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On appelle économie immatérielle cette économie dont le mode de production de la valeur tend à reposer plus sur des processus de coopération, de communication et d’information que sur la transformation des matériaux et la circulation des marchandises. L’analyse de cette nouvelle époque de l’accumulation, qu’on dit post-fordiste, révèle à la fois un progrès formidable et une évolution surprenante de ce que ce mode de production commençait à accomplir aux premiers jours de l’industrialisation, à savoir la séparation des individus par rapport à leurs conditions d’existence.

Karl Marx (1968a) expose dans la huitième section du Capital ce phénomène d’expropriation des classes productives, révélant ainsi la nature de l’action historique du capitalisme : libérer le travail pour le marché en liquidant toute production en vue de la subsistance. Expulsés des terres communes, dépouillés des moyens de production, les individus sont dans l’obligation de vendre leur « force de travail », ultime propriété dont l’ordre juridique moderne assure le caractère inaliénable. La libération du travail, on connaît l’histoire, est le principe d’une expansion révolutionnaire du potentiel productif. Marx montre que le génie de ce développement consiste à affranchir la production sociale de la valeur par rapport au travail vivant individuel, c’est-à-dire par rapport à l’humain vivant et travaillant, avec ses outils, ses compétences, son savoir. Ainsi, alors que s’accroissent la division et l’abstraction du processus de production, la valeur de la force de travail individuelle diminue sans cesse, condamnant la vie ouvrière à se vouer toujours plus intensément à ce que Marx nomme le « surtravail », c’est-à-dire au travail accompli en vue de dégager un profit. Si un tel moulin de discipline ne cesse d’accroître la misère individuelle, il a bien pour vertu de diminuer le temps consacré au travail socialement nécessaire – c’est-à-dire à la production des biens nécessaires à la reproduction des forces productives à l’identique. En d’autres mots, le capitalisme tend à créer du temps socialement disponible. Le déplacement actuel de la productivité sociale vers les activités génériques de l’humain, telles que la communication et la production de connaissance, qui se substituent progressivement à l’« application technologique de la science » (Marx, 1968c) pour incarner la nouvelle pierre philosophale du capitalisme post-fordiste, apparaît en ce sens comme une conséquence de cette libération de temps historique. Si ce déplacement semble accomplir la réunification des individus par rapport aux moyens du travail – ceux-ci réinvestissant les compétences et les habiletés individuelles –, il n’abolit certes pas la séparation de la force productive par rapport aux conditions de sa réalisation, séparation dont l’origine remonte au seizième siècle. Il est donc permis de penser que l’usage qui est aujourd’hui proposé de ce formidable accroissement de temps libre engendre une misère profonde, inédite, à laquelle la théorie doit réfléchir.

Les ethnologues et les anthropologues ont découvert que les sociétés ne se distinguent pas tant par leur mode de production que par la nature de la dépense improductive qui y est pratiquée, par sa rationalisation et ses modes de représentation (Mauss, 1950 ; Bataille, 1967 ; Sahlins, 1976). Appliquant ce critère, on ne manque pas de constater que le monde industriel et postindustriel, de manière particulièrement flagrante, ne se caractérise pas tant par l’autonomisation et l’emballement de la sphère productive que par l’inscription de toute dépense sociale, c’est-à-dire de la consommation, dans un cycle infini de production de valeur. Toute gratuité, toute « improfitabilité » lui sont refusées. Le temps libéré n’y est, pour ainsi dire, pas libre. Et ceci pose plusieurs problèmes. Devenue l’objet d’une mobilisation systématique en vue de la valorisation capitaliste, la dépense sociale s’avère une source de destruction incontestable pour la chair du vivant dans son ensemble autant que pour le monde physique qui en est l’habitat. L’analyse des circuits de la consommation se présente donc comme le problème le plus urgent de la théorie sociale et politique contemporaine. Car, comme Marx l’affirme de ce qu’il nomme le « capital fixe », c’est-à-dire le système des machines, la consommation qui est réinvestie « au sein du processus de production signifie en fait use, usure » : c’est-à-dire qu’elle n’est jamais usage (1968c : 310). À produire du vivant au moyen du vivant en vue de le voir circuler et d’en extraire un profit, on le détériore d’une manière irrévocable.

