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Une réflexion critique sur l’évolution du droit administratif peut-elle dépasser les limites d’un droit national ? L’ampleur de cet obstacle n’est plus ce qu’il a déjà été, car l’existence de phénomènes transversaux permet de relativiser le cloisonnement trop étanche de cette matière dans des traditions et des systèmes. La parution en février 2015 de l’ouvrage intitulé L’État du droit administratif en est un exemple puisqu’il a pour seul objet les transformations du droit administratif en France[1]. Comment dès lors expliquer qu’il puisse présenter un intérêt pour des systèmes issus d’une autre perspective, notamment pour le Canada ? Et comment justifier que ce type de contribution puisse renouer en partie avec un « genre » présumé disparu, celui des approches critiques ?

Avec cette parution, Jacques Caillosse poursuit une réflexion déjà amorcée dans deux ouvrages parus en 2008[2] et en 2009[3]. En France, ses réflexions sur l’évolution du droit administratif sont largement connues. Elles sont surtout le fruit d’une progression par articles, ce qui permet de signaler des repères. La question de l’efficience apparaît dès 1989, à une époque où les préceptes de la nouvelle gestion publique (nouveau management public) n’avaient pas encore acquis le statut que l’on connaît aujourd’hui[4]. Le thème de la performance fait son entrée en 1999[5], suivi de celui de la concurrence en 2000[6]. Cependant, pour les mêmes raisons que celles qui sont relatives à l’ouvrage de Sabino Cassese, dont la traduction a permis au public francophone de se familiariser avec l’évolution conceptuelle du droit administratif en Italie[7], l’ouvrage de Jacques Caillosse paru en 2015 offre des perspectives qui vont bien au-delà d’un modèle national. Une différence subsiste néanmoins entre ces deux essais. L’ouvrage de Sabino Cassese est largement orienté vers une histoire intellectuelle du droit administratif en fonction de la contribution de nombreux auteurs, tandis que celui de Jacques Caillosse a pour objet l’évolution des principes, des fondements, des mécanismes et des règles du droit administratif. Tout comme le modèle italien, le modèle français offre la possibilité d’une mise en perspective qui représente deux siècles d’évolution. À titre comparatif, le Canada ne présente pas autant de possibilités, car l’histoire du droit administratif y englobe une période relativement courte. Ce serait néanmoins une erreur de conclure à l’impossibilité de toute forme d’appréciation générale sous forme de bilan critique, car, ce que montre surtout l’ouvrage de Jacques Caillosse, c’est l’état actuel du droit administratif. Quel enseignement peut-on en tirer ?

L’aspect qui caractérise principalement la démarche de Jacques Caillosse est le constat d’un écart grandissant entre plusieurs idées reçues qui alimentent de nombreux manuels de droit administratif, et des éléments de contexte, qui infléchissent de façon durable non seulement la fonction du droit administratif, mais également, dans le cas de la France, des notions fondatrices comme le service public et l’usager. Les dimensions qui relèvent de la finalité montrent des ajouts qui ne sont pas nécessairement visibles dans les ouvrages généraux de droit administratif en France. Comme l’ouvrage de René Chapus permet de le constater, une recherche de sobriété commande une présentation de la matière fondée sur la soumission de l’Administration à des règles spécifiques de droit public, ce qui détermine en principe, pour le système français, la compétence des juridictions administratives[8]. Ce pragmatisme oriente l’organisation des ouvrages généraux vers la détermination des sources, les structures administratives, les actes administratifs, les décisions administratives, les contrats administratifs, les services publics, le pouvoir réglementaire, la police administrative, la justice administrative, ainsi que les règles relatives à la responsabilité. Cette liste de rubriques n’est pas exhaustive, mais ce sont souvent les plus importantes pour un cours de droit administratif général. Au fil du temps, les questions relatives à la finalité n’ont jamais cessé d’être présentes, même si elles n’étaient pas déterminantes pour exposer cette matière. Ainsi, la question de la différenciation, qui est en fait celle de la justification de règles particulières pour caractériser le statut juridique de l’Administration, a toujours alimenté les réflexions de plusieurs auteurs et continue de le faire. Un droit exorbitant du droit commun ainsi que des prérogatives devaient être justifiés par des considérations qui ne relevaient plus du simple accommodement de la puissance publique. L’intérêt général et le service public ont été déterminants dans ce débat.

Les ouvrages généraux reflètent un point d’équilibre qui illustre surtout les acquis du xxe siècle. Cet équilibre a permis d’atteindre une présentation des éléments constitutifs du droit administratif sans l’altération qui résulte de l’ajout d’autres finalités et d’autres mécanismes. C’est dans cette perspective que ce modèle peut livrer une impression de classicisme, sans pour autant rendre visible le fait que l’identité et la fonction du droit administratif évoluaient déjà dans un nouvel environnement vers la fin du xxe siècle, et surtout au début du xxie siècle.

L’État du droit administratif offre la possibilité de mettre en lumière la concurrence croissante des sciences du gouvernement à l’égard du droit administratif, mais également la concurrence accrue d’autres champs du droit. Sans rompre avec une analyse interne sur les mécanismes et les modes de production du droit administratif, ce type d’apport montre qu’une réflexion plus approfondie sur l’évolution du droit administratif doit être menée à la lumière d’autres disciplines ou de savoirs qui en infléchissent le sens, car son identité se révèle plus difficile à circonscrire. Ce constat peut paraître banal, mais les thématiques contemporaines de la nouvelle gouvernance publique, de la mondialisation, de l’influence déterminante des préceptes managériaux sur l’action publique, de la surdétermination économique, de l’attrait des solutions de rechange pour « gérer autrement », ainsi que celle de l’évincement relatif du droit, exigent une analyse contextuelle. Ces éléments indiquent qu’une partie non négligeable des transformations du droit administratif requiert l’ajout d’autres perspectives que celles qui sont induites par l’analyse de ses sources formelles.

Ces changements ne sont pas « imaginaires ». Une partie notable des expressions employées par Jacques Caillosse renoue avec la terminologie de l’analyse critique du droit : l’indétermination[9], la désactivation[10], l’occultation[11], la surdétermination[12], la dénégation[13] et le déplacement de la rationalité juridique[14], pour en donner quelques exemples. Cependant, comme en témoigne une production presque ininterrompue d’interrogations critiques sur les mutations du droit administratif, comment expliquer cette approche vu l’apport particulier du courant « Critique du droit » il y a plus de 30 ans ? Et comment justifier que cette réflexion critique en droit administratif emprunte en partie le cadre conceptuel du courant « Droit et société » ? Et en définitive, comment peut-on caractériser une approche dite « critique » compte tenu de l’ampleur des appréciations critiques qui peuvent être faites dans plusieurs champs du droit ?

