit plus mûr […] elle défend que tout style est en lui-même une thèse : un style théorique abstrait, comme tout autre style, avance une idée sur ce qui est important ou non, sur les facultés du lecteur qui sont importantes ou non pour la compréhension. […] La seconde thèse est que pour une famille de conceptions, une narration littéraire d’un type particulier est le seul type de texte capable de les exprimer pleinement et adéquatement, sans contradiction. [38]

En somme, la littérature n’est pas que la littérature! En matière d’éthique, la forme est le fond, si l’on entend par là que la narration, à l’écoute de la complexité et des singularités est une forme rendant attentive et attentif à ce qui cherche à se vivre sur le fond. Cet intérêt pour le style, par le biais du roman, suppose une philosophie de l’imagination. Il prépare une philosophie de l’action à l’écoute des styles de l’agir, comme y invitait Gilligan. Assez notablement, la philosophie de Nussbaum, comme celle de Ricoeur, n’en est plus une de la représentation qui place cette dernière sous la coupe de la seule intentionnalité d’un cogito, mais elle se refuse aussi bien à être une philosophie de l’image risquant d’être fascinée par la richesse foisonnante, mais sauvage de celle-ci. C’est la raison pour laquelle il s’agit plutôt de philosophie du symbole et de la métaphore, c’est-à-dire d’un travail discipliné de l’imagination, régulé par la médiation de la langue, du récit et de la culture. En somme, choisissant Aristote contre Platon, Nussbaum estime que là où Platon ne voit dans l’image qu’une vaine copie détournant de la réalité, Aristote convoque un autre usage de l’image. Il nous apprend l’importante puissance de la mimesis, la force de la poétique enrichissant notre compréhension, telle que la poésie sera en cela supérieure à l’histoire, y compris pour décrire une situation, car elle ne la duplique pas, mais la crée, la rend présente.

L’imagination délibérative, dans la dimension pratique, s’attache ainsi au caractère concret d’une situation, ne cherchant pas à aller du particulier vers le général, mais en creusant le particulier, pour faire apparaître des liens généralisables. C’est donc dire que ce travail peut jouer un rôle médiateur entre, d’un côté, les analyses de psychologie morale développées par Gilligan, où il apparaît que l’imagination fait varier la compréhension d’une situation pratique, en enregistre les variations en se rendant attentive aux pratiques effectives des donneuses et donneurs de soins, et d’un autre côté, celle de Ricoeur qui réinstalle le rôle de l’imagination dans le cadre d’une raison pratique et d’une philosophie du sujet fragile. En choisissant Aristote et sa poétique, Nussbaum ne travaille plus à penser l’imagination à partir d’une philosophie de l’imitation (l’image pensée à partir du couple modèle/copie dans la tradition platonicienne), mais à partir de la portée créatrice de l’imagination (la métaphore comme cette capacité à percevoir le semblable que Ricoeur commente très finement dans La métaphore vive.) En somme, la réflexion sur la narration autorise, sans ignorer les différences de méthode, un passage entre une philosophie du care et l’herméneutique du soi « avec et pour autrui » engagée dans l’éthique ricoeurienne de la sollicitude.[39] Ce que peut la littérature tient à ce qu’elle suit avec la nuance de l’image et l’intensité du sentiment ce que le concept est contraint de couper ou de trancher. Mais, rappellera Ricoeur, si l’on peut toujours lire la littérature sous l’angle de ce qu’elle éveille en nous d’éthique, elle n’est pas de l’éthique, car « la poésie ne procède pas conceptuellement[40] » et son discours ne se résume pas à celui de la philosophie.

