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[C]’est l’observation des faits présents qui permet de mieux comprendre les phénomènes passés, et c’est l’approfondissement du passé qui ouvre l’accès à ce qui s’accomplit sous nos yeux.

Elias 1939 [1969] : 299

Des quillous présentant leur jeu de quilles lors d’une manifestation culturelle occitane en France, des courses de canots à glace ou de raquettes figurant parmi les manifestations du Carnaval de Québec, ou encore des pelotaris revendiquant leur culture basque à travers leur sport emblématique, la pelote basque, démontrent que la frontière entre sport, culture et identité ne semble pas toujours aussi nette, mais également que des ponts peuvent s’opérer entre ces entités. Pourtant, de prime abord, le sport et le patrimoine peuvent apparaître comme deux sujets a priori antinomiques. Est-il permis de comparer « Chambord et le maillot de Zidane, le retable d’Issenheim et une banderole de supporters ? » (Bromberger 2006 : 8). La réaction la plus classique rapprocherait ce champ d’études de « l’abus monumental » stigmatisé par Régis Debray (1999), voire même d’une « quête patrimoniale » qui recherche les gages de l’authenticité pour assurer un pouvoir ou une identité territoriale (Jeudy 2001 ; Hartog 2003). Posant la légitime question de ce qui est patrimoine et de qui le définit, le sport illustre cette extension de la notion de patrimoine et apparaît comme l’un de ces nouveaux objets patrimoniaux si différents de l’ancien concept défini par les historiens de l’art, privilégiant la matérialité des objets ou monuments en tant que témoins d’un passé. Les jeux et sports traditionnels incarnent à leur tour une dialectique patrimoniale en étant à la fois en perpétuation et en renouvellement, entre ce qui est acquis et ce qui se transforme, faisant preuve par moments d’une certaine capacité d’adaptation aux évolutions sociétales. Cette ambivalence s’inscrit dans un processus dynamique de construction et de transmission des expressions culturelles et identitaires, à la fois dans le temps et dans l’espace. Se pose dès lors la question du lien entre le patrimoine et le sport : puisque ces deux champs semblent intrinsèquement liés, comment des pratiques sportives peuvent-elles contribuer à la patrimonialisation d’expressions culturelles, c’est-à-dire à un processus de reconnaissance sociale d’un héritage culturel de jeux ou de sports traditionnels ? À moins que l’on n’assiste à une sportivisation du patrimoine, c’est-à-dire à l’évolution de pratiques culturelles et sportives traditionnelles vers des évènements sportifs modernes ? Quels sont donc les relations, les facteurs de mutation, les étapes opératoires qui se mettent en place pour qu’un sport devienne patrimoine ou vice versa ?

S’il est permis d’observer qu’un grand nombre de biens patrimoniaux ont été patrimonialisés par le sport, force est de constater qu’il n’existe que très peu d’études ethnologiques sur cette question. Le thème du sport est resté longtemps un champ d’études inexploré – voire même une « sous-culture » – en raison de son caractère peu « scientifique » et de sa connotation populaire ou associée à la vie quotidienne. Christian Bromberger (1998) soulignait déjà le caractère ludique de cette « passion ordinaire » qui n’est souvent pas prise au sérieux par les recherches scientifiques. Il n’en demeure pas moins que le sport et la culture (entendue au sens large, selon la définition de l’UNESCO[2]) restent intrinsèquement liés puisque le sport révèle des facettes particulières de la société qui le façonne. La pratique sportive semble correspondre au « fait social total » de Marcel Mauss puisqu’elle « traverse et affecte toute la société et en révèle, par conséquent, toutes [les] dimensions » (Pociello 1999 : 2). Ainsi les jeux traditionnels permettent une analyse des fondements et des évolutions de notre culture, notamment à travers certaines dimensions sociales et symboliques de ces pratiques. Peut-on pour autant classer des sports comme des expressions relevant du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, au même titre que le chant Xoan de la Province de Phú Tho au Viêt Nam (classé par l’UNESCO en 2011) ou le savoir-faire de la dentelle au point d’Alençon en France (classé en 2010) ? Existe-t-il des exemples significatifs de pratiques à la fois sportives et culturelles, des traditions sportives révélatrices d’une identité et d’un patrimoine d’une communauté ? Cet article exploratoire et critique entend expliciter la relation qui se noue entre le sport et le patrimoine immatériel, nouvel objet de recherche pour les ethnologues, voire même les sciences sociales.

Quand le sport arrive dans les sciences sociales… Épistémologie du sport

L’étude de l’objet-sport apparaît progressivement dans les sciences sociales, de manière plus ou moins tardive suivant les disciplines qui apportent une pluralité d’éclairage sur la multiplicité de ses composantes et la diversité de ses fonctions sociales. La plupart des études scientifiques, qu’elles relèvent des disciplines historiques, sociologiques ou anthropologiques, se sont principalement attachées à expliquer les conditions socio-historiques des jeux et des sports, en analysant les genèses et les formes localisées des activités sportives, la dynamique de leurs institutions et organisations. Toutefois les travaux récents évoluent vers une conception plus globale en insérant ces pratiques dans le champ des structures sociales. À la suite de M. Mauss (1966), de N. Elias (1973) ou encore de J.-P. Warnier (1999), les sociologues Mickaël Vigne et Christian Dorvillé postulent que les jeux sont les témoins et agents de la société qui les accueille : d’une part parce qu’ils reflètent l’essence des normes et des valeurs sociales que la société diffuse ; et d’autre part, parce qu’ils sont un élément fondamental de la construction de l’identité culturelle (Vigne et Dorvillé 2009).

La question de la définition du sport[3] a alimenté les débats théoriques des années 1960 et 1970 sans jamais être totalement close. Thierry Terret et Michelle Zancarini-Fournel dressent un tableau synthétique de l’évolution du champ de recherche :

Tandis que Joffre Dumazedier scrutait les contours de ce « loisir » devenu objet légitime de la sociologie (Dumazedier, 1962), que le « jeu » avait fait l’objet de classifications philosophiques et anthropologiques distinguant l’activité ludique (libre, indépendante, amusante) et ses formes plus ou moins organisées (Huizinga, 1951 ; Caillois, 1958), que le monde anglo-saxon développait au même moment la différence entre play et game (Roberts, Arth et Bush 1959 ; les deux termes sont traduits en français par le même mot : jeu), les pionniers de la réflexion sur le sport tentaient d’identifier ce qui caractériserait le sport, au-delà du jeu et du loisir. Les inspirations théoriques de ces définitions et classifications puisent alors aussi bien dans la philosophie que dans la psychologie ou la sociologie (Jeu 1977 ; Magnane 1966 ; Bouet 1968).

