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Je prendray mes delices dans Jérusalem, je trouveray ma joye dans mon peuple : et on n’y entendra plus de voix lamentables ni de tristes cris[1].

Quasi tristes, semper autem gaudentes.

Paul, 2 Corinthiens 6, 10

Travaillé pendant quatre ans, dans l’intimité de Flaubert jusqu’à sa mort et repris après elle, le premier roman de Maupassant, Une vie, a déjà une caractéristique dont le prosateur ne se départirait plus : le fait de qualifier de-ci de-là tel vocable par trois, voire cinq épithètes, attachées sans coordination en une virtuosité lexicale, qui n’a pas eu de précédent et n’aura pas de suite. Sans en faire la marque de fabrique de Maupassant, c’est là un tour qui l’identifie dans une prose qui y trouve son nombre. Quelques années auparavant, Verlaine a pensé et préparé son Art poétique, dont l’une des propositions qui vont pourfendre un classicisme continué malgré le romantisme et d’autres courants novateurs après lui, tient dans l’imparité, cette fois rapportée à la métrique. Ce qui importe ici, en contraste, tient dans une coïncidence objective entre une prose nouvelle et une poétique non moins telle. Pour le xviie siècle, une pareille rencontre demeure de l’ordre de la fiction rétrospective[2]. Prose et poésie sont bien différenciées, et ce n’est que la seconde qui trouve dignité à être sans cesse, toujours dans un sillon retracé et approfondi depuis Horace, définie et normée avec Boileau (Art poétique, 1674). Pour ce dernier, il va de soi que les genres prosaïques n’y entrent pas et, pour répéter et consolider la leçon des Anciens rapportée sur les productions présentes, il n’y a que le vers pour en débattre, à l’exemple de l’Épître aux Pisons. Seul le traité Du sublime laissera entrer les exemples repris dans la prose, mais pour le plus notable d’entre eux — Fiat lux —, il l’est de la bouche de l’Éternel lui-même dont la parole subjugue le langage des dieux, soit, en termes moins métaphoriques, la poésie elle-même ainsi désignée par les Classiques.

Il faudra attendre le xviiie siècle pour qu’affleure un discours critique structuré, par delà de brèves dissertations ou de circonstancielles digressions, telles qu’il s’en trouve au siècle précédent. Marmontel et Batteux sont les têtes de cette norme nouvelle qui s’élabore et enceint les genres en prose. Dès lors, attendre au gré de fastidieux dépouillements une coïncidence qui concilierait prose et poésie et partant registre, style, tonalité, comme celle qui a prévalu dans le dernier quart du xixe siècle, est chimérique. Et ce, d’autant plus que les critiques en restent à la prescription, en incise, de l’Orator de Cicéron : « Quicquid est enim, quod sub aurium mensuram aliquam cadit, etiam si abest a versu – nam id quidem orationis uitium… » (« En effet, tout ce qui tombe, dans l’oreille, comme une quelconque mesure, même si c’est en l’absence de vers — ce qui est par ailleurs une faute dans la langue parlée[3]… »)

En plein classicisme, où domine la régularité, la prose reste sans maître mais non sans préventions — au sens vieilli du terme. Plus encore, espérer y trouver tel ou tel texte qui encadrerait une inflexion élégiaque demeure de l’ordre du vain. Mais ce n’est pas le cas pour le vers plaintif, depuis Ovide pour le moins, qui, dès 1640 jusqu’à Michault presque un siècle plus tard, a trouvé en La Mesnardière et son Caractère élégiaque son cadre[4].

Où chercher le double en prose, s’il existât jamais, de l’élégie en vers (selon le modèle ancien, comme chez les Grecs, pour qui il ne tient qu’en un nom, Mimnerme, sans texte de lui à l’appui[5]) ? Où trouver ses modalisations d’expression, tant du point de vue rhétorique que poétique — au sens moderne, cette fois ? Plaintes, lamentations, déplorations et autres épanchements n’apparaissent pas comme tels ; seul demeure le genre de la consolation, dans les suites de son écrasant exemple que fut Boèce, et encore est-il dispersé en divers genres, de la correspondance au roman.

Ici, ce sont les oraisons funèbres qui feront le fonds de l’enquête par avance désillusionnée[6]. Elles condensent autant un retour méta-critique sur la démarche de louer la vie d’un mort qu’une célébration de tout ce que cette mort a d’instructif pour une conscience chrétienne, et ce, sans se départir des effets rhétoriques, maîtrisés et souvent dévoilés pour ne pas faire de la chaire un lieu de tromperie ou de falsification (non qu’elle ne l’ait été, certains morts demandant plus d’un voile de pudicité, à commencer par le Grand Condé, libertin et félon à son roi durant les Frondes). Le corpus ainsi restreint est le suivant : les oraisons funèbres du Père Bourgoing, d’Henriette d’Angleterre et de Condé par Bossuet[7], celles de Turenne par Fléchier.

