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On a beaucoup parlé — au cours des dernières années — des failles du système de justice civile québécois, à un point tel qu’on perd parfois de vue qu’à de nombreux égards, il constitue un modèle enviable. Permettez-moi donc de débuter sur une note positive, avant de revenir brièvement sur ces failles et d’expliquer pourquoi j’ai choisi de me pencher sur les principes généraux qui sous-tendent ce système.

I

Tous les systèmes modernes de justice civile ont en commun qu’ils poursuivent certains objectifs fondamentaux et il y a lieu de se réjouir du fait qu’au Québec, la plupart de ces objectifs sont atteints sans difficulté. Nous avons le luxe de pouvoir tenir pour acquis que les résultats auxquels conduit notre système de justice civile — qu’ils prennent la forme de jugements ou de règlements amiables — seront pleinement et facilement exécutés. De plus, le système garantit aux justiciables un traitement généralement adéquat de leurs dossiers, par des juges compétents et intègres, des juges qui comprennent et respectent les garanties fondamentales d’une procédure juridictionnelle équitable et qui exercent leurs fonctions de manière transparente et responsable. Par ailleurs, la culture qui s’est développée au fil du temps accorde une importance primordiale à la primauté du droit, de sorte que les jugements que produit le système reposent non pas sur des considérations arbitraires, mais bien sur l’application généralement rigoureuse du droit applicable aux faits pertinents. Enfin, notre système permet aux juges d’exercer adéquatement leurs fonctions normatives, c’est-à-dire leur mission de développer, clarifier et faire avancer le droit, une mission qui — comme le rappelait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen — est prépondérante en ce qui concerne les tribunaux siégeant principalement en appel[1]. Il s’agit d’acquis très précieux.

Nous avons donc réussi à bâtir un système de justice civile très performant, mais nous l’avons malheureusement fait au détriment de son accessibilité. C’est un système qui mériterait sans doute une mention dans le Guide Michelin de la justice civile, mais qui — comme les grands restaurants étoilés — demeure inaccessible pour le commun des mortels[2].

D’ailleurs, n’oublions pas que ce problème d’accessibilité entraîne certains dommages collatéraux. Par exemple, on a tendance à se réjouir trop rapidement lorsque des dossiers judiciaires se règlent à l’amiable. Ce qu’il convient de promouvoir et de saluer, ce sont les règlements amiables suffisamment équitables, volontaires et éclairés. Or, chacun sait que bon nombre de règlements amiables sont conclus par nécessité, en ce sens que la décision des parties aura été indûment influencée par l’inaccessibilité de notre système de justice civile. Il y a là un véritable problème, qui est d’autant plus important que la très grande majorité des instances prennent fin avant qu’un jugement final n’intervienne sur le fond.

Ce problème d’accessibilité est le point de départ du message que je souhaite livrer aujourd’hui. Le problème est grave, à un point tel qu’il n’est probablement pas exagéré de parler — comme l’a fait récemment la juge en chef du Canada — d’une véritable crise[3]. Il y a cependant lieu d’être optimiste, car l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile[4] (« nouveau Code ») offre aux juristes qui s’intéressent à la justice civile une occasion réelle et historique d’y remédier.

En fait, j’irais plus loin. La réforme ne fait pas que donner l’occasion de remédier à ce problème d’accessibilité, je dirais même qu’elle impose l’obligation de le faire. Pourquoi? Parce que l’adoption du nouveau Code repose sur une volonté politique très claire de doter les justiciables québécois d’un système qui répond à leurs attentes et à leurs besoins. Comme l’affirme la ministre de la Justice dans ses commentaires relatifs au nouveau Code :

Outre la modernisation, l’enjeu le plus important de cette réforme est, comme le recommandait le Comité de révision de la procédure civile dans son rapport de 2001, d’arriver à insuffler un changement de culture chez tous les intervenants et utilisateurs du système judiciaire civil, de façon à ce que les citoyens puissent avoir accès à la justice dans des délais plus courts et surtout à un coût moindre[5].

