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Saussure est considéré comme le fondateur de la linguistique générale surtout sur la base du CLG, mais on sait bien qu’il était avant tout spécialiste de linguistique historique, et qu’il connaissait bien les méthodes de la reconstruction indo-européenne fondée sur la connaissance des langues anciennes, en particulier le sanscrit, le grec, le latin, les langues germaniques, les langues celtiques.

Tout juste âgé de vingt et un ans, Saussure publia le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes (daté de 1879, mais publié en décembre 1878), qui témoigne de l’excellente formation de ce jeune spécialiste dans le domaine des études indo-européennes. Durant ses études à Leipzig, berceau de l’école des Néogrammairiens, il avait consolidé ses compétences dans le domaine de la linguistique historico-comparative. Saussure avait certes un mauvais rapport avec l’école allemande et avait affirmé maintes fois son indépendance à l’égard des Allemands; cependant son séjour en Allemagne s’est révélé très important, surtout pour l’apprentissage des langues anciennes, mis à part le latin et le grec. Pendant ses études à Leipzig il suivit les cours d’ancien persan de Hübschmann, les cours d’ancien irlandais de Windisch, les cours d’histoire de la langue allemande de Braune, les cours de slave et de lituanien de Leskien et, pendant la période passée à Berlin (une longue parenthèse lors de son séjour à Leipzig), il suivit les cours du sanscritiste Hermann Oldenberg et du celtiste et indianiste Heinrich Zimmer. La publication du Mémoire le rendit célèbre et, dans cet ouvrage, la formulation des raisonnements révèle déjà son esprit systématique. Il s’agit de la même mentalité mathématique qui avait amené Saussure à l’intuition de la nasalis sonans, alors qu’il n’était qu’un jeune étudiant au Collège public de Genève en 1872 : la découverte de la nasalis sonans est la conséquence d’une équivalence mathématique, abstraite (voir la note 6); c’est le même raisonnement, peu compris par les spécialistes des langues indo-européennes de son époque, qui amena Saussure à reconstruire, dans le Mémoire, le coefficient sonantique comme élément fonctionnel d’un système abstrait.

Le Saussure indo-européaniste n’est jamais séparé du Saussure théoricien du langage : le passage des études indo-européennes aux études théoriques sur la langue et sur le signe linguistique a des origines anciennes. On affirme généralement que la période pendant laquelle Saussure construisit sa théorie générale de la langue est à situer entre 1890 et 1900 et que sa célèbre lettre à Meillet de 1894 est la preuve de “la difficulté qu’il y a en général à écrire seulement dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de langage” (Saussure [dans Benveniste 1964 : 95]). À ce sujet, j’ai déjà démontré dans mes études précédentes que certaines réflexions théoriques du CLG sont présentes dans des manuscrits des années 1880. En particulier les manuscrits conservés à la Houghton Library de la Harvard University (bMs. Fr. 288/8), qui portent en couverture le titre “Phonétique” et que j’ai publiés dans leur intégralité en 1995 avec une Introduction où je propose une datation aux premières années de 1880 (1883-1885), montrent déjà la volonté de Saussure de passer de l’étude des faits phonétiques spécifiques de chaque langue à une réflexion générale sur les faits phonétiques, en partant d’une distinction entre l’étude des phénomènes articulatoires, c’est-à-dire la Lautphysiologie, et l’étude historique des faits phonétiques. L’acquisition par la Bibliothèque de Genève en 1996 de nouveaux manuscrits, généralement nommés “manuscrits de l’Orangerie”, catalogués comme “Archives de Saussure”, confirme cette affirmation; ce nouveau dossier contient plusieurs manuscrits de la période parisienne, qui offrent des passages témoignant de la précocité de la pensée saussurienne sur la langue, sur la synchronie et la diachronie, sur le signe et sur d’autres concepts de la linguistique théorique.[1]

Dans le présent article, je voudrais inverser la perspective et partir d’une analyse du Cours pour montrer les aspects indo-européanistes de cet ouvrage. Tout d’abord, on doit se souvenir qu’après la retraite du professeur Wertheimer, la Faculté des Lettres et Sciences sociales de l’Université de Genève, par la délibération du 8 décembre 1906, chargea Saussure d’enseigner “linguistique générale et histoire et comparaison des langues indo-européennes”, c’est-à-dire que cet enseignement prévoyait le développement du sujet de la linguistique générale, de celui des langues indo-européennes et de l’histoire de leur comparaison.