Ainsi, non seulement les formes actuelles de misère, symbolique et psychologique, se surajoutent-elles au dénuement et à la paupérisation dont la « libération » du travail a été à l’origine, mais elles les exacerbent en même temps qu’elles leur fournissent leur lot de justifications idéologiques et le substrat affectif nécessaire à leurs scandaleuses opérations. La question proprement politique qui se pose ici est de savoir si les individus sont destinés à subir passivement un tel régime d’« antiproduction », selon le mot de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972), ou si des utilisations curatrices et fertilisantes de leurs forces productives renouvelées peuvent être collectivement imaginées, et politiquement organisées.

Il est courant, devant ce régime d’accumulation morbide, d’invoquer une humanité commune que des formes d’institutionnalisation politique adéquates seraient susceptibles de préserver. On rappelle ainsi à l’analyse marxienne son ascendance hégélienne et insiste sur la nécessité de médiations sociales, c’est-à-dire l’inscription des pratiques individuelles dans une totalité sociale constituée (Martin et Ouellet, 2014). Ainsi les plus récents développements revendiquant l’héritage de la théorie critique poursuivent la dénonciation des fétiches « travail », « valeur », « argent » (Jappe et Kurz, 2003) et se posent comme conservateurs d’un socle anthropologique fondamental, gardiens des valeurs et des significations, où pourraient être érigées des formes sociales non aliénées (Postone, 2009). Or, devant l’évolution récente de la production sociale de la valeur, qui engage l’intégralité de la vie humaine dans la production intégrale de la vie humaine, d’autres ont trouvé tout à fait périlleuse cette épopée conservatrice. Je voudrais rendre compte ici de cette dernière perspective, qui propose une lecture de la subjectivation révolutionnaire telle qu’elle s’esquisse dans la sociologie et la philosophie de Marx, tout en prenant acte d’une irréversibilité de ce régime de production qu’il convient de nommer le « paradigme anthropogénétique ». L’interprétation spinoziste du marxisme que l’on trouve chez Antonio Negri (1996) ainsi que chez les Italiens qu’on dit post-opéraïstes (Hardt et Virno, 1996 ; Hardt et Negri, 1994 ; 2000 ; Virno, 2002) prétend s’affranchir de toute métaphysique idéaliste à laquelle s’est attachée jusqu’ici la théorie critique, et l’analyse proposée n’aboutit pas moins à une destitution irrévocable du principe même de la valorisation sociale capitaliste.

Puisque la sphère de la production éthique et symbolique est d’ores et déjà conquise, l’hypothèse d’une sphère politique séparée et autonome par rapport à la logique marchande apparaît à ces auteurs dépourvue d’assises épistémologiques solides. L’émancipation par rapport aux formes sociales délétères engagerait plutôt, ou plutôt n’engagerait que l’interprétation, par les subjectivités productives, des modes de subjectivation propres à cette nouvelle ère de l’accumulation capitaliste.

Afin de définir à grands traits les ressorts de ce projet, que j’appelle une « herméneutique de la misère », c’est-à-dire une interprétation des formes sociales à partir de leur productivité même – en l’occurrence la misère elle-même se saisissant des dynamiques qui l’engendrent –, je propose une relecture des deux thèmes marxiens de l’aliénation et du communisme.

