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La Chine, la plus grande puissance en développement dans le monde, est devenue la deuxième force économique mondiale derrière les États-Unis. De plus, outre le fait qu’elle détient les plus grandes réserves de change, elle demeure une puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et l’État le plus peuplé au monde. La Chine a une présence politique, économique et culturelle qui se développe sur tous les continents. Par exemple, sur le plan économique, les investissements chinois dans le monde ont été évalués à 500 milliards de dollars entre 2003 et 2013 (Coker 2014 : 59). La Chine déploie beaucoup d’efforts pour améliorer son intégration au système international : engagement dans les mécanismes de règlement des crises, dans la gestion multilatérale des affaires mondiales[1] ou, encore, dans la création de plateformes de coopération économique comme la Banque de développement des BRICS[2] et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII ou Asian Infrastructure Investment Bank – AIIB).

Ce document analyse les enjeux de l’expérience chinoise en matière de multilatéralisme, notamment dans le domaine économique et financier. L’étude porte sur la BAII, une nouvelle institution financière multilatérale créée en 2014 par la Chine, appuyée par une forte participation internationale. L’initiative attire l’attention et suscite de nombreuses réactions, aussi bien en Asie que dans le reste du monde. La principale mission de cette banque de développement consiste à promouvoir l’investissement dans les infrastructures en Asie-Pacifique[3]. En avril 2015, 57 pays avaient déjà manifesté leur intérêt pour l’adhésion à la BAII, et tous devaient passer pour la signature des statuts avant la fin de l’année. Les Philippines sont le 57e à les avoir signés le 31 décembre 2015. Trente-sept pays ont déjà ratifié les statuts de la banque et en sont ainsi membres à part entière. Ceux qui ne l’ont pas encore fait ont jusqu’au 31 décembre 2016 pour le faire. Le capital de la banque est fixé à 100 milliards de dollars, environ la moitié de celui de la Banque mondiale, et la Chine y participait à hauteur de 30,34 %[4]. L’objectif assigné à l’institution est de trouver, à l’aide de financements conséquents, des solutions collectives au déficit d’infrastructures dans la région. La BAII démontre ainsi la volonté de la Chine de promouvoir la coopération multilatérale. Il est toutefois utile de préciser ici que l’initiative a vu le jour dans la foulée de la concurrence que se livrent les États-Unis et la Chine, les deux plus grandes puissances mondiales. Au-delà de la coopération, elle traduit le désir de la Chine de renforcer son influence en Asie et de contrebalancer l’ordre économique et financier issu du système de Bretton Woods ainsi que de la Banque asiatique de développement (BAD), qu’elle n’a pas contribué à créer.

La BAII vient élargir le champ du multilatéralisme. Celui-ci renvoie à la coordination des relations entre trois États au moins, à travers des instances formelles ou créées de manière ad hoc. De manière globale, le multilatéralisme lie des pays (Ruggie 1992), en déterminant la manière dont leurs interactions sont conceptualisées et menées dans des domaines précis (Krause et Knight 1995). Les institutions internationales sont les principaux lieux d’expression de cette forme de coopération, qui a considérablement évolué ces dernières années. Avec la métaphore du « multilatéralisme 2.0 », Luk V. Langenhove (2011) montre en effet à quel point le champ du multilatéralisme s’est transformé et combien la gouvernance mondiale a besoin des pays émergents et des régions. Certains d’entre eux assument des pouvoirs essentiels, comme la capacité de façonner l’agenda des institutions internationales et des coalitions ad hoc, la surveillance de l’économie mondiale, le parrainage d’initiatives multilatérales (Reich et Lebow 2014). Ces fonctions se trouvent aujourd’hui au coeur de la politique internationale chinoise.

Dans sa politique étrangère, la Chine a souvent tenu une posture qui combine multilatéralisme et multipolarité avec un engagement pragmatique. Cela n’a toutefois pas toujours été le cas. Ainsi, au début de la présidence de Mao, le pays s’opposait au multilatéralisme pour des raisons tenant à la fois à l’idéologie marxiste-léniniste et à la souveraineté de l’État après plusieurs années de guerre (Faure 2008 ; Wuthnow et al. 2012). Avec l’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir en 1978, une rupture s’est produite, le Parti communiste ayant enclenché des réformes économiques majeures autour de la croissance et de l’ouverture au marché mondial. Dans ce sillage, la Chine a renforcé sa participation dans les organisations régionales et internationales. Durant la guerre froide, l’Asie, son continent d’appartenance, n’a pu développer une coopération soutenue à cause du « système de San Francisco », un traité entre le Japon et les alliés combinant un bilatéralisme dirigé par les États-Unis avec un multilatéralisme à travers la contribution des pays asiatiques aux organisations et forums internationaux (Caouette et al. 2009 : 9). Dans les années 1990, alors que le contexte international et régional était plus ouvert, la Chine continuait d’être méfiante à l’égard de l’ONU. Au début du XXIe siècle, elle change de comportement. Elle ne se contente pas de rejoindre des organismes de coopération et de suivre des règles et des normes déjà créées, elle en devient un artisan. Portée par l’augmentation de ses ressources de puissance, la Chine commence dès lors à prendre des initiatives en matière de multilatéralisme, notamment en Asie (Rolfe 2008 ; Frost 2008). La BAII en est un exemple. Elle se pose comme une forme d’opérationnalisation de la posture de « dépassement de soi » de Xi Jinping, qui se distingue du « profil bas » (He et Feng 2015) et de l’« Agenda-Follower » de ses prédécesseurs (Schäfer et al. 2015).

