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Le chercheur est souvent confronté à des paradoxes sans solutions immédiates mais qu’il peut espérer résoudre ou qui sont susceptibles de trouver une réponse dans l’avenir. La projection dans l’avenir et la croyance dans la capacité du futur à faire mieux que le présent sont constitutives de l’idéologie du développement (Rist 1994) et de celle de modernité fondée sur l’idée de progrès. On a souvent repéré dans les discours politiques et scientifiques depuis soixante ans une apparente logique déductive posant que, dès lors qu’on est sensé ne pas pouvoir refuser le progrès, on doit accepter la modernité, donc le développement avec ses contraintes non négociables.

Appliqué au droit, ce type de raisonnement a associé la modernité au monopole étatique de la violence légitime, donc à « l’État moderne » à qui il a été confié de développer les nouvelles nations. Mais, premier paradoxe apparent, a-t-on réfléchi au fait qu’il n’y a pas d’État avant la période moderne assimilée à la colonisation, que donc l’expression est un pléonasme et qu’en opérant ainsi, on a reproduit, deuxième paradoxe, en les pérennisant, les conditions de l’oppression coloniale, un monopole sans autre légitimité que l’exercice du pouvoir par la force des armes d’abord, par celle d’institutions exogènes (justice, police, églises chrétiennes, écoles, etc.) ensuite ?

Et là nous sommes confrontés à un autre paradoxe, celui de discuter, voire de critiquer l’idée selon laquelle le monopole institutionnalisé de l’État ne serait pas légitime alors qu’il est incontestablement légitime dans la théorie héritée de Jean Bodin et de Thomas Hobbes, une théorie qui s’est largement mondialisée durant les XIXe et XXe siècles au point de confondre les relations entre les États et celles entre les Nations sous l’étiquette de « droit international ». Et pourtant, cette tradition était et reste étrangère à une large majorité d’Africains pour qui, comme on me le répétait dans les campagnes maliennes en mars 1991 après la chute de la deuxième République, « l’État c’est la force ». Et c’est l’avis de cette majorité d’Africains pour lesquels la « coutume » reste un cadre sécurisant infiniment mieux adapté aux problèmes locaux que la grosse artillerie institutionnelle de l’État de droit (Le Roy 1994b, 2004).

J’en arrive ainsi à ce dernier paradoxe dont je vais traiter plus précisément ici. Pourquoi des sociétés africaines communautaires, organisées selon le principe du pluralisme juridique, sont-elles actuellement encadrées par un droit unitaire et uniformisant qui le contredit, enserrant dans son étau toute velléité de reconnaissance de la puissance de la diversité et de la complémentarité des différences à la base du pacte social ? Je me suis posé cette question très tôt dans mon expérience africaine (Le Roy 1971) et je me la repose en 2014 en participant à une intermédiation dans le conflit du Nord-Mali[1]. Mes premières réponses systématiques me paraissent remonter au début des années 1980, dans une communication à un colloque sur l’héritage institutionnel colonial organisé par Catherine Coquery-Vidrovitch où le thème du monologisme, donc d’un discours juridique apparié sur le mode unitariste, fait son apparition (Le Roy 1984). Mais l’attaque n’est ni frontale ni systématique, car je sens que j’aborde le coeur de notre mythologie moderne, un mythe beaucoup mieux cuirassé et blindé dans la tradition civiliste et l’héritage romano-germanique que dans celle de la Common Law et qui rendra plus contestable, chez nos cousins anglophones, la place à reconnaître au pluralisme dans le droit. C’est ainsi qu’à Bellagio, à l’invitation de la Fondation Ford, et sur la thématique du « People Law », droit populaire plutôt que « droit des gens », j’ai choisi un point de vue (Le Roy 1985) dont je m’expliquerai en troisième partie. Et je n’ai pas cessé dans les travaux ultérieurs de manifester une certaine prudence dans la communication de mes résultats par rapport aux explications des pluralistes les plus radicaux, même si j’en suis fort proche. Ainsi ai-je proposé à Montréal en 1995 le concept de multijuridisme (Le Roy 1998) comme un pont entre le concept de multilégalité de Sousa Santos (1988) et les interprétations radicales du pluralisme dont on a fait le bilan depuis (Le Roy 2003, à paraître ; Vanderlinden 2013).

Et puis, deux ouvrages, en 2004 et en 2011, sur la justice et les politiques foncières ont permis d’apprécier plus explicitement l’échec désastreux de cette modernisation mimétique et de l’oubli des options endogènes. J’écris ainsi dans le premier opus :

L’Afrique est malade de ses institutions. La justice, toujours engluée dans le modèle colonial, s’avère incapable de répondre aux exigences d’un État de droit conforme aux aspirations de la très grande majorité des Africaines et des Africains.

Le Roy 2004, 4e de couverture

C’est sans doute prêcher dans un désert mais cela doit être dit et répété, au risque de déplaire aux élites. Et cela me permet de préciser, in fine, mes options pluralistes.

