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Les disparitions d’enfants[1], notamment suite à l’enlèvement par des inconnus ou par les parents, sont documentées depuis l’Antiquité (Hatcher et al., 1992). À partir des années 1980, elles ont cependant acquis une visibilité politique sans précédents. En Occident, le sort de ces enfants et de leurs familles est notamment devenu la principale raison d’être d’un nombre grandissant d’organisations non gouvernementales (ONG), ainsi qu’une source de préoccupation croissante pour de nombreux États.

Les statistiques mobilisées par les spécialistes sont alarmantes. Chaque année, le phénomène des disparitions concernerait ainsi presque 800 000 enfants aux États-Unis (National Center for Missing and Exploited Children [NCMEC], 2012) et plusieurs centaines de milliers dans l’Union Européenne où, selon des estimations récentes, un enfant serait porté disparu chaque deux minutes (Missing Children Europe [MCE], 2013, p. 12)[2]. Certes, ces chiffres doivent se comprendre dans le cadre d’une définition large du phénomène, qui inclut notamment les enlèvements par des inconnus, les enlèvements parentaux et les fugues (Bowers, 2007; Mahjoub, 2007 ; Sedlak et al., 2002). Dans la grande majorité des cas, les enfants sont aussi retrouvés vivants en l’espace de quelques jours ou même de quelques heures. Toujours est-il, comme l’explique une ONG spécialisée, que « le drame se produit parfois. Et chaque fois, c’est une fois de trop. » (Fondation Sarah Oberson, 2015). La problématique justifie ainsi aujourd’hui, dans beaucoup de pays, une large palette d’interventions, visant notamment à sauver les enfants, à prévenir le phénomène et à pallier à ses conséquences.

Dans cet article, je souhaite analyser la remarquable ascension des « enfants disparus » à l’agenda des sociétés occidentales. J’interrogerai en particulier les logiques qui sous-tendent la production, grâce au travail d’un large éventail d’experts (par exemple thérapeutes, travailleurs sociaux, scientifiques), d’une certaine « vérité » sur le phénomène, ainsi que la progressive institutionnalisation de cette « vérité » à travers de dispositifs spécialisés (lois, alertes enlèvement, etc.). En ligne avec l’approche critique adoptée par Didier Fassin et Richard Rechtman (2007) pour étudier les transformations de la condition de victime dans le monde contemporain, je ne cherche pas à savoir si les définitions et les énoncés des acteurs sont vrais ou faux – du reste, comme je l’ai montré ailleurs (Poretti, 2013), les études sur lesquelles se basent les experts sont rares et généralement peu concluantes. J’essaierai en revanche de comprendre ce qui a rendu possible l’étonnant succès de la cause des « enfants disparus ». Quelles sont les conditions, notamment politiques et sociales, qui ont permis à cette thématique de s’établir de manière crédible, à côté de questions telles que la violence à l’encontre des enfants ou le recrutement d’enfants dans les groupes armés (Poretti et al., 2014), en tant que nouvelle frontière de l’intolérable ? Qu’est-ce qui est à l’oeuvre dans les efforts visant à faire de cette catégorie de victimes une priorité politique nationale ou internationale ? Et que nous dit la trajectoire des « enfants disparus » sur les changements de notre regard sur l’enfance et sur la mort des plus jeunes, que la disparition rend soudainement envisageable ?

Ces questions, ainsi que la problématique des disparitions d’enfants en général, ont reçu très peu d’attention de la part des chercheurs. La majorité des enquêtes disponibles provient de psychologues, qui abordent le vécu des familles d’enfants disparus sous le registre du traumatisme et de la perte (pour une revue de la littérature, voir Poretti, 2013). Ces recherches, souvent menées en coopération avec les organisations qui interviennent auprès des familles concernées (DeYoung et al., 2003; Greif et al., 2007; Hatcher et al., 1992; Lampinen et al., 2010), s’inscrivent généralement sans distance réflexive dans la logique des acteurs de terrain et confirment, à des nuances près, la nécessité d’intervenir par des approches psychosociales et / ou thérapeutiques. En revanche, une poignée d’auteurs s’intéresse, dans une perspective constructiviste, à la mise à l’agenda des disparitions d’enfants (Best, 1987; Fritz et al., 1987; Gentry, 1988). Ces travaux jettent une lumière utile sur la rhétorique qui accompagne la construction de la catégorie d’« enfant disparu », mais ils offrent peu d’éclairages sur les enjeux associés à son succès.

Afin d’appréhender les liens entre la trajectoire des disparitions d’enfants et le politique, j’adopterai pour ma part une double démarche. Je tâcherai, d’une part, de suivre les acteurs au plus près, en ancrant mes analyses dans leurs réalités. Je puiserai notamment dans les documents produits par les organisations spécialisées et dans une série d’entretiens avec des intervenants[3]. D’autre part, je situerai la trajectoire des « enfants disparus » dans le contexte plus large des transformations de notre relation à la vie, à la mort et aux enfants.