Rappel sans doute superfétatoire. L’oraison funèbre s’inscrit dans des pratiques éminemment codées, d’abord religieuses, à l’instar des deux autres genres principaux de l’éloquence sacrée que sont les panégyriques et les sermons. Son actio précède directement le sacrement de l’eucharistie et, dans son oraison pour Henriette d’Angleterre, Bossuet n’hésita pas à présenter, par figures et allégories filées, le corps de la princesse telle une offrande visible se confondant finalement avec l’hostie sacrée. Autre contrainte : celle du décorum funèbre. Ce n’est qu’à partir du dernier tiers du xviie siècle que ce point commence à être plus précisément documenté, soit par des Relations (comme à la suite de l’Oraison funèbre de Louis xiv par Massillon), soit par des planches (notamment pour les cérémonies funèbres autour d’Henriette d’Angleterre). Dans la scénographie de la parole funèbre que ces documents permettent de reconstituer, une chose frappe et isole l’oraison funèbre des autres genres de l’éloquence sacrée : pour la circonstance, une chaire semble être montée ; elle paraît être placée au deux tiers de la nef, en entrant, et en son centre juste devant le catafalque, qui occulte l’autel ; le temps de cette cérémonie particulière, la chaire devient la table du sacrifice. Les orateurs sacrés vont user incidemment d’un pareil apparat dans leur discours qui, des déictiques jusqu’au mot forcé de « tombeau » (les corps sont enterrés dans la crypte, au moins à Saint-Denis), s’enrichit du décorum funèbre, de la même manière que, au liminaire de son Catéchisme de Meaux, Bossuet engageait les prêtres à se servir des tableaux religieux dans les collections de leur église en lien avec le sujet du discours prononcé et à les accrocher à la chaire : de la cathédrale à la simple chapelle, la parole sacrée n’en finit pas depuis le Moyen Âge d’être aussi, de la pierre sculptée aux toiles peintes, un alphabet iconographique (Erwin Panofsky).

L’enquête ici présentée sera de trois ordres : générique, stylistique et rhétorique. Elle trouve son origine cognitive dans un commentaire de Charles Batteux sur l’oraison funèbre de Turenne par Fléchier :

 « A ces cris,
 » Jérusalem redoubla ses pleurs ;
 » les voûtes du temple s’ébranlerent ;
 » le Jourdain se troubla,
 » et tous ses rivages
 » retentirent du son de ses lugubres paroles :
 » Comment est mort
 » cet homme puissant
 » qui sauvoit le peuple d’Israël. »
On sent ici pourquoi M. Fléchier a traduit son texte plutôt en orateur qu’en interprête. Quelques Critiques séveres ont voulu blâmer cette expression : le Jourdain se troubla, comme poëtique et trop hardie, sur-tout dans la douleur. Mais il faut distinguer la douleur qui eclate, de la douleur qui se plaint ou qui gemit[8].

Sous bénéfice d’inventaire, retrouver la source exacte de cette critique négative, que corrige Batteux, importe moins que de constater avec le critique la séparation nette qui est faite entre éloquence sacrée et poésie, dans les suites de l’Orator de Cicéron, avant de les raccorder ultimement par le cri de la nature (c’est celui de Fléchier à la fin de son oraison funèbre de Turenne) dans l’exploitation des ornements de l’une ou de l’autre ; et ce n’est pas un hasard si, précédant ce commentaire, Batteux, au sein d’un chapitre consacré à la prose, vient d’en passer par La Fontaine, dont est connue la variation stylistique dans les Fables comme dans Les amours de Psyché, pour ne retenir que ces deux exemples, formant le style fleuri que Batteux reconnaît à Fléchier. Mais, parmi les occurrences du style mêlé de La Fontaine, c’est à la fable « La mort et le bûcheron » (Livre i, 16), qui redouble la précédente (« La mort et le malheureux »), que Batteux prend son exemple : la fable est en accointance de sujet avec l’oraison funèbre, de manière thématique, en même temps que leurs ressources respectives sont clairement dissociées ; à la prose, la variété des nombres, à la poésie, leur régularité. Dans ce commentaire ainsi amené de l’oraison funèbre de Turenne, par le biais de la poésie, ce que cherche Batteux tient dans la définition de l’harmonie stylistique par le critère des quantités des syllabes, en lien avec le nombre[9]. L’harmonie ici est clairement comprise comme une imitation réciproque du discours et de la pensée de l’orateur : « Ceux qui ne peuvent concevoir ce que c’est que la magie des nombres et de l’harmonie peuvent la voir à découvert dans cette période, qui semble sortir avec effort, se traîner, tomber, se relever, enfin arriver avec peine jusqu’à l’exclamation qui la termine, et que l’auditeur attend après une si longue suspension[10]. » Ce qu’il y a de remarquable dans l’extrait choisi et analysé par Batteux tient aussi aux mots que Fléchier utilise pour différer le cri de douleur d’Israël à l’annonce de la mort de Judas Macchabée, rapportée sur celle tout autant inopinée de Turenne : « la tristesse, la pitié, la crainte ». Dans le cas d’espèce de la mort improviste, Fléchier ne peut pénétrer dans l’intimité du sujet dont il fait l’éloge — à l’inverse de Bossuet qui a accompagné Henriette d’Angleterre dans son agonie. Aussi reporte-t-il, dans des allégories esquissées, les passions inquiètes et désespérées du Peuple sur les colonnes du Temple de Jérusalem et les eaux du Jourdain. À l’inverse de ses oraisons funèbres de la duchesse de Montausier, de son mari ou de Marie-Christine de Bavière, dont il fut un proche, Fléchier est tenu, par l’événement même, au seuil du pathétique. La poésie et, par les passions convoquées de la tristesse, la poésie tragique en particulier signalent cette limite d’un genre à l’autre. Dans la tragédie, en quarante ans, on est passé de formules maniéristes comme celle-ci : « Mais quel regret aussi me reste-t’il dans l’ame, / […] [S’i]l rougissoit le Tybre, et n’en pâlissoit pas ? » (Urbain Chevreau, Coriolan, 1638, ii, 2) — mise en contraste purement intellectuel — à celle bien connue de Racine (Phèdre) : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. » De l’effet rhétorique ostentatoire à l’ostentation de l’intime[11] s’est réalisé un abaissement de la gamme stylistique du tragique vers le simple ou ce que, sans arrière-pensée, Batteux va nommer le « délicat » pour la prose, notamment funèbre.

