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En terminant la lecture de La parenté et Living Kinship in the Pacific, j’ai eu l’impression de sortir d’un univers de science-fiction tellement les conceptions de la parenté des sociétés vivant dans les îles du Pacifique et celles des sociétés occidentales modernes sont éloignées. Mais comme le soulignent Chantal Collard et Françoise Zonabend dans La parenté, sous cette extrême variabilité se cache en fait la même quête pour la continuité de l’espèce et le principe fondamental de « prohibition de l’inceste et la loi d’exogamie qu’elle sous-tend » (p. 117). Ces lectures m’ont laissée admirative de l’ingéniosité humaine qui transparaît des stratégies de reproduction que différentes sociétés emploient, ainsi que de l’ingéniosité anthropologique à les analyser. En plus d’être fascinantes, ces deux lectures constituent un apport majeur pouvant participer à raviver les études sur la parenté qui sont en déclin dans l’enseignement universitaire. Dans le premier cas, l’ouvrage resitue la pertinence des études sur la parenté au XXIe siècle ; dans le second, l’ouvrage offre des pistes méthodologiques pour analyser les « comportements rituels » dans la vie quotidienne.

L’ouvrage La parenté est constitué de trois chapitres. Le chapitre 1 définit ce qu’est la parenté, puis identifie et compare les catégories développées par les anthropologues pour l’analyser. On distingue par exemple les notions de filiation, de germanité et d’alliance ; de filiations patri-, matri- ou bilinéaire ; de lignée, lignage ou de clan ; de famille nucléaire, recomposée, monoparentale, élargie, souche ; d’exogamie et d’endogamie ; etc. Le chapitre 2 présente les principales critiques et les débats qui ont animé l’histoire de la recherche sur la parenté depuis les années 1960 au Royaume-Uni, en France et en Amérique du Nord, notamment autour du biais sexiste et de l’ethnocentrisme de l’anthropologie « classique ».

Dans les récits ethnographiques, le sujet a longtemps été celui de l’ego masculin, et la présence féminine est demeurée marginale jusqu’à ce que des femmes remarquent le biais et aillent elles-mêmes sur le terrain. Collard et Zonabend donnent l’exemple d’Annette Weiner (1977) qui soutient que Malinowski, dans ses travaux sur les Trobriandais, aurait sous-estimé l’importance de la distribution rituelle des feuilles de bananiers tressés et des jupes de fibre par les femmes lors des cérémonies funéraires, un rituel crucial pour régénérer le lignage et le cosmos. Or, l’intégration de la place de la femme dans l’analyse conduit à « une vision beaucoup plus équilibrée et complexe des rapports de pouvoir entre les sexes dans cette société » (Collard et Zonabend, p. 61). Malgré ce type de critiques, le champ d’études sur la parenté n’a pas disparu. Au contraire, les diverses études ont stimulé la réflexion et forcé les chercheurs à changer leurs approches et méthodes. Les auteures mettent ainsi en évidence que le champ s’est développé en allant puiser dans les autres disciplines comme l’histoire, la sociologie, la démographie, le droit, la psychanalyse, etc., pour renouveler ses concepts et ses méthodologies.

L’une des approches particulièrement intéressantes provient des cercles anthropologiques anglophones qui considèrent la dimension processuelle et constructiviste de la parenté. Par exemple, Marshall Sahlins (2013) définit la parenté comme « mutuality of being », (une mutualité d’existence). L’adoption, le partage de la nourriture, la corésidence, les mémoires partagées, même l’amitié montrent bien que des relations de parenté peuvent se construire bien après la naissance. C’est ce qui mène Sahlins à considérer que la relation de parenté consiste en la pratique d’un « échange mutuel entre les êtres qui participent de façon intrinsèque à l’existence des uns et des autres » (cité in Collard et Zonabend, p. 78). Les auteures considèrent cette approche problématique dans la mesure où elle dilue complètement les relations de parenté dans un vaste ensemble symbolique et cosmologique d’intersubjectivité relationnelle. En cherchant à s’éloigner du modèle procréatif, Sahlins « passe par-dessus le corps et les substances vitales, insistant d’abord sur les relations non charnelles, voire sur l’idée de la parenté consiste en une relation subjective, en quelque sorte quasi émotionnelle » (ibid.). Cette approche oblitère la dimension de corporéité au coeur des liens de parenté qui anime d’ailleurs la loi de la prohibition de l’inceste. Il y a des gens qui sont nos vrais « parents ».