Une grande prudence s’impose avant d’associer un auteur à des courants dont il ne se réclame pas. Dans un premier temps, une analyse rétrospective des bilans critiques en droit administratif est nécessaire et justifie des nuances. Avec ce recul qui ne vise que la France, il est possible de mieux situer les propos de Jacques Caillosse à propos de l’état actuel du droit administratif. Comme il s’agit de la France, nous jugeons qu’un bilan comparatif est nécessaire pour ce type d’approche, notamment dans la perspective du Canada et de la Grande-Bretagne.

1 La mutation des bilans critiques en droit administratif

Les études approfondies, voire critiques, ont toujours caractérisé l’évolution du droit administratif, en particulier en France, grâce aux travaux de Léon Duguit, Maurice Hauriou, Charles Eisenmann, pour ne donner que ces seuls exemples. Toutefois, ces travaux étant en réalité des oeuvres de refondation ou de consolidation, une démarche critique peut revêtir plusieurs significations et obéir à des finalités parfois contrastées. L’expression « bilan critique » appelle ainsi des clarifications en raison du sens particulier que prennent les études critiques au cours du dernier quart du xxe siècle. Comme aux États-Unis durant les années 60 et 70 avec le mouvement des Critical Legal Studies[15], un courant d’études critiques du droit a également existé en France[16]. La parution de l’ouvrage de Michel Miaille en 1976 constitue le repère le plus connu[17]. Le « manifeste » du mouvement a été publié en 1978[18]. Le bilan de ce courant a fait l’objet de travaux relativement récents, avec des balises temporelles précises, qui seraient fondées sur son démarrage en 1978, pendant 12 ans d’existence[19]. Ces balises chronologiques doivent néanmoins être nuancées, car de nombreux centres de recherche revendiqueront par la suite des approches critiques dans plusieurs champs du droit. Vu les travaux de Jacques Caillosse, et d’autres auteurs, comme Jacques Chevallier[20], il serait hasardeux, et probablement erroné, d’affirmer que l’analyse critique du droit administratif aurait complètement disparu au cours de la dernière décennie du xxe siècle. Ce sont plutôt les transformations contemporaines du droit administratif qui lui confèrent désormais une autre signification. Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi, car les présupposés des analyses dites « critiques » n’ont pas été homogènes au long des années. Ainsi, en 1987, à un niveau général qui ne concernait pas le droit administratif, François Ost et Michel van de Kerchove ont proposé une approche centrée sur le statut épistémologique de la science du droit, de même qu’une théorie critique et interdisciplinaire du phénomène juridique sans présupposés marxistes[21].

Le recul du temps montre qu’une réflexion dite « critique » a été menée en France dans le champ du droit administratif[22]. Cependant, il s’agissait avant tout d’une critique externe au droit comme vecteur de domination, et non pas, comme les événements le montreront par la suite, d’une critique à la fois externe et interne qui a pour objet un rééquilibrage du droit parmi d’autres disciplines en vue d’approfondir une thématique précise. C’est dans ce contexte qu’il faut situer les travaux d’André Demichel sur le droit administratif. Si le terme « critique » n’apparaît pas dans son ouvrage de 1978, sa réflexion visait néanmoins à contextualiser le droit administratif, notamment pour montrer la manière dont « l’évolution du milieu socio-politique entraîne des mutations, plus ou moins profondes, des principes et des règles qui étaient ceux du droit administratif “classique”[23] ». Cet effort de contextualisation est plus explicite dans la première partie de son ouvrage intitulée « Les fondements du droit administratif », ainsi que dans la quatrième partie dont le titre est « Les mutations contemporaines du droit administratif ». Si l’auteur était soucieux d’expliquer l’évolution du droit administratif à la lumière du capitalisme monopoliste d’État, le constat de la dégradation des instruments techniques de ce droit était déjà esquissé, à une époque où régnaient encore les acquis essentiels qui avaient assuré le succès du droit administratif. L’ouvrage de 1978 trace néanmoins un portrait général relativement proche de la formule d’un manuel, et l’on peut regretter que les questions essentielles qui ont marqué le renouveau du droit administratif à la fin des années 70, notamment la transparence, la démocratie administrative, l’accès à la justice et l’approfondissement des libertés publiques, soient à peine esquissées à la dernière page. En ce sens, cet ouvrage était plus proche d’un essai général pour expliquer certaines dimensions du droit administratif à la lumière d’un cadre d’analyse du type marxiste qui était en rupture avec l’orthodoxie communiste. Il restait toutefois trop éloigné des débats contemporains relatifs à la reconnaissance de nouveaux droits pour les citoyens.

L’analyse contextuelle caractérise également les travaux de Jean-Jacques Gleizal dans son ouvrage paru en 1980 sur le droit politique de l’État[24]. En dépit de son sous-titre qui renvoie au droit administratif, cet ouvrage paraît éloigné du cadre conceptuel propre au droit administratif. En délaissant les catégories issues de ce droit, cet auteur avait pour but de mettre en lumière la formation historique du droit de l’État, les conditions particulières du système de formation des juristes, ainsi que la nécessité d’élaborer une nouvelle science de l’État en reléguant la suprématie des juristes au passé et en accordant le présent au règne des politologues. À l’opposé du droit administratif classique, Jean-Jacques Gleizal insistait sur la pertinence de la science administrative et des sciences de l’administration afin de comprendre « l’instauration de l’État néo-libéral technocratique[25] ». Avec un sens prémonitoire qui anticipait déjà sur l’évolution contemporaine des travaux sur l’État et l’action publique, il n’en critiquait pas moins le fait que les sciences de l’administration aboutissent à la négation du droit et de toute réalité juridique[26]. Son plaidoyer pour une nouvelle science de l’État avait néanmoins pour effet de laisser en plan le droit administratif et les avancées récentes qui avaient marqué son évolution à cette époque-là. En comparaison de l’ouvrage d’André Demichel, il n’approfondissait pas les caractéristiques essentielles du droit administratif. Comme l’a constaté a posteriori Jean-Jacques Gleizal, cette approche était motivée par la volonté de « sortir de l’analyse juridique du droit[27] », mais avec pour résultat « une incapacité à analyser les grandes mutations du droit[28] ».