Je reviendrai d’abord sur l’ascension de cette nouvelle cause publique aux États-Unis et en Europe, et sur les récits qui l’ont accompagnée. Je me pencherai, en particulier, sur les discours concernant la nature et la gravité du problème et les remèdes censés y répondre. Je tâcherai ensuite de cerner les contours du consensus qui sous-tend le succès politique de la thématique. J’analyserai enfin les enjeux et les paradoxes associés à ce succès.

L’ascension d’un nouveau problème social

Si les différents phénomènes englobés aujourd’hui sous le terme de « disparition » ne sont pas nouveaux, le regard que nous leur portons et les liens que nous établissons (ou non) entre eux ont évolué au fil de l’histoire de l’Occident. Les États-Unis, qui ont adopté les premières lois contre les kidnappings au tournant du XXe siècle (Hatcher et al., 1992), jouent un rôle clé dans l’émergence et dans la diffusion d’une nouvelle manière de concevoir les disparitions d’enfants. Les années 1980 constituent, à cet égard, un moment charnière.

Entre 1979 et 1981, les États-Unis sont secoués par une série d’enlèvements et d’assassinats perpétrés par des inconnus sur des enfants. Ces crimes suscitent beaucoup d’émoi dans la population et de nombreux parents s’organisent, souvent sous la forme d’ONG, pour plaider pour une action gouvernementale plus efficace. Leurs efforts convergent, à ce moment, avec ceux des organisations qui agissent en cas d’enlèvement parental, qui peinent à convaincre les autorités, la presse et le public des dangers de cette pratique (Best, 1987; Gentry, 1988). C’est alors qu’émerge l’idée de regrouper plusieurs situations de rupture du lien physique entre parents et enfants (par exemple enlèvements parentaux, enlèvements par des inconnus, kidnappings, fugues) sous la notion d’« enfants disparus » (missing children), catégorie jusqu’alors absente du débat politique (Best, 1987, p. 105). Il s’agit, d’une part, d’interpréter les critères pour définir la disparition d’enfants de la manière la plus large possible, en tissant des liens entre des phénomènes jusque là dissociés. D’autre part, il faut pouvoir démontrer, pour convaincre ceux qui considèrent les fugues ou les enlèvements parentaux comme des situations relativement bénignes, que les enfants concernés y sont en réalité exposés à des risques très importants d’abus ou d’exploitation.

En ce début des années 1980, en l’absence d’études sur le phénomène et de critères partagés pour le mesurer, le plaidoyer se base surtout sur des témoignages poignants de parents d’enfants enlevés ou brutalement assassinés par des inconnus (Best, 1987; Gentry, 1988). Bien que ces évènements soient très rares – les fugues sont, de loin, les situations les plus fréquentes, suivies par les enlèvements parentaux[4] –, la dramatisation des enjeux a le pouvoir de décourager la critique. Cette stratégie aboutit ainsi très rapidement à la signature du Missing Children’s Act (1982) et du Missing Children Assistance Act (1984), soutenu notamment par le président Ronald Reagan. Cet acte législatif jette les bases pour la création, en 1984, d’un centre national chargé de soutenir les autorités dans la recherche des enfants disparus et dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants : le National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC). Grâce à une aide conséquente du gouvernement fédéral et à l’appui de puissants donateurs privés, tels que Google, Honeywell ou la Microsoft Corporation (NCMEC, 2013a, p. 22-27), le NCMEC soutient aujourd’hui un très vaste réseau d’organisations actives aux États-Unis dans le domaine des disparitions d’enfants. Il sert aussi de référence internationale en la matière.

L’Europe suit, avec un décalage d’à peu près une décennie, l’évolution d’outre-Atlantique. C’est en effet en 1996, suite à l’affaire Dutroux et à l’imposante mobilisation populaire qui l’a suivie, qu’émerge en Belgique l’idée de créer une ONG spécialement dédiée à la lutte contre les disparitions et l’exploitation sexuelle d’enfants. Les parents des victimes et les autorités belges s’inspirent alors directement du NCMEC (Child Focus, s.d.), ce qui conduit à la création, en 1998, du Centre Européen pour Enfants Disparus et Sexuellement Exploités, aujourd’hui actif sous le nom de Child Focus. En 2001, Child Focus et d’autres ONG créent Missing Children Europe (MCE), organisation faîtière qui se développe rapidement, notamment grâce au soutien financier de la Commission Européenne[5] et des « premières dames » de plusieurs États (UNICEF, 2007), et qui fédère aujourd’hui un réseau de 32 organisations actives dans 26 pays (MCE, s.d.).