La partie la plus connue du CLG est, en effet, celle où l’on parle du signe, de l’arbitraire du signe, du signifié et du signifiant, des rapports syntagmatiques et associatifs et on identifie souvent le CLG avec cette partie en oubliant la partie restante du CLG, qui paraît plus traditionnelle et moins originale.

On sait bien que le CLG recueillit des matériaux provenant de trois cours donnés par Saussure entre 1907 et 1911 (1907; 1908-9; 1910-11), et que l’ordre des thèmes présentés dans l’oeuvre n’est pas celui des cours de Saussure. Le troisième cours constitue le noyau principal autour duquel se développent et s’articulent les notions contenues dans les deux autres cours. Le troisième cours montre en effet une solidité conceptuelle et une précision terminologique supérieures par rapport aux deux autres; mais la première partie du deuxième cours contient déjà l’énonciation des points principaux de la théorie linguistique saussurienne.

Il me semble très important de se rapporter à l’édition des notes des étudiants des trois cours : l’édition du premier cours (Komatsu & Wolf 1996) est basée sur les notes de Riedlinger,[2] l’édition du deuxième cours (Komatsu & Wolf 1997) sur les notes de Riedlinger et Patois, l’édition du troisième cours (Komatsu & Harris 1993) sur les notes d’Émile Constantin; Mejía (2005) a donné une nouvelle édition de ces notes de Constantin, édition qui comprend aussi des notes de Saussure éditées par Gambarara (2005).

L’analyse des trois cours montre une progression de l’intérêt de Saussure à l’égard de la théorie linguistique et de la formulation des idées sur le signe linguistique et ses caractéristiques qui constituent la partie la plus originale de sa pensée.

Le premier cours commence par des préliminaires sur les erreurs linguistiques qu’on doit distinguer des changements linguistiques.[3] Suit une présentation des principes de phonologie. Le premier chapitre parle des évolutions phonétiques et des causes et des effets des changements phonétiques; le deuxième chapitre est consacré à l’analogie; le troisième chapitre parle de la reconstruction et de l’identité de la méthode comparative et de la méthode reconstructive. En résumé, les trois thèmes principaux du premier cours sont : 1) la phonologie qui, pour Saussure, est l’étude physique du son (Lautphysiologie), distincte de la phonétique, étude historique des sons; 2) l’analogie, considérée comme principe général des créations de la langue; 3) un aperçu sur l’histoire interne et externe de la famille des langues indo-européennes, en accordant une attention particulière à la valeur de la méthode reconstructive qui va jusqu’à l’affirmation de l’identité de la méthode comparative et de la méthode reconstructive. Il s’agit, dans l’ensemble, du développement du point de vue théorique des thèmes de la linguistique indo-européenne, c’est-à-dire qu’ici on ne parle pas des phonèmes d’une langue déterminée et de leurs changements et on ne parle pas des conséquences de l’analogie dans une langue déterminée, mais on aborde ces sujets d’un point de vue général, en expliquant les problèmes théoriques par des exemples pris dans les langues indo-européennes.

Dans le deuxième cours le point de vue théorique est plus marqué. Nous constatons une division nette du cours en deux parties du point de vue du contenu : la partie initiale contient une réflexion sur “la division intérieure des choses de la linguistique” (Komatsu & Wolf 1997 : 25), on poursuit avec une distinction entre lois synchroniques et diachroniques et avec une définition des caractères de ces lois. On définit ensuite le champ synchronique et le champ diachronique; la partie finale contient un aperçu de la linguistique indo-européenne. Comme je l’ai déjà dit, les cours universitaires de Saussure prévoyaient l’enseignement de la linguistique générale et l’histoire et la comparaison des langues indo-européennes, et dans le deuxième cours Saussure semble distinguer nettement les deux thèmes, quoique pour lui la théorie linguistique n’est jamais séparée de l’étude historique des langues.