Sous forme d’ouvrage, la contribution la plus importante du mouvement « Critique du droit » aura été en définitive le collectif publié en 1985[29]. Le terme « mutation » apparaît dans le titre. Cet ouvrage offre de nombreux textes rédigés par des auteurs venant des sciences sociales, de l’histoire, de la science administrative, de la science politique. On aborde aussi le rôle de l’enseignement. Ces domaines représentent autant de dimensions associées alors à l’analyse critique du droit. Cependant, elles sont plus affirmées dans la première partie de l’ouvrage sur la constitution du droit administratif (autonomisation, production, agencement des catégories juridiques, didactique, fonctions). La seconde partie qui porte sur les transformations du droit administratif est intéressante à revoir avec le recul de 30 années. L’écoulement du temps a rendu moins pertinents quelques sujets, mais déjà l’idéologie de l’efficacité est évoquée[30], ainsi que le droit souple[31]. Les facteurs de déstabilisation sont commentés, de même que la place du droit administratif parmi les disciplines qui ont pour objet d’étude l’administration publique. En fin d’ouvrage, Jean-Jacques Gleizal constatait que le droit n’appartient plus aux juristes[32], et déjà, pour l’époque, la possibilité d’un nouveau droit administratif était esquissée[33].

Le mouvement « Critique du droit » avait mis en lumière de vives tensions entre le poids de la dogmatique juridique et ses résistances à la pluridisciplinarité[34]. Son engagement militant offrait des liens complexes avec plusieurs types de recherche en sciences sociales, notamment dans le but d’obtenir d’autres perspectives sur le droit[35]. Dans la mesure où ces démarches se situaient sur un terrain commun, soit celui de la rupture avec une analyse trop formelle du droit, la convergence entre le savoir développé par d’autres disciplines sur le droit (la sociologie a été souvent citée) et la revendication d’une ouverture du droit à son environnement social et politique aura été déterminante pour renouveler la réflexion sur le droit. Vu de façon rétrospective, c’est le courant « Droit et société » qui incarnera le plus ce changement, notamment à la suite de la publication de la première version du Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit en 1988[36], et plus encore en raison de l’essor des ouvrages parus dans la collection Droit et société à compter de 1991[37]. Plusieurs ouvrages de cette collection ont joué en effet un rôle de premier plan afin d’offrir une analyse contextuelle du droit administratif, même si ce dernier n’est pas, dans ses principes et ses fondements, l’objet principal de ces travaux[38]. La parution de L’État du droit administratif [39] dans cette collection revêt ainsi un sens particulier.

Pour un seul domaine du droit, érigé en discipline par plusieurs auteurs, le bilan critique sous forme de bilan de santé (check-up) appartient à un genre particulier. En dépit de la production d’ouvrages ou d’articles qui montrent qu’il y a toujours eu des débats et des appréciations critiques en matière de droit administratif, il n’aura pas été nécessaire de compter sur l’influence grandissante du courant « Droit et société » pour voir apparaître des bilans critiques. La diffusion d’une dizaine de textes dans la revue Pouvoirs en 1988, sous la direction d’Olivier Duhamel et de Georges Dupuis, est le premier « bilan critique » présenté comme tel[40]. Aucun de ces textes ne laisse augurer une mutation ou des changements majeurs pour le droit administratif. Son autonomie n’est donc pas remise en question. Son caractère exorbitant fait même figure de thème récurrent[41]. L’apparition des autorités administratives indépendantes suscitait, à vrai dire, des doutes sur leur indépendance réelle[42]. Le texte de Jean Boulouis sur la suppression du droit administratif n’est pas sans rappeler certains procédés propres à la scolastique puisque la réponse est prévisible, dans la mesure où le droit commun n’offre aucune réponse pour suppléer les notions du droit administratif relatives au régime juridique propre aux actes administratifs[43]. La perspective de supprimer le droit administratif n’étant pas nouvelle ni originale depuis le xixe siècle, elle peut faire l’objet de dissertations récurrentes à des fins universitaires.

Dans sa présentation de l’ouvrage collectif paru en 1993 sur le thème de la mutation du droit administratif, Jacques Chevallier avait posé d’emblée le constat de la « crise du droit administratif », devenu un lieu commun de la pensée juridique française depuis les années 80[44]. Le droit administratif, « brutalement fissuré puis lézardé ; critiqué de toutes parts et pris à revers par certaines mutations de l’ordre juridique[45] », paraissait « promis à une lente régression, sinon voué à une mort certaine[46] ». Les douze textes de cet ouvrage n’étaient pas de nature à confirmer un diagnostic aussi sévère. Dans son propre texte, Jacques Chevallier avait néanmoins mis en évidence deux dimensions essentielles pour la suite des événements. À titre de savoir juridique spécialisé, le droit administratif subissait déjà la concurrence d’autres savoirs relatifs à l’administration et, également, celle d’autres champs constitutifs du droit, notamment le droit constitutionnel[47]. Cette appréciation était nuancée puisque la réaffirmation du principe de l’État de droit dans le contexte précis des années 90, ainsi que la constitutionnalisation progressive du droit administratif, lui apportait un renfort considérable et une légitimité accrue. La crise du droit administratif relevait davantage de la critique dont il était l’objet, sous le double impact de la contestation managériale et de la contestation néolibérale. Toutefois, dans ce contexte temporel précis, soit celui de 1993, les possibles mutations du droit administratif, sous ce double impact, étaient plus de l’ordre de la représentation que des transformations concrètes[48]. Si cet ouvrage annonçait la progression future des préceptes managériaux, la concurrence croissante entre la rationalité juridique et la rationalité managériale avait été posée dès 1982 par Jacques Chevallier et Danièle Lochak[49], ainsi que par Jacques Caillosse en 1989[50]. Dans son texte, Jacques Chevallier anticipait déjà que « [l]’acclimatation dans l’administration de cette rationalité managériale sera illustrée par la dévalorisation du savoir juridique au profit de nouveaux savoirs techniques[51] ».

Si l’ouvrage de 1993 tient encore, à certains égards, de l’analyse critique du droit, la concurrence d’autres savoirs sur l’État et l’Administration devient plus manifeste. Ces savoirs resteront toutefois dans un rapport d’extériorité au droit, car leur rationalité n’est pas celle du droit. Certes, le développement d’analyses croisées contribuera substantiellement à une compréhension plus fine de l’environnement immédiat du droit administratif, mais sans pour autant, à première vue, en modifier la structure, les sources ou les principes. Le numéro spécial de L’actualité juridique, droit administratif (AJDA) publié en 1995 offre de nombreuses perspectives internes sur les liens qui unissent le droit administratif à d’autres champs du droit, mais les échanges de nature interdisciplinaire ou pluridisciplinaire ne sont pas encore au rendez-vous[52].

