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Scott Gibbons est concepteur sonore. Associé depuis 1998 à la Socìetas Raffaello Sanzio, il collabore très étroitement, dès cette date, aux créations de Romeo Castellucci. Scott Gibbons s’entretient ici avec Éric Vautrin de son parcours artistique, de sa conception du son au théâtre et de son travail au sein de la célèbre compagnie italienne.

Cet entretien s’est tenu le 24 novembre 2012 au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal dans le cadre du colloque international « Vers une histoire sonore du théâtre (XIXe - XXIe siècles) : acoustiques et auralités / Towards a History of Sound in Theatre (from the 19th to the 21st Century): Acoustics and Auralities ». La transcription de l’enregistrement sonore de cet échange, qui s’est déroulé en anglais et en présence du public formé des participants du colloque, a été réalisée par Louise-Josée Gauthier qui en a aussi assuré la traduction en français. Il s’agit d’une version abrégée de l’entretien qui dure près de deux heures.

Éric Vautrin : Nous avons décidé que la discussion se ferait en plusieurs étapes en commençant par ce que nous avons appelé le background musical de Scott Gibbons, c’est-à-dire d’où il vient , pour comprendre d’où il regarde la scène théâtrale, avec quels outils il l’observe et compose aujourd’hui, notamment pour le théâtre. Commençons peut-être par quelques mots au sujet de votre intérêt pour la musique. C’est une histoire qui a commencé très tôt.

Scott Gibbons : Oui. En fait, avant de m’apercevoir que je m’intéressais à la musique, j’étais plus attiré par les arts graphiques. Ma soeur a toujours été la musicienne de la famille et je savais que je ne pourrais pas rivaliser avec elle, alors je n’ai même pas essayé. Mon père est pasteur et ma mère enseignante. Quand j’étais malade, je ne pouvais pas rester à la maison, alors mon père m’amenait avec lui à l’église. Il fallait que je trouve une manière de me tenir occupé, je m’asseyais à l’orgue, je ne savais pas en jouer mais je me rendais compte que je pouvais faire bouger la terre avec les sons. J’avais six ans et je pouvais ressentir l’espace avec ce son incroyable, plus puissant que celui d’un avion qui passe au-dessus de nos têtes. Ce son était à la fois musical et physique. La plupart du temps, je n’essayais pas de jouer de la musique : j’étais surtout intéressé de voir comment ce que je faisais était physiquement palpable dans l’espace. Puis-je faire trembler les portes? Plus âgé, j’essayais encore de faire les mêmes choses mais sans avoir un réel intérêt musical… Nous n’avions pas beaucoup d’argent et je ne possédais pas beaucoup de jouets, mais je prenais des trucs dans le garage de mon père. J’empruntais sa vieille radio ou des lecteurs de cassettes, je les démontais et j’essayais de les remonter après. Parfois, j’obtenais un mauvais résultat, parfois j’observais ce qui arrivait si je branchais les choses de manière délibérément incorrecte ou si j’essayais de placer deux machines ensemble. J’obtenais du feed-back horrible, je créais des effets de distorsion épouvantables. J’ai appris très tôt que je pouvais prendre une cassette et bouger la bande magnétique à la main : je tournais la bande, je la mettais à l’envers, l’enregistrais et faisais jouer en marche arrière la bande qui était à l’envers. Je m’amusais et c’est ce que j’essaie encore de faire aujourd’hui : prendre du plaisir en manipulant objets et sons.

Éric Vautrin : Avez-vous étudié la musique?

Scott Gibbons : Non, en fait, quand mon père et ma mère ont compris que je m’intéressais à l’orgue, ils m’ont déniché des leçons. J’ai étudié l’orgue, et non le piano, je ne sais pas combien d’années… Une fois au collège, j’ai pris des cours de musique, j’ai appris la physique du son, j’ai suivi un cours sur la musique moderne, mais je n’ai pas aimé ça. Le professeur et moi, nous avons essayé mais nous ne pouvions pas nous comprendre l’un l’autre. J’étais convaincu que ce que faisait Cabaret Voltaire était plus intéressant que ce qu’avait fait Wagner, et il n’était pas d’accord. Rétrospectivement, il avait raison… Mais quand on a dix-sept ans et qu’on entend du Cabaret Voltaire, c’est plus excitant.