La connexion étroite entre les deux champs de la recherche linguistique est très évidente chez Saussure, qui considère la linguistique indo-européenne comme point de départ pour les réflexions théoriques sur les langues. Le pont solide que Saussure établit entre la linguistique indo-européenne et la linguistique générale est tout à fait en accord avec l’articulation du troisième cours où Saussure place la première partie sur les langues (diversité géographique, entrecroisements de la diversité géographique, représentation de la langue par l’écriture, les familles linguistiques, la situation linguistique de l’Europe) avant la deuxième partie qui a un contenu nettement théorique. Il s’agit de la partie sur le signe, sur les entités concrètes et les entités abstraites de la langue, sur l’arbitraire absolu et l’arbitraire relatif, sur la langue comme système de signes, sur la linguistique statique et la linguistique historique, sur les mots comme termes d’un système, sur la notion de valeur et sur les différences qui sont le fondement pour la définition des entités linguistiques. Saussure conclut son troisième cours par une partie sur “faculté et exercice du langage chez les individus”. Il est très clair que le passage d’un sujet à l’autre (les langues > la langue > le langage) est obligatoire, l’un impliquant le suivant.

En général, la disposition des thèmes des trois cours donnés par Saussure aux étudiants de l’Université de Genève montre la progression (particulièrement évidente dans le troisième cours) de l’étude des phénomènes des langues vers la réflexion sur la langue. La formation dans le domaine de la linguistique historico-comparative a fourni à Saussure le fondement pour développer ses idées sur la linguistique générale, et la structure originale du troisième cours le confirme. Saussure offre à ses élèves un enseignement valable pour tous les linguistes de tous les temps :

[…] ce n’est pas seulement la langue mais les langues. Et le linguiste est dans l’impossibilité d’étudier autre chose au début que la diversité des langues. Il doit étudier d’abord les langues, le plus possible de langues; il doit étendre son horizon autant qu’il le peut. C’est ainsi que nous procéderons. Par l’étude, l’observation de ces langues, il pourra tirer des traits généraux, il retiendra tout ce qui lui paraît essentiel et universel, pour laisser de côté le particulier et l’accidentel. Il aura devant lui un ensemble d’abstractions qui sera la langue. […] Dans la langue, nous résumons ce que nous pouvons observer dans les différentes langues.

Mejía 2005 : 89

Il continue plus loin :

Il reste cependant à s’occuper de l’individu parce qu’il est clair que c’est bien le concours de tous les individus qui crée les phénomènes généraux.

ibid. : 92

Il est intéressant de constater que les compétences de linguistique historique de Saussure ne se limitent pas au domaine indo-européen : en effet, après avoir analysé la diversité géographique des langues, Saussure traite les familles linguistiques indo-européennes et sémitiques. Il donne une vue d’ensemble sur la géographie des langues sémitiques, le développement de leurs systèmes d’écriture, leurs caractéristiques grammaticales. Enfin, Saussure approfondit le sujet par une analyse de la diversité linguistique en Europe, en présentant les langues non-indo-européennes du territoire.

Saussure estimait donc que le linguiste doit connaître les langues et que la théorie linguistique dérive de l’observation et de la comparaison des langues. Ce concept a été utilisé par Bally et Sechehaye dans le chapitre VI de l’Introduction au CLG, qui commence par l’affirmation suivante :

L’objet concret de notre étude est donc le produit social déposé dans le cerveau de chacun, c’est-à-dire la langue. Mais ce produit diffère suivant les groupes linguistiques : ce qui nous est donné, ce sont les langues. Le linguiste est obligé d’en connaître le plus grand nombre possible, pour tirer de leur observation et de leur comparaison ce qu’il y a d’universel en elles.

CLG : 44

Les éditeurs du CLG ont adopté une disposition des sujets traités qui n’est pas celle de Saussure. On connaît bien les discussions sur la validité de l’opération de Bally et Sechehaye et sur le rôle joué par les deux éditeurs dans l’élaboration du CLG. Nous ne voulons pas entrer ici dans cette discussion, mais nous pouvons affirmer avec certitude que le CLG est l’oeuvre de Saussure parce qu’il contient ses idées, mais que le CLG comme produit d’ensemble est de Bally et Sechehaye, qui ont choisi les passages des trois cours universitaires de Saussure (et tout d’abord le troisième) et leur ont donné la disposition qu’ils ont voulue.[4] Comment Saussure aurait-il disposé le matériel du CLG? Et quels thèmes aurait-il choisi pour une oeuvre de linguistique générale? Cette question est maladroite parce que Saussure n’a jamais écrit son livre de linguistique générale et nous connaissons la difficulté qu’il éprouvait à exposer ses idées sur la linguistique. Dans son débat avec Gautier du 6 mai 1911, Saussure affirme :