À la fin du xxe siècle, la mort anticipée ou annoncée du droit administratif fait figure de simple procédé de style[53]. L’époque est marquée par la construction du droit européen et la mondialisation. Dans ce contexte moins favorable à des analyses « nationales », la production de bilans généraux a connu un ralentissement, ce qui ne veut pas dire pour autant que la réflexion sur l’évolution du droit administratif est restée cantonnée dans les thèmes du xxe siècle. Cependant, les apparences sont parfois trompeuses. Ainsi, l’élaboration en 2011 du Traité de droit administratif, sous la direction de Pascale Gonod, Fabrice Melleray et Philippe Yolka, a permis de rassembler de nombreux textes qui allient des perspectives plus classiques avec des éléments de renouveau[54]. L’avant-propos laisse entendre sans ambiguïté que le droit administratif traverse une zone de turbulences. L’effort d’ouverture et de contextualisation témoigne de l’importance grandissante de thématiques nouvelles. Dans le premier tome de ce traité, les frontières du droit administratif sont repoussées vers les dimensions européennes, mais de façon plus significative encore, vers les dimensions induites par la globalisation du droit[55]. Dans le second tome, les chapitres consacrés à l’intervention économique et à la régulation[56], à la citoyenneté administrative[57], ou encore aux modes alternatifs de règlement des litiges administratifs[58], témoignent de la progression de nouvelles thématiques. Dans le texte de Jacques Caillosse, les enjeux de l’« européanisation de l’action publique », ainsi que la « réorganisation managériale de l’administration » sont clairement posés, sans oublier les tensions entre ce qui relève encore des « invariances » par rapport aux « métamorphoses[59] ».

Ce traité paru en 2011 reflète une volonté de décloisonnement du phénomène administratif. C’est dans ce contexte de renouvellement de la pensée juridique sur le droit administratif et l’administration qu’il faut situer les réflexions de Jacques Caillosse.

2 L’essentialisme juridique en questions

Pendant de nombreuses décennies, le contexte général n’était pas propice à l’ouverture. La spécificité du droit administratif pouvait et peut encore sembler radicale dans la mesure où la rationalité des autres disciplines qui relèvent des sciences du gouvernement, ainsi que leurs principes constitutifs, ne se rattache pas a priori au droit. En apparence, cette concurrence reste externe, tout comme si les disciplines et les savoirs ayant pour objet l’État et l’action publique étaient dans des rapports conflictuels en vue d’imposer leur propre grille de lecture. Ce n’est pas un hasard si Jacques Caillosse a abordé successivement l’efficience, la performance et la concurrence en termes antinomiques pour le droit administratif, avec néanmoins des points d’interrogation. Le droit administratif était-il incompatible avec la performance ? Était-il saisi par la concurrence (au sens premier du droit de la concurrence) ? Ou encore devait-il être abandonné pour satisfaire aux exigences de l’efficience ?

L’ouvrage publié en 2015 offre un tout autre portrait de la situation. Ces principes qui pouvaient paraître dans un rapport d’extériorité au droit sont désormais intégrés par le droit[60]. Lorsque Jacques Caillosse mentionne le texte paru il y a plus de 15 ans sous le titre « Le droit administratif contre la performance publique ? », il reconnaît d’emblée qu’un autre titre semble s’imposer désormais : « Performance et droit de l’administration[61] ». La banalisation des pratiques évaluatives est un phénomène contemporain, car le droit administratif les institue à une triple fin. Outre l’évaluation faite sous forme d’études d’impact pour répondre à des impératifs de protection de l’environnement, les pratiques évaluatives servent au sein de l’Administration à inventorier la production administrative aux fins de planification, mais également, de plus en plus, elles constituent le fondement de l’amélioration du rendement par l’élaboration d’indicateurs de performance. Dans ce contexte, le droit sert à évaluer autant des réalités qui sont externes à l’Administration ou à l’État, que des dimensions qui relèvent de sa propre sphère « interne ». L’élément qui contribue à modifier cette perspective est la juridicisation de la performance dans la mesure où le droit fait l’objet de pratiques évaluatives[62]. Ce phénomène entraîne un « changement de paradigme[63] » qui rejoint autant la réglementation que l’activité des cours et des tribunaux. Pour la production des règles, la « réglementation intelligente » (smart regulation) en est une bonne illustration puisque les projets de règlement sont désormais soumis, un peu partout dans les pays occidentaux et ailleurs, à des évaluations préliminaires sous forme d’études d’impact[64].

Le nouvel environnement du droit administratif est rendu plus explicite par la thématique de la gouvernance qui est analysée dans le quatrième chapitre de l’ouvrage de Jacques Caillosse. Pour autant que se dessinent ici de nouveaux carrefours disciplinaires pour les sciences de l’État et du pouvoir, cet axe peut sembler relever « des territoires imaginaires de recherche[65] » qui ne bénéficient d’aucune traduction institutionnelle[66]. En raison d’un nouveau style de conduite de l’action publique et d’exercice du pouvoir, la science politique constitue désormais le premier champ d’investigation pour la gouvernance, et l’on peut légitimement s’interroger sur la part du droit et de la pensée juridique dans l’analyse de ce phénomène[67]. Pourtant, comme le constate Jacques Caillosse, « il existe un véritable outillage juridique de la gouvernance[68] ». Plusieurs catégories propres à la théorie juridique dominante sont concurrencées par des mécanismes souvent inclassables dans le domaine du droit administratif soit parce qu’ils sont issus de la transformation des modes de gestion, soit qu’ils résultent de la recherche de solutions de rechange à la réglementation, ou encore parce qu’il supposent l’élaboration de nouveaux dispositifs institutionnels ou qu’ils entraînent une inflexion durable de l’action publique[69]. Est-ce pour autant une affaire d’environnement pour le droit administratif ? Au-delà de certains « dérèglements », les réponses montrent l’existence de supports et de formes juridiques propres à la gouvernance (régulation, contractualisation, partenariat, participation)[70].

Nos recherches vont dans le même sens. Si la gouvernance n’est pas un concept juridique, elle colore néanmoins la réforme de l’État, ainsi que l’élaboration de nouveaux mécanismes pour l’action publique. Il en résulte un processus graduel d’acculturation du droit par l’affirmation de principes transversaux qui relèvent de plusieurs disciplines (science politique, gestion, droit, économie) : participation, information, transparence, responsabilité, qualité, efficacité, efficience et imputabilité[71]. Comme Jacques Caillosse, nous croyons qu’il faut dresser le constat que cette « nouvelle raison gouvernementale[72] » entraîne des « transformations dans le champ de la juridicité[73] ». Ce qui pouvait paraître extérieur au droit administratif en constitue désormais l’un des vecteurs de renouvellement par l’intégration de principes et de mécanismes proches d’une conception élargie des sciences du gouvernement. Apparaît alors en fin de compte cette question qui revêt une acuité sans cesse grandissante : le droit administratif est-il appelé à n’être que le support de « technologies de pouvoir » au détriment de ses éléments fondateurs ?