Terret et Zancarini-Fournel 2006 : 3

On peut donc observer que l’histoire du sport s’est construite en étroite relation avec d’autres sciences sociales dont, en particulier, la sociologie. Mais face à cette omniprésence des perspectives historiques et sociologiques, quelle place l’ethnologie et les ethnologues occupent-ils dans les sciences sociales du sport ?

Ethnologie du sport

La discipline ethnologique illustre

ces transformations internes aux sciences sociales : l’effacement des perspectives explicatives globales et la désignation des pratiques du quotidien comme domaine principal de la recherche. Parallèlement, on passe d’une conception structuraliste de la vie sociale à une conception selon laquelle ce sont désormais les sujets qui sont les producteurs du social.

Althabé 1992 : 247-248

Ainsi l’homme et ses pratiques culturelles deviennent le coeur des sujets de recherche ; paradoxalement, le thème du sport ou des activités de loisirs paraît longtemps absent des réflexions ethnologiques ou des politiques publiques mises en place pour préserver les pratiques et expressions culturelles traditionnelles.

Le sport comme nouvel objet d’étude ethnologique

Arnold Van Gennep (1873-1957) apparaît comme un précurseur de l’ethnologie actuelle, qui n’est plus liée à un objet d’étude (les sociétés exotiques) mais à une méthode. La classification énumérative et inachevée, qu’il propose dans son Manuel (1943) pour l’étude du « folklore », place en premier lieu les rituels et les pratiques – ainsi que les croyances qui leur sont associées – concernant la vie individuelle (« du berceau à la tombe ») et l’année calendaire (cérémonies cycliques, saisonnières et calendaires). Devaient ensuite être étudiés le folklore de la nature, la magie et la sorcellerie, la médecine populaire, la musique, les chansons et les danses populaires, les jeux et divertissements, le folklore domestique, les arts populaires. Ainsi les jeux font partie de ce que A. Van Gennep nomme « folklore », dont il affirme le caractère actuel, vivant et contemporain (et s’oppose en cela aux conceptions nationalistes et aux traditions archaïques portées notamment par A. Varagnac). Un autre exemple québécois de classification, la Grille des pratiques culturelles de Jean Du Berger (1997), s’articule autour de trois pôles : le champ coutumier (les pratiques coutumières), le champ pragmatique (les pratiques du corps, les pratiques alimentaires, les pratiques vestimentaires et les pratiques techniques) et le champ symbolique et expressif (les pratiques ludiques et esthétiques, les pratiques langagières et les pratiques ethno-scientifiques et éthiques). Le sport se trouve classé parmi les pratiques ludiques et esthétiques et continue l’arborescence en affinant l’analyse avec le type d’activité sportive, la pratique du sport ou encore son aspect symbolique. Même si le thème de recherche intéresse encore peu les ethnologues, les jeux et sports comptent bien parmi les champs d’études des folkloristes ou ethnologues d’après ces systèmes de classification qui mettent en avant les pratiques culturelles des communautés.

Les ethnologues s’emparent de l’objet « sport » plus tardivement que les historiens ou sociologues (il faut attendre les années 1990 environ), en portant une attention particulière au rôle des corps ou bien à la dimension sensible des actions. Les travaux essaient de « voir » et « décrire » des phénomènes culturels, de percevoir les idées que s’en font les acteurs et de saisir le sens de ces comportements. Le jeu peut être très codifié, avec un règlement particulier, différentes étapes bien distinctes, un vocabulaire spécifique, des gestes, des stratégies déployées, des codes de conduite à l’égard des autres. Derrière le jeu se retrouve ainsi toute une théâtralisation, une symbolisation, une mise en jeu des corps, qui s’inscrivent à la fois dans le temps, dans l’espace et dans le groupe. Reprenant le processus de ritualisation d’un spectacle sportif (en précisant qu’il s’agit d’une opération intellectuelle menée par l’ethnologue), Christian Bromberger (1992) préfère étudier un sujet moins connu que les études des pratiques sportives : l’assistance aux compétitions, qui autorise une analyse du processus emblématique d’identification communautaire qui s’est construit par et sur les sports collectifs. Le stade de football illustrerait cette théâtralisation expressive de rapports sociaux en étant un lieu de consensus, un espace d’affirmation, voire de prise de conscience d’opposition. Analysant lui aussi un « sport moderne », et plus exactement la pratique du hockey, le Canadien Michael Robidoux (2001) étudie le point de vue des joueurs professionnels, leurs interprétations et leurs perceptions pour discréditer les mythes du sport professionnel qui se retrouvent fréquemment dans les discours journalistiques ou académiques[4]. Ses travaux ne reposent pas tant sur l’analyse du jeu que sur le groupe social, la sexualité et le genre masculin, les dynamiques économiques et les enjeux de pouvoir du hockey professionnel. En décrivant la vie d’un joueur de hockey, M. Robidoux fait ressortir les dynamiques sociétales et démontre que la socialisation d’un jeune homme canadien se réalise dans un monde modelé (économiquement ou physiquement pour les joueurs) par les finances des corporations. De son côté, Frédéric Saumade (1994, 1998) apporte un nouvel éclairage sur les jeux taurins européens en prenant le contre-pied des approches anthropologiques du religieux, qui développent les théories sacrificielles et le culte taurin. Il met ainsi en rapport d’autres pratiques que la seule corrida espagnole avec des espaces culturels et des groupes sociaux, notamment à partir d’une comparaison des cultures tauromachiques andalouses et camarguaises. Son travail porte davantage sur leurs propriétés formelles et leurs transformations structurelles que sur la nature de ces pratiques (jeux, spectacles, sports), ce qui remettait en question les interprétations classiques de la tauromachie. La « tauromachie » est alors employée dans un sens restreint en renvoyant aux spectacles d’arènes modernes, codifiées et instituées, pour montrer toute la spécificité de la pratique.