De par ses origines, l’approche européenne est donc calquée sur le modèle états-unien. Elle en reprend notamment la définition large du problème, la vision basée sur l’intervention d’urgence et l’association étroite des disparitions avec la thématique des abus sexuels à l’encontre des enfants. Contrairement aux États-Unis, où le NCMEC possède des unités spécialisées dans la recherche d’enfants et dans la médecine légale, les ONG européennes ne s’occupent pas directement de rechercher les enfants. Elles laissent ainsi généralement cette tâche aux forces de police, avec lesquelles elles coopèrent néanmoins étroitement, et se concentrent sur le soutien aux familles.

L’essor de la cause des « enfants disparus » sur le continent européen consent aux ONG spécialisées de tisser des liens plus étroits avec les défenseurs des droits de l’enfant. Ces liens se nouent notamment autour de thématiques communes, telles que la traite d’êtres humains, l’exploitation sexuelle ou la violence à l’encontre des enfants. La nomination en mai 2014 de la Présidente de MCE, Madame de Boer-Buquicchio, au poste de Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, une position clé dans le dispositif onusien chargé de la mise en oeuvre de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CDE), est à ce titre particulièrement significative. Elle donne notamment à la cause des « enfants disparus » une résonance mondiale (MCE, 2014) et semble cautionner, bien qu’implicitement, le lien étroit construit par les experts entre disparitions et exploitation sexuelle.

Une perte sans pareille

Si la disparition est conçue, indépendamment de ses circonstances, comme un évènement qui met en danger la vie et l’intégrité des enfants, elle constitue aussi, d’après les spécialistes, une épreuve majeure pour les familles concernées. La disparition d’un enfant est notamment décrite comme une expérience hors norme, associée à des niveaux de traumatisme souvent plus élevés que d’autres types de victimisation (DeYoung et al., 2003; Hatcher et al., 1992). Pensée dans le registre de la perte, cette épreuve engendrerait, selon le NCMEC, un « processus d’activité physique, émotionnelle et mentale incomparable à toute autre situation » (Bowers, 2009, p. vii)[6].

Trois caractéristiques contribueraient à rendre cette perte particulièrement douloureuse (Von Suhr, 2003, p. 33-45). D’abord, la perte serait compliquée par la singularité des liens entre parents et enfants ou entre collatéraux. Dans les sociétés occidentales, la perte d’un enfant serait aussi contraire à l’ordre des choses, les enfants étant supposés survivre à leurs parents. Ensuite, à l’instar des morts subites d’enfants, le caractère soudain des disparitions rendrait le processus d’adaptation à la perte particulièrement difficile. Enfin, la perte occasionnée par la disparition serait par essence « incertaine » ou, selon une formule empruntée à Pauline Boss (1999, 2007), « ambiguë ». D’après cette conception, qui est de plus en plus mobilisée par les acteurs, la disparition d’une personne modifierait de manière ambiguë les frontières du système familial, la personne étant à la fois physiquement absente et psychologiquement présente, avec des conséquences dévastatrices sur le bien-être des membres de la famille et sur leurs interactions. L’expérience de la disparition serait caractérisée, en d’autres termes, par une tension permanente entre une absence objective, celle du corps de l’enfant, et la présence de l’objet perdu, sous de multiples formes, dans la psyché des membres de la famille. Cette situation produirait notamment, chez les familles, une perpétuelle tension entre espoir et désespoir (Bowers, 2007; Entretien 3, 2014). Dans cette optique, d’après Pauline Boss (1999, p. 6), la connaissance de la mort serait préférable à la pérennisation du doute.

Si les spécialistes tiennent à distinguer la disparition du décès, les concepts qu’ils mobilisent sont souvent empruntés aux théories du deuil (Poretti, 2013). En règle générale, les textes adhèrent en effet à l’idée – déjà présente dans l’oeuvre de Sigmund Freud, bien que sous une forme encore obscure et non aboutie (Allouch, 1995) – que la mort serait une « épreuve de réalité » caractérisée par la perte d’un objet aimé, suivie d’un processus d’adaptation intrapsychique impliquant un « travail de deuil » de la part des endeuillés. D’après la théorie de la perte ambiguë, c’est donc précisément parce que le statut de l’objet perdu est incertain que l’épreuve de réalité ne peut pas être résolue, ce qui conduirait à un « deuil congelé » (Boss, 1999, p. 1-25).