Parmi ses éléments fondateurs figurent, pour le modèle français, le service public et l’usager. Les « figures nouvelles du service public » (chapitre 1 de l’ouvrage de Jacques Caillosse) doivent être appréhendées à la lumière d’un changement de référentiel qui est celui de l’attractivité économique[74]. Selon le constat formulé par cet auteur, l’essentiel des activités publiques ne fonctionnent plus suivant une notion fondatrice, le service public, qui a longtemps servi de marqueur à la culture politique et juridique de la France. Un nouvel environnement résulterait de notions issues du droit communautaire notamment, le service d’intérêt économique général, le service d’intérêt général et le service universel. Ce verdict est sans doute trop sévère pour le service public à la française. Certes, la construction européenne a été marquée par une nette différence entre les États où le concept de service public est très affirmé (France, Italie, Espagne) par opposition à ceux qui utilisent un référentiel bien connu au Canada, celui des services publics (public utilities), ou des notions très proches (Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas)[75]. Le Service d’intérêt économique général (SIEG) est le seul à offrir un statut juridique découlant des textes fondamentaux de l’Union européenne, notamment l’article 16 du Traité d’Amsterdam, ainsi que l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne issue du Traité de Nice le 7 décembre 2000[76]. Comme son appellation en témoigne, le SIEG a une visée proprement économique sans trop de considérations pour les dimensions sociales puisque les utilisateurs sont appréhendés davantage comme des consommateurs. En contrepartie, le service d’intérêt général n’a pas de fondement juridique, et est proposé par la Commission européenne afin de laisser aux États membres la possibilité d’offrir des services « hors marché », même si des redevances ou des exigences tarifaires peuvent être imposées aux utilisateurs[77]. Enfin, le service universel correspond aux services publics du monde anglo-américain où des opérateurs privés font l’objet d’une réglementation souvent stricte du seul fait d’offrir des services dont l’impact économique et social se révèle très important pour la population. Les télécommunications en sont le meilleur exemple.

Pour Jacques Caillosse, deux cultures juridiques entrent ainsi en compétition, soit celle qui est issue de l’économie concurrentielle de marché par rapport à celle qui régnait jusqu’ici en France, où les activités de service public sont soustraites de la sphère de la régulation marchande pour relever du droit public. L’hypothèse de l’hybridation serait plus plausible. La France utilise depuis longtemps la notion de service public industriel et commercial. Dans le contexte de différents processus de privatisation, même remise entre les mains de personnes privées, l’activité de service public demeure soumise à des règles spécifiques en vue de garantir sa continuité et de tenir compte de l’intérêt général. Dans la perspective des contrats de délégation, le transfert doit rester conforme à l’intérêt général, ce qui montre une application nuancée de règles issues du droit administratif. L’apparition de personnes privées chargées d’une mission de service public a permis de dépasser la différence entre service public, à caractère administratif et service public à caractère industriel et commercial, ainsi que la différence entre personne publique et personne privée[78]. L’acte d’habilitation reste un acte de droit public, et c’est un régime de droit public qui peut s’imposer aux parties en fines gradations suivant la nature du service délégué[79]. Le droit administratif français et le droit de l’Union européenne ne sont pas forcément antinomiques.

Au-delà de cette divergence de perception, où le périmètre traditionnel du service public devient moins lisible, Jacques Caillosse montre que c’est en réalité la place du droit qui est relativisée au profit d’une manière de faire et de penser l’Administration qui est celle du management[80]. La surdétermination économique et managériale du droit ne correspond pas à une dénégation du droit. Jacques Caillosse met l’accent sur l’importance de ces « reclassements à l’intérieur de l’espace juridique[81] », alors que, pour notre part, nous insistons davantage sur l’utilisation sélective du droit issue de l’union triadique du droit, de l’économie et de la gestion dans la nouvelle gouvernance publique. Ce que prouve Jacques Caillosse, c’est l’infléchissement du droit administratif par l’interférence de la concurrence et de la performance. L’étape subséquente que nous avons décrite est celle de son évincement au profit d’autres outils et mécanismes[82]. Au-delà de ces diagnostics, le droit administratif, ici et là, dans plusieurs droits nationaux, évolue dans un nouvel environnement. Est-ce seulement le droit de la concurrence ? Ou la concurrence issue d’autres technologies de pouvoir avec des rationalités différentes de celle du droit ? Ou, et c’est probablement, dans le sens de nos plus récents travaux, la juridicisation progressive de préceptes issus d’autres disciplines que le droit en vue de refonder en partie l’action publique ?

Il peut paraître paradoxal qu’une lecture proprement juridique du droit administratif ne permette pas d’en dégager l’évolution ni même le sens. Comment justifier cette situation ? Dans le chapitre préliminaire de son ouvrage, Jacques Caillosse montre que la séparation du droit et du politique explique en grande partie cet isolement du droit. La pensée juridique procède à la neutralisation de l’Administration comme si cette dernière était soustraite à la logique du politique pour délimiter un espace juridique autonome[83]. La spécificité et l’autonomie du droit administratif reposent sur l’existence de catégories juridiques. Ce constat est banal mais lourd de conséquences. Afin de répondre aux exigences du contentieux administratif, mais également pour des impératifs qui relèvent de la sécurité juridique, les juristes sont dans l’obligation de déterminer un sens juridique pour l’attribution d’un statut ou d’un régime particulier aux actes de l’Administration. Le droit reste ainsi tributaire de ces opérations de classification au même titre que toutes les disciplines qui sont organisées selon des exigences strictes de taxinomie. La nécessité de ce codage essentiellement juridique permet de saisir partiellement l’imperméabilité de la dogmatique juridique à ce qui relève du surcodage ou de l’environnement. Pour comprendre le sens des transformations en cours, il n’est pas étonnant que les réponses soient ailleurs, notamment dans les ouvrages énumérés parmi les repères bibliographiques[84]. Ces pistes sont celles de la globalisation, de la gouvernance, de la régulation, du management et de la transformation de l’État.

L’État du droit administratif montre un espace normatif où des rationalités concurrentes sont en jeu, soit celles qui sont déjà multiples d’un droit administratif, de plus en plus hétérodoxe dans ses sources et ses modes de formation, par rapport aux impératifs issus des disciplines ayant pour objet les organisations. Ces disciplines sont « normatives » au sens générique, dans la mesure où elles reposent sur des principes qui revêtent le statut de règles d’orientation : l’efficacité, l’efficience, la responsabilité, la transparence, l’économie, pour donner des exemples connus. La mutation de ces éléments de finalité laisse augurer un abandon relatif du droit administratif classique pour un droit de l’action publique. Ce « nouveau » droit administratif procède d’une conception extensive de l’espace normatif où toutes les règles applicables au fonctionnement de l’Administration devraient être prises en considération pour cerner de manière appropriée la véritable dimension du droit administratif. Il en résulterait la formation d’un nouveau droit administratif (un droit de l’administration ?) par hybridation des logiques et des règles[85]. Le droit administratif tel qu’il a été conçu en France peut-il encore servir de cadre d’analyse ? Pour Jacques Caillosse, ce n’est pas si évident puisque « c’est un autre droit qui est en cours de constitution, que la dénomination conventionnelle de “droit administratif”, du fait même de l’histoire qu’elle mobilise, n’est plus en mesure de saisir[86] ».