Éric Vautrin : Puis, vous publierez un peu plus tard plusieurs disques sous le nom de Lilith.

Scott Gibbons : Oui… Avec du recul, ce n’était pas le meilleur choix pour un nom de groupe. Il y a deux histoires sur l’origine de Lilith. La première : Lilith était une déesse babylonienne, une figure féminine à laquelle le mouvement féministe s’est parfois identifié. Il n’y a aucun lien entre cette histoire-là et ce que je fais, c’est en quelque sorte parallèle. La seconde : il fut un temps où la croyance soutenait que la Terre avait deux lunes et, alors que nous voyons toujours la face lumineuse de l’une d’elles, l’autre nous montre toujours son côté sombre. Lilith était le nom de cette lune obscure. Lilith exerçait une force sur la Terre, elle avait un impact profond sur elle et sur tout ce qu’il y a sur la Terre, mais on ne pouvait pas le voir. Et c’était ce qui m’attirait. Je crois que ça correspond toujours à ce qui m’intéresse aujourd’hui.

Avant cela, je travaillais beaucoup, je faisais beaucoup d’enregistrements sur des bandes magnétiques. J’étais un adolescent et je n’avais pas d’argent, j’avais difficilement des outils de travail, mais j’avais un ou deux magnétophones et j’essayais de composer toutes sortes de morceaux en répétant et en alternant les fonctions « avancer » et « reculer ». Pour inverser le son, je prenais la bande, je l’enlevais manuellement et je la replaçais. Pour la réverbération, puisque j’habitais toujours chez mes parents, j’allais sur un des quais, je mettais un haut-parleur sur ce quai, je mettais un microphone sur l’autre quai, j’appuyais sur play et j’enregistrais à l’autre bout, c’était mon reverb. Ou bien j’allais dans une buanderie…

Éric Vautrin : Et vous faites la même chose maintenant?

Scott Gibbons : Absolument. J’ai maintenant de meilleurs microphones, de meilleurs outils pour la capture du son et pour la lecture des fichiers sonores, différents haut-parleurs que je peux utiliser. Je peux désormais faire esquinter un haut-parleur sans que ce soit une catastrophe parce que je sais qu’aujourd’hui, j’ai assez d’argent pour en acheter un autre, mais sans budget, j’utilisais simplement les choses que je trouvais dans la maison.

Éric Vautrin : La particularité de vos créations a longtemps été d’utiliser uniquement des enregistrements que vous manipulez de façon analogique. Comment décririez-vous votre travail de composition?

Scott Gibbons : C’est difficile de créer quelque chose à partir de rien et, même quand on a tout, on peut très bien, en fait, ne rien avoir. J’ai besoin de certaines bornes, j’ai besoin de savoir quelles sont les limites. Quand les responsables du Festival d’Avignon, par exemple, m’ont proposé de faire quelque chose avec la voix de Jean Vilar[1], j’étais très heureux, j’ai créé quelque chose uniquement avec les enregistrements de sa voix. À certains moments, sa voix sonne comme un synthétiseur – j’aurais pu utiliser un vrai synthétiseur, mais je ne l’ai pas fait. Je cherche à me familiariser avec les contraintes et je peux travailler de manière très approfondie de cette façon. Pour le premier disque que j’ai fait pour le label Sub Rosa, je n’ai utilisé que des microphones et des pierres. D’ailleurs, le premier instrument de travail pour la musique que j’ai acheté était un échantillonneur (sampler). J’ai enregistré des manipulations de pierres, échantillonné les enregistrements et je les ai joués au clavier qui était relié directement à la cassette. Ça m’a pris un jour, quelques heures à faire. Puis, j’ai envoyé la cassette à Sub Rosa, l’un des meilleurs labels de musique expérimentale. Ils ont aimé ça. Je leur ai dit : « Je peux faire quelque chose comme ça en studio et on peut le faire sonner mieux ». Ils ont répondu : « Non, non, non, c’est parfait! ». Ça a été très réussi; The Wire[2] en a fait une très bonne critique. Après ça, j’ai fait le même projet, mais uniquement avec des sons de respiration, puis un troisième avec l’eau. Je voulais en réaliser un dernier avec le feu, ce qui était difficilement possible à l’époque, et j’avais par ailleurs déjà commencé à travailler en collaboration avec la Socìetas Raffaello Sanzio. Je savais qu’il était possible de faire quelque chose de plus poussé.