La BAII découle de l’effort de la Chine en matière de multilatéralisme. Beaucoup d’enjeux y sont liés. Nous verrons que la Banque, née dans un contexte bien particulier de fortes demandes de réformes des grandes institutions financières internationales, semble se poser en alternative à ces dernières. Bien que la BAII soit destinée à faire face de manière multilatérale au problème des infrastructures en Asie-Pacifique, ses objectifs demeurent, du moins pour le moment, beaucoup plus évidents pour la Chine que pour la région. Comme toute organisation de coopération internationale, la BAII aiguise la concurrence entre les États-Unis et la Chine et comporte beaucoup d’incertitudes.

I – La BAII : une alternative régionale à l’ordre hérité de Bretton Woods ?

La BAII est une initiative multilatérale impulsée par la Chine et destinée uniquement au financement des projets d’infrastructures en Asie-Pacifique. L’institution a réussi à attirer une forte participation que l’on peut mettre sur le compte des capacités d’attraction de la Chine et de son dynamisme en matière de multilatéralisme. Créée en même temps en réaction à la manière déséquilibrée dont les positions de pouvoir sont occupées dans les institutions issues de Bretton Woods et dans la BAD, la BAII semble répondre davantage aux préoccupations de la Chine.

A – La BAII : une initiative en réaction à l’ordre international dominant

Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013, la Chine déploie une politique étrangère affirmée. Parallèlement aux revendications territoriales et à l’appel pour un ordre international qui tient compte de l’actuel pouvoir politique et économique de la Chine, Beijing a lancé de grandes initiatives de coopération, comme la BAII, la Banque de développement des BRICS, le projet « One Belt, One Road » (Une ceinture, une route) et le fonds prévu à cet effet (Silk Road Fund). Globalement, la Chine manifeste un penchant pour le multilatéralisme, une attitude perceptible à travers sa participation dans la plupart des grandes organisations internationales et le nombre croissant de Chinois qui y travaillent, son adhésion à plus de 400 traités multilatéraux[5] ou encore son leadership en matière de création d’organisations de coopération. L’Asie demeure sans doute le principal terrain d’expérimentation du multilatéralisme chinois (Hugues 2007 : 324), puisque plusieurs initiatives, dont la BAII, y ont été lancées.

La BAII a été créée le 24 octobre 2014 à Beijing, mais le projet remonte à octobre 2013, lors de la rencontre entre le président chinois Xi Jinping et son homologue indonésien, Susilo Bambang Yudhoyono. Durant sa visite dans les pays sud-asiatiques, le Premier ministre chinois Li Keqiang a rappelé pour sa part l’importance des infrastructures en Asie-Pacifique (Elsinga 2015). Par la suite, la diplomatie chinoise a déployé beaucoup d’efforts pour faire connaître son initiative. Le 24 octobre 2014, après plusieurs conférences de consultations multilatérales, les ministres des Finances et représentants de 21 pays fondateurs[6] ont signé un accord pour la mise en place de la BAII. Au total, les membres fondateurs potentiels étaient au nombre de 57, des États de tous les continents[7], avec des niveaux de développement et des positions de pouvoir très différents sur la scène internationale[8]. Toutefois, il convient de le souligner, ce n’était pas la première fois que la Chine se mettait aux avant-postes dans la création d’institutions internationales. Ce pays a été au coeur de plusieurs initiatives de ce type : la zone du libre-échange entre la Chine et l’ASEAN (Association of Southeast Asia Nations ou Association des nations de l’Asie du Sud-Est – ANASE) lancée en 2010, la Banque de développement des BRICS inaugurée le 21 juillet 2015. Mais la BAII, opérationnelle depuis le 16 janvier 2016, demeure la première institution financière multilatérale impulsée par la Chine avec une participation internationale aussi large. L’initiative confirme la puissance émergente chinoise. Elle remet surtout en question l’ordre économique et financier hérité de Bretton Woods. Certes, l’influence de la Chine pour la mise en place d’un nouvel ordre politique et économique n’a pas commencé sous la présidence de Xi Jinping. Ce pays a longtemps exhorté le États-Unis et leurs alliés à réformer les grandes institutions financières internationales, dont les droits de vote sont répartis dans les deux figures suivantes.

Figures 1 et 2

Droits de vote à la Banque mondiale et au FMI

Sources : Banque mondiale et FMI
Sources : Banque mondiale et FMI

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Les États-Unis ont les quotes-parts les plus élevées à la Banque mondiale et au FMI, où les processus de décision sont déterminés par les droits de vote calqués sur le montant de la cotisation des États membres. Ils bénéficient même d’une minorité de blocage au conseil d’administration du FMI (16,75 %), où les décisions doivent être prises avec 85 % des voix. En 2010, l’institution avait adopté un projet de réforme prévoyant, entre autres, l’augmentation des quotes-parts des pays émergents et en développement. Ceux de la Chine devaient passer de 3,994 % à 6,39 %[9], ce qui la placerait juste derrière le Japon et encore loin derrière les États-Unis. Mais ces derniers, dont les quotes-parts vont se contracter légèrement, de 17,7 % à 17,4 %, se sont longtemps opposés à la réforme. Celle-ci a finalement été approuvée par le Congrès américain le 18 décembre 2015. Par contre, à la Banque mondiale, la Chine a vu ses droits passer sans encombre de 2,77 % à 4,42 % – au troisième rang derrière les États-Unis (16,85 %) et le Japon (6,84 %) – à la suite d’un réajustement des droits de vote des pays émergents. Cependant, autant au FMI qu’à la Banque mondiale, les Américains et les Européens conservent une part majoritaire et se répartissent tacitement les directions de ces institutions. Pendant que les premiers contrôlent la présidence de la Banque mondiale, les seconds occupent la direction du FMI[10].