L’option rhétorique ou les enchantements iréniques de la double harmonie

Comme tout genre oratoire, l’oraison funèbre ressortit à la rhétorique et à ses embûches : soit l’abus des figures, soit aussi les lieux communs. L’abus des figures est sans doute le défaut qui est de la manière la plus récurrente dénoncé par les censeurs venus après coup, mais non sans une réelle légitimité, qui ne tient pas à leur statut dans la République des Lettres mais au fait de reprendre les orateurs eux-mêmes d’avoir trébuché dans un souci quasi constant pour le genre de faire voir (d’où le recours aux figures telles que l’hypotypose). C’est Thomas, auteur de l’Essai sur les éloges, qui en condense le plus exactement le fait : « peut-être que les figures et l’appareil même de l’éloquence le [le grand homme] cachent un peu, au lieu de le montrer : car il en est quelquefois de ces sortes de discours comme des cérémonies d’éclat, où un grand homme est éclipsé par la pompe même dont on l’environne[12]. » Ce qui importe ici tient certes dans l’identification d’un défaut par surnuméraire, mais aussi, dans l’explicitation de sa cause, soit le lien obligé qui est fait entre le discursif et l’apparat iconographique.

C’est l’Essai sur les éloges de Thomas encore, mais cité en extrait dans l’édition de 1803 des Oraisons funèbres de Fléchier (Paris), qui va être repris par les éditeurs Didot, père et fils, et plus particulièrement son jugement sur l’oraison funèbre de Turenne :

On trouve dans cette derniere oraison funebre plus de beautés vraies et solides que dans toutes les autres. Le ton en est éloquent, la marche en est belle, le goût plus épuré. Il s’y rencontre moins de comparaisons tirées et du soleil levant et du soleil couchant, et des torrents et des tempêtes, et des rayons et des éclairs. Il y est moins question d’ombres et de nuages, d’astre fortuné, de fleuve fécond, d’océan qui se déborde, d’aigle, d’aiglon, d’apostrophe au grand prince ou à la grande princesse, ou à l’épée flamboyante du Seigneur, et tous ces lieux communs de déclamation et d’ennui, qu’on a pris si long-temps, et chez tant de peuples, pour de la poésie et de l’éloquence[13].

Au-delà du jugement esthétique et taxinomique, c’est le catalogue en exprès des lieux communs énumérés qui importe d’abord. Même Bossuet a succombé et a recouru à pareilles topiques, notamment dans sa comparaison de la pastorale du père Bourgoing avec un torrent ou dans ses amplifications inventives et faussaires à l’occasion des tribulations maritimes de la reine Henriette de France, durant les Guerres civiles d’Angleterre. Plus encore, et ceci ne peut être une étourderie pour l’auteur de l’Art de l’orateur et du poète, c’est la réunion de la poésie et de l’éloquence — oui, sous le faix honteux du stéréotype ! —, mais réunion tout de même, alors que Fléchier sera repris, pour la même oraison, de s’être par trop reposé sur les puissances de la poésie, en décalage avec la grandeur de l’exercice funèbre.

L’enquête stylistique

Il est difficile sinon impossible de comprendre au plus juste certains commentaires de censeurs contemporains ou plus tardifs. Pour exemple, que faut-il entendre par la notion de double harmonie que Thomas évoque parlant de l’éloquence particulière de Fléchier ?

S’il lui manque de ces expressions originales, […] il a ce coloris toujours égal qui donne de la valeur aux petites choses, et qui ne dépare point les grandes. […] il emprunte quelquefois de la poésie, comme Bossuet ; mais il en emprunte plus d’images, et Bossuet plus de mouvements. […] Enfin il a le mérite de la double harmonie, soit de celle qui, par le mélange et l’heureux enchaînement des mots, n’est destinée qu’à flatter et à séduire l’oreille ; soit de celle qui saisit l’analogie des nombres avec le caractère des idées, et qui, par la douceur ou la force, la lenteur ou la rapidité des sons, peint à l’oreille, en même temps que l’image peint à l’esprit[14].