Éric Vautrin : Parlons à présent du théâtre et notamment de votre première collaboration avec Romeo Castellucci. Comment vous êtes-vous rencontrés?

Scott Gibbons : J’ai travaillé avec quelques chorégraphes auparavant, et je n’en ai pas toujours été satisfait. Je ne connaissais pas le théâtre. La soeur de Romeo [Claudia] avait acheté un de mes disques parus chez Sub Rosa. Romeo le lui a emprunté pour quelques jours et il l’a fait jouer quelques minutes. Il l’a essayé dans un autre lecteur avant de le lui rendre en disant : « C’est un disque défectueux, il faut que tu le rapportes au magasin ». Elle lui a dit : « Non, non, c’est exactement ça, écoute-le encore ». Il l’a écouté à nouveau et a compris qu’il aimait vraiment ce qu’il entendait. Il m’a appelé et m’a dit : « J’ai une compagnie de théâtre et nous avons un endroit où nous accueillons des événements ». Je pense qu’ils projetaient un film et ils voulaient que je fasse un concert. Ils devaient faire une performance de Amleto qui est leur version d’Hamlet de Shakespeare, intense, tendre et violente, et le son submergeait l’auditoire. La pièce m’a étonné, surtout l’usage particulier du son. Une partie de mon étonnement venait du fait qu’il y avait des sons mécaniques produits sur scène, comme de l’électricité branchée dans un ressort à flexion qui devenait brûlant au point où l’on entendait un « tsssssss » de combustion lente. D’un point de vue sonore, c’était fabuleux.

Éric Vautrin : C’est ainsi que vous avez commencé à collaborer avec lui…

Scott Gibbons : Oui… Il commençait le projet Genesi et il m’a demandé si nous pouvions travailler ensemble là-dessus. Nous savions dès le début que je ne composerais pas une bande sonore pour le projet. Je savais qu’il travaillait déjà le son, et ce, avec grand intérêt. Alors nous avons essayé de travailler ensemble sur l’ensemble du projet, du moins au début. Parce qu’il souhaitait que tout aboutisse ensemble. Il ne voulait pas une idée préconçue de façon conceptuelle… Il voulait que tout soit très… organique… comme une chaîne de rétroaction. Par exemple, il découvrait une image et disait : « D’accord. C’est intéressant. Je veux utiliser cette photo, peu importe comment ». Il m’envoyait la photo. Ou alors une nouvelle technologie venait tout juste d’être disponible : « Essayons cette nouvelle technologie et voyons ce qui arrive ». Je travaillais toutes ces images synthétisées qui l’inspiraient ou qui généraient des sons pour moi. J’ai construit une bibliothèque de sons et je l’utilisais ensuite exactement comme j’avais utilisé des pierres. J’enregistrais des sons et les faisais passer par des microphones ou par des amplis de guitare, et je les lui renvoyais : « Ouais, c’est bien, je vais faire ça avec… En gardant cela à l’esprit, je veux ça, mais en six minutes au lieu de vingt secondes, je veux la même chose en six minutes ». Nous avons essayé de tout travailler conjointement et quand nous avons créé Genesi, nous avons compris que c’était bien, mais que ce n’était pas encore exact, parce que, en fin de projet, nous avons pensé que nous étions encore en train de travailler trop séparément. Par la suite, nous avons travaillé sur la Tragedia Endogonidia (2002-2004). Il fallait alors réellement que nous travaillions ensemble tout au long du projet, et non pas lui en répétition et moi dans un studio. Nous avons emprunté de l’équipement d’une équipe à Chicago et nous avons construit un studio d’enregistrement dans l’atelier de création de la compagnie à Cesena. Romeo était dans une pièce et il cherchait à avoir de la lumière par réactions chimiques. Au même moment, dans la pièce voisine, j’étais en train de travailler avec Chiara Guidi, qui est la dramaturge de la Socìetas Raffaello Sanzio. Nous travaillions ensemble sur différents sons et, à chaque fois que quelque chose d’intéressant se produisait, ceux dans une pièce appelaient ceux dans l’autre pièce pour qu’ils viennent voir : « C’est bien, qu’est-ce qu’on peut faire avec ça? Amenons les haut-parleurs dans cette pièce et voyons ce qui se produit ». Ainsi, au début du projet, c’était de la pure recherche : il y a probablement eu deux ans de recherche, par sessions d’un à quatre mois. Je retournais à Chicago régulièrement, je redevenais un être humain normal un certain temps, puis je retournais à Cesena et ainsi de suite. Tragedia Endogonidia était un projet sur la tragédie. Il ne s’agissait pas d’une performance unique que l’on reprenait à chaque représentation pendant la tournée. Le projet devait se dérouler dans dix villes différentes et nous voulions quelque chose de spécifique pour chaque lieu. Partout où l’on va, les gens sont différents. Alors, nous arrivions dans ces différentes villes avec le résultat de nos recherches (qui était conséquent). J’apportais avec moi des disques durs remplis de matériel. Au fond… je déplaçais pratiquement mon propre studio à chaque fois. Entre les scènes, je me dépêchais de rafistoler les câbles en essayant de faire le moins de bruit possible. C’était une vraie gymnastique.