Je me trouve placé devant un dilemme : ou bien exposer le sujet dans toute sa complexité et avouer tous mes doutes, ce qui ne peut convenir pour un cours qui doit être matière à examen. Ou bien faire quelque chose de simplifié, mieux adapté à un auditoire d’étudiants qui ne sont pas linguistes. Mais à chaque pas, je me trouve arrêté par des scrupules…

Godel 1957, n. 30

Grâce aux “manuscrits de l’Orangerie” nous avons aujourd'hui une enveloppe (Arch. de Saussure 372) contenue dans du papier d’emballage sur lequel Saussure avait noté “Science du langage”. Le texte proprement dit du manuscrit ‘Arch. de Saussure 372’ est un ensemble de 274 “feuillets épars réunis par R. Engler sous le titre ‘Écrits de linguistique générale’”.[5] Il s’agit donc d’écrits qui montrent le projet d’un livre sur la linguistique générale mais qui ne constituent pas encore un livre structuré. Le thème de ces écrits est nettement la linguistique générale.

Aujourd’hui nous avons donc d’un côté le CLG, ouvrage qui n’est pas de Saussure sinon pour son contenu (il n’a pas été rédigé par Saussure) et, de l’autre, l’ébauche d’un livre de linguistique générale que Saussure avait essayé de construire, mais qui nécessitait encore des révisions et une articulation définitive; le contenu de ce manuscrit est donc choisi par Saussure, et dont nous ne connaissons pas la succession originelle des feuillets car la numérotation progressive des feuillets a été donnée par Engler.

Si nous comparons le CLG avec ces manuscrits sur la “Science du langage”, nous constatons que “Science de langage” ne comprend pas les parties consacrées aux langues comme produits historiques et documentés (p. ex. écriture, linguistique géographique, familles des langues et types linguistiques), mais traite des sujets théoriques de la linguistique, comme le signe, la signification, la valeur, l’opposition des valeurs, l’unité, l’identité, c’est-à-dire les sujets qui ont rendu Saussure célèbre. Mais dans ces écrits les considérations théoriques partent également, pour la plupart, des observations des phénomènes linguistiques. La phonétique joue donc un rôle essentiel, dans la double acception de l’étude de l’articulation des sons (fait physique, objet d’étude de la phonologie au sens saussurien) et de l’étude du phénomène vocal comme signe (fait physico-mental).

Saussure arrive à distinguer ces deux aspects de l’étude des sons en partant d’une réflexion sur l’objet de la linguistique. Je cite “Science du langage” :

La linguistique rencontre-t-elle devant elle, comme objet premier et immédiat, comme objet donné, un ensemble de choses qui tombent sous le sens, comme c’est le cas pour la physique, la chimie, la botanique, l’astronomie etc.? En aucune façon et moment : elle est placée à l’extrême opposite des sciences qui peuvent partir de la donnée des sens.Une succession de sons vocaux, par exemple mer (m+e+r) est peut-être une entité rentrant dans le domaine de l’acoustique, ou de la physiologie; elle n’est à aucun titre, dans cet état, une entité linguistique.

Une langue existe si à m+e+r s’attache une idée.

Saussure 2011 : 36 [2.7]

Et encore, dans le même manuscrit :

Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental : c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal COMME TEL, et du phénomène vocal COMME SIGNE – du fait physique (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait “physique” du son par opposition au fait “mental” de la signification. Il y a un premier domaine, intérieur, psychique, où existe le signe autant que la signification, l’un indissolublement lié à l’autre; il y en a un second, extérieur, où il n’existe plus que le ‘signe’; mais à cet instant le signe réduit à une succession d’ondes sonores ne mérite pour nous que le nom de figure vocale.

ibid. : 37 [2.11]

Comme on le sait, un chapitre du CLG, le troisième de l’ “Introduction”, est consacré à l’objet de la linguistique et nous y retrouvons le même concept du dualisme du langage. Voir l’affirmation de la page 24 : “Mais admettons que le son soit une chose simple : est-ce lui qui fait le langage? Non, il n’est que l’instrument de la pensée et n’existe pas pour lui-même. Là surgit une nouvelle et redoutable correspondance : le son, unité complexe, physiologique et mentale”.