Certes ici domine le schème qui rapporte l’éloquence à la peinture, la parole à l’hypotypose où excelle Bossuet dont les tableaux sont toujours, jusqu’à l’éclat de l’énergeïa, en mouvement[15] — nous y reviendrons avec la péroraison de l’oraison funèbre du Grand Condé. Mais en deçà du schème ne demeureraient que des notations suggestives et l’évocation d’un naturel, où l’orateur — l’écrivain, en général — « possède sa langue » et « a exercé son oreille au sentiment de l’harmonie » : à ces conditions, « son style peindra sans qu’il s’en aperçoive ; et l’expression y viendra d’elle-même s’accorder à la pensée[16] ». La double harmonie est un accord des sons de la langue et de la pensée humaine, redoublé puisque ces deux-là sont alors unis dans un accord qui les subsume et les magnifie : c’est celui qui les fait correspondre aussi aux « sons et [aux] mouvemens de la nature[17] ». La définition s’offre finalement comme une quasi-tautologie, mais elle prévaut comme un idéal qui est, en toute apparence, perdu pour les langues modernes, mais qui, pour ne demeurer que tel un « songe », est le « modèle imaginaire » dont témoignent les Anciens ; dans la modernité, il peut se recouvrer et être réapproprié, au-delà d’une rêverie irénique, grâce aux modèles choisis par Marmontel : Bossuet et Fléchier. Pour des Marmontel, Batteux, Jaucourt, Thomas, ou Jean-Sifrein Maury après ce dernier, la question porte moins sur des techniques apprises et consommées que sur une gamme suggestive de « goût » et de « sentiment » : c’est une taxinomie, une culture partagées qui donnent moins la mesure comptée de ses ingrédients que l’effet en bouche.

De la sorte aussi se trouve ignorée une distinction non sans importance : aux côtés des grands orateurs qui ont pu lui être opposés ou auxquels il a pu être comparé, Fléchier est le seul, avec Charles de La Rue, à avoir aussi fait oeuvre de poète, latin et français, Bossuet s’étant cantonné à quelques poésies latines. Les premières poésies de Fléchier sont latines et prennent la forme d’odes, comme celle à Jules Mazarin sur les succès et les suites de la Paix des Pyrénées. Le premier poème en langue française est une élégie, mais il n’a d’élégiaque que le titre et le verbe plaindre, toujours ancré qu’il est, à la suite des poésies latines, dans le registre de l’ode et de ses somptuosités stylistiques qui ici s’affirment encore par allégories ou métaphores vieillies comme les « Lys » pour désigner la France et la « Croix » pour identifier Rome : cette élégie n’est au total qu’une remontrance sourdement belliqueuse.

L’éloquence sacrée et son exténuation (oraisons funèbres d’Henriette d’Angleterre et de Condé par Bossuet)

Quelle qu’en soient ses circonstances (inhumation à Saint-Denis, dépôt du coeur dans l’une ou l’autre église ou simple cérémonie funèbre de commémoration pour un « Grand »), l’oraison funèbre a un cadre strict qui organise ses principales parties : effrayer par une mort et y trouver ensuite matière à consolation. Ce mouvement double a été réactualisé par la pastorale bérullienne et ce n’est pas un hasard, au-delà des tractations qui ont amené Bossuet à faire l’éloge funèbre du père Bourgoing, chef de l’ordre de l’Oratoire, après Bérulle son fondateur. En témoigne l’édition critique de l’oeuvre oratoire de Bossuet par l’abbé Lebarq : des sermons sans nombre, parfois pleinement écrits de l’exorde à la péroraison, souvent fragmentaires sinon rendus au squelette d’une ébauche, jusqu’aux fastueuses cérémonies de la parole funèbre commencée avec l’oraison d’Henriette de France, Bossuet a buriné ses effets et concentré ses sources. On doit à la sagacité de Jacques Truchet d’en avoir circonscrit le faisceau : les livres de Samuel et Tertulien, l’Ecclésiaste et Mathieu.