Remédier au problème

En dépit de l’ampleur et de la complexité des défis, l’intervention des acteurs est empreinte d’espoir et de positivité. « Ici, nous n’abandonnons jamais l’espoir », souligne ainsi une spécialiste du soutien aux familles, « nous avons vu des enfants retourner après des décennies, vous savez. » (Entretien 3, 2014). Une autre interviewée observe : « L’espoir fait vivre », comme on dit, « il est donc toujours là. » (Entretien 4, 2014). Animés par cet espoir, les experts préconisent plusieurs remèdes au problème. Ils concernent à la fois la phase d’urgence, le soutien aux familles dans le moyen et long terme, et les mesures de prévention.

L’intervention d’urgence

Dans les heures ou jours qui suivent la disparition, l’action des intervenants vise principalement à préserver la vie et la santé de l’enfant, qu’il s’agit de retrouver et ramener à sa famille. Les ONG insistent d’ailleurs sur le fait que la localisation de l’enfant ne suffit pas : tant que « l’enfant n’est pas là », c’est-à-dire tant qu’il est physiquement absent, il reste disparu (Entretiens 2 et 3, 2014). Les premières 48 heures étant souvent décisives (Office of Juvenile Justice and Delinquency Prevention [OJJDP], 2010), il faut agir vite, efficacement et de manière coordonnée. Les acteurs préconisent deux mesures clés : la mise en place d’« alertes enlèvement », c’est-à-dire de dispositifs permettant d’impliquer toute la population dans la recherche de l’enfant, notamment à travers la diffusion (par la radio, la télévision, les panneaux d’autoroutes, etc.) d’informations concernant l’enlèvement, et l’établissement de numéros d’appel d’urgence permettant de signaler des cas de disparition et de fournir des conseils aux familles.

Dans cette phase cruciale souvent décrite comme chaotique, l’aide offerte aux familles est surtout de nature juridique et psychosociale, et peut mobiliser, à côté des professionnels, ce qu’un intervenant a qualifié d’« experts du vécu » (Entretien 1, 2014), c’est-à-dire des parents ayant vécu des expériences similaires. Ce soutien répond à une double logique. D’une part, afin que les recherches de l’enfant puissent se dérouler au mieux, il importe de faciliter le dialogue entre la famille et les différents intervenants, et notamment avec la police, acteur essentiel avec qui les parents ne sont pas familiers, et dont ils ne comprennent pas forcément le fonctionnement et les besoins (Bowers, 2007; Mahjoub, 2007). Les parents seraient aussi fréquemment submergés par les émotions (par exemple frustration, colère, culpabilité), et tendraient à voir la présence et les questions des policiers comme une intrusion injustifiée dans leur sphère privée (Entretien 5, 2014).

D’autre part, l’intervention psychosociale d’urgence se doit d’intégrer la possibilité que la disparition reste inexpliquée pendant longtemps. D’après le NCMEC, en effet, le fait de « fournir un soutien sain au début de l’absence sert de base pour une adaptation saine pendant tout le processus » (Bowers, 2007, p. vii). Il s’agit notamment d’aider les familles à affronter le choc physique et émotionnel et à structurer leur vie autour d’un agenda qui permette de satisfaire les besoins essentiels, tels que le sommeil, la nourriture et l’exercice, et d’éviter l’isolement social (Bowers, 2007; Entretiens 2 et 4, 2014).

Accompagner les familles

Lorsque la disparition s’étend au-delà de la phase d’urgence et que les traces permettant de retrouver l’enfant se font plus rares, l’accompagnement des familles prend le dessus sur la recherche de l’enfant. Le NCMEC (Bowers, 2007) résume ainsi son approche : « Nous ne pouvons pas réparer, guérir, atténuer, ou faciliter la clôture; nous pouvons seulement soutenir le processus que cette famille doit endurer. » (p. vii), notamment en « aidant le parent à établir des orientations physiques et émotionnelles pour ses pensées, sentiments et comportements » (p. 1). Au-delà de l’écoute, le soutien psychosocial offert aux familles vise donc aussi à influencer leurs réactions à la perte. Les parents et les collatéraux sont notamment encouragés à distinguer les faits des spéculations, à reconnaître la « réalité de la perte », à « être réalistes » (Bowers, 2007, p. 1-7). Les experts encouragent ainsi les familles à vivre la réalité de la perte au jour le jour et s’attachent à créer un environnement qui permette à tous de partager, ouvertement et honnêtement, leur souffrance et leurs opinions concernant la personne disparue (Bowers, 2007; Lloyd et al., 1986). La participation à des groupes de parole avec des parents ayant vécu des expériences similaires, tels que ceux organisés par le NCMEC, est aussi souvent recommandée. En fait, la capacité à accepter l’absence, à court terme et pendant le temps de sa durée, est considérée comme une composante centrale d’une stratégie d’adaptation réussie et doit donc être honorée (Bowers, 2007). Une adaptation appropriée à cette perte ambiguë exigerait notamment, d’après Von Suhr (2003, p. 131), que les familles acceptent de ne pas savoir et atteignent, en dépit d’une souffrance inévitable, une sorte d’« instabilité stable ».