Il nous incombe de prendre acte de cette volonté politique. Si nous le faisons sérieusement, nous ne pouvons faire autrement que de constater — et cela doit être la pierre d’assise de toute la réflexion — que le statu quo n’est tout simplement pas une option. Ceci est d’autant plus vrai que la Cour suprême vient de reconnaître, dans son arrêt Hryniak c. Mauldin, que les graves problèmes d’accessibilité auxquels sont confrontés les systèmes de justice civile canadiens mettent en péril la primauté du droit dans les rapports privés[6].

II

J’ai choisi de mettre l’accent sur les principes généraux de la justice civile, et ce pour trois raisons.

La première tient au rôle crucial que les principes généraux jouent dans l’exercice de la discrétion judiciaire. On évite l’arbitraire en imposant au détenteur ou à la détentrice d’un pouvoir discrétionnaire l’obligation de prendre en considération, entre autres choses, les principes généraux du droit s’avérant pertinents à la situation étudiée. Ils constituent, comme le soulignait la Cour suprême dans l’arrêt Whatcott, des « repères pour traiter avec uniformité les questions semblables »[7]. Les principes ne constituent pas des règles autonomes, mais plutôt — comme le rappelait récemment la Cour suprême — des normes qui sous-tendent les règles particulières et auxquelles les juges peuvent accorder plus ou moins d’importance selon les circonstances[8]. Le rôle que joueront les principes généraux de la justice civile sera particulièrement important étant donné que le nouveau Code accroît de manière considérable les pouvoirs discrétionnaires des juges, à un point tel que le succès de la réforme dépendra, en grande partie, de la manière dont ces pouvoirs seront exercés.

La deuxième raison pour laquelle il convient de s’arrêter aux principes généraux tient au fait que la source du problème d’accessibilité auquel nous sommes confrontés se situe, ultimement, au niveau de ces principes. Le problème n’est pas tant que le système de justice civile québécois repose sur de mauvais principes ou des principes dépassés, ou encore que la liste des principes sur lesquels il repose s’avère incomplète. Le problème se situe plutôt au niveau de leur importance relative. En bref, la crise contemporaine en matière de justice civile est due à la trop grande importance que nous accordons à l’un de ces principes, soit le principe de la recherche de la vérité, que l’on a eu tendance à concevoir comme étant prépondérant, autrement dit comme étant la pierre d’assise de tout le système. Or, si un principe général mérite de se voir accorder une importance prépondérante, ce n’est pas ce principe de recherche de la vérité, mais plutôt le principe d’accessibilité. Fondamentalement, c’est ce que l’on a perdu de vue au cours des dernières décennies.

La bonne nouvelle — et c’est la troisième raison pour laquelle j’ai choisi de me pencher sur les principes généraux — est que le nouveau Code est porteur d’une réforme agissant non seulement au niveau des règles, mais également au niveau des principes. Cela est évident à la lecture de plusieurs dispositions sur lesquelles je reviendrai. Mais le point crucial, que je tiens à souligner immédiatement, est que l’entrée en vigueur de ce Code rend parfaitement légitime un réexamen des principes qui — à mon sens — s’avère nécessaire si l’on souhaite remédier de manière durable au problème d’accessibilité de la justice civile. Cela dit, il importe aussi de comprendre que le Code ne fait qu’amorcer une réflexion sur les fondements normatifs du système, réflexion qu’il reviendra aux juges de poursuivre et de compléter.

Je propose maintenant de développer davantage deux des propositions que je viens d’énoncer : d’abord, le problème d’accessibilité tient ultimement au fait que l’on a tendance à accorder une importance prépondérante au principe de recherche de la vérité; ensuite, la réforme actuelle agit autant au niveau des règles qu’au niveau des principes de la justice civile.

III

Afin de comprendre l’importance relative des principes généraux qui sous-tendent le système de justice civile québécois, il me paraît utile de revenir brièvement sur l’influence du modèle de common law, qui est devenue prépondérante en droit judiciaire privé québécois au cours du vingtième siècle.

Ce modèle de common law repose traditionnellement sur quatre grandes idées, quatre grands principes.

D’abord, le procès est un combat, au cours duquel s’affrontent les thèses avancées par les parties. Ce combat doit être encouragé, et on le fait par le biais d’une foule de mesures procédurales permettant aux parties de présenter leurs arguments sous leur meilleur jour et d’attaquer vigoureusement les arguments avancés par la partie adverse. Ce combat est encouragé, car, postule-t-on, c’est de cette confrontation des thèses que jaillira ultimement la justice[9]. Une telle conception du procès notamment s’oppose à ce que les parties soient astreintes à des obligations de coopération ou de loyauté dans le cadre d’une instance civile.