Deux thèmes marxiens : aliénation et communisme

Avec l’avènement de la modernité et l’augmentation fulgurante de la productivité qui en signe l’acte de naissance, on découvre que la production recèle une tendance à l’organisation, qu’elle tend à édicter sa propre normativité et à ériger son propre support fonctionnel. La philosophie hégélienne y a vu la possibilité d’une nouvelle forme de communauté, qui exprimerait l’essence libre et infinie de l’humanité. Or, les formes sociales, éthiques et juridiques qui se sont installées avec l’invention du travail ont moins représenté un véhicule des individus dans leur course vers l’universel que l’unification de tous les efforts humains en vue de la maîtrise absolue de toute réalité subsistante. De la prétendue formation de la raison dans l’histoire n’est ressorti qu’un principe d’accumulation du pouvoir et de la richesse, foncièrement hostile au vivant – même quand celui-ci s’est donné pour règles l’égalité et la redistribution. Toutes les formes politiques modernes peuvent être lues comme variantes de ce même telos : un subjectivisme auquel succombent, si l’on suit Louis Althusser (1965), toute lecture humaniste et romantique du marxisme. C’est pourquoi il vaut de remettre sur le métier les thèmes de l’aliénation et du communisme. Le travail proposé ici constitue une forme de propédeutique : il vise l’élaboration d’un cadre conceptuel qui indiquerait le sens de la recherche à venir. Alors que plus aucune borne ne semble contenir l’expansion du capitalisme, seule l’exclusion du paradigme synthétique de l’histoire ouvrirait un champ de possibles pour la théorie politique. Il semble à certains qu’une pensée de l’immédiateté convienne davantage aux conditions où l’expérience d’un dehors, qui assurait un fondement et une consistance épistémologique à l’hypothèse d’un dépassement historique, a été définitivement abolie.

Y a-t-il un sens à parler d’aliénation sans adhérer à une théorie de l’histoire qui partirait d’une conception transhistorique du travail et ferait la critique des institutions actuelles à la lumière de ce concept ? Comme Moishe Postone (2009) le remarque, la prudence invite à ne lire chez Marx qu’une analyse du travail sous le capitalisme, c’est-à-dire de la production devenue unilatérale et abstraite. S’il procède à une histoire de l’expropriation préalable à son développement, c’est précisément afin de déceler, dans la théorie et dans la pratique du capital, des potentiels révolutionnaires qu’ignoraient toutes les formes de production qui les ont précédés. Il n’y a pas, dans l’oeuvre de Marx, quelque modèle idéal dont la production abstraite marquerait la déchéance, mais on n’y trouve pas moins une pensée nécessaire à la composition de la force qui saurait conjurer les puissances destructrices qui semblent peser sur nous avec la puissance de l’inexorable. Sa méthode permet de chercher, au sein des modifications qui se passent sous ses yeux, les conditions d’émancipation d’une force qu’il appartient à une certaine ontologie de recueillir et de réfléchir, sans être promise, comme y tient Postone, à l’institution sociale de nouvelles valeurs. Grâce à l’éclairage de l’anthropologie spinoziste des affects, il serait permis de redéployer la pensée de Marx comme assomption à la fois lucide et hardie de l’horizon matérialiste d’une théorie politique post-fordiste et partant d’y fonder des principes d’évaluation des formes actuelles d’activité. Née d’une « herméneutique de la misère », l’éthique dont il s’agit ne se voudrait pas fondatrice d’un ordonnancement normatif, mais pensée de la production en vue de l’usage, de cet usage qui ne soit pas usure.

Une telle herméneutique permet deux mouvements simultanés, où se joue le procès de subjectivation politique dont j’espère indiquer le sens : elle produit une analyse des structures fondamentales de la production où les communautés humaines sont mobilisées et autoproduites, et enclenche un travail d’imagination de modalités originales d’autovalorisation. Elle propose en somme d’identifier les dispositions favorables à l’opération d’une transvaluation de la productivité totale à laquelle nous sommes irréversiblement voués : le communisme comme devenir du travail.