Je vais dans les pages suivantes illustrer ces idées en les ramenant à trois propositions. D’une part, je reprendrai quelques-unes de mes analyses de terrain pour justifier ce pluralisme comme inhérent aux sociétés africaines, animistes et communautaires. Puis je préciserai l’originalité de la conception de la juridicité et de son pluralisme intrinsèque dans ces sociétés communautaires. Je reviendrai enfin, pour les critiquer, aux différentes raisons qui expliquent ce refus du pluralisme au profit du monologisme ethnocentrique le plus réducteur, voire destructeur.

Je tenterai en conclusion de caractériser, à la suite de commentaires de mes référents à une version antérieure de ce texte, et dont je les remercie, comment on pourrait concevoir un pluralisme « intégral » qui, pensant de manière plurielle le pluralisme, accepte l’idée que le monologisme fait partie de cette expérience plurale contemporaine selon une approche discursive qui doit le céder, plus souvent que prévu, à des pratiques d’acteurs relevant d’autre modes d’expression de la juridicité, donc d’un pluralisme de fait.

Un pluralisme à la base des expériences africaines endogènes de la juridicité

Observations préalables

Pour traiter de ces expériences endogènes, je ne me réfère pas à la notion de droit que je trouve ici trop spécifiquement associée au transfert du modèle du colonisateur, puis à sa naturalisation mal justifiée (voir infra et Le Roy 1997, 1999). En usant du terme « juridicité », je propose de considérer une face des régulations des sociétés humaines qui a précédé l’invention moderne du droit en Occident et qui continue à l’accompagner, en Afrique comme ailleurs dans le monde. La juridicité est plus grande que la conception moderne du droit, tout en la comprenant : voici le troisième théorème tiré de ma confrontation avec l’oeuvre de Jean Carbonnier (Le Roy 2007). La juridicité est, de mon point de vue comparatiste, un englobant du droit, et ne saurait être considérée comme une alternative, car c’est le droit qui doit être historiquement compris comme un de ses sous-produits dans des conditions d’espaces-temps spécifiques. Cette proposition sous-entend donc que tout en appartenant au même phénomène social, droit et juridicité diffèrent par certains traits que je ne reprendrai pas ici (Le Roy 2009a) mais qui mettent en évidence, non seulement des logiques particulières, mais encore des visions du monde ou plutôt des mondes, car c’est un paradigme de la pluralité des mondes qui a sous-tendu ces recherches[2].

Un des principaux enseignements de Michel Alliot, le fondateur de l’anthropologie juridique en France, tenait à cet aphorisme : « Dis-moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le droit » (Alliot 2003 [1989] : 89).

Pour M. Alliot, le modèle animiste des sociétés est fondé sur un principe de différenciation qui conduit à penser, depuis le colloque (non publié) « Sacralité, pouvoir et droit en Afrique » de 1980, les instances de la société comme multiples, spécialisées et interdépendantes. Tout comme les représentations de l’espace, du temps ou de la sacralité, celles de l’exercice de l’autorité sont associées à différents types de pouvoirs, sur les hommes bien évidemment, mais aussi sur les femmes, les cadets, les croyants ou les initiés, les terres, les eaux ou les troupeaux, etc. Une complémentarité est ainsi postulée, introduisant une solidarité existentielle qui pose problème si elle est ignorée ou récusée, comme ce fut le cas depuis le début de l’époque coloniale.

Dans une étude de 1974 sur les chefferies (Le Roy 1979), je citais la remarque de Jeanne-Françoise Vincent à propos des Haddjeray du Tchad :

Si l’administration française préservait d’une certaine façon la structure traditionnelle du pouvoir politique, elle ne tenait aucun compte de l’existence d’une autre catégorie de chef, dont le pouvoir était pourtant l’exacte contrepartie de celui des chefs politiques : les chefs de terre ou de montagnes […] Cette séparation tranchée des deux domaines qui, jusqu’alors, coïncidaient en partie, paraît être finalement la transformation la plus importante résultant des cinquante ans de présence française.

Vincent 1975 : 14-15

Puis j’avais développé l’exemple si parlant des Wolof du Sénégal que j’avais déjà analysé en 1977 (Le Roy 1981) et que j’ai repris dans le chapitre « Pouvoirs, sociétés et droits » d’Anthropologies et droits (Le Roy 2009b : 159). Je n’en retiens que quelques données originales et particulièrement significatives du communautarisme.

Le pluralisme dans la juridicité wolof (Sénégal)

Dans l’usage de la terminologie juridique et politique revient l’idée que le pouvoir est toujours partagé entre instances différentes mais complémentaires (selon l’archétype de la différenciation précédemment identifié), puis qu’une réservation de son exercice obéit à un principe quasi mécanique, celui d’être le fait de ceux qui sont en position hiérarchique de « dominance » comme représentants (borom) d’un collectif.