Cette activité mimétique ainsi comprise permet de suivre avec subtilité l’agir moral en situation comme fragile, disponible à ce qui se donne. Nussbaum le place sous la rubrique de la fragilité du bien. Il s’agit là d’une formule heureuse dira Ricoeur[41], en raison même de sa dimension oxymorique. La fragilité n’est pas la faiblesse. Elle met l’accent sur la délicate attention qui caractérise l’éthique, faisant de la fragilité une disposition à se laisser affecter par la situation, et non une incapacité. La fragilité retrouve l’attitude de care qui met l’accent sur la vulnérabilité, avec cette nuance que la fragilité est un terme qui vaut pour la matière et la vulnérabilité pour des vivants ou des organismes. La fragilité oriente vers des éléments structurels de constitution, là où la vulnérabilité est une dimension pathique relationnelle plus dynamique. Cette fragilité de la bonté, formule plus juste que ce que suggère la référence au bien parce qu’elle tire du côté de l’éthique plutôt que de la morale, révèle, contre l’intellectualisme, l’importance du tragique dans l’action. Elle se distingue des analyses morales sous la loupe du bien et du mal. Elle n’oppose pas l’autonomie à la vulnérabilité comme le fait la culture de l’autonomie exaltée dans la raison pratique au sens kantien. La visée d’universalité de la loi morale en moi interdisait définitivement l’importance de l’attachement des relations à autrui, et la vulnérabilité en moi et au dehors de moi comme mobiles pathologiques. Nussbaum ne substitue pas à la morale de l’autonomie une éthique de la vulnérabilité, mais veut enrichir notre compréhension de la délibération morale. En ce sens, son interprétation de la sagesse pratique comme sagesse tragique est bien identifiée par Ricoeur, qui la suit sur ce point.[42]

Si chez Nussbaum, le rôle de la narration est justement de se faire attention au déploiement effectif des capacités[43] dans des réseaux relationnels qui leur donnent une consistance et en prennent soin – c’est ce qui l’amènera à se rapprocher de façon critique[44] des travaux d’Amartya Sen sur les capabilités, mais c’est une partie de son travail que Ricoeur ne connaissait pas –, chez Ricoeur elle conduit, avec la distinction entre l’agent.e rationnel.le et l’actrice ou l’acteur moral.e, à « une conception de l’agir enracinée dans l’anthropologie fondamentale ».[45] C’est cette dimension, placée sous la rubrique d’une anthropologie de « l’homme capable » et vulnérable, qui peut faire le lien avec les théories du care. L’humain.e des capabilités, qui suppose une « évaluation des situations » et une attention au caractère porteur et soignant de ces situations – (les donneuses, donneurs et pratiques de care) – sera réintégré.e dans une philosophie de l’humain.e capable. Cela se fait autour d’une réflexion sur le contexte de l’action (ne pas confondre les libertés abstraites avec des opportunités réelles), sur les motifs qui poussent à agir et sur les raisons d’agir qui ne sont pas toutes « des raisons », comme le suggère abstraitement, jusqu’à la caricature et à contrario, le modèle de l’homo economicus que critiquent Sen, Nussbaum et Ricoeur. Se mettre à l’école des théories du care pour une philosophie de l’homme l’humain-e capable implique de ne pas négliger le soin des capacités par les capabilités.

Prendre soin de la relation de soin consiste à donner un avenir à la vulnérabilité, à demeurer disponible à se laisser affecter par l’autre. C’est ce que n’a pas vu Créon dans la citation donnée ci-dessus. L’attention portée par les théories du care aux relations de soin a contribué à se méfier d’une conception exaltée de l’autonomie et à prendre en compte l’impact des émotions nous reliant aux autres dans le jugement moral en situation. Bien qu’elle ait été très critique de cette idée en raison de son ancrage libéral, Nussbaum nuance aujourd’hui son propos en parlant d’une autonomie dans la vulnérabilité[46] dans son analyse des capabilités (capabilities approach). Ce n’est pas un hasard si c’est en commentant le roman de Dickens Temps difficiles, marqué par la puissance figurative des images poétiques et leur force de déconstruction des stéréotypes, que Nussbaum en vient à écrire :

Il a toujours été difficile pour les philosophies fondées sur l’autosuffisance de la vertu d’expliquer pourquoi la bonté est importante. […] La conception morale du roman de Dickens, au contraire (comme celle de la plupart des romans réalistes et des pièces de théâtre classique) s’enracine dans l’importance profonde de la vulnérabilité de la vie humaine. […] l’absence de conscience de sa propre vulnérabilité peut facilement conduire à l’aveuglement social et à l’indifférence...[47]