Tableaux 1 et 2

Présidents de la Banque mondiale (BM) et directeurs généraux du FMI (1946-2015)

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Il ne fait aucun doute que les Occidentaux dominent les institutions financières internationales et même régionales. La BAD, le principal bailleur de fonds multilatéral en Asie, fait exception. Depuis sa création en 1966, le Japon demeure son plus grand actionnaire (15,7 %) et a toujours assuré la présidence, tout en contrôlant un grand nombre de postes de responsabilités. Son influence y est tellement forte que « les Japonais se sentent à la BAD comme chez eux » (Faure 2008 : 111). Mais la situation évolue. La Chine a rejoint la BAD en 1986. Son poids dans l’institution, même si elle est loin de correspondre à son nouveau statut de plus grande économie en Asie, ne cesse de croître. Contributeur de premier plan et grand actionnaire (6,5 %), ce pays se positionne aujourd’hui parmi les plus grands débiteurs, sans compter son apport en ressources humaines – quatrième place derrière les Philippines, le Japon, les États-Unis et l’Inde (Faure 2008). Toutefois, en dépit d’une légère augmentation, la part de vote de la Chine (5,5 %) demeure presque trois fois moins élevée que celle du Japon (15,70 %) (The Economist 2014a).

Figure 3

Droits de vote à la BAD

Droits de vote à la BAD

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Tableau 3

Les présidents de la BAD (1966-2015)

Les présidents de la BAD (1966-2015)

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De prime abord, nous pouvons poser la question suivante : la création de la BAII ne serait-elle pas en lien avec la place que la Chine occupe au FMI, à la BM et à la BAD ? Un acteur qui considère que le système actuel ne lui donne pas un avantage net aurait tendance à le contourner, en agissant en dehors de l’architecture existante ou en mettant en place de nouveaux régimes (Wuthnow et al. 2012 : 275). L’initiative de la Chine, incommodée par le déséquilibre entre son poids économique (15 % de l’économie mondiale) et sa place au FMI et à la Banque mondiale, semble s’inscrire dans cette perspective. Cela cadre bien avec le constat du New York Times (2015), qui rappelle que les États-Unis ont souvent invité la Chine à assumer plus de responsabilités, alors que les meilleurs postes au FMI, à la Banque mondiale et à la BAD sont occupés par les Américains, les Européens et les Japonais. Il faut dire que le système économique et financier, tel qu’il est configuré depuis 1946, n’est plus suffisant pour jouer un rôle clé. C’est sur la base de ce constat et dans le but de défendre ses intérêts que la Chine, tout en jouant sa partition pour l’émergence d’un monde plus juste et plus équitable, fait le choix d’impulser la BAII. Insatisfait de ses positions au sein des grandes institutions financières internationales et à la BAD, Beijing a pensé à créer un nouveau cadre de coopération multilatérale qu’il compte restructurer en fonction de ses intérêts et de sa vision en matière de développement. C’est ce que note Yun Sun (2015a : 32), qui rappelle combien les dirigeants chinois sont frustrés par la manière dont le FMI et la BM sont structurés par les États-Unis et leurs principaux alliés. Le magazine The Economist (2014a) abonde dans le même sens, considérant que l’option de la Chine de financer la BAII au lieu de donner davantage à ces institutions serait liée au désarroi ressenti du côté de Beijing face aux lenteurs des réformes en matière de gouvernance mondiale. Dans une déclaration rapportée par Sobolewski et Lange (2015), Jack Lew, l’actuel secrétaire du Trésor des États-Unis, exprime un point de vue similaire : « Ce n’est pas un hasard si les économies émergentes comme la Chine, déçues par le fait que les États-Unis n’aient pas voulu collaborer pour la réforme du FMI, se mettent à la recherche d’autres structures ». C’est voir dans l’attitude de la Chine l’échec de Washington qui n’a pas réussi à l’accommoder au sein des grandes institutions multilatérales (Harris 2015 : 45).