Les professionnels insistent aussi sur la nécessité d’éviter que des émotions telles que l’amertume, la rage ou le ressentiment prédominent. Une intervenante explique ainsi que, lorsque des familles entrent dans une logique de vengeance, par exemple en souhaitant que d’éventuels actes de négligence de la part de la police soient sanctionnés ou, plus largement, qu’il y ait « des têtes qui roulent » (Entretien 4, 2014), elle les encourage plutôt à trouver une issue positive à l’expérience. À long terme, clarifie-t-elle, une attitude de représailles « va plus leur nuire que les aider », alors qu’il s’agit surtout de « tire[r] les leçons de ce qui est arrivé, mais de manière positive, pour que cela n’arrive pas à d’autres enfants » (Entretien 4, 2014).

Combattre le problème à la racine

Si le problème des disparitions d’enfants, de par son association étroite avec les enlèvements par des inconnus, a été longtemps attribué au comportement d’individus sadiques ou malades (Conrad, 1999), dès les années 1980 le récit des acteurs se complexifie. Il suit notamment l’évolution du débat sur les abus à l’encontre des enfants qui, à partir de cette période, se porte de plus en plus sur la maltraitance au sein des familles (Fassin, 2000; Jenks, 1994). La cellule familiale cesse alors d’être perçue comme un bastion protecteur et les capacités des parents d’assurer le bien-être de leurs enfants sont mises en doute.

Les fugues sont ainsi presque unanimement perçues comme une fuite, un éloignement d’une situation difficile (Entretien 5, 2014). Bien que le phénomène soit souvent associé à des situations de précarité socioéconomique (Rees, 2011), les experts situent les racines du problème surtout dans l’incapacité des parents d’assumer leurs tâches éducatives, ainsi que dans la négligence ou la violence à l’encontre des enfants. Quant aux enlèvements parentaux, d’après le Office of Juvenile Justice and Delinquency Prevention, leurs causes seraient à rechercher dans les conflits familiaux et, plus spécifiquement, dans certaines caractéristiques individuelles des parents, telles que leur appartenance à une minorité ethnique, les liens entretenus avec le pays d’origine, un certain « profil psychologique » (par exemple paranoïaques, sociopathes) ou une enfance marquée par les abus (2007, p. 4-5).

Pour combattre les racines de ces nombreux problèmes, les acteurs préconisent d’abord des améliorations des cadres légaux (par exemple pour lutter contre les crimes pédophiles sur la toile). Ils s’efforcent ensuite de faire appliquer les lois existantes, telles que le code pénal ou la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Une part importante de leurs efforts vise, enfin, à influencer les comportements des familles, des professionnels et des communautés. Il s’agit en particulier d’éduquer les familles et les enfants afin qu’ils prennent les mesures susceptibles de réduire les risques d’abus et de disparition, par exemple sur le chemin de l’école ou dans les activités sportives (NCMEC, s.d.). Parents et enfants sont aussi encouragés à réagir aux premiers signaux d’alerte, tels que les menaces d’enlèvement de la part d’un parent (OJJDP, 2007) ou un cadeau inattendu reçu de la part d’un entraineur sportif (NCMEC, 2013b).

Les contours du consensus

Comme l’a montré Francis Chateauraynaud (2011), les trajectoires des causes publiques dépendent, en grande partie, de la capacité des arguments qui les sous-tendent à résister à la critique, notamment en faisant appel à des objets et des faits reconnus, et à des valeurs partagées. Le succès politique de la cause des « enfants disparus » suggère donc l’existence d’un fort consensus autour des arguments de ses promoteurs. Cette enquête souligne aussi, cependant, qu’en dehors d’un noyau dur consensuel – centré notamment autour de la préservation de la vie des enfants, de la condamnation morale des abus sexuels à leur encontre et de la nécessité de répondre au traumatisme par des interventions psychosociales –, les ONG spécialisées rencontrent des résistances significatives. Celles-ci proviennent des instances gouvernementales, d’autres organisations de la société civile ou des familles. Elles concernent notamment la pertinence d’englober, sous la catégorie des « disparitions », des phénomènes aussi variés que les fugues, les enlèvements parentaux et les enlèvements par des inconnus, ainsi que la réelle gravité de ces différentes pratiques.

Les intervenants font ainsi souvent face à des interlocuteurs qui ne considèrent pas les fugues comme de véritables disparitions (Entretiens 1 et 6, 2014), ou qui les conçoivent comme « un choix » légitime de la part de jeunes confrontés à des situations familiales insupportables (Entretiens 1 et 2, 2014). Les experts s’étonnent aussi parfois que « [c]ertains parents se refus[ent] […] à dramatiser d’emblée la situation » (Mahjoub, 2007, p. 55) ou que la police ne partage pas leurs inquiétudes pour le sort de certains jeunes fugueurs qui, finalement, « se débrouille[nt] très bien » (Entretien 4, 2014).