Cette critique laisse entrevoir un débat important qui se déroule dans le champ d’études de la parenté. Mais ces deux perspectives ne sont peut-être pas aussi irréconciliables que Collard et Zonabend pourraient le laisser croire. D’une certaine manière, elles se complètent et contribuent à enrichir le champ. La perspective de Sahlins met l’accent sur les aspects symbolique et cosmologique, ce qui convient bien à un spécialiste du Pacifique, mais n’exclut pas nécessairement la biologie : « La biologie subsiste […], mais elle a moins de valeur qu’auparavant et parfois moins de valeur que le socialement constitué » (Sahlins 2013 : 11, traduction libre).

Le chapitre 3 est le plus fascinant du livre. Il s’intéresse aux nouvelles techniques de reproduction et aux nouvelles pratiques d’adoption, à leurs implications sociales, familiales, politiques et légales, lesquelles influencent profondément l’évolution du champ d’étude sur la parenté. Les auteurs notent qu’avec ces nouvelles chaînes généalogiques, l’accent est mis sur la descendance plutôt que l’ascendance : l’enfant devient le coeur de la parenté. « Il devient un must dans la réalisation de soi » (p. 86). L’on pourrait même dire que le focus est mis sur le « soi » et non l’ascendance ou la descendance.

Enfin, les auteures concluent que malgré ces évolutions, le modèle euro-américain des nouvelles pratiques de parenté s’insère dans le continuum des pratiques de parenté présentes dans les autres parties du globe, car il perpétue la règle de prohibition de l’inceste et la règle d’exogamie (p. 120-121). Or, cela dépend de la manière dont on conçoit ce continuum. Ce que nous verrons avec le deuxième ouvrage recensé ici est que dans le modèle de parenté des îles du Pacifique, les relations de parenté sont ancrées dans l’échange, elles sont liées aux ancêtres et à la terre natale : le « soi » ou l’idée d’épanouissement personnel n’a pas de signification dans cette partie du globe. Ces deux philosophies de la vie ou cosmologies ont quelque chose d’incommensurable et il semble après tout que les relations de parenté soient directement liées à ces manières de concevoir la vie et le cosmos.

Avant de passer au prochain ouvrage, je voudrais néanmoins souligner que La parenté de Chantal Collard et Françoise Zonabend est un excellent livre, court et accessible, qui introduit très bien le thème de la parenté. Il pourrait intéresser un public général qui s’intéresse aux nouveaux modes de parentalité et pourrait aussi servir d’ouvrage de référence dans l’enseignement universitaire. J’espère qu’il sera traduit en anglais rapidement afin de pouvoir atteindre une audience encore plus large.

Le livre Living Kinship in the Pacific de Christina Toren et Simonne Pauwels offre également un portrait informatif et intéressant des variations et permutations des modèles de parenté, mais au sein d’une région géographique restreinte. Il comprend onze chapitres couvrant les pratiques de parenté de différentes îles du Pacifique : Fidji, Tokelau, Tonga, Papouasie-Nouvelle Guinée, Samoa et Taiwan, avec un chapitre conclusif présentant une nouvelle approche de l’analyse de la parenté en lien avec les pratiques rituelles. Cette approche semble très fertile et ouvrira certainement de nouvelles possibilités ethnographiques qui permettront de réinterpréter les relations de genre au sein des études sur la parenté. L’analyse des « comportements rituels » – définis comme les comportements qui traversent la vie quotidienne de manière si évidente qu’on omet de reconnaître leur qualité rituelle – permettra certainement de faire ressortir des données riches qui ont été omises ou ignorées par le passé. L’exemple de Weiner mentionné plus haut à propos des biais sexistes chez les Trobriandais illustre bien ce point. Mes propres recherches chez les Minangkabau vont également dans ce sens (pour un exemple, voir Pak 2007).

J’aborderai deux thèmes principaux qui ressortent de la lecture de ce livre : 1) l’importance de la parenté comme « mutualité de l’existence » (dans le sens entendu par Sahlins et décrit plus haut) pour l’économie politique de la région ; et 2) le fait que les caractéristiques fondamentales de la parenté reposent sur la relation frère/soeur, ce qui produit un système hiérarchique où les relations de genre sont mieux équilibrées que ce que l’on a tendu à croire.