Les politiques patrimoniales et le sport

Longtemps ignoré des champs de recherches scientifiques, le sport émerge également difficilement parmi les politiques publiques nationales et internationales qui préservent le patrimoine et les biens ou expressions culturels. À titre d’exemple, les jeux et sports traditionnels ne sont pas explicitement mentionnés dans les exemples de définition du patrimoine culturel immatériel de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 de l’UNESCO[5]. Néanmoins c’est la « pratique » par des peuples différents de jeux traditionnels uniques qui met en relation le sport et l’héritage culturel : la Convention de 2003 relève les pratiques sociales distinctives qui sont particulièrement liées à une communauté et contribuent à renforcer un sentiment d’identité et de continuité avec le passé. Parmi les pratiques sociales, rituels et évènements festifs, qui sont des « activités coutumières qui structurent la vie des communautés et des groupes, et auxquelles un grand nombre des membres de celles-ci sont attachés et y participent », on retrouve les « jeux et sports traditionnels » au même titre que les rites cultuels, les systèmes juridiques traditionnels, les cérémonies rituelles liées à la parenté et à l’appartenance au clan, les modes d’habitat, les traditions culinaires, les cérémonies en rapport avec les saisons, les pratiques spécifiques aux hommes ou aux femmes, et bien d’autres encore[6]. Les prémisses d’une politique de l’UNESCO se manifestent déjà dans la Déclaration de Punta del Este (1999) qui, dans son article 8, stipule que « les ministres appuient la préservation et la mise en valeur des sports traditionnels et autochtones relevant du patrimoine culturel des régions et des nations, y compris par l’établissement d’une “Liste du patrimoine mondial des jeux et sports traditionnels”, et encouragent l’organisation de festivals aux niveaux régional et international[7] ».

Pour autant, comme pour toute politique internationale qui « encourage » ou « promeut » une activité ou une pratique culturelle, se pose la légitime question des retombées politiques efficientes sur le plan national ou local. Malgré sa reconnaissance officielle, la mesure de l’impact de cette Déclaration reste encore à démontrer. Néanmoins cet engouement pour la préservation des jeux et sports traditionnels semble se poursuivre puisque le Secrétaire général de la Commission nationale coréenne pour l’UNESCO, dans une perspective catastrophiste, expliquait lors du 6e Forum mondial sur le sport, l’éducation et la culture (2008) que « la plupart des sports et jeux traditionnels ont déjà disparu, et ceux qui subsistent sont menacés d’une extinction imminente. Expression unique de différentes cultures ayant traversé des milliers d’années, ils sont néanmoins en voie de disparition à cause de l’effet combiné de la globalisation et de l’harmonisation de la grande diversité du patrimoine sportif mondial. Le processus d’évolution sociale inhérent au monde moderne représente clairement une menace pour la préservation de l’identité et de la diversité culturelles […] ». Aussi les mesures de préservation et de conservation mises en place par l’UNESCO s’avèrent essentielles pour en garantir la survie puisque « les sports et jeux traditionnels font partie intégrante de l’identité et de la diversité culturelle, perdurant souvent sous la même forme pendant des milliers d’années »[8]. Pour autant, ce caractère figé ne va-t-il pas à l’encontre de la définition de la Convention de 2003 de l’UNESCO qui met en avant le caractère vivant et actuel de ces pratiques grâce à leur transformation et leur recréation par les communautés, ce qui permet à la pratique de se pérenniser ? Il est d’ailleurs à noter que la plupart des pratiques sportives citées ultérieurement ne perdurent pas « sous la même forme » mais font preuve au contraire d’une capacité d’évolution technique et sociétale, gage de leur résilience.

Même si ces répercussions locales restent encore à prouver, l’expression de « jeux et sports traditionnels » fait désormais partie du champ lexical de l’UNESCO, sur lequel se modèlent les politiques culturelles des États signataires des documents normatifs internationaux. Cela s’illustre notamment dans les inventaires du patrimoine culturel immatériel que les États parties, qui ont ratifié la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003, doivent réaliser sur leur territoire. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir apparaître le montage du dossier de candidature des « jeux et sports traditionnels de Bretagne » auprès de l’UNESCO sur la liste de sauvegarde urgente (dossier en cours de dépôt) en 2012[9]. Cette démarche de reconnaissance et de sauvegarde est initiée par la Confédération FALSAB (Confédération des jeux et sports traditionnels de Bretagne) et la Fédération de gouren (lutte bretonne), à la demande du Ministère de la Culture français[10]. D’ailleurs cette politique d’ouverture vers des domaines encore peu reconnus en ethnologie s’illustre avec l’inventaire des jeux traditionnels qu’a mené l’ethnologue Laurent-Sébastien Fournier pour le compte du Ministère de la Culture Français depuis 2011[11]. L’inventaire, réalisé en 2012, a permis d’alimenter considérablement le nombre de fiches d’inventaire : si une seule pratique sportive (la pelote basque) a été rajoutée aux trois existantes (à savoir la fauconnerie française, l’équitation de tradition française et la course camarguaise), le champs des jeux s’est vu augmenter d’une seule pratique (la Ringueta, festival de jeux traditionnels occitans en sarladais) à … 71 jeux[12], ce qui constitue une des rubriques les plus fournies dans l’inventaire français. En dépit du fait que ces jeux sont pour le moment principalement répertoriés en Bretagne et en Aquitaine, ils démontrent d’une certaine manière l’engagement des politiques publiques dans le financement d’un projet d’inventaire national portant sur une thématique qui émerge lentement dans le champ des recherches ethnologiques actuelles. Et qui commence à trouver sa place au même titre qu’un Fest-Noz breton (rassemblement et danses traditionnelles) ou une fête des bergers dans les Pyrénées.