B – La BAII, la Chine et ses intérêts

Entre 2000 et 2030, les besoins en investissements dans les infrastructures à travers le monde varieront entre 57 000 et 67 000 milliards de dollars (Campanella 2015). L’Afrique et l’Asie, composées majoritairement de pays en développement, sont les continents les plus concernés. La Banque asiatique de développement (ADB 2010) estime à 776 milliards de dollars les besoins d’investissement annuels dans les infrastructures dans les 32 pays de l’Asie. Certes, les besoins sont variables selon les sous-régions. Ils sont de 5,47 mille milliards de dollars en Asie de l’Est et du Sud-Est, et de 2,37 mille milliards en Asie du Sud (Andrés et al. 2014). Le manque d’infrastructures constitue donc l’un des principaux problèmes des pays asiatiques en développement. Les banques commerciales ne sont pas en mesure de dégager les financements nécessaires et appréhendent beaucoup les risques de défaut de paiement. La Banque mondiale et la BAD, très présentes dans la région, cherchent, tout comme le FMI, à réduire la pauvreté et ne font pas d’investissements massifs dans les infrastructures. La BAII, en tant qu’institution financière entièrement consacrée aux infrastructures, arrive ainsi à point nommé et se présente comme une solution multilatérale aux problèmes d’infrastructures en Asie-Pacifique.

Du côté de la Chine, on s’évertue à préciser qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil de la BAII, si ce n’est l’amélioration du système financier existant[11]. Pourtant, un examen plus approfondi permet de voir que l’initiative semble répondre aux intérêts de la Chine. La BAII fait partie intégrante de l’effort chinois visant à démocratiser le système économique et financier tel qu’il est articulé autour du FMI et de la Banque mondiale. Faute d’y parvenir, la Chine a fini par lancer la BAII. D’ailleurs, celle-ci sera perçue comme une institution financière de « type nouveau » (Troilo 2015), une « version chinoise du système de Bretton Woods » (Runde 2015) ou, encore, comme une nouvelle « Banque mondiale pour l’Asie » (The Economist 2014a). La BAII aura un capital autorisé de 100 milliards de dollars, dont 30,34 % apportés par la Chine ; ce qui équivaut à 26,06 % des droits de vote.

Figure 4

Pouvoirs de vote de la Chine au sein de la BAII

Pouvoirs de vote de la Chine au sein de la BAII

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La Chine n’est-elle pas en train de reproduire au sein de la BAII le déséquilibre qu’elle dénonce au FMI et à la Banque mondiale ? Il sied de noter que les apports en capital des membres régionaux à ladite institution sont déterminés par la taille de leur PIB (produit intérieur brut). En 2014, le PIB de la Chine se situait à 10,35 milliards de dollars, soit cinq fois celui de l’Inde (2,049 milliards de dollars) ou de la Russie (1 861 milliards de dollars). La Chine devient, par conséquent, le plus grand actionnaire de la BAII (30,34 %), suivie de l’Inde (8,4 %). Les 30,34 % de souscription au capital autorisé donnent à la Chine 26,06 % des droits de vote, ce qui constitue un veto pour les décisions prises à la majorité qualifiée (75 %). Ce qui est encore plus intéressant à relever réside dans le fait que ce pouvoir de vote demeure même plus important que celui des grandes puissances dans toutes les institutions financières internationales, à l’exception de la Banque interaméricaine de développement (BID) où le pouvoir des États-Unis est écrasant (30,3 %) (Sun 2015a).

De ce qui précède, on voit à quel point l’aval de Beijing devient nécessaire sur beaucoup de questions, dont celle ayant trait au choix du président de la BAII. Les statuts de la BAII prévoient que le président, issu d’un pays membre de la région, doit être élu au terme d’un processus ouvert, transparent et fondé sur le mérite, par un vote à majorité qualifiée au sein du Conseil des gouverneurs[12]. Pourtant, le 24 août 2015, lors de la sixième session des négociateurs des pays membres à Tbilissi en Géorgie, Jin Liqun, ancien vice-ministre chinois des Finances et ancien vice-président de la BAD, a été non pas élu, mais désigné président de la BAII, sûrement pour assurer la continuité du leadership de son pays[13]. Le 24 octobre de la même année, il est élu secrétaire général du secrétariat multilatéral provisoire de la BAII chargé des préparatifs techniques ainsi que des services et des soutiens aux négociateurs en chefs. Jin Liqun devient ainsi le premier dirigeant chinois à la tête d’une grande institution financière multilatérale. Par ailleurs, tout comme les États-Unis abritent le FMI et la Banque mondiale non loin de la Maison-Blanche, la Chine accueille également à Beijing le siège de la BAII, la plus grande banque internationale de développement hébergée dans ce pays. De ce point de vue, la BAII augmente l’influence et le prestige de la Chine, cela ne fait aucun doute (Lipscy 2015).

La BAII pourrait donner à la Chine beaucoup d’autres avantages, notamment en matière de développement économique. La relance de la croissance, une des priorités de la transition économique chinoise, est le principal objectif de la politique extérieure de Beijing. La BAII pourrait apporter sa contribution sur plusieurs plans. Premièrement, les capitaux excédentaires chinois exigent de nouveaux marchés et d’autres possibilités d’investissement à l’extérieur. Comme il a été dit plus haut, l’Asie-Pacifique a besoin de beaucoup d’investissements dans les infrastructures. Avec l’aide de la BAII, la Chine, qui a le plus de réserves de change dans le monde (3 730 milliards de dollars en 2015[14]) et qui est le plus grand contributeur de la Banque, aura un rôle déterminant à jouer et pourrait diversifier ses investissements plutôt que de se focaliser sur le rachat de dettes américaines et européennes. En 2015, il était stipulé que la BAII octroierait des prêts libellés en renminbis (yuans) – la monnaie chinoise sauf pour Hong Kong et Macao – en vue de promouvoir le développement de la Chine et contester l’hégémonie du dollar américain. Cela a été interprété comme un remède possible à la récente dépréciation du renminbi (Weijia 2016). Mais il n’en sera rien. Lors de la première conférence de presse de la BAII tenue le 17 janvier 2016 à Beijing, Jin Liqun, son président, a annoncé que l’institution utilisera le dollar comme monnaie de prêt[15]. Ce choix s’expliquerait par le fait que le dollar est largement accepté parmi les investisseurs internationaux et que les capitaux apportés par les membres sont principalement en dollars. Même si le renminbi va tomber dans le panier du droit de tirage spécial (DTS)[16] du FMI en signe de reconnaissance des évolutions économiques et financières de la Chine, il peine encore à acquérir le statut de monnaie majeure. Il représente en effet 2,5 % des transactions internationales, contre 3 % pour le yen, 29 % pour l’euro et 43 % pour le dollar américain (Guélaud 2015).