L’entreprise de renouvellement du droit administratif laisse voir l’existence de normes conçues dans un autre contexte que celui de la rationalité juridique. Leur imbrication avec les normes du droit, voire leur juridicisation, justifierait de dégager un autre type de savoir relativement au droit applicable aux administrations publiques et à l’action publique. Des principes issus d’autres disciplines ont été progressivement insérés dans des dispositions législatives[87]. L’efficacité, l’efficience, l’imputabilité, l’économie et la qualité ne commandent pas l’atteinte d’un résultat immédiat qui pourrait être mesuré et sanctionné, à la différence de la sécurité, de la liberté ou de la justice, où des standards minimaux sont largement relayés par des instruments internationaux ou supranationaux. L’influence des autres sciences du gouvernement oriente l’attention vers l’étude des moyens, des mécanismes, des procédés et des méthodes de gestion. D’autres principes sont également « mixtes », en ce sens que leur existence relève d’un corpus commun avec d’autres disciplines, notamment la responsabilité, l’information, la participation et la transparence. La dimension proprement juridique de ces principes ne permet pas d’éluder les moyens nécessaires pour leur application et leur effectivité. En ce qui concerne le droit administratif, il offre déjà une vaste expérience sur des références qui conditionnent l’exercice du pouvoir. Sa contribution au respect des exigences procédurales à la lumière de ses propres références (validité, régularité, légalité) constitue une étape essentielle dans l’affirmation de l’État de droit et de la primauté du droit (rule of law).

Le contexte a néanmoins changé en ce sens que le droit administratif assume désormais d’autres finalités par rapport aux conditions d’exercice du pouvoir. Le constat le plus pessimiste irait dans le sens de sa mobilisation et de son instrumentalisation pour offrir un cadre juridique à de nouvelles technologies de pouvoir et de gouvernement. Dans un sens nettement plus positif, il devient un élément incontournable en vue de mesurer un élargissement de la légitimité qu’exige le renouvellement de l’action publique. La thématique de la gouvernance n’est pas étrangère à ce phénomène d’étagement des sens multiples où ce serait davantage un phénomène de surinvestissement qui serait en cause, dont la conséquence serait une configuration moins lisible, une identité brouillée. Loin d’être menacé dans son existence, le droit administratif est très sollicité par des exigences issues de différentes rationalités. Cette évolution explique la difficulté croissante liée au fait d’en livrer une lecture exclusivement juridique, comme s’il pouvait encore être essentialisé suivant un déterminisme uniquement propre au droit. Ce qui était encore possible au xxe siècle se révèle désormais plus aléatoire.

3 La coexistence de deux modèles

Dans son ouvrage, Jacques Caillossse fait référence, à plusieurs reprises, à des influences venues du monde anglo-américain, ne serait-ce que par l’importance de la nouvelle gestion publique et des approches néolibérales. On pourrait dès lors anticiper qu’une adaptation considérable serait nécessaire pour refléter ce nouvel environnement dans tous les ouvrages du type Administrative Law en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Australie et au Canada, pour ne donner que ces seuls exemples. En réalité, tout se passe comme en France avec la reconduction d’un modèle classique que peut incarner l’ouvrage de William Wade et Christopher Forsyth[88], ainsi que ceux de Peter Cane[89] et de Timothy Endicott[90], en droit britannique. Si nous tenons compte de la spécificité du droit américain, l’ouvrage de Richard Pierce offre pour l’essentiel le même canevas conceptuel[91]. Dans ces systèmes caractérisés en grande partie par l’unité de juridiction[92], l’importance de la révision judiciaire (judicial review) est considérable au point de colorer toute l’approche du droit administratif. L’étude des recours, de leur recevabilité, des moyens de contestation et de divers moyens de contrôle permet généralement de faire l’économie du droit propre à l’organisation des administrations publiques et à l’action administrative. Cette approche prépondérante est celle du « feu rouge » (red light) (le contrôle par association aux feux de circulation)[93]. Cette dimension contentieuse du droit administratif exige beaucoup de travail de la part des juristes, ne serait-ce que pour expliquer l’émancipation graduelle des tribunaux administratifs. Il faut porter un jugement nuancé sur les ouvrages de droit administratif. Quelques-uns peuvent donner l’impression d’une ouverture à l’analyse contextuelle et critique, mais le schéma « classique » reste souvent inchangé[94].

En dépit de cette orientation traditionnelle, des propositions de rénovation du cadre conceptuel commencent à émerger, d’abord sous forme d’articles. Ainsi, dans le contexte du droit américain, l’émergence d’une nouvelle génération en matière de droit administratif est liée au phénomène de la gouvernance, notamment par l’affirmation des principes qui lui sont associés (imputabilité (accountability), efficience (efficiency), transparence (transparency), participation, collaboration)[95]. L’orientation managériale de la gouvernance soulève des interrogations par rapport au droit[96]. Sur ce plan, l’écart temporel est désormais considérable avec les réflexions critiques de Gerald Frug sur les systèmes bureaucratiques et organisationnels[97]. Quelques auteurs ont néanmoins choisi une voie de compromis. Tout en gardant plusieurs rubriques essentielles qui sont issues du modèle classique, ils introduisent des nouveautés sur des thématiques plus contemporaines. Cette tendance pourrait servir de cadre conceptuel pour le renouveau du droit administratif. L’ouvrage de Paul Craig en est un bon exemple avec des rubriques additionnelles sur les agences, la restructuration de l’État, la sous-traitance (contracting out), la concurrence, l’accès à l’information, la régulation, ainsi que les partenariats publics-privés (public private partnership)[98]. Ce renouveau peut être le fruit d’un travail collectif comme en témoigne l’ouvrage de Michael Adler intitulé Administrative Justice in Context. Dans cet ouvrage paru en 2010, plusieurs textes reflètent l’importance des changements liés au contexte, notamment la gouvernance, l’orientation consumériste des services publics, l’État électronique (e-government), l’imputabilité, l’analyse culturelle de la justice administrative, les transformations du rôle de l’État, les mécanismes de plaintes[99]. Ce lent travail d’assimilation des dimensions contextuelles exige une autre approche du droit administratif. Enfin, au Canada, et plus particulièrement au Québec, les auteurs peuvent faire le choix d’ajouter, en fin d’ouvrage, un chapitre sur des « problématiques actuelles[100] ».