Le rapport entre l’objet de la linguistique et les sons de la langue, qui constituent la manifestation la plus évidente de la langue, résulte très clairement de l’ “Appendice” à l’ “Introduction” du CLG (63-95). Cet “Appendice” est entièrement consacré aux “Principes de Phonologie” et, copiant l’ébauche didactique des leçons de Saussure, il est articulé en deux chapitres, dont le second, intitulé “Le phonème dans la chaîne parlée”, se fonde sur les notions propres à la linguistique historico-comparative, comme la frontière de la syllabe, la théorie de la syllabation, la distinction entre voyelle, consonne et sonante. Saussure s’arrête notamment dans ce chapitre sur les sonantes en traitant un thème central de la linguistique indo-européenne qui était tout à fait dans ses cordes.[6]

La phonétique, au sens saussurien de “phonétique historique”, constitue aussi le point de départ pour l’étude diachronique de la langue, qui occupe la troisième partie du CLG, intitulée justement “Linguistique diachronique”; ici, la théorie linguistique rejoint l’étude historico-comparative de la langue. Comme je l’ai déjà dit, la troisième partie du CLG se fonde principalement sur le premier cours, qui constitue la clé de voûte du passage de la comparaison à la théorie linguistique. Après le premier chapitre, contenant les “Généralités”, le deuxième chapitre de cette partie contient “Les changements phonétiques” et le troisième chapitre les “Conséquences grammaticales de l’évolution phonétique”. Dans le premier chapitre de cette troisième partie du CLG, nous lisons :

La phonétique, et la phonétique tout entière, est le premier objet de la linguistique diachronique; en effet l’évolution des sons est incompatible avec la notion d’état; comparer les phonèmes ou des groupes de phonèmes avec ce qu’ils ont été antérieurement, cela revient à établir une diachronie. L’époque antécédente peut être plus ou moins rapprochée; mais quand l’une et l’autre se confondent, la phonétique cesse d’intervenir; il n’y a plus que la description des sons d’un état de langue, et c’est à la phonologie de le faire. […] Pour faire l’histoire des sons d’un mot, on peut ignorer son sens, ne considérant que son enveloppe matérielle, y découper des tranches phoniques sans se demander si elles ont une signification; on cherchera – par exemple ce que devient en grec attique un groupe -ewo-, qui ne signifie rien. Si l’évolution de la langue se réduisait à celle des sons, l’opposition des objets propres aux deux parties de la linguistique serait tout de suite lumineuse : on verrait clairement que diachronique équivaut à non-grammatical, comme synchronique à grammatical.

CLG :194

Dans une série d’exemples de changements propres aux langues indo-européennes (p. ex. allemand Hand : Hände, substitué à hant : hanti) Saussure démontre que beaucoup de changements tenus pour grammaticaux aboutissent à des changements phonétiques; la même chose s’est produite dans les composés que l’ancien germanique formait avec le mot lîch “apparence extérieure”. Aujourd’hui, -lich est devenu un suffixe et en même temps le premier élément n’est plus un substantif, mais une racine verbale. Dans glaublich, glaub- se rapproche de glauben plutôt que de Glaube et Saussure conclut :

… la distinction des deux ordres reste claire; il faut s’en souvenir pour ne pas affirmer à la légère qu’on fait de la grammaire historique quand, en réalité, on évolue successivement dans le domaine diachronique, en étudiant le changement phonétique, et dans le domaine synchronique, en examinant les conséquences qui en découlent.