Deuxièmement, on sait aussi que les infrastructures ont été une source majeure de croissance en Chine ces dernières années. Ce pays a investi 8,5 % de son PIB dans ce secteur entre 1992 et 2011 (The Economist 2014b). Face à la restructuration économique interne, la productivité a besoin de nouveaux marchés d’exportation, a fortiori dans un marché asiatique prometteur du fait de l’amélioration des infrastructures. Avec la BAII, on pourrait s’attendre à ce que les entreprises chinoises, fortes de la proximité géographique et de leurs expériences dans les pays en développement, obtiennent plus de contrats (Meyer 2015). Troisièmement, les retombées économiques des compagnies chinoises dépendront sans doute de la stabilité, tant régionale que mondiale ; d’où la nécessité d’y contribuer de manière préventive. Au cours des dernières années, l’escalade des tensions entre la Chine et certains de ses voisins a suscité beaucoup d’inquiétudes, notamment au sujet de la détérioration des relations et de l’image régionale de la Chine (Sun 2015a : 28). Celle-ci compte mettre à profit la BAII pour donner un coup de pouce à sa politique de bon voisinage, notamment en rassurant un peu plus les pays avec qui elle a des différends maritimes et territoriaux (Inde, Philippines, Vietnam). Enfin, la BAII contribuera au financement du projet chinois « One Belt, One Road » (OBOR) ou « une ceinture, une route », un axe économique prévu le long de la mythique route de la Soie. La nouvelle « route de la Soie » cherche à lier les États de la région et d’autres partenaires par des chantiers d’infrastructures pour renforcer la coopération. Ce qu’il faut relever ici, c’est que la Chine compte surtout articuler l’initiative autour de ses besoins en matière de développement[17].

II – Jeux de puissance et perspectives problématiques

Les pays asiatiques ont de grands besoins de financement dans les infrastructures. Peu étonnant donc que certains d’entre eux soient les premiers à demander à se joindre à l’initiative chinoise. Même des alliés des États-Unis en sont membres fondateurs, au grand dam de Washington. Ce qui est moins évident, ce sont les motivations des pays non asiatiques impliqués, notamment européens. Au-delà de ces adhésions, la BAII permet d’appréhender non seulement le pouvoir d’attraction de Beijing, mais aussi la compétition entre la Chine et les États-Unis. Enfin, on verra que la nouvelle banque de développement, bien qu’attractive sur le papier, laisse apparaître beaucoup d’incertitudes.

A – Jeux de puissance autour de la BAII

Les États-Unis, dominants au sein du FMI et de la Banque mondiale, et le Japon, principal soutien financier de la BAD, n’ont pas adhéré à la BAII. L’administration américaine considère celle-ci comme une rivale de la Banque mondiale (Ma 2015) et craint que la BAII ne devienne un outil politique au service de la Chine, au point de bouleverser l’ordre économique mondial. Cela est d’autant plus préoccupant que la Chine mène une coopération économique opaque avec des gouvernements instables, ignore les normes environnementales et ne prête pas attention aux droits humains ni à la lutte contre la corruption (Perlez 2015). Par conséquent, Washington a tenté de bloquer le projet. À noter toutefois que les craintes exprimées par les États-Unis ne sont pas quelque chose de nouveau. Par exemple, depuis quelques années, le partenariat entre la Chine et les pays en développement suscite beaucoup de préoccupations du côté des pays occidentaux, qui considèrent que Beijing cherche à satisfaire ses intérêts, sans tenir compte des répercussions sur les populations locales et les droits humains. Pourtant, il n’existe aucune étude ou preuve objective qui permet de démontrer qu’il y a une détérioration subite de la gouvernance dans les pays du Sud du fait qu’ils ont noué des relations économiques soutenues avec la Chine (Solignac-Lecomte 2013 : 4). De plus, les relations entre les pays occidentaux et le monde en développement sont-elles un exemple de coopération qui fait évoluer la démocratie et les droits de l’homme ? La réponse à cette question devant être la négative, il ne serait pas exagéré de dire que les craintes américaines traduisent une certaine inertie.

