Corps de l’article

La réflexion proposée par Christoph Eberhard sur la globalisation comme phénomène contemporain s’inscrit dans la foulée d’un courant d’anthropologie critique plus large, à la fois postcolonialiste et poststructuraliste, qui s’attaque aux effets pervers de la modernité comme représentation occidentale de l’idéal de vie imposée aux autres sociétés dans le monde. Avec la décolonisation, la mission civilisatrice, tout en conservant une attitude de supériorité, s’est transformée en une guerre contre la pauvreté dans le monde en raison de l’aide au développement dont la clé réside dans l’établissement d’États de droit. Voilà pourquoi les questions juridiques sont, aux yeux de l’auteur, au coeur des enjeux mondiaux actuels. Le problème central émerge du fait que les tentatives de transfert des modèles organisationnels occidentaux ont échoué. Cet échec rend manifeste le caractère non universel de ces modèles et ouvre à la problématique interculturelle. Face à cette situation, l’auteur pose la question suivante : « Comment vivre ensemble dans la diversité de nos cultures ? ».

Deux objectifs sont au coeur de la motivation de l’auteur, l’un théorique et l’autre pratique. Il souhaite d’abord offrir un regard nouveau sur le phénomène de la juridicité en explorant les enjeux des transferts des modèles occidentaux ainsi que les marges, c’est-à-dire les pratiques alternatives au droit, des systèmes de pouvoir comme partie cachée des régulations politico-juridico-économiques. Puis il veut poser les bases pratiques nécessaires pour entrer dans un véritable dialogue avec les autres cultures en rapport avec la mise en forme de notre vivre-ensemble, dans le but de cheminer vers une « autre mondialisation » où tous les acteurs peuvent participer à la vie en société selon leurs propres modalités.

La démarche proposée est celle de l’anthropologie du Droit. Celle-ci donne au terme « Droit » une signification plus large qu’à celui de « droit ». Ce dernier ne représente que la face visible, c’est-à-dire les normes générales et impersonnelles liées aux idées de l’État et de la Raison. Le « Droit » réfère quant à lui au phénomène juridique comme « la mise en forme et la mise de formes à la reproduction de nos vies en société et à la résolution de nos conflits » (p. 15), et prend une approche des questions juridiques en considérant la totalité du social. C’est le droit « vivant », « pratique ». Cette démarche est dite diatopique et dialogale. Ceci signifie qu’elle conçoit ses objets d’étude comme des sujets ayant leur propre langage et leurs propres représentations (topoi), faisant ainsi d’eux des partenaires de dialogue et de partage. De plus, en présentant l’anthropologie du droit comme un itinéraire, l’auteur développe son argument à travers trois notions : l’altérité, la complexité et l’interculturalité.

Les premiers chapitres ont pour but de générer un renversement de perspective concernant la juridicité, et de permettre l’élaboration d’une vision plus large du droit. L’analyse de plusieurs cultures juridiques (africaine, amérindienne et tibétaine) ouvre à l’altérité par un décentrement culturel et une prise de conscience de l’originalité des façons de penser le droit dans un monde qualifié de « pluriunivers ». Puis, la présentation de la dynamique des droits de l’homme en Inde, à travers la théorie du multi-juridisme et le modèle du « jeu des lois » (Le Roy), dévoile la complexité de la juridicité. Ce dernier modèle arrive à dégager la « vraie vie sociale » en replaçant les phénomènes juridiques dans leur totalité sociale complexe et dynamique par l’entremise d’une approche interdisciplinaire. L’interculturalité, quant à elle, se manifeste dans la prise de conscience de son cadre culturel et la traduction de la complexité dans sa propre langue tout en respectant dans la mesure du possible l’originalité des autres univers (p. 37). Cela constitue un défi à la fois épistémologique et méthodologique, qui est propre à l’anthropologie. Enfin, l’examen des pratiques alternatives du droit sert à illustrer le fait que le phénomène juridique va au-delà des normes juridiques et des discours savants, mais également qu’« il existe d’autres mythes fondamentaux pour penser le vivre-ensemble » (p. 152) que le nôtre, fondé sur une vision anthropocentrique du monde.

Cet itinéraire doit finalement servir à une refondation du droit contemporain qui rend possible la participation de tous les acteurs sociaux, à travers la notion de gouvernance, dans une mondialisation pluraliste. Bien qu’étant peu familière avec le champ de l’anthropologie du droit, le cadre théorique présenté par Eberhard semble bien élaboré et bien défini. Il se base sur des concepts clairs empruntés à d’autres auteurs venant du même champ. L’originalité de cet ouvrage est cependant de présenter ce cadre comme un processus qui doit implicitement déboucher vers des actions en vue d’améliorer notre vivre-ensemble et de proposer des bases pratiques pour y arriver. Cependant, appliquer cette démarche à une échelle mondiale est un défi qui, bien que valable, peut paraître utopique, comme la proposition de B. Latour (2005) et de son « Parlement des êtres et des choses ». Mais, ainsi que le souligne Eberhard, l’interdisciplinarité est essentielle à ce projet, auquel doivent en premier lieu participer l’anthropologue et le juriste.