En comparaison des ouvrages de droit administratif en France, ceux qui sont issus de la filière de common law offrent parfois une plus grande liberté de conception, car les auteurs ne sont pas dans l’obligation de faire l’exposé systématique des règles qui prédéterminent la compétence du juge administratif par rapport au juge judiciaire. Sur ce plan, l’unité de juridiction peut offrir quelques avantages. Cependant, au-delà de cette différence structurelle (unité ou dualité de juridiction), le monde anglo-américain peut privilégier plus facilement des dimensions liées à l’action publique, à condition de ne pas être trop tributaire du contentieux administratif, ce qui n’est pas toujours facile.

Enfin, puisqu’il s’agit de prendre la mesure de la pensée critique dans le monde anglo-américain, il ne faut pas perdre de vue la contestation du modèle proposé par Dicey[101] depuis le premier centenaire de son ouvrage de 1885. Afin de comprendre le contexte historique et les enjeux, les travaux de Sabino Cassese offrent plusieurs perspectives[102]. Nous ne reprendrons pas ici la liste des doléances exprimées à l’égard du modèle diceyen par les juristes britanniques[103]. Pour la Grande-Bretagne, le droit public a évolué substantiellement depuis l’affirmation du constitutionnalisme et les réformes constitutionnelles des années 2000[104]. À titre comparatif, le droit administratif américain, dont l’évolution a été très différente à bien des égards de celle du Royaume-Uni[105], n’a pas échappé à l’influence du modèle diceyen. Toutefois, cette influence est désormais contestée[106]. Il ne faut surtout pas présumer qu’il n’y a pas de pensée critique ni de remise en question dans les approches dominantes de cette matière en ce qui concerne la common law[107]. Au Canada, les travaux de Harry Arthurs sont associés à une approche critique de l’évolution du droit administratif[108]. Son analyse incisive du modèle diceyen est connue[109]. Peu de temps après sa publication, nous avions formulé des « observations critiques » sur l’état du droit administratif et l’héritage de Dicey. Il n’y avait toutefois aucune revendication pour un cadre d’analyse qui aurait été tributaire de l’analyse critique du droit[110]. Chez les auteurs francophones, les deux dernières décennies du xxe siècle ont été marquées par l’élaboration d’ouvrages généraux de droit administratif qui offrent des thématiques qui englobent tous les domaines du droit administratif et non seulement le contentieux administratif[111]. De façon pragmatique, le programme scientifique de cette matière a été considérablement renouvelé.

Faut-il en conclure que, pour l’ensemble du Canada, les juristes anglophones et francophones n’ont pas vraiment fréquenté les Critical Legal Studies dans une perspective de droit administratif ? Pour les francophones, ce constat se révèle juste dans la perspective du renouvellement du droit administratif. L’approche diceyenne a été abandonée par plusieurs auteurs pour des approches plus contemporaines et relativement similaires à celles des ouvrages de droit administratif en monde romaniste. En revanche, pour les anglophones, le professeur Allan C. Hutchinson, de Osgoode Hall, a publié en 1985 l’une des rares études dites « critiques » qui avait pour objet la conceptualisation du droit administratif[112]. Il n’y a pas d’ambiguïté compte tenu de ses propres travaux[113] et des références à des figures connues des Critical Legal Studies dans ce texte, notamment Roberto Unger[114] et Duncan Kennedy[115]. Le choix de la Modern Law Review montre que l’approche critique du droit administratif était une réalité en droit britannique dans une séquence temporelle qui coïncide largement avec celle de la France à la même époque. Ainsi, Allan C. Hutchinson cite les travaux de Patrick McAuslan[116], de Martin Loughlin[117] et de Tony Prosser[118]. Hutchinson contestait la pertinence du contrôle judiciaire dans une perspective où la création des tribunaux administratifs devait être perçue comme l’expression d’une « insatisfaction » du législateur à l’égard de la contribution des cours judiciaires pour plusieurs types de contentieux spécialisés[119]. Déjà, à cette époque-là, il mettait en lumière le rôle marginal du contrôle judiciaire[120]. Avec le recul des années et le développement de la retenue judiciaire à l’égard des décisions rendues par les tribunaux administratifs, les réflexions d’Allan C. Hutchinson ne sont plus subversives. En revanche, ses réflexions sur la contribution scientifique de ses collègues au droit administratif est plus incisive (The « Rag Trade » of Administrative Law Scholarship) et peu flatteuse[121]. En dépit de cette appréciation, le droit public britannique a été marqué dès cette époque-là, et au cours des années qui ont suivi, par un important travail de réflexion et de renouveau sur le plan conceptuel. Il faut signaler en particulier les travaux largement connus de Carol Harlow et Richard Rawlings[122], de Patrick McAuslan et John McEldowney[123], de Jeffrey L. Jowell et Dawn Oliver[124], de Paul P. Craig[125], ainsi que Martin Loughlin[126]. À la lumière de cette évolution, le courant des Critical Legal Studies ainsi que sa postérité apparaissent comme le constat d’une insatisfaction à l’égard d’un écart trop important entre l’évolution du droit et des institutions, d’une part, et l’état de la théorisation sur le sujet, d’autre part, d’où la référence à la « dissonance[127] ».

Ce type de constat n’était pas une nouveauté en droit public britannique. Tout comme la France et l’Allemagne, la Grande-Bretagne a connu le « moment 1900 », marqué par la critique sociologique du droit[128]. La création de la London School of Economics (LSE) en 1895 a insufflé un renouveau conceptuel et scientifique qui a marqué l’évolution du droit public en Grande-Bretagne, et même au-delà, dans les systèmes de filiation britannique, durant une bonne partie du xxe siècle. En étant la première école de sciences sociales au Royaume-Uni, la LSE aura permis de poser les premiers jalons d’une analyse interdisciplinaire du droit public. C’est dans ce contexte pluridisciplinaire que Harold Laski a proposé, dans une perspective de science politique, une première théorie de l’État influencée par les conceptions américaine et française[129]. C’est également dans le contexte de la LSE qu’Ivor Jennings[130] et William Robson[131] ont élaboré une synthèse du droit constitutionnel et du droit administratif en rupture ouverte avec le formalisme diceyen. Dans ses travaux sur l’histoire intellectuelle du droit public britannique, Martin Loughlin a caractérisé ce mouvement comme étant « moderniste[132] » après l’avoir présenté, dans ses travaux antérieurs, comme étant un courant « fonctionnaliste[133] ». Ce mouvement d’ouverture sur les théories contemporaines du droit[134] et l’étude directe de la législation (dans le sens des travaux de Bentham) était en opposition avec la « méthode dite de common law », axée sur la seule lecture des arrêts[135]. La Modern Law Review a été créée en 1937. Dans cette perspective, le développement d’un courant de type Critical Legal Studies n’était pas une nouveauté absolue en droit public britannique. Avec le recul, il faut dresser le constat d’une insatisfaction récurrente à l’égard du formalisme dans la mesure où le droit est réduit à l’analyse de ses sources formelles sans égard à des éléments de contexte.