De même, on peut finalement interpréter les capabilités comme des pratiques de soin permettant le déploiement des capacités par le souci, la sollicitude mobilisée dans les contextes de leur déploiement. Cela ouvre sur l’idée d’une politique de care au sens de Joan C. Tronto, qui conteste avec Nussbaum la conception libérale de l’autonomie qui revendique des droits libertés en se centrant sur l’autonomie individuelle, mais en négligeant les conditions effectives d’exercice de ces droits qui supposent des relations. On doit compléter le libéralisme, soucieux de la justice à partir d’une pensée des individus envisagés, parfois, comme des atomes, par l’attention portée aux relations natives, constitutives de dépendances. La remise en question de l’autonomie défendue par la conception moderne de l’agent.e moral.e par une attention portée aux relations de vulnérabilité et d’interdépendance ne suppose pas de renoncer à l’autonomie, mais de se déprendre de cette caricature de l’autonomie qu’est l’autarcie. À cette fin, la perspective des capabilités (capabilities approach) ne prétend pas compléter la justice par une attitude charitable ou des activités de sollicitude condescendante ou exaspérante. Il est plutôt question de prendre soin des capacités d’agir de l’autre vulnérable en soutenant les contextes permettant le déploiement de ces capacités, c’est-à-dire en mettant en oeuvre des capabilités et les institutions les reconnaissant. Tel sera l’enjeu des institutions justes chez Ricoeur. La leçon du care de ce point de vue pour les théories éthiques et politiques est que les actrices sociales et acteurs sociaux et politiques ne sont pas des agent.es désincarné.es. Elles et ils sont toujours pris.es dans des situations de vulnérabilité et de dépendances liées aux aléas de la vie, telles qu’en plus de l’égalité et de la liberté il faudrait ajouter la vulnérabilité – ou la sororité, la fraternité – comme prise de conscience de ces liens de soins mutuels.

Ricoeur : l’imagination morale

Commentant le Shakespeare du Marchand de Venise, Gilligan défend une « compréhension réfléchie de la sollicitude dont l’enjeu est finalement de faire parvenir dans la citadelle masculine de la justice l’appel féminin de la miséricorde ».[48] Nous voudrions rapprocher cette proposition d’une interrogation de Ricoeur, qui n’a pas craint lui non plus d’être militant et d’interroger l’apport, en quelque sorte, d’« une voix différente ». L’enjeu porte sur le rôle émancipateur de l’imagination dans la sagesse pratique. On pense ainsi à son commentaire du Créon de Sophocle concernant le tragique de l’action. Réfléchissant à Créon aux prises avec Antigone, il demande :

Pourquoi notre préférence va-t-elle néanmoins à Antigone? Est-ce la vulnérabilité en elle de la femme qui nous émeut? Est-ce parce que, figure extrême de la non-violence face au pouvoir, elle seule n’a fait violence à personne? […] Est-ce parce que le rituel de la sépulture atteste un lien entre les vivants et les morts, où se révèle la limite du politique, plus précisément celle de ce rapport de domination qui, lui-même, n’épuise pas le lien politique? [49]

Dans ce rapprochement entre la « vulnérabilité de la femme » et « l’appel féminin de la miséricorde », nous pourrions trouver tout ce qui oppose à première vue un discours féministe d’un discours peu explicite sur la question de l’égalité des sexes sous la plume de Ricoeur.[50] Pourtant, la continuité nous semble grande entre les deux pensées. Gilligan ne fait pas de la sollicitude la propriété exclusive des femmes (elle ne la naturalise pas) et Ricoeur ne réifie pas un féminin stéréotypé puisqu’il en explore les variations à partir du discours symbolique.[51] C’est le symbole qui peut explorer cette étonnante opacité de l’humanité qui se donne en son unité dans la dualité du masculin et du féminin. Antigone est une figure symbolique qui donne à penser (l’exploration en l’humain.e du masculin et du féminin, de l’animus et de l’anima), et non l’échantillon représentatif d’une enquête qualitative extrait d’un entretien semi-directif.