Plusieurs chapitres illustrent l’importance de la dimension de l’échange et de la mutualité dans les relations de parenté. Par exemple, dans le chapitre « The Mutual Implication of Kinship and Chiefship in Fiji », Unaisi Nabobo-Baba montre comment le don de la terre, du savoir ou d’autres biens matériels au sein des groupes et entre les groupes persiste malgré la forte influence de la mondialisation sur le mode vie des habitants (p. 16). Le don de la terre, forme de pratique de partage, de solidarité et de bienveillance envers les autres, illustre la force des liens traditionnels de parenté comme filet de sécurité et comme structure de justice distributive. Dans le chapitre intitulé « Fijian Kinship », Jara Hulkenberg affirme : « La parenté fidjienne est intégralement constitutive de la manière de vivre des habitants de Fidji […] ou de la manière de la terre » (p. 60, traduction libre). Cette « manière » se caractérise entre autres par l’échange réciproque comme moyen de soutenir les parents et de remplir les obligations de parenté. Ces relations réciproques sont vitales car elles soutiennent en retour la terre (ou le pays) à laquelle tout Fidjien appartient, c’est-à-dire la source de la vie (p. 60).

Les chapitres 6 à10 montrent le rôle primordial de la relation frère/soeur dans les interactions quotidiennes et dans les performances rituelles dans la région du Pacifique. Par exemple, dans le chapitre intitulé « The Sister’s Return », Françoise Douaire-Marsaudon discute les implications entourant les germains de sexes opposés et le phénomène du fahu, « fils de la soeur », à Tonga. Elle soutient que la relation frère/soeur prend sa pleine signification quand ceux-ci ont chacun produit leur descendance, chacun devenant ainsi le « vrai » parent de l’autre descendance. Dans ce cadre, le fahu acquiert un pouvoir qui excède celui du frère et devient le véritable noyau des rapports de parenté au fil des générations. Il sert de médiateur entre les sphères domestique et politique et constitue une forme condensée des obligations qui lient un frère et une soeur, telles qu’elles se manifestent dans les rituels, les échanges économiques et les stratégies sociopolitiques.

Dans le dernier chapitre intitulé « How Would We Have Got Here If Our Paternal Grandmother Had Not Existed », Christina Toren remet en question, à travers l’analyse de la relation frère/soeur et de la structure complexe de la maison, l’idée de l’infériorité des femmes de Fidji (p. 208). Lors des performances rituelles des sociétés de Viti, les hommes occupent dans la maison une position au-dessus (liée au ciel), et les femmes une position en-dessous (liée aux racines de la terre). Toutes les maisons possèdent trois portes, l’une menant en bas, les deux autres en haut. À travers l’analyse de l’organisation spatiale de la maison, Françoise Cayrol montre que les ethnologues ont souvent omis de mentionner la présence de la troisième porte réservée aux « alliées » (p. 215). Si les femmes en tant qu’épouses sont formellement inférieures, les femmes en tant que soeurs maintiennent leur statut dans leur maison natale. Les cérémonies de mariage montrent bien le rôle important joué par les femmes, particulièrement la soeur aînée, guidée par la tante paternelle. Par exemple, la cérémonie « Making the Bottom of the Pot » est entièrement organisée par les femmes du côté du marié, lesquelles accueillent la mariée accompagnée des femmes de son côté dans l’espace d’une maison dont les racines sont constituées des femmes de la localité de son mari. La relation frère/soeur acquiert ici une profondeur remarquable (p. 216).

Les articles de ce livre, à travers l’analyse des relations frère/soeur, font ressortir les qualités subtiles des relations sociales et des valeurs sociales dans le Pacifique : la hiérarchie, la cosmologie et les relations de genre. L’attention portée aux relations frère/soeur permet de faire ressortir l’importance structurelle de donner une valeur égale aux comportements des hommes et des femmes dans les relations de parenté, mais aussi des riches et des pauvres, des gens au statut élevé et bas, qui traversent la vie quotidienne en passant souvent inaperçus. Cette attention renouvelée constitue un apport méthodologique important pour l’étude des relations de parenté. Cependant, une question persiste par rapport à cette méthodologie. Dans quelle forme d’économie politique les rituels de germains de sexes opposés se déploient-ils ? Qui sont les partenaires privilégiés pour le mariage et pourquoi ?