On ne comprendrait pas l’essence de la juridicité dans ce type de société si on passait à côté d’une théorie, implicite mais pourtant cohérente et efficiente, et que j’avais dénommée « la boromie », en francisant la terminologie wolof pour la faire accéder au statut de concept-recteur et d’idéaltype au sens wébérien. La « boromie » exprime un idéal de représentation du groupe par l’individu porteur des signes de la compétence sociale dans le champ considéré mais n’intervenant qu’au titre de sa fonction (Le Roy 1994b). Dans le grand jeu de l’être (l’institution) et de la fonction (le service rendu) qui structure l’expérience de la juridicité dans les sociétés individualistes et modernes, d’une part, communautaires de l’autre, l’être institutionnel (l’État, le droit, la famille, etc.) que nous croyons agissant par un anthropomorphisme dont je reparlerai est non pas ignoré, mais soumis au primat de la fonction, ainsi que le soulignent les travaux de M. Alliot précités. Or, ici, c’est la fonction, ou le service rendu, qui détermine l’identité d’un collectif par rapport à tous les autres. Ainsi, à la pluralité des fonctions répond celle des collectifs et des statuts de ceux qui les représentent et sont maîtres d’oeuvre de ses fonctionnalités. Le statut de borom, par un principe de groupement (cluster), signale donc une identité collective et des droits et obligations pour assumer les fonctionnalités qui y sont associées en précisant toujours, dans une société communautaire, que la réciprocité de ces droits et obligations ne s’entend que comme obligations assumées : on ne peut revendiquer des droits qu’en ayant assumé les obligations correspondantes, sous peine de destitution (Le Roy 1979). L’histoire wolof est remplie de récits de remplacements d’autorités, et d’abord de souverains, qui avaient failli à ce principe de réciprocité (Le Roy 1981).

La notion de mbock (partage, communauté, parenté) et ses multiples applications supposent la limitation des attributions des individus et des groupes, le contrôle de la mise en oeuvre des compétences (posant le problème délicat de l’unanimité) et la participation de l’ensemble des membres du groupe à l’exercice de l’autorité dont ils sont sinon les acteurs, au moins les bénéficiaires. Le pouvoir ne peut être ni excessif, ni despotique. On sait, dans la philosophie morale wolof, que « seul le roi n’a pas de parents » car il est le seul à pouvoir prendre le risque de rompre avec la solidarité interpersonnelle et avec cet autre principe aux nombreuses applications « nit garap u nit », l’homme est le (seul) remède à l’homme, au risque de la mise à mort s’il échoue.

L’homme ne peut donc agir à l’extérieur du groupe, sauf par délégation express et sous la responsabilité du représentant (borom). Des captifs (diam, dji-am, ce qui est source de richesse) ou des marabouts musulmans (serigne) peuvent ainsi concentrer des responsabilités importantes, mais seulement comme l’oeil du maître et sous sa responsabilité, de même pour l’accueil des étrangers qui se fait toujours sous le contrôle d’un garant et dans le cadre d’un contrat d’hospitalité. Les notions d’honneur (diom, ce qui est source de possession dji/om, donc du statut), de devoir juridique (warugar) ou d’accueil (teranga), la maîtrise de soi (sago) renforcent chez les détenteurs du pouvoir l’emprise des valeurs qui limitent ou contrebalancent son exercice. Ainsi, le teranga suppose des rapports de réciprocité et sa sanction est l’exclusion des relations sociales qui délie des obligations à l’égard du pouvoir.

On doit également rappeler que si l’exercice du pouvoir repose sur un partage nécessaire de l’autorité entre l’individu et le groupe et que l’individu (nit) est ici appréhendé comme un représentant (borom), il agit par lui-même à l’échelle du groupe qu’il représente et, à une échelle d’organisation supérieure, comme membre d’un conseil (ngadge) qui réunit ceux des borom que l’âge, la naissance, ou l’appartenance sociale ou ethnique peuvent mobiliser au titre de leur origine ou de leur expérience. Chacun est détenteur d’un portefeuille de statuts et mobilise, selon les contextes, ceux de ces statuts qui sont les plus opérants. De même que tout mak (aîné) est toujours le rak (cadet) de quelqu’un, de même tout représentant d’un collectif est aussi représenté à une échelle supérieure dans le monde visible ou invisible. Chaque échelle d’organisation possède donc un représentant, vulgairement appelé « chef » dans le langage colonial, et un conseil comprenant les représentants de ses unités le composant. Le keur (ou maisonnée « familiale ») est représenté par un borom keur entouré des chefs de ménages (borom ndiebot), voire maintenant de borom rur (maîtres de coins de la concession). Le village (deuk) est représenté par un borom deuk entouré des borom keur et le chef de province (kangame) est assisté des chefs de village, et ce, jusqu’à l’échelle du pays-royaume où le borom réw qui est aussi bur (roi), est entouré d’un conseil (ngadge réw) ou conseil de gouvernement qui est composé des sept représentants des forces politiques (chefs de terre, chefs musulmans et représentants de l’administration).