CLG : 195

Grammaire historique et changements phonétiques, qui représentent la réflexion diachronique, sont étroitement liés à l’étude synchronique des faits de la langue, parce qu’un état de combinaison de sons, objets de l’étude synchronique, est la conséquence de certains changements phonétiques, objets de l’étude diachronique. L’affirmation est parfaitement en accord avec la célèbre comparaison que fait Saussure entre le jeu de la langue et une partie d’échecs pour expliquer le concept de synchronie et diachronie (CLG : 125-127). À la page 127 du CLG, Saussure souligne qu’il n’y a que sur un seul point où cette comparaison fait défaut : le joueur d’échecs agit dans l’intention d’exercer une action sur le système tandis que la langue ne prémédite rien. Comme exemple des modifications spontanées de la langue, Saussure cite “l’umlaut de Hände pour hanti, de Gäste pour gasti (voir page 120), qui a produit une nouvelle formation de pluriel, mais a également fait surgir une forme verbale comme trägt pour tragit, etc.”. L’un des plus importants concepts de la linguistique théorique saussurienne, c’est-à-dire le jeu de la langue entre les changements diachroniques et les rapports synchroniques des éléments, est donc énoncé par Saussure à l’intérieur d’un raisonnement théorique sur la langue comme système de valeurs, mais les exemples qui le soutiennent appartiennent aux connaissances du Saussure comparatiste, connaisseur des changements historiques des langues.

Les chapitres qui suivent dans la troisième partie du CLG, c’est-à-dire les chapitres IV, V, et indirectement les chapitres VI et VII aussi, traitent de l’analogie, qui occupe en effet une bonne partie du premier cours après la partie sur les changements phonétiques. Si on lit le premier cours on s’aperçoit qu’en traitant un thème très controversé par les linguistes de son époque, Saussure arrive à des conclusions différentes de la thèse initiale. Au début, fidèle à la tradition, Saussure parle de changements analogiques, mais il met immédiatement en évidence leur nature psychologique et il conclut qu’on ne peut pas définir les phénomènes analogiques comme étant diachroniques : la base sur laquelle ils se fondent est moins psychologique que grammaticale. Comme nous l’avons déjà vu à propos des phénomènes phonétiques, où Saussure distingue l’étude des changements phonétiques de l’étude des faits phonétiques d’une langue déterminée, sa pensée sur l’analogie tend également à dégager l’analogie de la perspective diachronique qui l’a caractérisée. La conséquence des changements phonétiques est la substitution d’un terme par un autre, tandis que l’analogie ne substitue pas nécessairement une forme à une autre, mais elle peut produire des formes qui coexistent : l’exemple traditionnel donné par Saussure est le latin honōsem > honōrem, qui constitue un changement phonétique, qui porte à la substitution totale du terme honōsem, par rapport au latin honōs > honor, changement analogique qui permet l’existence parallèle de honor (qui devient plus fréquente) et honos, qui subsiste parfois. Dans ces cas, Saussure préfère parler de créations analogiques, plutôt que de changements analogiques.

Il est très intéressant de noter que si le CLG, comme nous le connaissons sous la forme de l’édition de Bally et Sechehaye, montre une différence certaine entre changements phonétiques et phénomènes analogiques, Bally et Sechehaye placent dans tous les cas l’analogie dans la diachronie, selon la perspective néogrammairienne qui distingue les changements phonétiques des changements analogiques en employant dans les deux cas le mot “changements” (voir p. ex. H. Paul, Baudouin de Courtenay, Kruszewski). Bally et Sechehaye semblent privilégier le point de départ du raisonnement de Saussure, c’est-à-dire la tradition, plutôt que la conclusion de Saussure qui revendique le caractère grammatical des phénomènes analogiques qu’il définit comme des “créations”.

L’étymologie est étroitement liée aux problèmes des changements phonétiques et des créations analogiques. Dans le CLG l’étymologie est traitée dans le dernier des “Appendices aux troisième et quatrième parties”;[7] il s’agit de l’appendice C, page 259, qui commence par l’affirmation suivante : “L’étymologie n’est ni une discipline distincte ni une partie de la linguistique évolutive; c’est seulement une application spéciale des principes relatifs aux faits synchroniques et diachroniques. Elle remonte dans le passé des mots jusqu’à ce qu’elle trouve quelque chose qui les explique”. Le passage continue par la citation des exemples qui montrent soit la simple altération du son (fr. sel < latin sal), soit l’altération du sens (fr. labourer “travailler la terre” < ancien français labourer “travailler en général”) ou l’altération du sens et du son (fr. couver < latin cubāre “être couché”), ou qui marquent un rapport de dérivation grammaticale (fr. pommier < pomme). Le passage s’achève ainsi : “or tout ce qui a été dit à propos de l’analogie montre que c’est là la partie la plus importante de la recherche étymologique”. Dans le même appendice, peu après, nous lisons : “L’étymologie est donc avant tout l’explication des mots par la recherche de leurs rapports avec d’autres mots. Expliquer veut dire : ramener à des termes connus, et en linguistique expliquer un mot, c’est le ramener à d’autres mots, puisqu’il n’y a pas de rapports nécessaires entre le son et le sens (principe de l’arbitraire du signe, voir CLG : 100)”. Saussure traite donc de l’analogie et de l’étymologie avec ses compétences d’indo-européaniste, mais ces compétences constituent la base d’un discours théorique qui prend place dans la perspective systémique qui caractérise constamment son raisonnement.

