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La formation en travail social a connu bien des changements au fil des ans, que ce soit l’émergence de nouveaux cadres théoriques, l’arrivée d’idées novatrices de pratique, ou les effets sur la pratique des bouleversements économiques, sociaux, politiques ou idéologiques de notre époque. Au comité éditorial de la Revue canadienne de service social, nous considérons qu’un ensemble de pressions provenant tout à la fois des gouvernements provinciaux et fédéral, des ordres professionnels ou des administrateurs d’université sont exercées sur la formation en travail social. Pour cette raison, nous avons créé un forum spécial et lancé un appel de propositions sur le sujet à tous les formateurs en travail social.

La Revue canadienne de service social / Canadian Social Work Review prépare un forum de discussion sur la formation et la recherche en service social dans le milieu universitaire actuel. Au cours de la dernière décennie, les établissements postsecondaires ont connu de grandes difficultés, qu’il s’agisse de la diminution du soutien gouvernemental, de l’influence grandissante des autorités publiques sur les contenu des programmes de formation, sur une tendance de plus en plus marquée au corporatisme et le retour en force du gestionnariat dans la formation universitaire. Quelle a été l’influence de ces changements sur la formation et la recherche en service social?

Cinq professeurs en travail social provenant des quatre coins du pays ont soumis leur point de vue sur la question. Ils ont soulevé des enjeux aussi variés que leurs horizons. Représentante syndicale, professeure autochtone, professeure engagée au sein d’une association professionnelle provinciale, directeur d’une école de service social, et professeure au Québec. Nous présentons leur point de vue pour susciter la réflexion sur l’histoire de la formation en service social, sur l’état actuel de la profession et sur l’orientation de la formation des futurs professionnels du service social.

Ce forum comprend cinq réflexions, soit celles de Catrina Brown de l’Université Dalhousie, présidente sortante de l’Association des professeurs de l’Université Dalhousie; de Jackie Stokes, membre du conseil d’administration du Collège des travailleurs sociaux de la Colombie-Britannique; de Shelly Johnson, professeure autochtone à l’Université de la Colombie-Britannique; de Nico Trocmé, directeur de l’École de service social de l’Université McGill; et d’Ysabel Provencher, professeure à l’Université Laval.

Catrina Brown écrit du point de vue d’un syndicat de professeurs au sujet des contraintes néolibérales sur la formation en service social. Elle s’attarde particulièrement à la façon dont les universités fonctionnent comme de grandes entreprises, où les maigres ressources sont affectées aux installations matérielles et à un nombre croissant de postes administratifs, tandis que les membres du corps professoral doivent composer avec de moins en moins de ressources. Elle fait valoir l’importance pour les professeurs de connaître leurs droits inscrits dans la convention collective et rappelle l’importance de militer pour obtenir des postes permanents et pour contraindre les associations facultaires à mener des analyses judiciaires des budgets universitaires. Brown présente un exemple éclairant de l’influence qu’a eue (et que continue d’avoir) le programme néolibéral sur l’Université Dalhousie et sur l’école de service social. Elle insiste sur le fait qu’il « est temps de faire le point sur les façons de résister au programme néolibéral et au discours d’austérité prédominant au lieu de s’en faire les complices » (trad., p. 118).

Jackie Stokes pour sa part fait porter ses réflexions sur les compétences et la réglementation, en formulant l’hypothèse selon laquelle : « les compétences d’entrée sur le marché du travail en service social correspondent au prolongement naturel des pratiques de formation existantes » (trad., p. 125). Stokes traite des changements introduits en Colombie-Britannique, notamment le fait que le British Columbia College of Social Workers a accepté le profil des compétences du Conseil canadien des organismes de réglementation en travail social. L’un des changements qui en découle est la mise en oeuvre d’un examen « d’admissibilité à la pratique ». Cet examen a des incidences sérieuses sur les universitaires en service social et pose des questions sur la formation dans les écoles de service social. Par exemple, les écoles doivent-elles apporter des changements à leur programme pour préparer les élèves à l’examen et qu’advient-il, dans ce contexte, du contenu essentiel sur la justice sociale? Ce contenu sera-t-il toujours considéré pertinent dans la pratique quotidienne des travailleurs sociaux compétents? Stokes se penche aussi sur les similarités et les différences entre l’agrément au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni et elle examine les distinctions entre les objectifs d’apprentissage, les résultats d’apprentissage et les compétences.

Shelly Johnson presse les universités et les écoles de service social de donner suite aux appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation, y compris d’autochtoniser l’enseignement supérieur et de le rendre accessible aux peuples autochtones. Johnson demande aux universités de reconnaître le territoire sur lequel elles sont bâties et de travailler sciemment à la réconciliation avec les peuples autochtones. Par exemple, la Ville de Vancouver est construite sur des terres des Premières Nations Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh qui n’ont jamais été cédées. L’Université de la Colombie-Britannique est installée sur 100 acres de terres non cédées des Musqueam. Imaginez la facture que recevrait l’université pour 100 ans de location plus intérêts. L’université a la possibilité de soutenir la Première Nation Musqueam, en accordant par exemple une exonération des droits de scolarité à temps plein, en assurant un encadrement professeur-étudiant tout au long de ses programmes, et en offrant des occasions d’emploi sur le campus. Johnson souligne qu’il est temps que les universités canadiennes prennent des mesures. Les établissements de formation postsecondaire doivent se pencher sur « ce qu’ils ont eux-mêmes fait ou n’ont pas fait en faveur des efforts de réconciliation avec les peuples autochtones » (Johnson, 2016, p. 137).

Quinze ans après la publication de l’Étude sectorielle – étude financée par le gouvernement fédéral sur la profession de travailleur social au Canada (Stephenson, Rondeau, Michaud et Fiddler, 2001) –, Nico Trocmé, directeur de l’École de service social de l’Université McGill, pose la question suivante : « le service social est-il toujours en forte demande? » À partir de données tirées des recensements de 1996, de 2001 et de 2006 ainsi que de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011, Trocmé montre que le nombre de personnes s’identifiant comme « travailleurs sociaux » a augmenté de 25 % au cours des 15 dernières années. Toutefois, il note que la catégorie des travailleurs en service communautaire/social a augmenté à un rythme accéléré. Trocmé rapporte que les différences dans les rôles et les fonctions des travailleurs sociaux d’un bout à l’autre du pays soulèvent aussi des préoccupations pour les contenus des programmes de formation des écoles de service social au Canada. L’auteur rapporte la formation récente d’un groupe de travail spécial des Doyens et directeurs des écoles canadiennes de service social pour examiner les changements de la profession. Pour Trocmé, c’est particulièrement important que les communautés marginalisées desservies par les travailleurs sociaux continuent d’être défendues par ces derniers, qui peuvent agir comme leur porte-parole et reconnaître leurs besoins.

Ysabel Provencher propose un regard intérieur sur l’effet du contexte universitaire actuel sur l’enseignement universitaire. Provencher traite en particulier de l’incidence de l’informatisation sur l’enseignement et sur la communication professeur-étudiant. Pour Provencher, la réduction du temps disponible pour communiquer et réfléchir compromet la production des connaissances.

Comme en témoigne la diversité de ces contributions, les enjeux auxquels est confronté le travail social sont complexes. Nous espérons que ces réflexions permettront d’y voir un peu plus clair et inciteront chacun d’entre nous, en tant que professeur en travail social, à porter attention aux pressions qui s’exercent sur notre identité professionnelle et sur notre travail en faveur de la justice sociale.