La réduction des individus à l’impuissance

Si la notion d’aliénation, qu’on considère généralement comme clé de voûte de l’oeuvre de Marx, n’apparaît plus comme telle dans les écrits d’après 1845, estime Franck Fischbach, c’est simplement que le philosophe en propose une analyse plus approfondie et un traitement plus scientifique. Contrairement à Althusser qui va jusqu’à proscrire la lecture des écrits de jeunesse pour préserver cette scientificité de tout idéalisme, Fischbach propose que les thèses d’avant 1845 se trouvent simplement étayées, dans l’oeuvre de la maturité, par une méthodologie renouvelée. La notion d’aliénation se départirait de ses oripeaux spéculatifs pour recevoir l’éclairage d’une science matérialiste. C’est de la vie dont il est question, confirme la lecture de Michel Henry (1976), et le problème est de savoir si les conditions dans lesquelles celle-ci ressent le besoin et la souffrance lui permettent de voir s’épanouir ses potentiels, ou l’en privent. Selon ces lectures, ce n’est plus l’activité, ou la production, qui est première et essentielle, mais la passivité, l’affection. La primauté de l’être passif et affecté, propre à des êtres sensibles, naturels et objectifs, ne saurait leur dénier la puissance d’agir qui est la leur : elle intervient au contraire pour la leur restituer. Ainsi, ce ne peut être, en toute rigueur, que sur la base d’une analyse des modalités affectives que s’élabore le devenir communiste. Fischbach insiste : « Conquérir les conditions objectives d’une expérience affirmative et puissante, c’est-à-dire joyeuse de soi dans le monde, forger les conditions d’une auto-affirmation individuelle et collective de la vie, c’est ce qui, pour Marx comme pour Spinoza, ne peut être atteint qu’en changeant la vie. » (2005 : 21)

« Changer la vie », pour Marx comme pour Spinoza avant lui, implique avant tout une saisie des déterminations de ce qui existe au sein de la nature comme partie de celle-ci. La nécessité de la nature comme principe de production du divers, chez Spinoza, est ce qui définit toute réalité humaine et sociale. Pour Fischbach, c’est ce qui permet « de comprendre qu[e les humains] puissent exprimer l’activité même du tout dont ils sont des parties » (ibid. : 75). L’acquiescement à cette totalité non unifiable fonde le refus de se laisser déterminer par des affections contraires à leur nature, qui est de participer activement, en tant qu’êtres finis, à l’éternité des processus naturels, c’est-à-dire à leur nécessité. La conscience révolutionnaire ne serait donc pas l’opération négative d’une synthèse ou la solution de contradictions, mais l’intelligence d’un procès purement constitutif, qui se déploierait dans l’appropriation d’une passivité fondamentale et originaire. C’est bien du besoin dont les travailleurs sont aliénés, non du profit qu’ils concourent à engendrer. L’activité essentielle renverrait d’abord à la conquête du besoin, non à la découverte de modes de satisfaction plus « authentiques ».

Il arrive que les conditions de la réalité sociale et humaine constituent une entrave au déploiement de la puissance d’agir des communautés humaines. Or ces conditions ne seraient jamais qu’une mécompréhension des causes déterminant le développement des forces productives : en l’occurrence, la conception humaniste et historiciste du sujet que le communiste n’aurait qu’à investir dans le sens du refus et de la subversion. Mais ne sautons pas d’étapes. Quelques précisions sur le sens que prend la notion d’aliénation au coeur de cette conception pleinement affirmative de la nature sont encore requises pour comprendre cet appel de Marx à « changer la vie ».

Le procès de constitution du communisme que le philosophe prétend suivre pas à pas a pour point de départ, comme on sait, l’expropriation complète de la propriété immédiate du travail par la formation historique bourgeoise. Comme le dit autrement Fischbach, il repose sur la « constitution du sujet par perte de ses objets propres et soustraction de sa propre objectivité » (2009 : 73). Tracer le chemin du communisme implique donc d’exposer les principes d’une mutation : d’une forme d’activité déterminée par un autre et pour un autre opposé à soi, selon l’histoire de la génération aveugle de la valeur par la circulation des marchandises[1], à la prise en charge collective et la jouissance commune de la richesse, comprise comme l’activité même, et non comme le produit de l’activité. La praxis révolutionnaire se voudrait l’appropriation immédiate du « travail général », devenu abstrait et unilatéral, en ce sens qu’elle en exprimerait la vérité. Elle n’aurait rien de synthétique, rien d’une négation de conditions historiques entravées, mais serait un processus constitutif – radicalement ouvert et inachevable, ajoute Negri (1996).