La deuxième idée au coeur du modèle auquel les common lawyers ont traditionnellement adhéré est reflétée dans le principe d’unicité du procès. Il n’y a, en règle générale, qu’un seul procès au cours duquel toutes les questions en litige seront débattues[10]. Ce principe d’unicité du procès n’était autrefois qu’un sous-produit du système de procès par jury, mais il est resté ancré dans la culture judiciaire anglo-saxonne, malgré la disparition progressive du jury en matière civile ailleurs qu’aux États-Unis. Alors qu’elle siégeait à la Cour supérieure du Québec, la juge Marie St-Pierre rappelait très justement l’importance acquise par ce principe en droit judiciaire québécois, dans une affaire mettant en cause les dispositions sur la scission d’instance, ajoutées au Code de procédure civile en 2003 :

Depuis le 1er janvier 2003, et sur demande, la scission d’instance est permise en toute matière et en tout état de cause. Il ne s’agit plus d’une mesure exceptionnelle. La scission fait partie des outils disponibles pour une saine administration de la justice.

Tenant compte du principe général de l’unicité du procès, la scission d’instance ne saurait participer d’un automatisme : la pertinence d’y avoir recours doit être établie. En cas de contestation, le fardeau d’établir la pertinence de la mesure repose sur la partie qui soutient y avoir droit[11].

Un troisième élément clé du modèle de common law est l’initiative et la marge de manoeuvre dont jouissent les parties en ce qui a trait au déroulement de l’instance. En vertu de l’article 4.1 de ce qui est maintenant l’ancien Code, « [l]es parties à une instance sont maîtres de leur dossier ». La liberté des parties n’était évidemment pas illimitée : ce même article 4.1 précisait que les parties doivent agir « dans le respect des règles de procédure et des délais prévus au présent code », tout en ajoutant qu’« elles sont tenues de ne pas agir en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive ou déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi ». Cependant, il est clair que, conformément au modèle devenu dominant dans les ressorts de common law, on a traditionnellement considéré que le juge québécois oeuvrant en matière civile devrait rester passif, de manière à laisser aux parties le soin de faire progresser l’instance.

Quatrièmement, l’influence du modèle de common law est reflétée dans la grande importance accordée à la recherche de la vérité, qui se manifeste de diverses manières. On pense notamment à la disponibilité des mécanismes d’enquête préalable — pour reprendre la traduction privilégiée par la Cour suprême de la notion anglo-saxonne de discovery[12] —, tels l’interrogatoire préalable et, dans les ressorts canadiens de common law, l’affidavit de documents[13]. On pense aussi aux mécanismes d’administration des preuves — surtout les preuves testimoniales et les expertises —, dont la lourdeur tranche avec les mécanismes privilégiés dans les ressorts civilistes ou encore dans d’autres contextes juridictionnels, tels l’arbitrage commercial international[14]. Vient également à l’esprit le traitement accordé aux communications confidentielles impliquant des professionnels et leurs clients ou patients : alors qu’on a peu d’hésitation à les considérer comme étant généralement irrecevables dans les pays civilistes[15], seules celles impliquant les conseillers juridiques et leurs clients ont traditionnellement fait l’objet d’un privilege dans les ressorts de common law[16]. On pense enfin à la très grande liberté accordée aux parties s’agissant de la présentation des éléments de preuve qu’elles estiment utiles à leur cause. On peut affirmer sans exagérer que la common law reconnaît aux parties à une instance civile un droit quasi fondamental de raconter leur histoire comme bon leur semble. La Cour d’appel le rappelait dans l’arrêt qu’elle a rendu en 1998 dans l’affaire Labtronix :

L’administration de la preuve civile est régie par un système accusatoire et contradictoire : les parties [...] sont entièrement maîtres de la façon dont elles entendent mener leur preuve, comme l’a rappelé récemment notre Cour, sous la plume du juge Baudouin. [...] Il n’est pas conféré au juge le pouvoir [...] d’intervenir dans la séquence de la présentation de la preuve ou d’en contrôler l’intensité [notes omises][17].