De vives controverses entourent aussi les critères de déclenchement des alertes enlèvement, notamment en ce qui concerne leur application aux enlèvements parentaux. Dans les pays qui possèdent ces dispositifs (par exemple Canada, États-Unis, France, Suisse), ces critères sont en effet généralement très restrictifs. En Suisse – où le système d’alerte mis en place en 2010 n’a jamais été utilisé – la règlementation en vigueur prévoit par exemple le déclenchement de l’alerte seulement dans les cas d’« enlèvement avéré » où la police a des raisons de croire « que la victime est sérieusement menacée dans son intégrité physique, psychique ou sexuelle » (Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police et al., 2009, p. 1). Ceci limite l’alerte, en pratique, aux enlèvements par des inconnus malveillants. Un postulat parlementaire visant à étudier la possibilité d’assouplir les conditions de déclenchement de l’alerte, et en particulier à permettre de lancer l’alarme également lors d’enlèvements parentaux potentiellement dangereux pour les enfants, a cependant été soumis récemment (Parlement suisse, 2014). Alors que le Conseil Fédéral, l’exécutif du pays, proposait de rejeter le postulat en arguant qu’en cas d’enlèvement parental « la vie et l’intégrité physique de la personne ne sont normalement pas mises en danger » (Parlement suisse, 2014), les partisans d’un assouplissement du dispositif mettaient l’accent, en se fondant sur une étude scientifique mandatée par l’organisation Missing Children Switzerland (Volet et Aebi, 2013), sur la fréquence et la dangerosité des enlèvements parentaux. En commentant ces débats, qui ont finalement abouti à l’acceptation du postulat, une responsable d’une ONG s’insurge contre la banalisation des enlèvements parentaux : « Ils disent que les parents ne font pas de mal aux enfants, mais la réalité prouve que ce n’est pas vrai. » (Entretien 5, 2014). Certes, les intervenants admettent que seule une petite minorité d’enfants enlevés par leurs parents est en réel danger de mort ou d’abus, mais le principe de précaution justifie néanmoins, à leurs yeux, une application plus large du dispositif.

S’il existe quelques désaccords quant aux véritables risques encourus par les enfants hors du cadre familial ou institutionnel, les disputes brièvement esquissées ci-dessus pointent généralement vers la famille. Dans les récits des acteurs, les parents sont ainsi alternativement dépeints, parfois par les mêmes locuteurs, comme des adultes protecteurs, des personnes capables de trouver des solutions à leurs problèmes, des victimes dans le besoin, des personnes ignorant la véritable valeur de l’enfant, ou des déviants qui portent la responsabilité principale du sort malheureux de leurs enfants. La famille, institution qui a subi depuis les années 1960 des transformations profondes, serait-elle devenue une sorte de coquille vide, remplie à tour de rôle par des représentations ambivalentes et contradictoires ? Les controverses autour des disparitions d’enfants suggèrent, en tout cas, que le rôle et la valeur de la famille sont aujourd’hui fortement contestés. Dans ce contexte, le consensus se fait principalement au sujet des mesures visant à protéger l’enfant, qui est devenu « une sorte de valeur refuge et de point de convergences morales et juridiques » (Schultheis et al., 2007, p. 65).

Aux frontières du pouvoir et du savoir

Comme l’a montré Michel Foucault (1975, 1976), à partir du XVIIIe siècle, la gestion, l’administration et le contrôle de la vie deviennent progressivement partie intégrante des techniques politiques. La vie cesse peu à peu d’être perçue comme le fruit du hasard, émergeant ici et là de la fatalité de la mort; elle devient un enjeu politique central, l’objet d’interventions multiples dont dépendent notamment la survie de l’espèce et la légitimité du pouvoir. En Occident, dès la fin du XIXe siècle, les enfants acquièrent ainsi une valeur inestimable et leur mort est graduellement perçue comme « un sacrilège intolérable » (Zelizer, 1985/1994, p. 23). La préservation de leur vie et de leur santé devient alors une priorité politique capitale, poursuivie en particulier à travers le développement de la pédiatrie et de la psychologie. La trajectoire ascendante de l’enfance se poursuit pendant le XXe siècle et s’accentue à partir des années 1980, notamment suite à l’adoption de la CDE (1989) et à sa progressive mise en oeuvre, où la promotion de la vie et de la santé des enfants assument une importance de plus en plus centrale (Poretti et al., 2014).