Dans le contexte du droit public, la comparaison Grande-Bretagne/Canada souffre encore de l’absence d’une synthèse de l’évolution conceptuelle du droit public au Canada, avec les nuances requises pour les auteurs anglophones et francophones. Malgré des rapprochements qui peuvent paraître des acquis, l’évolution du droit public au Canada a été fort différente dans les deux décennies qui ont suivi les années 70. L’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés[136] en 1982 a marqué le début d’importantes transformations, ne serait-ce que par l’essor du contentieux constitutionnel, le constitutionnalisme et la constitutionnalisation accrue du droit administratif. Devant l’ampleur de ce chantier, l’analyse critique du droit ne revêtait plus la même acuité en droit public. Une étape décisive venait d’être franchie car Dicey était peu favorable, voire hostile, au constitutionnalisme et au contrôle de constitutionnalité des lois tels qu’ils apparaissent en ce début de xxie siècle[137]. Le Canada a donc rompu avec cet héritage avant la Grande-Bretagne, mais sans renier des principes et des méthodes issus du droit britannique[138]. L’évolution du droit administratif a également été marquée par le développement de la retenue judiciaire à l’égard des décisions rendues par les tribunaux administratifs, ce phénomène n’étant pas propre au Canada[139].

En matière de droit administratif, faut-il en conclure que l’analyse critique du droit est un genre qui relève désormais de l’histoire du droit public ? Une difficulté encore plus grande est liée aux caractéristiques du genre « critique ». À la lumière des travaux menés en Grande-Bretagne et au Canada, il est difficile d’éluder les éléments qui seraient susceptibles de caractériser une approche dite « critique ». À titre d’exemple, pour ce qui est du droit administratif, la justice administrative constitue un thème récurrent pour des analyses « plus critiques[140] ». Ces démarches ne cherchent pas pour autant à montrer que le droit administratif serait surdéterminé par des rationalités extérieures au droit. Tout au plus, il faut cultiver une certaine prudence en montrant l’existence de bilans plus critiques que d’autres. Dans une perspective élargie à l’ensemble du droit public, des contributions critiques ont été élaborées sans viser spécifiquement le droit administratif. Ainsi, à titre d’exemples, les travaux de Katharine MacKinnon[141] dans la perspective de l’analyse féministe du droit, et ceux de Roderick Macdonald aux fins du pluralisme juridique[142], n’avaient pas pour objet premier l’analyse du droit administratif. Ces travaux ont néanmoins permis de mesurer des enjeux qui visent plusieurs champs du droit, dont le droit administratif.

Le monde anglo-américain doit être apprécié différemment compte tenu de l’importance des courants Law and Politics[143] et Law and Administration[144]. Cependant, ce n’est pas pour autant de l’analyse critique du droit si cette expression reste étroitement limitée aux Critical Legal Studies[145]. Dans le contexte initial des années 70, l’indétermination du droit relevait autant du constat que du verdict. La technique de déconstruction comme outil critique était mise au service de la connaissance du discours juridique[146]. La tendance lourde restait celle de la disqualification du droit. Les approches qui ont suivi ont davantage été orientées vers la revendication de droits pour les catégories les plus vulnérables de la population, et également, vers un travail de refondation du droit à la lumière d’autres savoirs ou d’autres disciplines. Avec le recul, il est désormais plus aléatoire de déterminer ce qui relève du genre « critique » dans le contexte plus contemporain de décloisonnement du droit.

Conclusion

Le contexte actuel est néanmoins favorable à des approches différentes ou renouvelées. Ainsi, le « nouveau » droit administratif qui émerge lentement ne procède pas d’une logique de substitution. Quant au modèle « classique », il sera perpétué sous forme d’invariant dans toutes les traditions nationales. Et les catégories juridiques ne disparaissent pas malgré des nouveautés, qui sont souvent des produits hybrides. Il existe certes des invariances qui vont dans le sens de la continuité, comme le remarque Jacques Caillosse[147]. En revanche, une façon plus contemporaine d’aborder le droit administratif est en constante progression, en France comme ailleurs. L’approche retenue compte tout autant que l’objet qui est en observation. La méthode qui semble la plus appropriée est celle des « variations » sur l’état du droit administratif. Elle se révèle néanmoins exigeante, car les conditions de production du droit sont en cause, et elle demande souvent la participation de plusieurs chercheurs. Sans prétendre à l’exhaustivité, le choix de thèmes spécifiques représente quelques ouvertures à l’égard des champs externes ou d’autres savoirs qui ont un impact direct sur l’élaboration du droit : le management, la performance, la gouvernance, l’efficacité, l’évaluation.

La visibilité de ces thèmes n’en est pas pour autant accrue dans les ouvrages généraux de droit administratif. Sur ce plan, la continuité est prévisible pour l’organisation et la présentation de cette matière qui reste partagée entre deux pôles. Le premier privilégie le principe de la légalité, ce qui oriente les recherches vers des questions de compétence et de régularité procédurale. C’est le champ par excellence du contentieux administratif. Le second favorise l’action publique, laquelle peut être décrite sous forme d’action administrative et d’action gouvernementale. Cet autre champ exige l’étude des moyens de l’action administrative, au rang desquels figurent les organisations et les services publics. Il est plus propice que le premier à l’ouverture à l’égard d’autres perspectives que la rationalité interne du droit. Ce modèle de droit administratif est avant tout celui d’un droit de l’action publique.

L’analyse des ouvertures permet non seulement de gagner en profondeur, mais elle répond de plus en plus à la recherche de l’exactitude. Les influences externes offrent d’autres perspectives sur le droit qui reste trop souvent réduit à l’état d’une composition fermée. Les « territoires du droit », notamment ceux de l’État, ne relèvent pas d’une logique qui serait exclusivement réservée au droit[148]. Déjà, dans la version originale de son ouvrage paru en 1971, Sabino Cassese montrait, pour le droit administratif, la faiblesse des relations interdisciplinaires ou interculturelles[149]. Sur ce plan, l’ouvrage de Jacques Caillosse offre un meilleur équilibre entre l’analyse du droit administratif et des dimensions externes issues d’autres disciplines que le droit. Et c’est une réussite, car c’est ce que le courant « Critique du droit » n’avait pas réussi à faire à ses débuts en étant orienté trop exclusivement vers des analyses externes.