Le patrimoine sportif

Sport, traditions et échanges culturels

À travers les sports apparaissent en filigrane des marqueurs identitaires d’un territoire : ces éléments peuvent caractériser une société spécifique qui s’identifie à un territoire, qui est un espace géographique localisé à propos duquel un groupe humain développe des sentiments d’appartenance et d’appropriation. Comme le souligne Pierre Parlebas (2003), « les groupes sociaux et les peuples se distinguent autant par leurs jeux que par leurs langues : le lancer de tronc d’arbre écossais, […] le cricket anglais, la pelote basque, la course de pirogues africaine, […] sont des pratiques aussi distinctives que les formes d’habitat et les structures de parenté ». Il définit ainsi une ethnologie de la motricité (ou « ethnomotricité »), c’est-à-dire « le champ et la nature des pratiques motrices considérées sous l’angle de leur rapport à la culture et au milieu social dans lesquels elles se sont développées » (Parlebas 2003 : 158). Certains jeux ou sports traditionnels s’inscrivent dans des espaces particuliers et participent à la (re)constitution de leur identité culturelle et sociale. Pour illustrer cela, le « Caddetou » d’Ernest Gabard, symbolisant le paysan béarnais avec son béret, ses sabots et sa blouse, représente l’ancrage du jeu de quilles de 9 (qui se joue encore dans le Sud-Ouest de la France et plus précisément – ou exclusivement – dans les Landes, le Béarn et la Bigorre)[13] dans la culture traditionnelle locale. L’homogénéité d’un groupe peut s’exprimer à travers des marques extérieures d’appartenance comme le costume du club ou de la fédération de quilles de 9 ou encore le langage. Un vocabulaire technique spécifique à la pratique vient ainsi suppléer ce code vestimentaire : « quille de main », « piter » ou encore « raffiner » les quilles, qui correspond à une culture que seuls possèdent complètement les véritables initiés, autrement dit ceux qui connaissent les combinaisons tactiques et savent apprécier le « beau geste ». De plus la langue occitane (dans sa variante gasconne-béarnaise) est encore présente dans les quillers, notamment dans la génération des vétérans qui échangent entre eux « en patois » ; on retrouve les expressions quate e choès, lo pinton ou les noms des figures des jeux en béarnais : cort revèrs, sauta arrua dreta, bàter nau dret ou encore le sauta còrn[14]. La communauté des quillous possède donc un registre d’énonciation particulier, qui suppose une maîtrise au moins partielle des contraintes de l’énonciation et de l’interaction, ce qui lui assure un sentiment d’appartenance et accentue la dimension sociale de l’identité de ce groupe[15].

Figure 1

« Une partie de quilles de 9 » à Dax (Landes, France)

« Une partie de quilles de 9 » à Dax (Landes, France)
Source : Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, photo non datée

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Figure 2

Finales du concours d’Oloron-Sainte-Marie de quilles de 9, (Pyrénées-Atlantiques, France), le 22 octobre 2011.

Finales du concours d’Oloron-Sainte-Marie de quilles de 9, (Pyrénées-Atlantiques, France), le 22 octobre 2011.
Photo de Mathilde Lamothe.

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De son côté, l’historien québécois Donald Guay pose les premiers jalons d’une histoire du sport au Québec (1987) en démontrant l’intégration du sport comme phénomène culturel d’origine britannique au sein du système culturel québécois au début du XIXe siècle. Parmi les sports relevés, les raquettes, à l’instar de la crosse et du canot à glace, font partie de ces emprunts à la culture des Autochtones du Nord de l’Amérique, avant de devenir un divertissement à la fin du XIXe siècle et un sport ou loisir actuel suivant le mode de pratique. La problématique du lien entre métissage et patrimoine est également soulevée par Laurier Turgeon (2003). Il définit ainsi le métissage « comme processus continuel d’interaction entre deux ou plusieurs cultures qui transforme, à des degrés divers, les cultures en contact. Ces dernières ne sont pas des entités stables, mais des systèmes déjà constitués de manière relationnelle et donc déjà métissés, ce qui remet en cause l’idée d’une culture homogène ou d’une pureté originaire. La transmission suppose l’échange et l’échange sous-entend la négociation d’un rapport de force […] » (2003 : 23). Cette nouvelle manière de montrer le caractère métissé du patrimoine doit permettre de tenir compte de l’héritage colonial, amérindien comme européen. En effet lorsque l’on replace ces réflexions dans le cadre des pratiques sportives, on constate qu’au Québec la plupart des activités traditionnelles qui sont devenues des pratiques sportives, sont des activités amérindiennes comme le kayak, les traîneaux à chiens, la pêche sur glace, etc. Se joue alors un processus d’appropriation de la culture de l’autre : pour reprendre l’exemple des raquettes à neige, elles font partie de ces emprunts culturels et techniques à la culture des Amérindiens d’Amérique du Nord. Au-delà, elles témoignent de l’évolution d’une pratique traditionnelle sur une même aire géographique, d’abord utilisée à des fins d’exploration ou de survie (telles que la chasse) avant de devenir un loisir ou un sport de compétition. Ainsi les découvertes et les réels exploits physiques des explorateurs-voyageurs (à l’instar de Radisson au Lac Supérieur en 1659-1660 ou Cavelier de la Salle allant du lac Huron jusqu’à Montréal) n’auraient jamais été possibles sans cet outil indispensable. Au XVIIe siècle, les troupes françaises ont fait un usage militaire des raquettes dans la vallée du Saint-Laurent en les utilisant lors de leurs déplacements en hiver afin de frapper les villages frontaliers anglais. Cela s’illustre notamment lors de la campagne de Terre-Neuve en 1696-1697 menée par Pierre Le Moyne d’Iberville ou l’expédition préparée contre le village de Corlaer (Shenectady) lors de la Première Guerre intercoloniale (1689-1697). Mais les paysans les utilisaient également comme moyen de déplacement en hiver pour aller tendre les collets, ou bien lorsqu’ils allaient « bûcher » puis transporter du bois par exemple. Ici réside un défi majeur, celui de l’adaptation des Canadiens français à la topographie et au climat de l’Est canadien. Sans les raquettes, ni l’exploration de ces territoires, ni le peuplement et le développement des colonies n’auraient été possible. L’évolution de ces pratiques traditionnelles met en avant les processus dynamiques de mouvement, de mutations et de mélanges qui participent à la construction identitaire des sociétés : « Loin d’être fixe et figé, le patrimoine est continuellement fait et refait par les déplacements, les contacts, les interactions, et les échanges entre individus et groupes différents » (Turgeon, 2003 : 18).

Figure 3

Following the Moose par Cornelius Krieghoff, 1860

Following the Moose par Cornelius Krieghoff, 1860

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Pour autant, la notion de tradition doit être prise avec prudence car des « traditions » qui semblent anciennes ou se proclament telles ont souvent une origine récente et sont parfois inventées. Ainsi pour Eric Hobsbawm, l’expression tradition inventée désigne

un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié.