Plus globalement, l’option de la Chine de mettre en place une institution financière internationale et le choix des États-Unis de s’y opposer s’inscrivent dans un cadre global de compétition entre ces deux plus grandes puissances mondiales. La compétition, interprétée à partir de la littérature qui considère la montée en puissance de nouveaux pays comme source de conflit (Organski 1958 ; Gilpin 1981), est perçue comme une menace à la paix. Cependant, devrait-on penser la guerre entre ces deux puissances comme quelque chose d’inévitable ? Non, ce serait même anachronique, selon Welch (2015), puisqu’aucun chef de gouvernement de ces deux pays n’optera pour la guerre. De plus, Washington ne cherche pas à contenir Beijing qu’il considère non pas comme un ennemi, mais comme un rival (Harris 2015 ; Nelson 2015). La Chine, bien qu’elle ambitionne d’interagir comme une grande puissance avec les États-Unis, n’aspire pas à exercer une hégémonie globale. Certes, Washington, qui en a la prétention, n’a pas réussi à maintenir la stabilité du système économique et financier. Dans cette perspective, Reich et Lebow (2014 : 118) évoquent le rôle important joué par la Chine à travers le rachat de dettes de pays en difficulté[18] et l’octroi d’argent aux gouvernements et aux entreprises (110 milliards de dollars), une somme qui dépasse celle fournie par la Banque mondiale (100,3 milliards). De ce point de vue, la Chine a été l’un des principaux soutiens du système économique actuel.

Une autre façon d’éviter la guerre serait d’améliorer la place des nouvelles puissances dans les grandes institutions internationales (Paul et al. 2014). La Chine ne cherche pas à renverser cet ordre, et n’en a même pas l’intention, mais travaille plutôt à renforcer son influence et à modifier les structures de prise de décision pour qu’elles reflètent l’actuelle répartition du pouvoir dans l’économie mondiale (Wuthnow et al. 2012 ; Yunling 2015). La question que l’on se pose est de savoir si les États-Unis préfèrent un monde où la Chine tente de renforcer son prestige international à l’aide de banques multilatérales de développement ou un monde dans lequel elle cherche la même chose, mais par la construction de porte-avions (Lipscy 2015). À travers la BAII, la Chine semble opter pour une contestation pacifique de l’ordre mondial.

Bien qu’elle n’aspire pas à renverser l’ordre international ni à exercer une hégémonie mondiale, la Chine compte utiliser la BAII pour étendre son influence géopolitique (Kawai 2015 : 14). Ainsi tente-t-elle de s’en servir pour se hisser en pole position en Asie, où elle est devancée par les États-Unis du fait de l’imposante alliance entre ces derniers et d’autres pays (Corée du Sud, Japon et Taiwan) sous le parapluie militaire de Washington (Paul et Shanker 2014 : 180). Ce que la Chine peut faire avec la BAII, c’est permettre aux pays asiatiques qui veulent être moins dépendants des États-Unis de l’être. La BAII n’est pas la seule institution qui tente de diminuer l’influence américaine en Asie. À titre d’illustration, il est intéressant de mentionner l’Organisation pour la coopération de Shanghai (OCS)[19] et la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie (Conference on Interaction and Confidence Building Measures in Asia – CICA). L’OCS, active en Asie centrale, a refusé la demande d’adhésion des États-Unis et du Japon, mais a accepté celle de l’Inde et du Pakistan en juillet 2015. La volonté chinoise de réduire l’emprise américaine est également exprimée à travers la CICA, le forum intergouvernemental de sécurité le plus large dans la région[20]. Dans son discours lors du quatrième sommet de l’organisation à Shanghai, le président chinois à la tête de cette institution entre 2014-2016 a plaidé pour une sécurité égale, globale et inclusive en Asie. Pour lui, aucun pays ne doit tenter de dominer ni d’améliorer sa sécurité aux dépens des autres, et « il est de la responsabilité du peuple asiatique de s’occuper des affaires de l’Asie, de résoudre les problèmes de la région et d’assurer sa propre sécurité. Les peuples d’Asie ont la capacité et la sagesse de parvenir à la paix et à la stabilité grâce à une coopération renforcée[21] ». Cette perspective de solutions asiatiques aux problèmes asiatiques vise, sans l’ombre d’un doute, le rôle de Washington dans la région et ses relations avec ses principaux alliés, notamment en matière de sécurité.

Pour en revenir à la BAII, on peut dire que la Chine a fait des progrès importants, puisque l’Inde, seul pays ayant le potentiel de la contrebalancer face au déclin économique et démographique du Japon (Paul et Shanker 2014 : 179), en est membre. La BAII a également accueilli la Corée du Sud et d’autres pays de l’Asie-Pacifique[22] sur lesquels Washington s’appuie dans sa stratégie militaire d’encerclement de la Chine (Engdahl 2015). Même Taiwan a fait pression pour demander sa main (The China Post 2015), mais sa proposition a été déclinée par la Chine, qui tente tout de même de trouver d’autres formes de coopération, dont le contenu reste à déterminer.