La lutte contre les disparitions d’enfants côtoie donc, à partir de la fin du XIXe siècle, le combat pour préserver la vie des plus jeunes, au point que l’enfant mort et l’enfant disparu, en tant que catégories du discours, semblent souvent se confondre. C’est le cas, par exemple, du plaidoyer qui lie systématiquement les situations de disparition d’enfant au meurtre, ou de l’analogie établie par les experts entre la réaction à la disparition et le processus de deuil. L’usage répandu du terme « disparu » pour nommer les personnes décédées est aussi là pour nous rappeler que la frontière que les experts dessinent entre la mort et la disparition pourrait ne pas être si étanche qu’on le prétend. C’est en tout cas ce que suggèrent les débats récents sur la mort et le deuil, qui redonnent sens et légitimité à la présence des morts, sous différentes formes, après leur décès (Allouch, 1995; Molinié, 2006; Neimeyer et al., 2006). Et si les morts, comme le suggère Jean Allouch (1995, p. 65), n’étaient autre chose que des disparus pouvant « réapparaître n’importe où, n’importe quand, au prochain coin de rue » ?

La disparition n’est pourtant pas la mort : si elle en est la possible antichambre, elle apparaît surtout, dans les récits des acteurs, comme un inquiétant point de basculement. Là où la clarté apparemment définitive de la mort permettrait, en quelque sorte, de classer l’affaire ou, comme on dit, de « tourner la page », renvoyant notamment les familles à « faire le deuil », l’épreuve de réalité de la disparition se dérobe constamment à notre entendement. En enveloppant d’incertitude la frontière qui sépare la vie de la mort, la présence de l’absence, elle ouvre une brèche dans le savoir où peuvent s’infiltrer le désordre et le chaos. Une intervenante exprime ainsi son propre désarroi face aux familles d’enfants disparus :

[En cas de] disparition, on est tout le temps dans ce flou, on ne sait pas ce qui est arrivé, on ne sait pas ce qui est à faire, on ne sait pas si on doit parler d’un enfant qui est mort ou d’un enfant qui vit. Et je pense que le fait de ne pas savoir… on peut s’imaginer tellement des choses affreuses…

Entretien 4, 2014

Le vide béant laissé par la disparition est donc habité par l’angoisse, le doute et les fantasmes. Dans des sociétés où la maîtrise des projets individuels, y compris du projet-enfant (Memmi, 2011), se veut maximale (Boltanski et al., 1999/2011), et où l’attachement émotionnel envers les plus jeunes a acquis une centralité sans précédents, la disparition d’enfants constitue ainsi une crise majeure, un moment paroxystique capable de remettre en question la légitimité de l’ordre social. L’acharnement des experts à souligner la nécessité d’étendre l’alarme à toute la population chaque fois qu’une disparition implique des risques pour la vie et la santé des enfants prend alors tout son sens : la légitimité des dispositifs visant à gouverner la vie est en jeu et, si tout n’est pas perdu, il importe de rétablir l’ordre des choses sans tarder.

Comme l’a souligné Didier Fassin (2000, 2010), bien qu’ayant un caractère d’évidence, la primauté donnée à la vie, à la santé et au corps dans le gouvernement des affaires publiques, n’est qu’une des façons possibles de qualifier les problèmes sociaux. Elle correspond aussi à une certaine manière, aujourd’hui dominante, d’aborder trois fondements inter-reliés du politique : les rapports de pouvoir et de légitimité, le problème du vivre ensemble et les frontières entre espace public et sphère privée. Bien que limité, le consensus qui a assuré le succès de la cause des « enfants disparus » s’accompagne ainsi d’une certaine vision du politique.

Si la préservation de la vie et de la santé des enfants correspond à des revendications légitimes des familles et de mouvements sociaux – la trajectoire des « enfants disparus » associe d’ailleurs souvent, comme nous l’avons vu, histoire familiale et action collective –, l’aptitude à produire des « vérités » au sujet des disparitions et à intervenir dans la vie des familles s’inscrit aussi dans des rapports de force asymétriques. La main que les spécialistes tendent aux enfants et aux familles participe donc à la fois, à l’instar du geste humanitaire (Fassin, 2010, p. 10), d’une politique de la solidarité et d’une politique de l’inégalité. En tant que politique de la solidarité, elle est ancrée dans la possibilité de reconnaître l’Autre en tant que semblable, et de s’ouvrir à son monde mental et à ses représentations, aptitude qui, d’après Boris Cyrulnik, serait la « seule que nous ayons qui peut vraiment fonder une morale » (Cyrulnik et al., 2000, p. 59). En tant que politique de l’inégalité, elle s’inscrit en revanche dans une morale de la compassion qui instaure, entre experts et victimes, une relation de domination : une personne possède le pouvoir et le savoir; l’autre n’a que le choix, souvent très relatif, de recevoir avec humilité et reconnaissance ou de refuser l’aide. Cette enquête suggère ainsi qu’en dépit d’un discours axé sur l’« accompagnement » et l’« écoute », les experts portent au sein de familles souvent fragiles des « vérités » qui laissent peu de place au vécu des personnes concernées. Avec les meilleures intentions et non sans quelques hésitations, ils introduisent dans la vie des « victimes » de nombreuses épreuves, telles que la nécessité de communiquer ouvertement, de mener une vie saine, d’éviter le ressentiment ou d’accepter l’absence, épreuves dont la réussite dépend de la capacité des concernés à se conformer aux attentes des experts.