Les proximités de Bossuet avec l’ordre oratorien sont bien connues et vérifiées par les faits de l’histoire. Ces proximités ne sont pas qu’historiques, mais aussi idéologiques[18]. Faut-il alors rapprocher de la pastorale bérullienne le mouvement de l’oraison qui, telle que pratiquée par Bossuet, fait passer du désespoir le plus noir à l’espérance, de la misère de l’homme à sa gloire ? Ou ne faudrait-il pas plus simplement s’en remettre à une pastorale qui la précède et l’enveloppe ? Celle de saint Paul. Bossuet est profondément augustinien, on le sait, comme sont trop connues ses attaques contre les jansénistes pour avoir outré le message des mêmes textes fondateurs. C’est un effet de proximité idéologique qui prévaut ici, comme ce sera, dans un autre contexte, le cas de ses contradictions reportées sur le quiétisme : plus on est proche, plus la frontière doit être marquée nettement. De Paul à saint Augustin, la dérivation est absolue dans le xviie siècle français. Et si Bossuet s’échine à désespérer la créature de son Dieu, ce n’est que pour la purifier et ainsi la préparer au face-à-face avec son Créateur, où, épurée, elle est enfin capable de rencontrer la sagesse et la connaissance divines, et, avec elles, la joie indéfinissable qui en résulterait. « [Condé dans son agonie] répétait en latin avec un goût merveilleux ces grands mots : Sicuti est, facie faciem, et on ne se lassait point de le voir dans ce doux transport » (O, p. 409). Certes, l’occurrence est frappante dans ces dernières lignes de l’oraison, mais comme toujours, sûr de sa culture théologique[19], Bossuet travaille de plus loin l’éclat de sa sentence raboutée de saint Jean et de saint Paul. Sicuti… n’est pas traduit et n’avait nullement besoin de l’être, puisqu’il vient après la première citation biblique de la péroraison, traduite elle : « Ô Dieu ! créez en moi un coeur pur. » Cet extrait des Psaumes de David (50, 12) a l’exactitude de correspondre à la cérémonie funèbre — la déposition du coeur de Condé. Par le commentaire de saint Ambroise (Expositio in psalmum), Bossuet, qui ne le cite pas explicitement, est autorisé de rapprocher, comme le fera Isaac Le Maistre de Sacy dans sa traduction et ses commentaires, l’agonie prévenue de David et la mort de Condé : le « coeur pur » est la condition du face-à-face de l’homme avec son Dieu, et, dans les mots de Sacy : « il est bon de remarquer, que le grand sujet de l’inquiétude de ce prince regardoit encore plus l’avenir que le passé ; et que l’exemple de la réprobation de Saül son prédécesseur luy faisoit craindre un effet semblable de ses infidélitez[20]. » Semblable superposition est légitime au nom du figurisme et de la fabrique de l’éloquence sacrée, commandée tout d’abord par l’expolition, soit reprendre inlassablement un même extrait biblique, le présenter sous divers angles et en augmenter la matière par de nouvelles références rapportées, qui elles-mêmes, par une lecture figuriste, vont ouvrir à de nouvelles associations. L’éloquence sacrée — dans son absolu, ce qui est ici une construction mentale — est l’inverse d’une spirale centripète en ses citations explicites ou en ses associations suggestives et finalement contrôlables, grâce au savoir théologique ramassé et ordonné par la tradition.

Dans la restitution de l’agonie de Condé, conscient jusqu’au trépas, Bossuet ne peut ignorer l’ampleur des associations rendues possibles par le rapprochement de la mort de Condé avec celle de David, dès lors que, à la fin de sa seconde partie, il évoque les paroles du roi-prophète et décrit sa mort, telle qu’elle est donnée au Premier livre des Rois (2, 1 et suiv.) : la langue de David n’est plus sienne, elle est tout entière organe du Saint Esprit qui ne dit pas la tristesse du trépas, mais la joie du salut. S’effacent les mots de l’humanité et éclatent ceux du Divin, par son « chantre » (traduction d’Isaac Le Maistre de Sacy[21]) ou par son prophète. Ce basculement, Bossuet l’a annoncé dès son exorde : « Je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de l’avouer, par l’inutilité du travail » (O, p. 369). Inutilité, car — et c’est vers quoi Bossuet va tendre — Condé parle dans son agonie et son agonie est parlante en soi. L’oraison funèbre ainsi s’estompe-t-elle (au sens qu’Henri Morier a donné à la figure), et il ne reste que, pressentie, l’histoire (O, p. 370) pour un jour à venir rendre compte de la grandeur du guerrier et de celle du chrétien. Bossuet va paraître, pour mieux s’effacer, dans les mots des grands prophètes, le premier cité étant Isaïe (45, 1 et suiv.), mais il se présente non par prophétie filée mais en immédiateté de la parole divine et dans ce qu’elle a de plus quintessentielle : le pouvoir de nommer ce qui est et de nommer ce qui n’est pas[22]. Dans cette sorte de rétractation liminaire, Bossuet ne prendra pas les atours du prophète, mais au contraire revendiquera hautement et de manière singulière en pareille occasion sa fonction de ministre sacré. Devant les autels de la pompe funèbre, Bossuet a semblé apparaître en nouveau Moïse (« détruisons l’idole des ambitieux », O, p. 371) ou, vers la fin de son discours, en nouveau Jérémie ou Ézéchiel (« voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant », O, p. 407-408). Dans cette hypotypose inversée au sens strict — selon la topique implicite des colonnes du Temple renversées —, que Thomas tenait pour une élégie et comme une invitation « à venir pleurer sur la cendre d’un grand homme[23] », qui se ponctue dans l’oxymore, comme il était survenu sous la plume de Fléchier à propos de Turenne — enseveli dans son propre triomphe, étendu sur ses propres trophées —, se délite le lien entre l’éloquence et son lieu. Abolie toute la pompe de ces cérémonies. Et Bossuet retrouve les accents terribles qui furent les siens à la fin — magnifiés et souvent imités par le xviiie siècle — de la première partie de son Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre :

on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature ; notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes

O, p. 173-174

Ces phrases sont célèbres, souvent citées. Mais en une comparaison, validée par des reprises où Bossuet se fait imitateur de lui-même[24], avec l’oraison de Condé, elle annonce le dernier grand mouvement, la dernière période de l’oraison où Bossuet ne va pas craindre de se mettre « sur la scène[25] » et de préfigurer « la mort de l’orateur jetée par lui-même dans le lointain, et comme aperçue par lui-même dans le lointain [voir Psaume 50], et comme aperçue par les spectateurs » qui vont y trouver « quelque chose de doux, d’élevé, de mélancolique et de tendre[26] » : toute la taxinomie de l’élégiaque est là, jusqu’au vocable fuyant et en un sens déjà moderne de la mélancolie. C’est, selon un goût certes tardif, au moment où l’oraison confine au plus près de l’élégie en vers qu’en même temps elle s’abolit dans le corps et la parole de Bossuet, qui vient d’annoncer le sacrement de l’eucharistie (« sacrifice », terme usuel chez lui pour le désigner) :

Au lieu de déplorer la mort des autres, Grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint

O, p. 409 ; je souligne

Pour être véritablement présent à soi-même et à son Dieu, il faut être dépossédé de soi. La leçon est un évident paradoxe, mais elle explique aussi que dans les suites du mouvement oratoire qui humilie l’homme avant de l’enchanter à nouveau, elle porte en elle — au-delà de toute référence ou source possible — l’exténuation du discours sacré. Il faut que l’homme se déprenne de lui-même, de sa corporalité et partant de sa voix[27].

Il reste la question de la parole oratoire et de ses suspensions initiales, puis de ses oxymores qui n’entendent pas moins laisser en suspens le discours et ses référés, jusqu’à l’abolition de la figure du prédicateur : l’Oraison funèbre de Condé redessine de manière originale — et finalement jamais reprise — une scénographie singulière de la chaire et non sans les rais d’une évidente poésie qu’a bien comprise Antoine-Léonard Thomas, lorsqu’il ramène l’effort oratoire de Bossuet à une topique. Celle-là est issue du De natura rerum de Lucrèce, où est évoquée la posture du spectateur sympathique au plus profond de lui-même, lorsque, sur la rive et sans pouvoir porter secours, il assiste à un naufrage au milieu d’une tempête[28] :

Il semble que, du sommet d’un lieu élevé, il découvre de grands événements qui se passent sous ses yeux, et qu’il les raconte à des hommes qui sont en bas. Il s’élance, il s’écrie, il s’interrompt ; c’est une scène tragique qui se passe entre lui et les personnes qu’il voit, et dont il partage ou les dangers ou les malheurs. Quelquefois même le dialogue passionné de l’orateur s’étend jusqu’aux êtres inanimés qu’il interroge comme complices ou témoins [telles les colonnes du Temple de Jérusalem] des événements qui le frappent[29].

Il n’empêche que c’était à Fléchier d’occuper cette scène, Bossuet n’ayant jamais eu à rendre compte de morts terribles ; il est l’orateur des bonnes morts. Avec Thomas, ce déport d’un texte à un autre, d’un auteur à un autre, pouvait déjà se lire dans sa critique où il exonère Fléchier pour son oraison de Turenne de défauts qu’il rapporte sur Mascaron pour le même exercice, alors que Fléchier multiplie les topiques dénoncées et que Mascaron n’y a pas recouru.

L’Oraison funèbre de Turenne par Fléchier[30]

Plus que la poésie et ses ornements profanes, c’est un autre texte qui traverse implicitement l’oraison de Turenne : le De amicitia de Cicéron et son portrait en creux de Scipion, qui justifie l’implicite parallèle du général romain et du maréchal français. Ce dialogue de Cicéron est l’un des fondements, au même titre que les Métamorphoses d’Ovide, que l’Énéide de Virgile ou que l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, de la culture classique[31]. Décrivant « le doux repos d’une condition privée », c’est un abrégé de la vie de Scipion, par la bouche de Lélius, que reprend Fléchier (OT, p. 33). Et dans la transition entre sa deuxième et sa troisième partie, Fléchier va, avec tout le scrupule qui le caractérise dans l’exercice de la fonction singulière du prêtre devant faire l’éloge d’un guerrier, subsumer, en même temps qu’il la dit, sa référence à Cicéron par la parole du « Livre de vie » (OT, p. 35), que permet la biographie de Turenne, à la suite de son apostasie du protestantisme et de sa conversion au christianisme romain, autorisant aussi la reprise, mot à mot, de la cheville qu’avait utilisée Bossuet au centre de son Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre : « Ici un nouvel ordre de choses se présente à moy » (OT, p. 36). La perspective est renversée et, dans ce renversement, prend place, sinon un sentiment intériorisé d’une faiblesse de son discours (on ne le saura jamais[32]), l’estompe de l’éloquence requise qui s’efface devant les larmes répandues sur le tombeau : « suppléez dans vos pensées à ce qui manquera à mes expressions et à mes paroles » (OT, p. 37). Dès lors, après la référence évasive à la conversion de saint Augustin dans les jardins de Milan, la parole de Fléchier ne sera plus que « manipulation » rentrée : de la prétérition (« N’attendez pas […] que j’ouvre ici une Scene tragique », OT, p. 47), jusqu’à l’esquisse de la prosopopée par l’allégorèse de la religion chrétienne et de la patrie. Et il s’efface dans sa pratique d’orateur, mais non dans le statut que cette dernière lui a conféré (« Mais on décrit sans art, une mort qu’on pleure sans feinte », OT, p. 48), jusqu’aux lignes de la péroraison où il annonce clairement le Bossuet au service funèbre de Condé : il y devient le Jourdain de l’exorde, dans son trouble et la confusion devant la mort inopinée de Turenne ; il n’est plus que cendre et poussière, dès lors que son âme se présente à son Dieu, et sûr de cette fin, il peut dès lors mettre en parole la vie et la mort de Turenne par une nouvelle association : celle du sang du maréchal avec celui de l’Agneau, grâce à l’eucharistie annoncée pour la suite du rituel funèbre.