Hobsbawm 2006 : 12

Cependant, leur continuité avec ce passé inventé est fictive : les nouveaux modèles produits ou les nouvelles situations cherchent une référence dans le passé ; mais il s’agit bien d’une (re)construction de traditions anciennes, empruntées ou nouvelles qui peuvent prendre forme en utilisant des matériaux, un langage élaboré de pratique et de communication symbolique, etc. L’étude de ce phénomène projette une lumière sur la relation de l’homme au passé puisqu’elle utilise « l’histoire comme source de légitimation de l’action et comme ciment de la cohésion du groupe » (Hobsbawm 2006 : 23). La pirogue polynésienne illustre cette réappropriation des symboles culturels du passé océanien pour revendiquer les racines ma’ohi des Polynésiens. Plus qu’une simple embarcation, elle « véhicule des images chargées d’histoire et de sens, une mémoire collective liée à la conquête océanique et donc des sensibilités identitaires » (Leloup 2011 : 273), tandis que les courses de pirogues traditionnelles sont devenues très populaires. Pourtant la pirogue devient en 1984 l’emblème central du drapeau de la Polynésie française et symbolise alors les aspirations autonomistes, voire nationalistes. Source de liens communautaires ma’ohi, elle devient un enjeu de politique électoraliste et, par les liens culturels, de politique extérieure avec les autres États du Pacifique.

Patrimonialisation du sport ou « sportivisation » du patrimoine ?

Les jeux et sports traditionnels font partie de l’héritage ethnomoteur et représentent un symbole de la diversité culturelle de nos sociétés, même s’ils « ont été supplantés au cours du dernier siècle par les sports modernes, jeux d’exercices physiques internationaux de niveau global dont les Jeux Olympiques ou les Championnats du monde spécialisés sont les représentants emblématiques » (Vigne et Dorvillé 2009). Mais ces jeux ou sports traditionnels ne demeurent pas sous une forme figée et immobile, ils évoluent en fonction des contextes économiques et sociaux. Face au danger de la muséification se cache un discours nostalgique (et parfois excessif) sur les valeurs patrimoniales. Le passage des jeux traditionnels aux « sports traditionnels » a déjà été souligné dans les travaux portant sur l’histoire du sport, en faisant apparaître les évolutions subies par les jeux traditionnels au contact de l’ère contemporaine par l’analyse de la mise en place des structures fédérales et institutionnelles dans ces pratiques. Pourtant, le thème du patrimoine sportif donne l’occasion d’analyser les évolutions matérielles, mais aussi symboliques des pratiques corporelles ; il permet également de porter la réflexion sur l’instrumentalisation du sport comme moyen d’expression culturelle et identitaire. Constatant que l’histoire des sports ne s’intéresse pas forcément à l’appropriation sociale actuelle des sports traditionnels, ni à la manière dont les références à la tradition structurent le présent et le futur des groupes de pratiquants, l’ethnologue L.-S. Fournier cherche à comprendre « en quoi les membres des clubs sportifs, à l’instar d’autres groupes sociaux, produisent quotidiennement du patrimoine, c’est-à-dire en quoi ils constituent un milieu social et culturel spécifique au sein duquel des valeurs et des références communes se forment et circulent » (Fournier 2008 : 217). Selon lui, le patrimoine sportif ne se limite pas qu’aux traces matérielles d’activités sportives passées et à leur valeur en terme de mémoire collective ; il considère l’activité sportive dans une approche patrimoniale, ce qui donne l’occasion de renouveler le débat entre sports et loisirs comme enjeux de culture.

Au début des années 2000, l’apparition du néologisme patrimonialisation dans les disciplines des sciences humaines traduit la volonté d’« envisager un processus social de reconnaissance de certains héritages plutôt que les éléments patrimonialisés en tant que tels » (Veschambre 2007 : 368). Cette nouvelle approche du patrimoine, qui prend désormais en compte l’usage social qu’en fait notre société, se traduit dans les ouvrages scientifiques ou les travaux de recherche sur le patrimoine en étant considéré comme un nouvel objet d’herméneutique (voir les travaux de Rautenberg 2003 ; Amougou 2004 ; Davallon 2006). Selon E. Amougou,

[l]a patrimonialisation pourrait ainsi s’interpréter comme un processus social par lequel les agents sociaux (ou acteurs si l’on préfère) légitimes entendent, par leurs actions réciproques, c’est-à-dire interdépendantes, conférer à un objet, à un espace (architectural, urbanistique ou paysager) ou à une pratique sociale (langage, rite, mythe, etc.) un ensemble de propriétés ou de « valeurs » reconnues et partagées d’abord par les agents légitimés et ensuite transmises à l’ensemble des individus au travers des mécanismes d’institutionnalisation, individuels ou collectifs nécessaires à leur préservation, c’est-à-dire à leur légitimation durable dans une configuration sociale et spécifique.

2004 : 25

Ce travail sur les processus qui « fabriquent » le patrimoine est lié à la conscience critique développée par les chercheurs à la suite des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984). Le discours patrimonial s’intéresse davantage aux « fabricants » du patrimoine qu’aux corpus patrimoniaux eux-mêmes.

On peut alors se demander quelles sont les dynamiques sociales et/ou sociétales qui animent ces évolutions ou mutations pour que se produise une patrimonialisation de biens culturels par le sport, c’est-à-dire une transformation en patrimoine, et qu’il soit ainsi permis à ces pratiques sportives de survivre. Ainsi la pratique de la yole ronde martiniquaise semble devenue un « objet-symbole » (Chastel 1994) qui cristallise engouement patrimonial, « exhibition identitaire » (Thiesse 1999), « enracinement culturel et industrie touristique » (Pruneau 2006 : 519). À moins que l’on n’observe une « sportivisation »[16] du patrimoine, c’est-à-dire une transformation en sport de pratiques qui pouvaient parfois avoir une autre fonction économique et sociale ; nous suivons en ce sens P. Parlebas qui considère l’institutionnalisation et la mise en place de compétitions règlementées sur une activité physique comme une « sportivisation » (1986 ; 1999). Ces évolutions s’illustrent notamment dans le jeu de quilles de 9 dont Jean Camy nous donne un autre exemple de ce processus de « sportivisation », entendu au sens du « passage des évènements culturels du mouvement traditionnel aux évènements sportifs modernes » (Pruneau 2006 : 519).

Des 167 variantes de jeu de quilles, attestées au XIXe siècle et recensées par Hélène Trémaud en 1945, ne demeurent que quelques spécialités dûment codifiées : les règlements, les installations, le matériel, les tenues des joueurs, la durée et le calendrier des parties, les façons de comptabiliser les scores ont été normalisés par des instances fédérales ; des catégories, des classements ont été créés ; aux rencontres improvisées et copieusement arrosées se sont substitués l’entraînement et une plus forte concentration lors des parties (Camy 1999 : 7).