L’étymologie comme explication des mots par la recherche de leurs rapports avec d’autres mots apparaît très clairement dans le premier chapitre du premier cours où Saussure affirme que “L’étymologie n’a aucune place dans la linguistique”. Et il poursuit : “L’adjectif ‘étymologique’ est un mot qui a sa clarté et qui résume toute espèce de phénomènes linguistiques. Mais comme nous voulons expliquer ce qui existe dans le phénomène nous ne dirons pas que la rupture du lien grammatical est l’effet d’un fait étymologique mais d’un changement phonétique” (CLG : 346).

Ce passage a été utilisé par les éditeurs du CLG, où, dans la troisième partie, chap. III, page 219 nous lisons : “Nous avons vu comment l’évolution phonétique, en changeant la forme des mots, a pour effet de rompre les liens grammaticaux qui peuvent les unir”. En effet, une conséquence évidente du changement phonétique est l’impossibilité de reconnaître le lien étymologique de deux mots entre eux. Un exemple donné par Saussure est la perte de conscience de la dérivation du français brebis < vervex et de berger < vervecarius, parce qu’aujourd’hui on a oublié le passage historique du couple vervex ~ vervicarius > lat. pop. berbix ~ berbicarius > fr. brebis ~ berger. Suite aux changements phonétiques brebis et berger apparaissent comme deux mots indépendants du point de vue morphologique et le rapport entre eux n’est récupérable que par l’étymologie.[8]

Nous trouvons également dans un autre manuscrit un témoignage supplémentaire de l’étymologie comme recouvrement des liens grammaticaux que les changements phonétiques ont rompus; il s’agit du manuscrit Morphologie,[9] où, à propos de mots qui, aujourd’hui, ne montrent à première vue aucun lien entre eux, Saussure dit qu’il faut remonter en arrière dans le temps “jusqu’à une époque où le mot devient morphologiquement analysable” (Godel 1969 : 28).

Nous sommes en présence d’un cas significatif où la diachronie et la synchronie jouent un rôle important et se croisent; les changements phonétiques, qui se posent sur le plan diachronique, produisent des faits morphologiques qui peuvent produire à leur tour sur le plan synchronique des créations analogiques, mais en partant de l’état morphologique actuel on peut remonter dans le temps afin de retrouver un état où la morphologie montre les liens des mots entre eux.

L’étymologie populaire (voir [Reichler-]Béguelin 1995) qui occupe le chapitre VI de la même troisième partie du CLG, consacré à la linguistique diachronique, constitue un cas différent; le texte du CLG affirme que les produits de l’étymologie populaire “sont des tentatives d’expliquer approximativement un mot embarrassant en le rattachant à quelque chose de connu” (238). Si “à première vue, il ne se distingue guère de l’analogie”, Saussure donne quelques exemples des principaux types d’étymologie populaire et conclut que :

Les deux phénomènes n’ont qu’un caractère commun : dans l’un et l’autre on utilise des éléments significatifs fournis par la langue, mais pour le reste ils sont diamétralement opposés. L’analogie suppose toujours l’oubli de la forme antérieure; … L’analogie ne tire rien de la substance des signes qu’elle remplace. Au contraire l’étymologie populaire se réduit à une interprétation de la forme ancienne; le souvenir de celle-ci, même confus, est le point de départ de la déformation qu’elle subit. Ainsi dans un cas c’est le souvenir, dans l’autre l’oubli qui est à la base de l’analyse, et cette différence est capitale. L’étymologie populaire n’agit donc que dans des conditions particulières et n’atteint que les mots rares, techniques où étrangers, que les sujets s’assimilent imparfaitement. L’analogie est, au contraire, un fait absolument général, qui appartient au fonctionnement normal de la langue.