La Chine est le pays qui a exercé l’influence la plus forte dans le monde ces dernières années. Les États du Sud ne sont pas les seuls à sentir cette influence. Même les grandes économies d’Europe, fondatrices avec les États-Unis de l’ordre économique mondial d’après-guerre, ne peuvent résister au pouvoir de séduction de la Chine (The New York Times 2015), devenue le plus grand partenaire commercial de l’Union européenne (UE). En 2010, la valeur de leurs échanges commerciaux a été de 522 milliards de dollars, devant le commerce sino-américain qui s’établissait à 456,8 milliards de dollars (Reich et Lebow 2014 : 112-113). Dès lors, on comprend pourquoi seize pays membres de l’UE[23], y compris les plus grandes économies de la région, ont adhéré à la BAII. Pourtant, au début, ils n’avaient pas montré une grande motivation à le faire, du fait notamment de la perspective encore confuse de l’institution en matière de transparence, de normes environnementales et sociales, ou encore des obstacles qu’elle pourrait poser à la Banque européenne d’investissement (BEI) et à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) (Sheng et Cao 2015). L’adhésion à la BAII est une façon pour les pays de courtiser la Chine dans le but de contribuer à l’établissement des normes et structures de fonctionnement et d’obtenir des parts pour leurs propres entreprises lorsque viendra le temps des contrats.

Du côté de Washington, la stratégie a été moins de formuler des critiques contre la BAII que de dissuader ses alliés de se joindre à l’initiative. Paradoxalement, c’est le Royaume-Uni, son principal allié, qui a été le premier pays occidental à annoncer, le 12 mars 2015, son intention d’adhérer à la BAII. Selon George Osborne, son ministre des Finances, l’initiative se présente comme « une occasion unique qui permettra d’offrir à nos entreprises la meilleure opportunité de travailler et d’investir dans les marchés les plus dynamiques au monde […]. Le Royaume-Uni jouera un rôle clé, en veillant à ce que la BAII incarne les meilleures normes en matière de responsabilité, de transparence et de gouvernance[24] ». En dévoilant son intention, le Royaume-Uni a ouvert la vanne de la ruée européenne vers la Banque (Bob 2015 ; Harris 2015), puisque la France, l’Allemagne et l’Italie ont fait de même cinq jours plus tard, le 17 mars. L’enthousiasme de Londres par rapport à la BAII mérite quelques explications. Du fait de sa position de contrepoids à l’Europe continentale et de ses relations étroites avec les États-Unis, le Royaume-Uni s’est relativement dissocié du processus d’intégration européenne et doit faire face à la concurrence des pays de l’Union dans un contexte de faible croissance économique (Feng 2015). C’est dans ce contexte qu’il perçoit la Chine comme un partenaire économique important, et la BAII comme une plateforme de coopération prometteuse. Londres compte aussi contribuer aux négociations des principes et réglementations afin de gagner de nouvelles opportunités de croissance. La décision britannique, présentée comme un « affront aux États-Unis » (The New York Times 2015), a donc été influencée par des considérations économiques. Les mêmes impératifs ont poussé la Chine à accueillir le Royaume-Uni, qui demeure parmi les pays européens qui offrent le plus d’opportunités aux acteurs économiques et financiers chinois. De plus, ce pays se trouve au coeur de la finance internationale, grâce à la place de choix de Londres, place financière mondiale qui abrite actuellement plusieurs succursales de banques chinoises, une présence en développement qui va sûrement faciliter la convertibilité de la monnaie chinoise en euros, en livres sterling ou encore en dollars.

Ce qui est intéressant à rappeler dans ce qui précède, c’est l’incapacité des États-Unis à empêcher l’alignement de ses alliés asiatiques et européens sur l’initiative chinoise. Devant leur défiance, Washington a dû opérer un revirement et compte désormais « appuyer les banques de développement existantes (Banque mondiale, BAD), en coopération avec la BAII »[25]. Ce qui sonne comme un aveu d’impuissance de sa part face au succès diplomatique chinois (Meyer 2015 ; Sun 2015b). Toutefois, l’attitude américaine contre la BAII n’a pas été inutile, puisqu’elle a poussé la Chine à améliorer la structure de fonctionnement de cette nouvelle banque (Harris 2015 ; Sun 2015a).

B – Perspectives et problèmes

La BAII découle de la volonté de la Chine de mieux gérer ses relations avec les autres pays autour de sa propre vision économique et politique. Elle devrait aussi permettre aux pays membres de trouver des solutions de financement autres et de renouveler la manière dont la coopération financière internationale est organisée (Troilo 2015). Bien que l’institution soit considérée comme une nouvelle initiative avec un grand potentiel pour le monde asiatique en développement, les incertitudes et les incohérences n’y manquent pas. Les prêts de la Banque mondiale et de la BAD accordent une grande importance au respect de l’environnement, aux droits de l’homme et à l’égalité des sexes. Face aux inquiétudes sur ces questions, la Chine a fait savoir que la BAII adoptera les meilleures pratiques de ces institutions, avec une tolérance zéro en matière de corruption, une observation des exigences internationales et une rigueur au sujet des effets des projets sur l’environnement, la culture, le développement et la vie au niveau local[26]. Autrement dit, la BAII sera « lean, clean and green » (svelte, propre et verte), donc rentable, avec une tolérance zéro en matière de corruption, tout en restant attachée à l’économie verte avec des normes internationales élevées. Reste maintenant à voir comment cela se matérialise. En matière de transparence, de normes environnementales, de respect des droits de l’homme, il ne sera pas facile de faire des compromis. Il faudra donc s’attendre à des luttes internes entre la Chine et les puissances européennes autour de ces questions.