De plus, Gilligan, Nussbaum et Ricoeur considèrent, à partir d’une réflexion sur la narration, l’importance de réintroduire la question des sentiments dans la vie morale pour penser la proximité et la distance dans la relation à l’autre. Gilligan le fait à partir de la psychologie morale contre une approche intellectualiste qui fait essentiellement du jugement le fruit d’une activité rationnelle ; Nussbaum à partir d’une théorie portant sur le rôle moral de la littérature. Ricoeur développe ce point à partir d’une critique de la morale kantienne jugeant le sentiment comme pathologique, soulignant au contraire la part que jouent les sentiments et les affections dans la sollicitude, et plus largement les « sentiments spontanément dirigés vers autrui ».[52] Sa conception de la raison pratique conduit Ricoeur à penser que nos raisons d’agir ne sont pas toutes des raisons, qu’images et sentiments y jouent aussi un rôle consistant. À cet égard, c’est la relecture freudienne de l’Oedipe qui sous-tend les analyses de Gilligan, là où ce sont les analyses de Max Scheler distinguant la sympathie et la fusion/confusion affective qui sont retenues par Ricoeur.

De même, nos trois auteurs s’appuient sur les ressources du discours littéraire et de la narration pour stimuler la capacité d’innovation pratique, exerçant en imagination, sur le mode de la fiction ou du changement de perspective, de quoi explorer d’autres possibles. La pluralité des mises en récit par d’autres peut contrer l’idéologie des récits officiels sur ce qu’est ou devrait être « l’homme », « la femme », « les anciens », etc. Cette importance de la narration invite à quitter une conception discontinuiste de la réflexion morale, qui se concentre sur le moment crucial du cas de conscience ou du dilemme logique, au profit d’une lecture continuiste, pour laquelle la vie morale se déploie précisément en des histoires qui se poursuivent. Est en question le statut épistémologique de la narration dans l’argumentation morale. Pour Gilligan l’historiette, bien plus qu’une vignette clinique ambitionnant d’être une classification exhaustive et objective des signes d’une situation, sert d’espace transitionnel ou potentiel (voir Winnicott) pour élaborer un changement de perspective morale en imaginant autrement la réponse pratique, et en la prolongeant en des histoires de vie qui se poursuivent. Tel sera également le rôle du récit ouvert selon Nussbaum. Pour Ricoeur, la « métaphore vive », la narration et, singulièrement, les paraboles dans le discours évangélique, travaillent à une augmentation iconique de la compréhension d’une situation morale en intensifiant ce qui s’engage dans l’action, l’enjeu étant de travailler à imaginer davantage pour mieux vouloir. Il ne s’agit toutefois pas d’être dupe du fait que le poétique n’est pas l’éthique ou la/le politique, car « Si l’on attendait de l’instruction tragique l’équivalent d’un enseignement moral, on se tromperait du tout au tout ».[53] Il appartient à la sagesse tragique de créer des conflits insolubles ouvrant un espace de flottement ou de désorientation qui appelle à complexifier notre délibération, mais c’est à la sagesse pratique de prendre le risque d’une orientation.

Certes, on notera des écarts entre la méthodologie de la narrativité dans l’enquête psychologique de Gilligan, la philosophie de la littérature chez Nussbaum et l’herméneutique du texte (et de l’action) chez Ricoeur. Ce dernier, à partir de sa réflexion sur l’activité mimétique et sur le rôle de l’imagination dans le discours et dans l’action fait, si l’on peut dire, la théorie de la pratique de celle-là. Elle repose sur l’idée, bien thématisée par Ricoeur dans sa réflexion sur le symbole et le texte, mais aussi par Nussbaum, que « les sentiments ont été puissamment travaillés par le langage, et portés aussi haut que les pensées à la dignité littéraire ».[54] Ce que les paraboles, mais aussi les textes littéraires révèlent, c’est que le travail de l’imagination en est un qui est réglé plutôt qu’irrationnel, considérant les règles de composition de la narration et de la métaphorisation. Ce travail réglé montre à son tour que se référer à l’imagination ne revient pas à condamner la volonté par une critique de l’autonomie exaltée, puisqu’il s’agit de penser non pas une volonté démise de ses capacités, mais une imagination contribuant à approfondir la consistance du sujet moral. Le travail de l’imagination contribue à la mise en perspective d’une situation et au recadrage de la compréhension d’une situation morale. Il est ainsi possible de parler d’une

imagination éthique [en raison de la distinction élaborée entre éthique et morale] pour laquelle les expériences de pensée que nous conduisons dans le laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. […] le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction. [55]