Ailleurs et maintenant

D’autres développements pourraient être apportés pour illustrer cette plasticité et cette fonctionnalité du principe pluraliste dans les sociétés communautaires. J’ajoute que si on en parle rarement, et de manière bien simpliste, c’est pour la principale raison qu’on en a négligé l’analyse car on retrouve ces principes, avec naturellement des applications originales, dans toutes les sociétés négro-africaines sur lesquelles un séminaire de recherche en anthropologie juridique s’était penché au début des années 1970 (Le Roy ; 1994b) et à partir desquelles j’avais fondé mon cours d’Histoire des institutions d’Afrique noire de l’École de droit de Brazzaville en 1972 et en 1973.

Appliqués à l’époque contemporaine, Thomas Bierschenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan résument ainsi les traits caractéristiques de ce pluralisme, consécutivement aux pratiques coloniales :

[P]olycéphalie des instances politiques ; autonomie partielle des arènes locales ; multiplicité des formes de légitimité ; grande flexibilité des arrangements institutionnels ; faible capacité de l’État à imposer des normes ; faible capacité de régulation des problèmes collectifs par les instances politiques locales ; forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur.

Les Pouvoirs au village, cité par Beauverd 2009 : 12

Et, dans le cas ivoirien, et cela confirme mes analyses des conflits fonciers des années 1980, Philippe Beauverd remarque :

Plus que la coexistence de normes en elle-même, c’est la pluralité non régulée des instances d’arbitrage et de médiation qui pose problème. Elle favorise la surenchère, les revendications contradictoires, empêche tout règlement durable des conflits puisqu’un arbitrage en un sens peut être remis en cause auprès d’une autre instance ou à l’occasion d’un changement des personnes composant ces instances. Cependant, un problème qui apparaît complexe pour un regard extérieur n’est pas nécessairement un problème à l’échelle locale, comme le montrent les arrangements institutionnels locaux et l’émergence de dispositifs collectifs non officiels. C’est ainsi que Search for Common Ground favorise le dialogue entre les différentes parties, sous la houlette des chefs traditionnels, y inclus le chef de terre et les leaders de toutes les communautés, tous chargés de trouver une solution acceptable pour l’ensemble de la communauté. Ce système tout à fait informel semble bien fonctionner en général[3]. Les acteurs savent jouer des aspects positifs et des dynamiques du pluralisme légal[4], en suscitant des formes de coordination et des organisations intermédiaires qui permettent une médiation entre des normes et des légitimités de natures différentes, et entre les échelles locales, régionales et nationales.

Beauverd 2009 : 12

Ces observations me conduisent à considérer que cette forme de pluralisme juridique et institutionnel continue à réguler les sociétés africaines et que c’est sur cette base que des réponses « pratiques », liées au « droit de la pratique », ont pu être trouvées aux problèmes de l’autocratie ou de la paupérisation et dont je traite dans Les Africains et l’institution de la Justice… (Le Roy 2004). Mais auparavant je voudrais m’arrêter sur le mystère de la juridicité, inhérent aux sociétés communautaires.

Une juridicité originale, de la coutume à l’habitus puis à l’iconologie

Pour adhérer à ce qui va suivre il faut donc accepter l’idée que ce que nous appelons « droit » en Occident n’est pas universel. Ce que nous avons cru pouvoir imposer à l’ensemble de la planète n’est qu’un folk system, une application particulière tenant à des conditions exceptionnelles de temps et de lieux et, pour reprendre la formule précitée de M. Alliot, à une vision du monde bien particulière. On l’associe le plus souvent au monothéisme, donc à une explication d’un monde créé par une seule instance supérieure, dite Yahwé, Dieu ou Allah dans les trois religions qui s’inscrivent dans un récit de la genèse discrétionnaire du monde par un seul créateur.

Sur la piste des visions des mondes

Je suggère aux jeunes chercheurs de découvrir sous la plume de M. Alliot (2003) ces enchaînements d’explications qui permettent de comprendre comment nos sociétés sont passées de ce monothéisme associé politiquement au principe monarchique dans les royaumes juifs du Xe siècle avant notre ère à un monologisme juridique qui a donné naissance à notre conception actuelle du droit positif, ce mode de régulation monopole de cette instance conçue comme un avatar de « Dieu », l’État. Dans les lignes précédentes, on a sans doute repéré l’usage systématique du préfixe grec monos, un seul, dans les termes monarchie, monothéisme, monologisme, monopole. On verra plus loin que le « monos » est en fait l’expression de ce que l’historien du monde romain Paul Veyne (2007) identifie comme la tendance à la monolâtrie dans la pensée juive archaïque, antérieure selon lui à la manifestation du monothéisme et de la monarchie.