CLG : 240

Saussure, fonctionnaliste ante litteram, saisit l’essence de l’analogie qui appartient aux faits généraux de la langue et ne peut que souligner la différence essentielle entre les deux phénomènes qui “s’opposent dans leur essence”.

Sur l’agglutination aussi, qui est traitée dans le chapitre VII de la même troisième partie du CLG, Saussure indo-européaniste montre, par un raisonnement fondé sur ses connaissances de linguistique historique-comparative, que “le contraste entre l’analogie et l’agglutination est frappante” (403). L’agglutination est la conséquence de la synthèse de deux ou plusieurs unités (p. ex. encore de hanc horam) tandis que l’analogie part d’unités inférieures pour en faire une unité supérieure comme p. ex. paganus dans la formation duquel le radical pāg- se soude avec le suffixe -ānus. Saussure, qui connaissait le débat des spécialistes se demandant si certaines formes de la langue indo-européenne ancienne étaient la conséquence de l’agglutination ou de l’analogie (p. ex. *es-mi, *es-ti, *ed-mi), conclut que :

[…] l’histoire seule peut nous renseigner. Toutes les fois qu’elle permet d’affirmer qu’un élément simple a été autrefois deux ou plusieurs éléments de la phrase, on est en face d’une agglutination : ainsi lat. hunc, qui remonte à hom ce (ce est attesté épigraphiquement). Mais dès que l’information historique est en défaut, il est bien difficile de déterminer ce qui est agglutination et ce qui relève de l’analogie.

CLG : 245

La conclusion de la troisième partie du CLG est représentée par le chapitre VIII intitulé “Unités, identités et réalités diachroniques”, où Saussure aborde l’un des thèmes les plus importants et épineux de sa théorie linguistique : il s’agit du raccordement entre la diachronie, c’est-à-dire l’étude historico-comparative des langues, propre aux linguistes de l’époque, et la synchronie, c’est-à-dire l’étude grammaticale de la langue à une époque déterminée.[10]

Le passage d’une époque à l’autre (succession diachronique), “n’a pas affaire à des éléments délimités une fois pour toutes. ... Au contraire, d’un moment à l’autre ils se répartissent autrement, en vertu des événements dont la langue est le théâtre …” (CLG : 246) : en effet, dans le passage d’une époque A à une époque B agissent les changements phonétiques, l’analogie, l’agglutination, etc., qui produisent des effets différents. Dans ce cas aussi Saussure emploie des exemples du latin et du grec pour expliquer ce phénomène; l’exemple de la transformation de la particule grecque kata en préverbe (es. kata-baínō) en corrélation avec l’affaiblissement du sens de la désinence du génitif (óreosbaínō katá > katá óreosbaínō > katabaínōóreos) est significatif.

Dans ce cadre, Saussure réfléchit sur le concept d’identité diachronique (voir Béguelin 2010), qui représente un point de contact entre la synchronie et la diachronie; en effet, il conclut que l’identité diachronique “de deux mots aussi différents que calidum et chaud signifie simplement que l’on a passé de l’une à l’autre à travers une série d’identités synchroniques dans la parole sans que jamais le lien qui les unit ait été rompu par les transformations phonétiques successives” (CLG : 230). Donc dans le cas chaud = calidum nous avons une identité phonétique, c’est-à-dire que chaud et calidum sont le même mot dans deux états linguistiques différents, tandis que le cas de fleurir est différent, parce que le lien de ce mot avec le latin florere, qui aurait donné *flouroir, à un certain état a été rompu. C’est la raison pour laquelle Saussure exclut les identités diachroniques du domaine de l’étymologie, alors qu’il y insère les cas du type fleurir < florere (voir Murano 2013 : 22-24).

Comme on peut le constater, ces réflexions sur le plan théorique et général naissent de la connaissance des structures grammaticales des langues anciennes et modernes et des processus des transformations qu’elles ont subis. Les données des langues sont la base indispensable dont il faut absolument tenir compte pour formuler des théories générales sur le fonctionnement de la langue, dans le sens saussurien du terme. Ce n’est pas un hasard si le fondateur de la linguistique générale au début du siècle dernier était un représentant de la tradition linguistique historico-comparative et l’un des plus grands indo-européanistes de son époque.