Éric Vautrin : Qu’est-ce qui vous amène à utiliser tel ou tel type d’enregistrement? Comment sélectionnez-vous les sons que vous manipulez et diffusez? Par exemple, pour Inferno, créé en 2008 dans la Cour d’honneur du Palais des papes et inspiré par La divine comédie de Dante?

Scott Gibbons : Pour Inferno… Eh bien… Parfois c’est le résultat du hasard, parfois c’est totalement maîtrisé et volontaire. Lorsque j’ai lu Dante, j’ai été frappé par les détails graphiques des corps qui se font démembrer et qui, ensuite, s’autoguérissent pour de nouveau se faire dépecer. Dante découpe les corps. Il les torture. Ce qui s’est imposé à moi, c’est que je devais travailler avec le son du corps. À partir de ce moment-là, je me suis mis à chercher comment je pouvais faire cela. Je ne voulais pas aller à l’épicerie pour acheter un poulet et, enfin vous voyez, me mettre à travailler avec un poulet. Donc, j’ai trouvé quelqu’un qui était en mesure de me fournir un enregistrement d’une salle d’autopsies. J’ai ainsi pu travailler avec le véritable son des fluides pompés, le son de vrais corps. Il ne m’a pas seulement donné l’audio, il m’a également donné la vidéo. J’en ai regardé quelques secondes et c’était totalement épouvantable… c’était pire que tout ce que je pouvais m’imaginer. Les sons d’Inferno viennent tous de là. Puis, j’ai reçu quelques os humains. J’étais alors en mesure de travailler avec ce matériel dans mon studio… avec le silence, un environnement de studio de qualité, du son équilibré provenant d’os humains.

Éric Vautrin : Mais le spectateur ne peut pas les reconnaître…

Scott Gibbons : Non, ce n’est pas important qu’il les reconnaisse – mais même s’il reconnaît ce qu’il entend, c’est possible, le morceau n’en devient pas grotesque. Pour moi, Inferno est une création très sensible, et particulièrement Purgatorio. Je pense que j’ai utilisé le même matériel pour Purgatorio. Nous ne voulions pas montrer ce qui est grotesque ou obscène dans ce livre, nous voulions parler de l’horreur. Chaque metteur en scène est très différent. Et je suis persuadé qu’il y a des metteurs en scène ici [à Montréal] qui, lorsqu’ils parlent au concepteur sonore, disent : « Voilà ce que je veux, est-ce que tu peux faire ça? » Romeo, lui, est comme une éponge, il absorbe tout, il le filtre, et quand ça remonte, c’est uniquement ce qu’il veut exprimer et rien de superflu. En tant qu’artiste, il se comporte en associé et tout le monde peut s’exprimer, avoir une certaine influence sur les répétitions. En tant que directeur artistique, Romeo a la capacité de filtrer l’information et de dire : « Es-tu certain que c’est réellement ce que tu veux faire? Parce que, à mon avis, ça ne fonctionne pas ».

Éric Vautrin : Quel est votre rapport avec le numérique?