L’idée que le principe de recherche de la vérité mérite d’être élevé au rang de principe prépondérant — ce qui suggère, entre autres choses, qu’il devrait normalement prévaloir lorsqu’il entre en conflit avec un autre principe général de la justice civile — vient d’être rappelée par la Cour suprême dans une affaire québécoise, Pétrolière Impériale c. Jacques[18], qui portait sur la communication d’informations potentiellement pertinentes lors de la phase préalable au procès. Bien qu’elle ait pris soin de nuancer ses propos en rappelant l’existence des principes de proportionnalité et d’efficacité, la Cour a réitéré une affirmation qu’elle avait faite en 1996, selon laquelle « [l]’objectif ultime d’un procès, criminel ou civil, doit être la recherche et la découverte de la vérité »[19], en ajoutant aussi que « la recherche de la vérité demeure le principe cardinal de la conduite de l’instance civile »[20].

IV

Les propos tenus par la Cour suprême dans Pétrolière Impériale contrastent avec ce qu’elle affirmait quelques mois auparavant dans Hryniak. Dans cet arrêt, qui exhortait notamment les juges oeuvrant dans des ressorts de common law à faire un usage plus libéral des mécanismes de jugement sommaire mis à leur disposition, la Cour semblait plutôt suggérer que le temps était venu de relativiser l’importance du principe de recherche de la vérité. Deux aspects de ses motifs unanimes méritent d’être soulignés à cet égard.

D’abord, la Cour reconnaît clairement l’existence d’un lien entre l’accessibilité des systèmes de justice civile et l’importance accordée au principe de recherche de la vérité : « [i]l existe toujours un certain tiraillement entre l’accessibilité et la fonction de recherche de la vérité »[21]. Ce constat, dont la justesse est indéniable, est d’une très grande pertinence dans le contexte de la crise actuelle, car ce qui coûte le plus cher et qui prend le plus de temps, c’est d’établir les faits et non d’établir la teneur du droit applicable[22]. Autrement dit, c’est le volet factuel du processus juridictionnel, soit l’enquête — ainsi que toutes les procédures et étapes préalables visant à la préparer — qui, dans la très grande majorité des cas, s’avère trop complexe, trop coûteux et trop long pour répondre adéquatement aux besoins des justiciables. Et dès lors que l’on reconnaît — comme le fait la Cour suprême dans Hryniak — qu’il puisse exister une certaine tension entre les principes d’accessibilité et de recherche de la vérité, il s’ensuit que l’on ne peut plus réfléchir en vase clos à l’importance devant leur être accordée. La réflexion sur l’importance à accorder à la recherche de la vérité doit dès lors tenir compte de l’impact des solutions envisageables sur l’accessibilité du système de justice civile. L’objectif fondamental est donc de trouver l’équilibre optimal entre la recherche de la vérité et l’accessibilité du système.

Le second aspect de l’arrêt Hryniak qui mérite quelques commentaires concerne justement la question de savoir si l’objectif fondamental que représente la recherche de la vérité est actuellement atteint de manière satisfaisante. En concluant que les juges canadiens ont eu tendance à faire un usage trop prudent des mécanismes de jugement sommaire, et qu’une approche plus libérale en la matière était susceptible d’accroître l’accessibilité des systèmes de justice civile, la Cour suprême reconnaît implicitement la nécessité de trouver un meilleur équilibre entre les principes d’accessibilité et de recherche de la vérité. En substance, elle nous dit qu’on ne doit plus systématiquement donner préséance au principe de recherche de la vérité lorsqu’on s’interroge sur l’opportunité de procéder par voie sommaire. Les répercussions concrètes et spécifiques du principe de la recherche de la vérité doivent plutôt être précisées en tenant compte de l’impératif d’accessibilité, et il faut cesser de croire que la légitimité du système est forcément mise en péril par toute initiative ayant pour effet d’atténuer l’importance accordée à la recherche de la vérité. Cette conception de l’importance relative des principes d’accessibilité et de recherche de la vérité sous-tend, me semble-t-il, l’extrait suivant de l’arrêt Hryniak :

On reconnaît de plus en plus qu’un virage culturel s’impose afin de créer un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice civile. Ce virage implique que l’on simplifie les procédures préalables au procès et que l’on insiste moins sur la tenue d’un procès conventionnel et plus sur des procédures proportionnées et adaptées aux besoins de chaque affaire[23].