L’évolution de pratiques sportives par la sportivisation ou la patrimonialisation peut correspondre à un positionnement intermédiaire entre le passé et l’avenir. Il s’agit peut-être d’une (r)évolution d’un système binaire opposant l’ancien et le moderne incarnés par les jeux et les sports (Vigne et Dorvillé 2009). Pourtant, il serait réducteur de croire que le processus de sportivisation a sauvé les jeux traditionnels ; la mise en conformité sportive n’est pas opératoire et efficace partout et de la même façon, même si certaines pratiques ont pu retrouver une reconnaissance sportive et connaître un certain renouveau grâce à l’institutionnalisation de la pratique[17].

Le sport lu à travers le prisme du patrimoine culturel immatériel

Si le thème du patrimoine sportif reste encore un champ d’études qui émerge lentement parmi les sciences sociales du sport, il existe une perspective encore plus marginale et très peu traitée par les scientifiques : le sport lu à travers le prisme du patrimoine culturel immatériel. Même si, comme nous l’avons vu précédemment, ce domaine commence à être pris en compte – du moins les « jeux et sports traditionnels » – dans les inventaires du patrimoine culturel immatériel des États. Mais les travaux scientifiques sont quasiment inexistants ; un des rares exemples de travaux ethno-historiques porte sur le canot à glace comme patrimoine immatériel du Québec[18], réalisé par Richard Lavoie (2002) et Bernard Genest (2010) comme nous allons le voir par la suite.

Le lien entre le matériel et l’immatériel

Lorsqu’il se rapportait à une conception matérielle d’objets ou d’oeuvres produits par l’homme, la conception du patrimoine en tant que forme de transmission depuis le passé suffisait pour étudier et conserver ces objets : « comme si le moment de l’instauration du patrimoine, dont parle précisément Riegl à propos des monuments historiques, appartenait à un temps tellement lointain qu’il n’avait plus d’existence dans les mémoires » (Davallon 2006 : 96). Mais le patrimoine immatériel, contrairement aux vestiges matériels, ne peut s’apprécier comme un témoignage authentique d’une réalité disparue ou « une preuve tangible de l’existence de ce qui a été mais qui n’est plus » (Jadé 2006 : 37). Il devient alors difficile de conserver les valeurs appliquées aux monuments historiques (telles que la tradition, l’authenticité) dans le cadre du patrimoine culturel immatériel ; dans le cas du patrimoine matériel sportif, on ne peut donc simplement relever les bâtiments et équipements sportifs (stades, vélodromes, arènes, etc.), les représentations ou oeuvres d’art (affiches, sculptures, etc.) ou les objets emblématiques du sport (engins, équipements sportifs, trophées, banderoles, etc.). Laurier Turgeon explique la dialectique entre la matérialité de l’objet et l’immatérialité du sens en avançant l’idée que, pour les disciplines scientifiques modernes, l’objet matériel évoquerait avant tout la trace des sociétés passées, en devenant « le témoin de choses aussi abstraites que les valeurs sociales, les modes de vie, les systèmes de croyances et les représentations du monde » (Turgeon 2007 : 12). En effet, le statut de patrimoine s’accorde traditionnellement à la matière parce que jugé comme étant un témoignage authentique et emblématique d’une réalité passée. Mais si l’on veut développer une conception plus riche et globale du patrimoine, « plutôt que de séparer l’immatériel et le matériel, et de les mettre en opposition, ou encore de ramener tout le sens de l’objet à la matérialité, […] l’avènement de la notion de patrimoine immatériel, qui vise à faire le pont avec le patrimoine matériel, invite à les considérer comme unis dans une étroite interaction, l’un se construisant par rapport à l’autre » (Turgeon 2010 : 393). Ces deux champs apparaissent indissociables : la matérialité de l’objet ne se comprend que si l’on prend en compte le contexte social et technique de sa production, c’est-à-dire son immatérialité. En effet une création, produite grâce à un savoir-faire particulier qui s’est transmis de génération en génération, possède souvent une fin utilitaire et non purement esthétique. Cette utilisation peut amener à faire évoluer les techniques de fabrication suivant les besoins de la société qui produit ces artefacts.

Si l’on reprend l’exemple des raquettes, on constate que cette activité s’inscrit dans un temps long – depuis les premiers contacts avec les Amérindiens – et qu’elle s’est maintenue jusqu’à présent, donnant naissance à un métier (fabriquant de raquettes) puis à un sport. Après avoir été longtemps essentiellement utilitaire, l’activité est réactivée et maintenue vivante par la pratique sportive, en s’adaptant ainsi aux besoins des populations. Si l’on se penche sur le mode de fabrication, on remarque également des évolutions dans ce domaine, liées au renouveau de la pratique à la fin du XXe siècle. Car un objet ne peut être séparé de son mode de fabrication et de ses usages sociaux : comme nous le soulignions, l’objet matériel ne prend sa totale signification que si l’on prend en compte les deux sphères qui comprennent d’une part les savoir-faire et les techniques (qui sont dévolus à un nombre restreint de personnes) et d’autre part les usages (qui ouvrent à un monde social et culturel). Pour illustrer cela, on peut remarquer que la traditionnelle raquette en babiche fait désormais place à la raquette moderne et parfois de haute technologie. La raquette traditionnelle était d’un usage courant, pratique, un objet vital sans réelle vocation sportive. Elle était autrefois utilisée par les colons pour aller bûcher le bois et trapper dans la forêt en hiver, recueillir le sirop d’érable alors que la neige n’avait pas encore fondu et tout simplement se déplacer au quotidien puisque le réseau routier et les moyens de transport étaient encore peu développés (Carpentier 1976). La raquette en babiche a réussi à perdurer jusque dans les années 1970-1980, étant un objet utilitaire mais aussi de sport et de loisir, tout en apparaissant comme un objet parfois désuet ou « folklorique ». La raquette aurait peut-être pu disparaître si elle n’avait pas opéré le tournant technologique nécessaire pour relancer le dynamisme de la pratique (et le nombre de pratiquants) dans les années 1990. Ainsi, un des principaux fabricants de raquettes à neige, l’entreprise Raquettes GV située dans la réserve huronne de Wendake, conserve des techniques de fabrication à la fois artisanales (des raquettes en bois) mais aussi modernes (des raquettes en aluminium ou moulées par injection, grâce aux nouvelles technologies) pour satisfaire tous les types de clientèle. Elles intéressent des professionnels mais également des amateurs de sports et de loisirs, suivant l’utilisation qu’ils en font : des gardes des parcs nationaux ou des observateurs de la faune et de la flore préfèrent les silencieuses raquettes en babiche pour se déplacer dans la nature par exemple[19]. Tandis que celles fabriquées avec de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques validées par des brevets offrent plusieurs avantages : elles améliorent la flottaison, permettent une adhérence jusqu’alors inexistante (grâce à l’ajout de crampons sous la raquette) ou diminuent le poids des raquettes. Cette gamme est souvent choisie pour la promenade familiale, les compétitions organisées ou le trekking, voire même pour les Forces armées canadiennes qui sont équipées de raquettes composées de nouveaux matériaux (cadre en magnésium et tressage en fil d’acier inoxydable) fournies par Raquettes GV. Le savoir-faire évolue donc en fonction de l’utilisation de ces objets, opérant un pont entre le matériel et l’immatériel. L’artisan fabrique des objets « traditionnels » tout en étant à l’écoute du changement et des évolutions en fonction du contexte historique, géographique ou social. En créant et en innovant à travers leur pratique, ils l’enrichissent constamment et lui permettent de se perpétuer dans le temps.