Si, aux dernières lignes de son Oraison funèbre de Turenne (1676), Fléchier annonce Bossuet dans la péroraison de son discours funèbre pour le Grand Condé, il se souvient d’abord de lui dans l’hypotypose finale où les dépouilles de Turenne vont se mêler à la cendre des rois de France, rappelant ainsi les saisissantes pages de la fin de la première partie de l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre (1670). Mais les déictiques commandés par la figure ne peuvent fonctionner de même : Bossuet a parlé dans la basilique de Saint-Denis ; Fléchier prononce son oraison en l’église Saint-Eustache de Paris, et il ne se départit pas de l’antithèse qui conjoint « un éternel silence, une solitude affreuse, et une terrible attente des jugemens de Dieu, sous ces marbres précieux qui les couvrent » (OT, p. 52).

Dans le trentième chapitre de son Essai sur les éloges, Thomas s’est consacré à Fléchier dont il critique longuement — et à juste titre, si ce n’était le propre des oraisons funèbres en leur style — l’abus des antithèses, qui, avec les figures de paradoxologie (Pierre Fontanier), servent de fonds à cette éloquence particulière. Il critique ainsi un écart avec la nature : « L’ame qui est fortement émue s’attache tout entière à son objet, et ne va point s’écarter de sa route pour faire contraster ensemble des mots ou des idées[33]. » Sans précision aucune, Thomas se réclame ici de Montesquieu (Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains), d’où il induit que la répétition des oppositions confine à une symétrie et finalement à un isolement de l’événement, comme le sera, dans le goût bourgeois du xixe siècle, l’horloge entre ses deux garnitures identiques de part et d’autre d’elle sur le manteau de la cheminée (Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues). Le naturel revendiqué par Thomas n’est pas celui de Batteux — la notion est trop complexe, on le sait pour le moins depuis les travaux de Bernard Tocanne sur le xviie siècle et ceux de Jean Éhrard sur le siècle suivant, pour être davantage approchée. Demeure alors la question de l’isolement. Lors de leurs rééditions en extraits pour telle ou telle circonstance éditoriale, les pages de Thomas consacrées aux oraisons funèbres de Turenne le seront dès le début du xixe siècle avec l’adjonction du texte de la lettre de la marquise de Sévigné à son gendre sur la nouvelle de la mort inattendue du maréchal. Mais c’est dans la lettre à sa fille, en date du même jour, le 31 juillet 1675, que Mme de Sévigné se trouve surprise, en train de la rédiger, par la nouvelle et qu’elle isole l’événement dans une acceptation très chrétienne des desseins de Dieu : « Peut-on douter de la Providence et que le canon qui a choisi M. de Turenne, entre dix hommes qui étaient autour de lui, ne fût chargé depuis l’éternité[34] ? » Il est toutefois vrai que, dans sa lettre à M. de Grignan, avec une anaphore entêtante, la marquise biffe la solitude tragique de la mort de Turenne dans une déploration absolue de tous, et ce, dans un tour oratoire qui est bien plus artificiel que la saillie de l’annonce faite à sa fille.

Préfigurant les éditions modernes des oraisons de Fléchier, qui finalement ne retiendront guère plus que celle de Turenne, Thomas retourne le parallèle fait par Bossuet de Condé et du maréchal. Dès l’exorde — qui « sera éternellement cité pour son harmonie, pour son caractère majestueux et sombre, et pour l’espèce de douleur auguste qui y règne » —, le style de Fléchier

s’échauffe, son imagination s’élève, ses images prennent une teinte de grandeur ; partout son caractère devient imposant. Cependant, entre cette oraison funèbre et celle du Grand Condé, il y a la même différence qu’entre les deux héros. L’une a l’empreinte de la fierté, et semble l’ouvrage d’un instinct sublime ; l’autre, dans son élévation même, paraît le fruit d’un art perfectionné par l’expérience et par l’étude[35].

Thomas sera encore plus critique à l’occasion de sa comparaison de l’oraison funèbre de Condé par Bossuet et de celle par Bourdaloue : le premier est un peintre d’histoire, le second est « sans coloris ». Mais plus encore pour notre propos, le premier a su « avec goût » joindre à l’éloquence les ressources de la poésie[36], et ainsi déjouer notamment les critiques faites à Fléchier, que rapportait Batteux.