Par ailleurs, dans la politique internationale chinoise, il y a une frontière ambiguë entre l’aide et l’investissement. Beaucoup d’investissements à l’étranger sont devenus des aides sans remboursements. Si la Chine veut tirer avantage de la BAII, elle devrait se départir de ces procédés (Sun 2015b) et mettre à profit la coopération multilatérale. La BAII risque de reproduire un autre phénomène encore prégnant dans la politique de Beijing, à savoir le manque de coopération avec la société civile. La persistance d’un tel déficit pourrait entamer sa crédibilité. La BAII est une institution financière dans laquelle la Chine occupe une place très importante. Par conséquent, la séparation entre les règles financières et les considérations géopolitiques sera une question délicate.

La BAII résulte des besoins de financement dans les infrastructures et de la coopération politique. Elle prévoit accorder chaque année entre 10 et 15 milliards de prêts à une large palette d’acteurs intéressés par le développement en Asie : les États membres, leurs agences, administrations et subdivisions politiques, entités ou entreprises sur le territoire, organismes ou entités internationaux ou régionaux. La banque précise qu’elle est avant tout une institution financière et que, dans la définition des modalités et conditions du prêt ou de la garantie de prêt, elle est guidée par les principes d’une gestion bancaire. Par conséquent, elle regardera si le bénéficiaire a les capacités de rembourser, d’obtenir d’autres financements et d’honorer ses obligations relatives au contrat de financement[27]. En matière de prêts pour le financement d’infrastructures, on sait qu’il n’est pas difficile de trouver des pays dans le besoin ; ce qui sera moins facile, c’est d’obtenir les remboursements et les intérêts nécessaires. Ce sera moins évident, puisque, parmi les pays concernés par le projet chinois « Une ceinture, une route » et qui sont des cibles importantes de la BAII, un grand nombre ont une notation de crédit en dessous de B (Business Sohu 2015).

Comment la BAII compte-t-elle interagir avec les autres institutions financières multilatérales comme la Banque mondiale et la BAD ? C’est aussi une question, sujet de controverse, à laquelle il est difficile de répondre. Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura à la fois coopération et concurrence. Les grands besoins d’investissement en Asie pourraient être source de coopération, lorsque la BAII viendra compléter le manque de financement dans la région. Comme il a déjà été dit, les fonds de la BAD et de la Banque mondiale sont relativement limités par rapport aux besoins d’investissements dans les infrastructures en Asie-Pacifique (Sheng et Cao 2015), d’où la nécessité de trouver d’autres partenaires du développement. Mais l’Asie demeure vaste avec des configurations différentes. En Asie du Sud, la BAII a plus de possibilités de coopérer avec la Banque mondiale et la BAD (Engdahl 2015), puisque la présence américaine et japonaise y est relativement faible. Ce ne sera pas le cas ailleurs, notamment en Asie du Sud-Est où les Américains et les Japonais sont les plus grands investisseurs étrangers (Sheng et Cao 2015). En Asie centrale, la BAD, qui a travaillé activement en dehors de la Russie après l’effondrement de l’URSS, y demeure aujourd’hui la plus grande institution financière de développement. La BAII sera donc un concurrent direct dans le domaine des infrastructures. En tant que membre fondateur de la Banque de développement des BRICS et de la BAII, la Russie, le plus grand pays d’Asie centrale, qui doit faire face à un grand déficit en matière d’infrastructures, est un grand marché d’investissements, occupé principalement par la BERD. Mais le fait que ses taux de prêt soient encore élevés laisse présager des interactions concurrentes entre la BAII, la BERD et la Banque mondiale.

Conclusion

La Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, une nouvelle initiative chinoise avec une large et importante participation internationale, constitue un des baromètres des pratiques multilatérales de la Chine. Elle montre également à quel point la Chine a gagné en maturité et en confiance après avoir exploré plusieurs pistes d’influence et d’intégration du système international. La BAII vient bousculer l’ordre mondial établi sur des bases occidentales depuis longtemps. Mais il est encore tôt pour dire comment elle va influencer le système financier international. Ce qui est sûr, c’est qu’elle permettra aux pays en développement concernés d’obtenir des alternatives de financement et de renouveler la manière dont la coopération financière internationale est organisée.

La BAII a aussi de nombreux objectifs économiques, notamment pour la Chine, qui va s’en servir pour promouvoir son développement économique, préserver ses intérêts, apporter de nouvelles opportunités d’investissement et ainsi réduire l’écart qui la sépare du monde capitaliste. L’initiative demeure un chaînon important pour le projet « Une ceinture, une route » et une contribution au renforcement de la stabilité de la région. En effet, par l’entremise de la BAII, la Chine compte dissiper les inquiétudes de ses voisins et ainsi améliorer son image avec un message fort : la Chine n’est pas un État perturbateur, mais un acteur dynamique qui apporte son savoir-faire et sa contribution dans une perspective constructive en Asie et dans le monde. En tant qu’institution multilatérale, la BAII doit aussi faire face à de nombreux défis. À l’interne, les défis sont divers et variés : élaboration de l’agenda de l’institution, de ses règles et normes de fonctionnement, etc. S’y ajoutent d’autres problèmes d’ordre inter-institutionnel, liés aux interactions concurrentes avec d’autres institutions comme la Banque mondiale, la BAD et la BERD. Ces perspectives pourraient pousser la Chine à faire preuve de compromis si elle ne veut pas nuire à l’efficacité de la BAII.