Scott Gibbons : On me présente souvent comme n’aimant pas travailler avec le son numérique, préférant travailler avec des techniques analogiques. C’est vrai et c’est faux. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les sons mécaniques ou acoustiques. Quand je travaillais sur Tragedia Endogonidia, j’avais des processeurs de signaux numériques et des processeurs analogiques. Nous nous étions aussi procuré de longs tubes, nous parlions dedans et nous les faisions tourner. J’utilise également beaucoup un transducteur, un genre de haut-parleur, comme un microphone sur reverse. C’est un peu inattendu. Pour Inferno, je travaillais en collaboration avec le Hilliard Ensemble, un choeur célèbre. Je n’ai rien composé pour eux, mais ils m’ont fourni des extraits de leur répertoire. Au bout du compte, j’ai sélectionné la plupart du temps seulement la fin de leurs voix et la réverbération dans la salle. J’avais procédé ainsi pour Il Combattimento de Monteverdi. Roberto Gini dirigeait la partition et je captais la toute fin de la note ou le tout début de celle-ci, ou encore seulement l’attaque initiale du morceau – et je l’amplifiais. J’ai d’excellents outils numériques de restauration pour enlever le bruit de fond par exemple. Cela me permet de transformer seulement un élément dans un enregistrement. Ce n’est pas tout à fait du bruit, c’est encore musical. Ensuite, je mixe cela avec les chanteurs originaux. Cela dit, j’utilise plus souvent les outils mécaniques et analogiques, parce que ce qui m’intéresse dans le son, c’est de créer une forme sur scène. Or, je ne veux pas de quelque chose qui illustrerait la scène, je veux que ça fasse partie de la scénographie, je veux que ce soit un objet dans l’espace, et la qualité du son numérique ne me permet pas cela. Et s’il le peut, je n’ai pas encore trouvé comment faire! Le son analogique sonne plus profond, davantage en trois dimensions. Les effets avec lesquels je travaille le plus souvent proviennent de différents microphones et je capte les sons dans des espaces étranges, ou bien je capte leur ré-amplification. La ré-amplification consiste à prendre un son que l’on vient d’enregistrer et à le faire passer par un haut-parleur pour le ré-enregistrer. Si je veux travailler sur des sons plus musicaux, je mets un haut-parleur dans un piano, je joue mes sons dans le piano et je maintiens le la mineur enfoncé. On entend ce son avec les cordes qui vibrent, mais seulement le la mineur. Ou bien on peut simplement mettre une brique sur la pédale forte, et toutes les cordes résonnent et ça sonne comme du bruit, mais du bruit avec une valeur musicale.

Éric Vautrin : Vous avez une approche très matérialiste du son, en un sens, qui passe par sa plasticité plus que par ses qualités musicales.

Scott Gibbons : J’ai lu, il y a de ça plusieurs années, que les cellules nerveuses [neurones] que nous utilisons pour l’audition sont les mêmes cellules nerveuses que celles que nous utilisons pour tousser. Une cellule nerveuse est une cellule nerveuse. La différence se situe seulement dans sa fonction. Les spécialistes qui travaillent sur la surdité sont intéressés par ce phénomène, puisqu’ils peuvent prendre des cellules nerveuses et les perfectionner pour éventuellement rendre l’ouïe aux personnes qui n’entendent pas. Et vous savez, quand j’étais très jeune et que je jouais de l’orgue, j’adorais la sensation physique causée par la basse grave lorsqu’elle est à peine audible. Alors, je n’entendais pas le son, je le sentais. Et c’est la même chose pour les fréquences très hautes… Dans Tragedia Endogonidia, je travaillais parfois avec de très hautes fréquences, nous ne pouvions pas les entendre, mais nous pouvions les ressentir sur notre peau.

On ne sait pas ce qu’est le son. À mon avis, le son et la lumière sont la même chose. Je veux dire… c’est possible qu’un son puisse devenir une forme sur scène. Et j’ai déjà dit comment un son peut constituer une partie de la scénographie. C’est encore aujourd’hui quelque chose de non conventionnel, mais je crois réellement que ce que l’on entend et ce que l’on voit, ce sont toutes des vibrations. La différence est dans le faisceau. La différence est dans l’organe des sens. Le faisceau ne change pas, il change les fréquences, mais la captation est l’élément essentiel. Souvent, j’ai essayé de travailler en étroite collaboration avec des concepteurs d’éclairage, parce que je crois que ce que nous faisons est la même chose.