Figure 4

Course « Raquettes GV » sur les Plaines d'Abraham (Québec), le 2 février 2013.

Course « Raquettes GV » sur les Plaines d'Abraham (Québec), le 2 février 2013.
Photo de Mathilde Lamothe.

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Pratiques sportives relevant du patrimoine culturel immatériel

Le concept (ou nouveau paradigme) de patrimoine culturel immatériel place la question patrimoniale dans le cadre d’une réflexion plus large sur la manière dont les acteurs locaux (les praticiens « porteurs de patrimoine », mais également les associations et les institutions) se positionnent par rapport à leur héritage culturel et, plus largement, au passé. Pour Bernard Genest, le patrimoine immatériel renvoie à l’« ensemble des biens matériels [c’est-à-dire toute pratique traditionnelle transmise oralement, par imitation ou par d’autres manières, présentant un intérêt public] de même que les personnes ou les groupes qui en sont les détenteurs et les agents de transmission » et concerne – entre autres – les langues, la littérature orale, la danse mais aussi les jeux (Genest et Lapointe 2004 : 12). Dès lors, le lien entre le patrimoine culturel et le sport peut se saisir si l’on observe qu’un certain nombre d’activités traditionnelles se sont mutées en jeu ou sport comme nous venons de le voir pour les raquettes, tout en continuant à jouer un rôle de marqueur identitaire ou un rôle social. Si l’on observe un jeu traditionnel comme les quilles de 9, on perçoit immédiatement le caractère identitaire de la pratique à travers par exemple le caractère localisé du jeu, le langage usuel – le français pour les jeunes pratiquants mêlé d’occitan pour les générations plus âgées – et le langage technique du jeu, ou encore à travers les codes sociaux comme nous l’avons vu précédemment. L’apprentissage de ce jeu se faisait autrefois par imitation et par imprégnation culturelle au cours de la vie quotidienne, des fêtes et des loisirs. La transmission orale et gestuelle peut s’effectuer aujourd’hui dans le cadre associatif (le club, où un joueur initie le débutant) mais la pratique familiale reste courante et il n’est pas rare de relever la présence sur le terrain de plusieurs générations de la même famille, du père (voire du grand-père) et du fils. « L’art de jouer » s’effectue encore de manière informelle, par observation directe. Mais un facteur a longtemps menacé la pratique du jeu de quilles et pose encore des questions aux responsables actuels. En effet, comment cet ancien jeu traditionnel, autrefois présent dans chaque auberge de village de Gascogne, a-t-il pu évoluer et s’adapter au monde contemporain, alors même qu’il a perdu une partie de sa fonction d’origine : l’intérêt économique du jeu (« la chopine » ou verre de vin payé par les joueurs, voir la note 14) pour les tenanciers qui finançaient le matériel et possédaient les quillers (aires de jeu), alors que ces auberges n’existent quasiment plus aujourd’hui dans un contexte de désertification des zones rurales ? La création de plantiers publics, construits par les collectivités locales à la demande des clubs de quilles de 9, fut une solution pour compenser – en partie – la fermeture des quillers dans les auberges.

Figure 5

Hommes hissant une embarcation sur la glace, Québec, par Cornelius Krieghoff, 1863.

Hommes hissant une embarcation sur la glace, Québec, par Cornelius Krieghoff, 1863.
Source : Archives nationales du Canada.

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Figure 6

Course de canot à glace lors du Carnaval de Québec, 10 février 2013.

Course de canot à glace lors du Carnaval de Québec, 10 février 2013.
Photo de Mathilde Lamothe.