Chez Ricoeur se construit une philosophie du soi qui se laisse affecter par de l’autre en soi et en dehors de soi, philosophie d’un cogito blessé, vulnérable et fragile, ouvrant à l’idée de l’imagination entendue comme faculté du possible pratique.

Enfin entre Gilligan et Ricoeur, l’attention à la narrativité qui accentue la capacité à relier des éléments séparés permet de faire le lien entre le soi et l’autre. La narrativité trouve dans l’imagination de quoi faire le pont entre des expériences différentes, ne les faisant pas disparaître dans leur différence, mais trouvant leurs points de similitude. « L’imagination est cette compétence, cette capacité à produire de nouvelles espèces logiques par assimilation prédicative et à les produire en dépit de – et grâce à – la différence initiale entre les termes qui résistent à l’assimilation ».[56] N’est-ce pas cette assimilation prédicative que mobilise Amy dans la résolution du dilemme de Heinz dans le livre de Gilligan, inventant la possibilité de prolonger son histoire dans celles des autres? Il y a dans l’approche clinique du care, qui met l’accent sur l’idée que l’identité est essentiellement relationnelle parce qu’il y a de l’autre dans le même et de la différence dans la similitude, une manière possible d’illustration clinique du concept ricoeurien d’identité narrative, concept supporté lui-même par le rôle de l’imagination éthique. Le glissement de l’intrapsychique (la clinique freudienne travaillée par Ricoeur comme herméneutique du soupçon) vers l’interpsychique (engagé dans la clinique de l’attachement de Winnicott et la psychologie morale de la relation) ouvre la carrière au caractère narratif du soin. Prendre soin serait permettre à un sujet d’être le sujet de son histoire en tressant explicitement celle-ci avec les histoires des autres dans des institutions ouvertes au travail narratif, découvrant comment au préalable cette histoire est articulée fondamentalement, mais de façon inchoative, à d’autres histoires que la sienne. Dans la promotion de vies humiliées, rendues invisibles ou mutilées auxquelles le soin donne un avenir, la clinique du care prolongée en une analyse des capabilités donne consistance à ce que signifie une visée de la vie bonne, de la fragilité de la bonté avec la sollicitude d’autrui dans des institutions justes.[57]

Naissance, lutte pour la reconnaissance et parcours de la reconnaissance déploient ainsi dans la dialectique relationnelle de la proximité et de la distance une conception du soi travaillée par de l’autre que soi-même. Cela met au jour le fait que le texte des liens humains repose sur la texture des relations que les humain.es entretiennent entre elles et eux, à savoir, comme dit Gilligan, « l’immense trame humaine [entendue comme] structure d’interdépendances ».[58] Le cogito blessé, vulnérabilisé, fragilisé est somme toute engendré. Déjà, le cogito ricoeurien décrit selon une phénoménologie de la naissance dans Le volontaire et l’involontaire se définissait relativement à une « conscience ombilicale qui sommeille en lui », comme un cogito blessé par la présence de l’autre en lui. La naissance, comme condition oubliée de toute existence, inscrit celle-ci dans l’intersubjectif et l’intergénérationnel. Par ma naissance je me trouve éprouver une autonomie dans la dépendance, car « je me trouve en vie, je suis déjà né. [59] » Mais c’est dans Parcours de la reconnaissance que Ricoeur affirmera le lien entre naissance et filiation, passant du point de vue génétique à des considérations généalogiques. Une naissance appelle sa reconnaissance dans un lignage.[60] La filiation narrative est ainsi ce qui inscrit une histoire personnelle dans l’histoire d’un processus de construction mutuelle, de co-construction comme on dit de nos jours, dont le soin et la sollicitude sont l’expression éthique.