Dans des travaux antérieurs (Le Roy 2009a), j’ai repéré une relation substantielle entre, d’une part, la conception du droit et le principe d’autonomie et, d’autre part, la juridicité plurale et l’hétéronomie. Je postule ici un lien entre la conception de ce droit positif fondé sur l’autonomie, c’est-à-dire sur l’existence de normes indépendamment de ceux qui les émettent ou doivent les appliquer, et la vision judéo-chrétienne du monde reposant sur une séparation entre le créateur et ses créatures supposant notre condition autonome d’hommes déterminée par cette histoire de l’homme chassé du paradis. Selon un parallélisme des formes, on peut supposer que l’hétéronomie de la juridicité ne repose pas sur quelque absence ou faiblesse ontologique de ce type d’expérience mais sur une vision du monde et ses modes d’articulations propres où les créatures n’apparaissent pas indépendamment de leur(s) créateur(s), mais au contraire en interdépendances et en complémentarités. Ce schéma d’interdépendances des créateurs et des créatures est constamment illustré tant dans les récits mythiques des sociétés africaines communautaires que dans les pratiques religieuses sous le qualificatif d’animisme. Je suis loin d’avoir tout compris de cet animisme (Le Roy 2012), et il reste une part de mystère insondable pour quiconque n’y a pas été endoculturé ou initié, mais j’ai très tôt au moins accepté l’idée que des sociétés qui reposent sur le pluralisme normatif peuvent avoir des expériences de régulations qui, au lieu de privilégier la formulation de normes générales et impersonnelles comme nos articles de lois ou de décrets, font passer le sentiment d’obligation à sanctionner certaines pratiques par des dispositifs que j’avais dénommé « systèmes de dispositions durables » (SDD) et « modèles de conduite et de comportements » (MCC) (Le Roy 1999).

Travaillant sur la coutume en pays diola en Casamance sénégalaise, j’avais ainsi identifié des modèles de conduites et de comportements typés associés à des contes et à des morales de contes récités ou invoqués comme porteurs de normativité ; mais dans des conditions exceptionnelles, même si c’est lors d’une veillée et non lors d’un palabre.

Dans le quotidien des acteurs, comment se manifeste ou se concrétise l’exigence juridique (donc l’idée même de juridicité) dans sa double dimension d’être sanctionnée, au sens d’être tenue pour obligatoire, et dans sa pluralité relationnelle, c’est-à-dire la multiplicité des attaches qui font appartenir cette sanctionnabilité au corpus propre à ce groupe, et permettant de distinguer ce groupe de tous les autres groupes, chaque collectif ayant ou faisant sa « coutume » ?

Comment en rendre compte ?

Dès la fin des années soixante j’avais résolu techniquement la difficulté en ayant recours, pour traiter de la juridicité des rapports de l’homme à la terre dans les sociétés communautaires, à des supports formels appelés matrices (bien connues en comptabilité publique) et qui avaient cet avantage de pouvoir recevoir trois types d’informations distinctes en ordonnée, en abscisse et à l’intérieur de la case ainsi identifiée. Si j’ai attendu quarante ans pour en publier les résultats (Le Roy 2011), c’est par prudence car il fallait expliquer la possibilité qu’il existât un « droit » qui ne soit pas notre droit fondé sur des normes générales et impersonnelles et si différent de ce que nous entendons par « droit » qu’il convient d’utiliser une terminologie originale, la juridicité.

Deux conditions ont été successivement réunies pour autoriser à prendre position. D’une part, la théorie des communs s’est approfondie au cours des années 1990 et a reçu une certaine reconnaissance avec le prix Nobel d’économie attribué à Elinor Ostrom, qui parle en 1999 du XIXe siècle comme privilégiant « un système mixte de droits individuels et en communs » (Falque et Falque 2003). La théorie des maîtrises foncières et fruitières, élaborée en 1991 (Le Roy 2011) en sera une manifestation marquante, conçue autour du paradigme du partage préféré ici à celui de l’échange. Mais il manquait encore une seconde condition à réunir : comment la sanctionnalité se manifestait-elle ?

Chez nous, hommes et femmes de droit écrit, le garde champêtre au XIXe siècle était dénommé « la loi », ou encore certains serviteurs de la couronne de France étaient appelés « le roi » comme représentant de sa majesté dans leurs fonctions. « The law » pour les Anglais, et l’État en France sont invoqués selon un anthropomorphisme irrationnel mais bien fonctionnel. Nous les faisons parler en récitant une norme spécifique quand nous voulons imposer une interprétation ou une décision. Comment les hommes de coutume s’y prenaient-ils, ces hommes chez qui, nous le savons avec Jacques Vanderlinden (2013), le geste plus que la parole est créateur de « droits » ? La proposition que je fais maintenant est de tenir l’objet ou le support du geste pour l’équivalent de la consécration normative que nous prétendons trouver dans le texte et, pour ce faire, d’ouvrir le chantier d’une nouvelle recherche, le paradigme de l’icône ou iconologie juridique (Le Roy 2013) auquel je renvoie le lecteur, faute de place.