Dans la même veine, la Cour ajoute plus loin qu’en se demandant s’il serait dans l’intérêt de la justice que le litige soit tranché par voie sommaire, les juges devront désormais prendre garde de ne pas privilégier une conception trop étroite de cette notion : « [l]’intérêt de la justice ne saurait être limité aux caractéristiques avantageuses du procès conventionnel et il doit tenir compte de la proportionnalité, de la célérité et de l’accessibilité économique »[24]. Et la nécessité de ne plus accorder une importance prépondérante à la recherche de la vérité transparaît encore plus clairement de ce que la Cour affirme au paragraphe suivant : « [d]ans le cadre de la procédure par jugement sommaire, il n’est pas nécessaire que la preuve soit la même que celle présentée lors d’un procès, mais elle doit être telle que le juge soit confiant de pouvoir résoudre équitablement le litige »[25].

Je me permets un bref aparté qui, je crois, permet de renforcer l’idée voulant qu’en atténuant l’importance du principe de recherche de la vérité, on ne mette pas nécessairement en péril la légitimité du système de justice civile. La procédure civile n’est pas la seule branche du droit qui s’intéresse à la recherche de la vérité. Cette dernière intéresse aussi, voire au premier chef, le droit de la preuve. Or, le droit de la preuve en common law — tout comme le droit québécois de la preuve — a toujours envoyé un message plus nuancé sur l’importance de la recherche de la vérité, du moins en matière civile. Il n’a jamais été nécessaire, afin d’assurer la légitimité d’une décision judiciaire rendue dans une affaire civile, que les conclusions de fait tirées par la cour correspondent parfaitement à une quelconque réalité historique qui serait objectivement vérifiable. Il n’a même jamais été nécessaire que la cour soit convaincue hors de tout doute raisonnable de la véracité et de l’exactitude des conclusions de fait sur lesquelles repose son jugement. La norme de preuve privilégiée est celle de la prépondérance des probabilités[26], et comme la Cour suprême l’a rappelé dans son arrêt F.H., cette norme demeure applicable même lorsque les faits reprochés à la partie défenderesse sont particulièrement graves — faute professionnelle, fraude, agression sexuelle et autres comportements entraînant des conséquences aux plans criminel ou pénal[27]. Ainsi, en plus de contribuer à une meilleure accessibilité du système de justice civile, l’abandon de l’idée du caractère prépondérant du principe de recherche de la vérité aurait aussi pour avantage d’accroître la cohérence entre le droit judiciaire privé et le droit de la preuve.

En somme, c’est la philosophie sous-tendant l’arrêt Hryniak et non celle reflétée dans l’arrêt Pétrolière Impériale qui, à mon avis, méritera d’être privilégiée au lendemain de l’entrée en vigueur du nouveau Code.

V

En terminant, il convient de souligner certaines dispositions du nouveau Code de procédure civile qui, à mon sens, montrent bien à quel point la réforme agit également au niveau des principes généraux de la justice civile, y compris le principe de recherche de la vérité.

Si l’on revient d’abord sur cette idée, qui se trouve au coeur du modèle de common law du procès conçu comme un combat, force est de constater qu’elle est difficilement conciliable avec le devoir de coopération que consacre le nouveau Code. Mentionné dans le deuxième paragraphe de la disposition préliminaire, le devoir de coopération est élevé au rang de « Principe directeur de la procédure » à l’article 20[28], lequel précise qu’il en découle des obligations de transparence et même de loyauté. Ainsi, les parties n’auront plus seulement l’obligation négative « de ne pas agir en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive ou déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi »[29]. Il leur incombera désormais une obligation positive de coopérer, de s’informer mutuellement et de favoriser la tenue d’un débat loyal[30]. Ce devoir de coopération pèsera sur les parties tout au long de l’instance, et il semble même qu’il naîtrait avant que l’affaire n’ait été judiciarisée. C’est en effet ce que suggèrent les notes explicatives, qui précisent que l’un des objectifs poursuivis par le nouveau Code est « d’inciter les parties à considérer le recours [aux modes privés de résolution des différends] avant de s’adresser aux tribunaux et à coopérer activement dans la recherche d’une solution »[31].