Ricoeur promeut une philosophie du soi (ipse davantage qu’idem) à partir d’une conception tempérée de l’autonomie : une autonomie dans la vulnérabilité chez un sujet fragile. Il la déploie ainsi, à partir de l’idée d’identité narrative selon laquelle répondre à la question « qui suis-je? » revient à raconter une histoire, selon l’idée de Hannah Arendt. C’est là une intuition majeure des éthiques du care, lesquelles critiquent la conception de l’autonomie exaltée qu’on trouve dans la philosophie du libre arbitre et l’individualisme libéral. Le soin/la sollicitude n’implique pas nécessairement de penser moins l’autonomie, mais de la penser mieux. En effet, Ricoeur articule sa philosophie du cogito blessé, qui est encore une philosophie du cogito, à une philosophie réflexive donnant un plein rôle à l’imagination entendue comme faculté. Aussi s’agira-t-il pour lui d’infléchir le rôle de l’imagination en morale pour parler d’imagination morale à partir de l’identité narrative : réflexion sur le soi travaillé par de l’autre que soi dans un « soi-même comme un autre ». Ricoeur écrit ainsi : « Ma thèse est que la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, mais qu’elle en déplie la dimension dialogale ».[61] La phénoménologie de la naissance, comme conscience d’une dépendance – celle de l’appartenance à une généalogie en amont du soi – déploie ainsi ses conséquences dans une herméneutique de la reconnaissance. Exister serait « apprendre à se reconnaître dans un lignage[62] », et plus généralement dans des histoires. Les traits éthiques de cette reconnaissance sont la sollicitude et l’estime; son trait politique, la juste reconnaissance.

Au terme de ce parcours, il nous paraît pouvoir dire que l’éthique du care de Gilligan, l’éthique de la narration de Nussbaum et l’éthique ricoeurienne de la sollicitude, quoique différentes, se renforcent mutuellement à partir d’une compréhension renouvelée du rôle de l’imagination dans la morale. Si Ricoeur a choisi de parler d’un parcours plutôt que d’une lutte pour la reconnaissance, c’est parce que la reconnaissance est placée sous la veille éthique d’un prendre soin de soi, de l’autre et des institutions, médiatisée par une herméneutique des contextes où le prendre soin s’épèle dans des pratiques soutenant les capacités par les capabilités. Mais l’herméneutique des contextes porte alors le souci d’institutions qui accordent une attention aux pratiques de reconnaissance qu’étudient les éthiciennes du care et de l’accompagnement par des capabilités qui les soutiennent. Des sujets capables de s’estimer eux-mêmes sous le regard de l’autre, voilà ce qu’engendre la sollicitude lorsqu’elle prend corps dans des institutions et des contextes soignants. L’éthique du soin se fait ici éthique de l’attention invitant à penser le concept d’égard engagé dans l’« agir par égard ».[63] Elle tente une voie médiane entre deux excès. Il y a d’une part la suspicion dont la sollicitude est porteuse. Elle l’est en raison d’une épreuve de la vulnérabilité où le soin pris de l’humain.e fragilisé.e en ses capacités risque de s’infléchir en un rapport de domination. La fonction critique de l’imagination à l’égard des idéologies est ici un trait reliant la militance féministe, le souci de la justice de Nussbaum et la suspicion ricoeurienne à l’égard des idéologies. Le soin à l’égard de l’autre engendre le risque de l’asymétrie d’un égard pour l’autre. Il peut enfermer dans une position de réception (care receiving, Tronto, 1993) hiérarchisée dont le discours de la bienfaisance et de la bienveillance serait la caution, confinant à l’autosatisfaction du charitable[64], voire une sollicitude exaspérante. Il y a d’autre part l’obligation à la responsabilité devant une vulnérabilité qui oblige de façon inconditionnelle (Emmanuel Levinas) qui semble ruiner le soi. Aussi la sollicitude s’entend-elle, pour une philosophie du soi à l’écoute d’une éthique du care, et s’appuyant sur la force renouvelante de la narration et du poétique, comme cette conversion de l’attitude. Dans la sollicitude, il s’agit de faire en sorte que « l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange ».[65]