Communautarisme et pluralisme juridique à l’encan Quelles logiques pour quelles sociétés ?

À la suite du colonisateur auquel elles ont emboîté le pas, les élites africaines ont choisi de construire la nouvelle société en tournant résolument le dos à la tradition, au moins si on s’en tient aux déclarations car, en pratique, mais en secret, il n’en est pas toujours allé ainsi, c’est le moins qu’on puisse dire. Et c’est ce paradoxe qui s’avère la clé du paradigme perdu, celui d’un pluralisme de fait.

On ne change pas de civilisation comme de chaussures, et l’idéologie du développement par la modernité au nom du progrès se heurte toujours, en ce début du XXIe siècle, à une résistance qui n’est que rarement volonté de retour en arrière mais, plus souvent, souci d’amorcer les transitions opportunes dans le respect d’un certain devoir être, un ethos communautaire africain.

J’avais indiqué initialement qu’on pouvait recenser plusieurs raisons ayant concouru à cette volonté de faire disparaître cette face supposée honteuse, communautaire et pluraliste, de l’organisation sociale et juridique. Certaines explications sont superficielles et l’une d’entre elles est plus déterminante, et plus inquiétante.

Les explications superficielles

Elles sont au nombre de trois : simple laisser aller dans la reconduite de l’héritage colonial, puis prétendue supériorité du « droit moderne » sur la « coutume ancestrale », et enfin ajustement du droit aux exigences de l’insertion de l’Afrique dans le marché mondial.

En premier lieu, le simple laisser-aller et la routine bureaucratique sont évidents en première observation des administrations centrales et locales. On voyait dans les années 1980 des fonctionnaires refaire ce que les administrateurs des années 1930 avaient appris à faire de leurs devanciers, sans se préoccuper, ni de la législation nouvelle, ni des attentes « coutumières » des administrés. Il y a des administrations que les experts tiennent en 2014 pour irrémédiablement bloquées dans le conservatisme le plus rétrograde – ainsi, certains services de la conservation foncière dans des pays qu’on ne nommera pas. Une formation professionnelle permanente et adaptée pourrait y remédier, mais encore faudrait-il que les effets de « magie blanche », cette supposée supériorité de la civilisation occidentale, soient contestés ou dissipés, en particulier pour ce qui concerne le point suivant, au profit d’une endogénéité du développement, souvent réclamée (Ribes 1980), et rarement mise en oeuvre.

Ensuite, la supériorité du droit moderne sur le droit traditionnel n’a jamais été vérifiée autrement que dogmatiquement. C’est un héritage colonial qui se donnait les apparences d’un pluralisme juridique « doux » (contrôlé par l’État) qui, dans les faits, relevait de ce que nous avions appelé en 1980 (Le Bris, Le Roy et Leimdorfer 1982) à propos de l’approche du modèle foncier, « le référent précolonial ». Nous montrions comment la littérature coloniale avait, au nom de la mise en valeur des territoires, abordé le foncier endogène et local comme le contraire du bon modèle de la propriété privée qu’on entendait généraliser. N’étaient retenus que les paramètres qui pouvaient servir de « repoussoirs » par une formulation réductrice et ethnocentrique qui aboutissait nécessairement à la caricature, mais une caricature qui fut appropriée par les élites africaines lors des successions d’États au début des années 1960. S’il est vrai que les décolonisateurs ne leur laissaient guère le choix et que les options plus endogènes tournèrent souvent à l’autoritarisme, force est de constater que les réformes en droit privé restent contestées et contrebalancées par les innovations d’un droit de la pratique, voire d’une coutume prétorienne comme on l’observe au Sénégal, le supposé bon élève francophone, avec son code de la famille de 1972. Le régime de droit commun, civiliste, y est devenu l’exception, et le régime des successions musulmanes, supposé exceptionnel, voire même transitoire, s’est imposé majoritairement. Il en est de même du droit public où on ne compte plus les « États faillis », le Mali venant d’en donner un nouvel exemple.