Bossuet poéticien de lui-même

Dans un synthétique fragment (Lafuma 268), Pascal a balisé pour sa conscience, plus que pour la nôtre qui ne peut que se perdre en hypothèses ou doutes réels, le saut de la lettre qui tue à sa mystique destination : « Je suis le vrai pain du ciel[37] ». Ce saut qui fait passer du terrestre au céleste éternel efface d’abord l’auteur même des Pensées (le Je dans les fragments est toujours Jésus-Christ, dont la parole est restituée en congruence avec les sources bibliques et patristiques) en même temps qu’il oblitère les « figures ». Faut-il entendre par ce dernier terme la technique de lecture des textes sacrés pratiquée par le Christ, ses disciples et les Pères, ou plus largement le fait du discours, son inhérente rhétorique ? Rapportée à Bossuet, la question commande une réponse : il faut la prendre au sens large du langage humain, de ses effets calculés et des obstacles (Jean Starobinski) qui viennent à leur suite. L’évêque définit explicitement, dans l’exorde de la plupart de ses oraisons funèbres, la propre « fabrique » de son discours, dont il veut d’entrée de jeu défaire son auditoire. Il se répète ainsi, de l’Oraison funèbre du Père Bourgoing à celle du Grand Condé, sa dernière, pour finalement trouver en celle-ci la solution qui allie ce qu’il doit à sa charge d’orateur mandaté et ce que lui commande sa fonction de prêtre consacré. Soit l’effacement de soi devant l’événement, sa mise en paroles et le « sacrifice » qui va le ponctuer (l’eucharistie). Jacques Truchet a eu raison de reprendre une partie de la critique de Bossuet qui a vu, dans cette dernière oraison, l’expression presciente de la fin de sa carrière comme orateur funèbre. L’analyse était tentante, mais les menus faits historiques, pour le moins, l’invalident. Plus encore, l’exténuation de la parole sacrée et de ses déplorations est inscrite comme en une logique rhétorique dans le discours funèbre dès ses premiers mots.

Avec l’Oraison funèbre du Père Bourgoing, Bossuet trouvait pour une rare fois l’adéquation parfaite entre une vie longue et chrétienne et une mort exemplaire. Mais rien dans le statut ni la vie du Père Bourgoing ne met sur la voie difficile de l’oraison funèbre des « Grands ». « L’éclat de telles actions semble illuminer un discours ; et le bruit qu’elles font déjà dans le monde aide celui qui parle à se faire entendre d’un ton plus ferme et plus magnifique » (O, p. 43). Au-delà d’un illusoire optimisme, Bossuet négocie clairement la paratopie du discours sacré et il énumère les difficultés que supposent « les panégyriques des princes et des grands du monde » (O, p. 43), en une forme d’exposition méta-critique du genre. Avec le Père Bourgoing, rien de tel. Aussi ne faut-il pas s’étonner à comparer son oraison avec celle d’Henriette d’Angleterre — morte prématurément, laissant derrière elle une vie à la cour pour le moins critiquable — que la disposition des masses des deux discours soit tout à fait différente. Pour le Père Bourgoing, Bossuet file sa matière de manière linéaire, suivant l’histoire de la vie de son sujet, jusqu’à son terme édifiant, où il concentre dans la péroraison des développements qu’il reprendra pour Henriette d’Angleterre, mais pour le coup, à la fin de la première partie de son oraison :

Et alors où serons-nous ? que deviendrons-nous ? dans quelles ténèbres serons-nous cachés ? dans quel gouffre serons-nous perdus ? il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes. « La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra un je ne sais quoi, qui n’a point de nom dans aucune langue » ; tant il est vrai que tout meurt en nos corps, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait nos malheureux restes […]. Quel coup ! quel état ! quelle violence !

O, p. 59-60

Ce sont ces phrases qui serviront au grand développement qui suit le récit de la mort de Madame et qui font le terme de la première partie de son oraison dans une prose à la fois dilatée (pathétisme) et magnifiée (ce dont témoigne pour le moins la « fluidité » trouvée pour enchâsser la citation de Tertullien, coulée en une paraphrase suggestive qui confine par sa simplicité éclatante à ce que les Classiques tenaient pour le sublime[38]).

Bossuet a très tôt été attentif à l’exercice de l’éloquence dont il n’a pas craint d’énoncer explicitement les tours et atours, pour finalement les subsumer dans l’oraison du Grand Condé ; et plus que Fléchier s’il faut se rendre au jugement d’Antoine-Léonard Thomas, ou à égalité comptée avec lui, au témoignage de Charles Batteux, il a su joindre la poésie — et par endroits son élégie — à la prose oratoire, sans jamais en rompre le rythme et le nombre qui lui est propre, sans jamais tomber dans ce qui était tenu pour une défectuosité impardonnable, celle de faire rimer au sein de la prosodie de l’éloquence sacrée. C’est ici que se marquent les limites comme les objectives liaisons entre la plainte poétique et la déploration oratoire.