On peut aussi s’interroger sur les effets d’une politique qui fonde sa légitimité sur la mobilisation d’une iconographie opposant des « victimes » innocentes à des « prédateurs », généralement de sexe masculin, guettant les enfants dans les communautés ou au sein même des familles. Au nom de la préservation de la vie et de la santé des enfants, cette iconographie ne risque-t-elle pas d’alimenter le soupçon et la méfiance envers et entre les adultes ? Paradoxalement, tout en soulignant la nécessité d’une (ré)action collective pour faire face aux disparitions, le plaidoyer des spécialistes pourrait contribuer à affaiblir la capacité des familles de développer, au sein des communautés, des réseaux informels sur lesquels s’appuyer en cas de besoin.

En centrant leur regard principalement sur le caractère intolérable des atteintes à la vie et à la santé des enfants, et en psychologisant les causes et les effets des disparitions, les ONG spécialisées évacuent aussi, de fait, l’influence du contexte économique et social sur le sort des enfants concernés et de leurs familles. Or, comme tout problème social, l’exploitation et la violence à l’encontre des enfants n’émergent pas dans le vide, mais sont souvent liées à des contextes culturels et socioéconomiques caractérisés par l’exclusion et la précarité (Korbin, 2003; Scheper-Hughes et al., 2004). Il en va de même des ruptures et des conflits familiaux, dont la prévalence dans le monde contemporain peut difficilement se comprendre en dehors des transformations du capitalisme et des politiques économiques et sociales (Boltanski et al., 1999/2011), ainsi que de la progressive individualisation des relations entre les membres de la famille (Schultheis et al., 2007, p. 62-63).

Certes, le mandat que se sont données les ONG spécialisées est celui d’agir dans l’urgence, « comme une ambulance ou un service qui fait les premiers soins » (Entretien 1, 2014). Une intervenante clarifie d’ailleurs que son organisation ne souhaite « pas changer ce qui est déjà en place » (Entretien 4, 2014). En simplifiant les causes du problème et en privilégiant des activités de prévention axées sur l’éducation des parents et des enfants, les experts font cependant porter aux familles la responsabilité principale de la lutte contre le phénomène. Une intervenante d’une petite ONG s’insurge néanmoins contre une approche urgentiste qu’elle qualifie de « travail de pompiers » :

Les droits de l’enfant ont apporté la vision d’un enfant sujet de droits, mais ces organisations l’oublient totalement. (…) Nous revenons à l’idée de l’enfant vulnérable qui doit être protégé, comme au début du XXe siècle, lorsque les dames donnaient à manger aux pauvres (…), et c’est dommage, parce qu’on pourrait faire beaucoup plus (…), pas pour avoir plus de numéros d’urgence, mais pour mettre en discussion le système

Entretien 5, 2014

En dépit des liens que les partisans de la cause des « enfants disparus » tissent avec les droits de l’enfant, du moins sur le continent européen, leurs actions ne semblent paradoxalement pas orientées vers la défense des droits des gens face aux abus de pouvoir de la part de l’État, mais vers la promotion, auprès de familles souvent fragiles, de normes de comportement censées assurer un gouvernement efficace de la vie. Au nom de la sauvegarde du corps de l’enfant et de la santé physique et psychique des parents, les ONG spécialisées s’insèrent ainsi dans un continuum de dispositifs de pouvoir-savoir (forces de police, services de santé, services de protection de l’enfance, etc.) dont la fonction est essentiellement régulatrice et disciplinaire (Foucault, 1976, p. 190). Le soutien étatique aux ONG spécialisées – qui s’accompagne d’ailleurs souvent de coupes dans les prestations sociales destinées aux familles et aux enfants (Conrad, 1999) – apparaît donc sous une lumière nouvelle. Au-delà du vaste consensus moral qui entoure la condamnation des agressions d’adultes malveillants à l’encontre des enfants, le remarquable succès politique de la cause des « enfants disparus » pourrait être lié, en grande partie, à sa capacité de contribuer à dépolitiser l’espace public et à légitimer, si ce n’est à renforcer, les dispositifs visant à gouverner la vie des gens.