Enfin, plus sérieuse fut l’explication liée à l’économie politique, un héritage marxien, et exigeant que les superstructures politiques et juridiques soient en phase avec l’insertion de l’Afrique dans le marché mondial. C’est un classique de la recherche sur le développement jusqu’au début des années 1990 (et la révolution mentale puis économique néolibérale qui a suivi) que d’analyser l’état des rapports entre forces productives et rapports de production, les relations capitalistes s’imposant progressivement à l’échelle mondiale. Lors de la fondation de l’instance centrale du dispositif de recherche internationale sur le pluralisme, la Commission on Folk Law and Legal Pluralism of the International Union of Anthropological and Ethnological Sciences, à Bellagio en Italie en septembre 1981, nous n’avions été que trois chercheurs à emprunter cette piste : Peter Fitzpatrick, Francis Snyder et moi-même. Dans ma contribution portant sur l’émergence d’un droit local au Sénégal et dans quelques pays francophones (Le Roy 1985 : 260), je partageais avec F. Snyder l’idée que le droit traditionnel, le droit coutumier, le droit local et le droit national correspondaient à des phases successives et complémentaires de pénétration de l’État moderne et des rapports capitalistes de production dans les sociétés africaines. Je n’ai cessé depuis de tenter d’approfondir ce type de lecture, avec toute l’indépendance intellectuelle à l’égard du matérialisme historique. Une des conclusions tirées des travaux de la première décennie du XXIe siècle est que la pénétration du capitalisme est beaucoup plus lente et bien moins inéluctable que nos travaux collectifs du milieu des années 1980 ne le supposaient (Crousse, Le Bris et Le Roy 1986). Non seulement des « résistances traditionnelles au droit moderne » (Alliot 1965) se sont multipliées, mais encore des reprises d’initiative font apparaître de nouveaux types de régulations, en particulier des modes d’appropriation des ressources foncières qui ne relèvent pas des régimes de propriété privée tout en répondant à des exigences de sécurité et de stabilité attendues des investisseurs locaux, mais pas internationaux (Le Roy 2011). On est en face de deux capitalismes qui s’interpénètrent mais ne se confondent pas : l’un « tropicalisé », qui reste associé aux partages de la rente et à une accumulation primitive dans les secteurs secondaire et tertiaire plutôt que dans l’agriculture ; l’autre planétaire et mondialisé, qui obéit aux logiques de financiarisation et d’agriculture de firme. Si des voies moyennes ou intermédiaires sont envisagées par certains auteurs (Le Roy 2015), ici la concurrence est ouverte et, au moins du côté des financiers internationaux, l’idée de pluralisme des modes de régulations est exclue : le capitalisme est planétaire et financiarisé ou il n’est plus. Cette doxa reçoit l’aval et l’apport des grandes institutions internationales et des juristes européens à l’échelle la plus large, notaires, hommes d’affaires, investisseurs, conseillers juridiques et autres qui ne peuvent penser le droit autrement que comme « positif », ce que révèle le « droit » dit « OHADA »[5].

L’idéologie spontanée ou « nocturne » du juriste dans la tradition occidentale

La formule d’une idéologie nocturne de savant est empruntée par Jacques Lenoble et François Ost (1980) à l’épistémologue Bachelard, qui désignait par-là l’influence non critiquée de représentations, de références ou d’axiologies qui déterminent la manière de formuler les bases paradigmatiques des raisonnements puis des savoir-faire scientifiques.

Nous sommes tous influencés par nos modes d’éducation et d’apprentissage qui sont d’autant moins critiqués qu’ils appartiennent aux périodes initiales de notre formation que les anthropologues qualifient d’endoculturation, cet apprentissage culturel qui se fait « au sein de la mère » puis dans les premières années de la socialisation de l’enfant. Là sont introduits les principes et limites de l’ordre, du désordre et du conflit puis, au-delà des idées de bien et de mal, la représentation de l’interdit qui a pour traduction ce qui apparaît comme juste dans nos sociétés occidentales et « bon pour le collectif » dans des sociétés communautaires africaines (Le Roy 2004). Nous avons travaillé ces questions avec les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse dans les années 1980 au Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson.

Sont en cause des perspectives fondamentalement ontologiques, car c’est la structuration de l’être humain comme membre socialisé du collectif qui est l’enjeu de choix éminemment variables à l’échelle de la planète, même si toutes les sociétés poursuivent le même objectif de socialisation juridique et donc pratiquent cette endoculturation, et que chaque société conçoit une part de son « ethos » – son identité – en tant que collectif, selon ce dispositif original.

L’influence d’un ethos spécifique aux sociétés occidentales modernes influencées par une culture judéo-chrétienne puis son incidence sur les pratiques professionnelles de ses juristes sont apparues à l’occasion d’une recherche internationale initiée dans le cadre de l’UNESCO par l’Association internationale des juristes démocrates dont le siège est à Bruxelles. Le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris y fut associé entre 1978 et 1981 en raison de ses orientations africanistes et de ses avancées anthropologiques.

Les deux jeunes universitaires belges initiateurs du projet, François Ost et Jacques Lenoble, s’étaient inspirés des travaux de Pierre Legendre, historien des institutions et psychanalyste, et de Gaston Bachelard pour décrire la « dérive mythologique de la rationalité juridique » sur la base d’une philosophie idéaliste. L’idéalisme était là entendu comme :

[C]ette forme très répandue de pensée qui consiste à expliquer les phénomènes par des chaînes de représentations inconscientes des déterminations qui les traversent, notamment de leur enracinement socio-historique.