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De leur côté, Bernard Genest et Richard Lavoie nous démontrent que certaines pratiques sportives, telles que le canot à glace, apparaissent comme des traditions représentatives d’un patrimoine immatériel. L’hypothèse de cette étude reposait sur une réflexion sur le sens et la valeur des traditions québécoises, afin de savoir s’il y avait au Québec des traditions aussi riches et fortement enracinées que par exemple le Carnaval de Binche en Belgique – reconnu patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2003 – et qui mettent en avant des critères tels que l’enracinement de la pratique, la valeur d’exception ou d’unicité, l’excellence du savoir et du savoir-faire, le caractère identitaire, etc. Retenant la pratique du canot à glace comme l’une des plus anciennes et des plus vivaces du patrimoine immatériel du Québec (en raison de la présence du fleuve et des rigueurs de l’hiver qui ont façonné les comportements), le travail s’élabora alors autour de l’hypothèse d’un patrimoine unique et exceptionnel (Genest 2010). L’activité de canot à glace s’inscrit dans un temps long, depuis les premiers contacts avec les Amérindiens – qui fabriquaient et naviguaient déjà en canot d’écorce – et leur adoption par les premiers colons, notamment par les explorateurs et les coureurs des bois. Le canot de bois ou pirogue, plus solide que le canot d’écorce, apparaît fréquemment dans les sources historiques au sujet des habitants des îles ou des rives du Saint-Laurent pour assurer les besoins de subsistance et de communication. La pratique s’est maintenue jusqu’à présent, en donnant d’abord naissance au métier de canotier : ces nautoniers possédaient une expertise spécifique sur les particularités environnementales du fleuve comme les conditions atmosphériques, les courants et les mouvements des glaces. Par la suite, cette activité maritime deviendra un véritable sport, normé et institutionnalisé : les compétitions actuelles de canot à glace dont certaines sont de vraies fêtes populaires à l’image de celle réalisée lors du Carnaval de Québec. À l’occasion du premier Carnaval organisé à Québec en 1894, le journal L’Événement du 2 février souligne la valeur des athlètes présents lors de la première compétition de course de canot : « nos canotiers […] ont prouvé, hier, qu’ils n’ont pas dégénéré, que les canotiers d’aujourd’hui sont dignes, sous tous les rapports, de ces braves canotiers d’autrefois qui tenaient une ligne régulière entre les deux villes » (Lavoie 2012 : 122). Témoignant d’une tradition maritime originale, cette pratique culturelle et sportive nous prouve sa valeur patrimoniale par « la profondeur historique de l’activité, sa continuité dans l’espace et dans le temps, son unicité et sa viabilité » (Genest 2012 : 19), mais aussi par son savoir sur les techniques de navigation sur les glaces du Saint-Laurent et son savoir-faire en matière de techniques de construction des embarcations. Ce faisant, cet ancien moyen de transport devenu un sport moderne met en avant les valeurs reconnues par l’UNESCO en tant que patrimoine culturel immatériel, en apparaissant comme l’une des figures emblématiques de la nordicité québécoise.

Ces illustrations proposées par les quilles de 9, les raquettes et le canot à glace soulèvent des questions sur le sens et la portée patrimoniale de ces pratiques sportives. L’exemple de ces sports actuels, anciens jeux ou moyens de transport, nous autorise à penser que le concept de « patrimoine culturel immatériel » peut être opérateur pour saisir le vivant et apprécier de façon objective la valeur patrimoniale des pratiques ou expressions culturelles et sportives.

Conclusion

Les pratiques sportives font désormais partie des nouveaux terrains de recherche sur les formes de pratiques ou expressions culturelles, pour les ethnologues, voire même les sciences sociales. Pour les ethnologues en effet, il ne s’agit pas seulement de se saisir de nouveaux objets (sports, activités physiques et ludiques, loisirs), mais bien d’appréhender un nouveau champ scientifique, ses acteurs, sa diversité, ses problématiques et ses dynamiques propres. De même, les spécialistes des sciences sociales du sport s’impliquant dans la démarche et les concepts de l’ethnologie sont confrontés à des difficultés similaires. L’histoire, le sens et les définitions du sport animent les débats actuels entre les sociologues, les historiens ou encore les anthropologues. Mais le fait de regarder le sport avec un oeil patrimonial reste encore peu commun dans le champ des recherches scientifiques sur ce sujet.

Pourtant certains jeux et sports traditionnels apparaissent bel et bien comme des relais du patrimoine. En incarnant la localité, les jeux traditionnels sont le miroir de nos sociétés et des lieux d’expression identitaire. Ils en sont les témoins car ils reflètent l’essence des normes et des valeurs sociales en constituant un élément fondamental dans la construction de l’identité culturelle. Même si les territoires diffèrent, les mêmes processus dynamiques sont à l’oeuvre : certains jeux ou sports traditionnels « revitalisés » ont dû faire face à de multiples difficultés pouvant menacer leur pratique, tout en faisant évoluer la structure et la fonction de celle-ci pour s’adapter au monde contemporain et ne pas paraître comme des expressions obsolètes ou folkloriques. À travers ce système d’adaptation et de transmission peuvent se lire le lien entre le global et le local, c’est-à-dire les transformations que peut induire une société qui évolue et s’installe dans un système mondialisé. Cette réflexion renvoie au système d’adaptabilité et de mutation inhérent à ces pratiques sportives comme à toute pratique culturelle traditionnelle : quels sont les acteurs de ces évolutions, comment et qui porte les mutations ? Quelle est la perception de cet héritage et quels en sont les modes de transmission ? Quels sont les techniques de fabrication, le savoir et le savoir-faire qui se cachent derrière ? Comment ces pratiques traditionnelles, se traduisant donc dans le temps long, s’inscrivent-elles dans le présent ? Pour autant, on serait enclin à penser que la recherche de l’authenticité est une vue de l’esprit : pour que ces pratiques sportives vivent, il faut qu’elles aient une fonction (politique, économique ou sociale) dans la société dans laquelle elles s’inscrivent ; ce faisant, elles peuvent être « revivifiées » suivant les besoins tout en s’inscrivant dans la transmission de certaines traditions et dans leur reformulation. Il ne faudrait pas non plus oublier que les rapports du sport au politique, à l’économie ou encore à la société peuvent avoir des influences directes sur la prise en considération de la valeur patrimoniale du sport.

Les trois champs privilégiés par les études scientifiques pour analyser le terrain sportif (l’espace, l’objet et la pratique culturelle) sont en interaction et entrent dans la définition du patrimoine culturel immatériel. Le patrimoine immatériel, nouveau concept émergent dans le paysage culturel, amène à une réflexion sur les relations entre le matériel et l’immatériel. Ainsi les rapports dialectiques entre ces derniers expriment une rupture avec la vision où l’on séparait le patrimoine entendu au sens de monuments et d’artefacts (c’est-à-dire dans sa forme juridique de biens meubles et immeubles par destination), du patrimoine oral ou intangible tels que les danses, les contes, les savoir-faire, les jeux et sports traditionnels ou encore les fêtes. Les contextes de production (culturel, politique, cultuel) et les sociétés sont réinterrogées, puisque l’élément central dans la définition de ce patrimoine culturel immatériel repose sur la place des communautés ou des « porteurs de traditions ». De plus la désignation de la pratique du canot à glace sur le fleuve Saint-Laurent en tant qu’élément du patrimoine immatériel québécois le 9 février 2014 (et donc son inscription dans le Registre du patrimoine culturel du Québec) illustre cette ouverture vers le patrimoine immatériel sportif qui commence à être reconnu dans d’autres pays à l’instar de l’inventaire des jeux traditionnels en France mené par L.-S. Fournier. À travers ces jeux et sports traditionnels, il s’agit de saisir ces circonvolutions humaines qui assurent des permanences d’expressions culturelles et identitaires.