Le principe d’unicité du procès, quant à lui, n’est pas rejeté aussi clairement que la conception belliciste de l’instance civile, mais il est assurément atténué dans le nouveau Code. En effet, alors que l’instance ne pouvait être scindée que sur demande d’une des parties[32], le nouvel article 158 confère aux juges québécois le pouvoir d’agir d’office. Si la scission d’instance ne deviendra sans doute pas, du jour au lendemain, aussi banale et routinière qu’elle ne l’est dans les ressorts civilistes, la consécration du pouvoir d’agir d’office devrait à tout le moins conduire au réexamen de l’a priori défavorable qu’ont certains juges face à cette mesure procédurale.

Un autre principe général est incontestablement relativisé dans le nouveau Code, soit celui de la maîtrise de l’instance par les parties. On le constate tout de suite en lisant en parallèle l’article 4.1 de l’ancien Code et l’article 19 du nouveau Code. Dans l’ancien Code, le principe de maîtrise de l’instance n’est expressément assujetti qu’au devoir des parties de respecter les règles de procédure et les délais prévus dans le Code, ainsi qu’à leur obligation de ne pas agir de manière excessive ou déraisonnable. Or, bien que l’article 19 du nouveau Code réitère que « [l]es parties [...] ont [...] la maîtrise de leur dossier », leur marge de manoeuvre est désormais expressément assujettie au « devoir des tribunaux d’assurer la saine gestion des instances et de veiller à leur bon déroulement » [nos italiques][33]. Cette relativisation du principe de maîtrise de l’instance par les parties est renforcée par l’article 158 du nouveau Code, où l’on trouve non seulement un inventaire plus étendu des pouvoirs de gestion d’instance, mais également l’expression très nette de l’intention du législateur de permettre désormais aux juges d’agir d’office. Face à un Code consacrant le devoir des juges d’assurer la saine gestion des instances et permettant à ces derniers d’agir d’office afin, notamment, de « simplifier ou [...] accélérer la procédure », d’« abréger l’instruction », de « préciser les questions en litige », de « modifier les actes de procédure », de « limiter la durée de l’instruction »[34], il y a même lieu de se demander ce qui restera vraiment du principe de maîtrise de l’instance par les parties.

Enfin, plusieurs dispositions du nouveau Code vont dans le sens d’une atténuation, ou du moins d’une remise en question de l’importance du principe de recherche de la vérité. L’interrogatoire préalable y est encadré plus strictement[35]. On encourage les parties et le juge, lorsque les circonstances s’y prêtent, à délaisser l’interrogatoire en chef au profit de témoignages effectués par déclaration écrite[36]. Aussi, et surtout, la marge de manoeuvre des parties au niveau de la présentation des preuves trouve de nouvelles limites dans des dispositions permettant au juge d’imposer l’expertise commune[37], imposant à chaque partie le devoir de « limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige »[38] et étendant expressément la portée du principe de proportionnalité aux « moyens de preuve choisis »[39]. Sans le dire aussi clairement qu’on l’a fait en Angleterre dans le cadre des réformes adoptées dans la foulée du Rapport Woolf[40], il semble bien que l’Assemblée nationale ait cherché à conférer aux juges québécois un pouvoir général de contrôler l’administration des preuves en matière civile.

* * *

Comme le rappelait si justement Jean-Louis Baudouin dans une remarquable allocution prononcée en 2010, la finalité ultime du droit n’est pas la vérité, mais plutôt la justice[41]. La vérité n’est qu’une condition — parmi d’autres — de la justice; elle n’en est pas le synonyme. Il est même parfois nécessaire de la cacher afin de rendre justice — pensons par exemple aux règles encadrant le secret professionnel. Ainsi, la mission fondamentale de tout tribunal judiciaire oeuvrant en matière civile ne saurait être réduite à celle d’une commission d’enquête, car la fonction première du système de justice civile n’est pas de faire apparaître la vérité, mais bien de résoudre les différends privés de manière juste et équitable. À mon sens, c’est dans ce constat que se trouve le germe d’une solution réelle et durable à la crise d’accessibilité à laquelle sont présentement confrontés les justiciables.