Lenoble et Ost 1980 : 80-81

Trois traits caractérisent alors cette pensée : l’abstraction de la norme, l’anhistoricisme des énoncés et la prétention à la neutralité des effets sociaux.

L’abstraction fait la force du droit, et c’est d’abord par-là qu’on reconnaît la norme juridique. Faire son droit, c’est apprendre à abstraire, condition de l’universalisme. Plus étonnant serait cet anhistorisme alors que les enseignements juridiques comportent un volet plus ou moins développé d’histoire des institutions. Mais cet anhistoricisme est la condition de l’égalitarisme, depuis les schémas révolutionnaires français qui représentaient la norme juridique comme inscrite au centre d’un cercle où seraient situés les citoyens, tous égaux parce que sans histoire autre que leur égal rapport à la loi. Quant à la prétention à la neutralité des effets sociaux de la loi, elle rend manifeste le souci de ne considérer la fraternité que comme un slogan politique et non comme un concept-recteur, au moins jusqu’à ce que la notion contemporaine d’équité ne soit venue remettre en question les croyances antérieures.

Sur ces bases très rapidement rappelées, j’avais développé la possibilité d’une philosophie réaliste, ou plutôt pragmatique, pour caractériser l’approche du phénomène juridique dans les sociétés communautaires africaines (Le Roy 1980). J’étais déjà sensible à la pluralité des régulations et à l’importance de l’oralité. J’y adjoindrai par la suite la place et la part du geste dans la juridicisation, tout en estimant tourner en rond jusqu’à ce que l’hypothèse ci-dessus évoquée de l’iconologie juridique ne vienne récemment relancer l’analyse. Entretemps, j’ai ajouté un quatrième trait à cet idéalisme du juriste, l’unitarisme devenu monologisme, en accord avec certains travaux de Gérard Timsit (1997). La réduction de la diversité des instances du social dans l’unité imposée d’une norme qui subsume ces différences et les efface est devenue quasiment obsessionnelle dans certains de mes derniers travaux car j’ai découvert, sous la plume de Paul Veyne, le concept de monolâtrie, construit à partir du terme idolâtrie et désignant le culte du « un seul », culte qui aurait été, selon cet historien du monde romain et de sa conversion au christianisme, antérieure chez les Hébreux à l’idée de monothéisme puis de monarchie.

Et c’est cette monolâtrie qui a été à la base de tous les totalitarismes du XXe siècle et qui, chez les élites politiques et intellectuelles africaines, et comme « philosophie nocturne », apparaît actuellement comme le principal obstacle à la prise en compte de la pluralité des formes d’organisation et du pluralisme juridique qui en résulte. Elle me paraît le mieux expliquer cette contradiction que nous examinons depuis l’introduction avec des élites africaines vivant le pluralisme et en pluralistes au quotidien et continuant à réciter le catéchisme juridique moderne, sous l’influence des bureaucraties et des systèmes gestionnaires qui, à l’échelle mondiale, étendent de plus en plus un filet monologique et uniformisant sur des sociétés et des collectifs qui, chacun en ce qui le concerne, réclament ou exigent le respect des différences et des identités.

Conclusion

Pour revenir à la question qui nous mobilise depuis si longtemps, on pourrait admettre que les Africains vivent un pluralisme intégral, d’essence radicale, dès lors que nous acceptons toutes les conséquences d’une approche plurale du pluralisme normatif (Otis 2012), donc de considérer les formules monologiques comme une des formes d’un pluralisme de fait intégrant tant les expressions formelles (écrites et orales) que gestuelles ou comportementales de la juridicité. Le « droit » véhiculé par les élites est une des formes, principalement discursive, écrite et sacralisée, d’une juridicité qui, par ses pratiques, usages, comportements et autres formes d’expression, continue de traduire les exigences communautaires que l’état de la société et ses modes de production exigent. Pour cela, il faut accepter l’idée que la juridicité est autant comportements et habitus que normes explicites et que le pluralisme est celui de la diversité des comportements réguliers des acteurs avant d’être l’expression d’une différence des règles ou de normes, donc centrée sur l’acteur juridique plutôt que sur la norme. L’expression de pluralisme intégral restitue alors l’exigence d’une prise en compte de l’ensemble de l’expérience juridique dans ses explicites et implicites, ses dimensions manifestes et cachées puis ses enjeux propres qui sont, au plus simple, selon la belle formule de Pierre Legendre « vitam instituere », instituer la vie en société par le respect de la diversité de ses composantes.

Sans doute tant que les élites africaines reproduiront les choix monologiques de leurs anciens colonisateurs et se refuseront à partir des différences avérées entre les composantes sociales de leurs États, elles sèmeront le vent et récolteront la tempête. Nous l’expérimentons actuellement au Mali. Seule la double révolution du pluralisme et de la juridicité est à même de répondre au besoin de construire un corps social selon le principe de la complémentarité des différences, condition de la paix et du développement.