Dans les Grundrisse, cahiers de notes inconnus jusqu’en 1939, Marx explique en détail les conséquences de la séparation du travailleur par rapport aux conditions objectives de l’effectuation de sa capacité productive vivante, séparation qui se présente à la fois comme l’origine de la misère spécifique au monde moderne et la condition de possibilité du communisme. Une telle ambivalence se lit sans équivoque non seulement dans ces cahiers de travail, mais également dans les écrits politiques destinés à la publication[2]. L’abolition de cette séparation entre la force et les conditions objectives de son effectuation, qui est le fait de la production en vue de l’usage, de la consommation, appartient à la nature du travail vivant, rappelle Fischbach, en ce que celui-ci met en oeuvre l’« appropriation par laquelle, dans le procès de production lui-même, le travail vivant fait de l’instrument et du matériau le corps de son âme, les ressuscitant ainsi d’entre les morts » (Marx, cité par Fischbach, 2009 : 74-75 [c’est Marx qui souligne]). Mais voilà que le développement industriel rompt définitivement les conditions de cette résurrection d’où procèdent les valeurs d’usage. C’est le capital fixe, c’est-à-dire le travail mort contenu dans le système des machines, par nécessité économique, qui assure l’abolition de la séparation qu’en vertu de la même nécessité il a lui-même produite. Aux économistes qui chantent les vertus de l’industrialisation comme venant en aide au travailleur individuel, il faut demander « pour qui, pour lequel des deux – le travail ou le capital ? – cette abolition de la séparation a lieu » (ibid. : 75). Poser la question, c’est y répondre : cet acte de travail subjectif ne produit de valeur d’usage que pour le capitaliste, il ne bénéficie qu’à celui qui vise l’accumulation. Marx l’exprime clairement : « le travail n’existe pas comme valeur d’usage pour le travailleur, il n’existe, par conséquent, pas pour lui comme force productrice de richesse, comme moyen nécessaire ou comme activité d’enrichissement » (cité par Fischbach, ibid. : 76 [c’est Marx qui souligne]). S’il n’est pour le travailleur que le moyen d’obtenir un salaire, que le capitaliste prélève du profit qu’il effectue dans le procès de valorisation dont il fait la condition – « question de vie ou de mort », scande Marx (1968c : 306) – du travail nécessaire, alors il est tout à fait juste de voir dans le salaire l’expression du dépouillement complet du travailleur – et partant du travail lui-même. Car c’est une pure force de travail, et non l’individu travaillant, que le rapport capitaliste produit pour ses propres fins : une puissance purement subjective privée de son objectivité. Voici donc démontée la formule de la valorisation, voici exposée au grand jour l’essence du « travail », cette marchandise bien singulière dont la valeur d’usage est de produire de la valeur. Le secret de sa fabrication, Le Capital ne fait que le donner à lire : « [il] est écri[t] dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles » (Marx, 1968a : 1170). L’histoire de l’accumulation capitaliste, ce n’est pas l’histoire naturelle de l’accroissement de la richesse des nations, mais la réduction d’un être vivant, sensible, naturel et objectif, au sujet d’une force qu’il n’est pas en son pouvoir de mettre lui-même en activité. « Que le ‘sujet’ ne soit pas le travailleur lui-même, en sa singularité d’être vivant existant en acte, mais que le ‘sujet’ soit ‘le travail’, c’est-à-dire une abstraction, et que l’individu ne vaille que comme le support de cette abstraction, voilà qui n’est pas un rapport ‘naturel’, mais bien un rapport social et historique déterminé. » (Fischbach, 2009 : 77-78).

Sur les plans économique et juridique, l’institution du travail n’a rien de la consécration d’une prétendue irrépressible propension au troc, comme le croyait Adam Smith (1993), mais le résultat d’une longue et violente expropriation qui réduit les individus à de pures forces équivalant à un quantum temporel à échanger contre un salaire. À cette fin, les forces doivent devenir étrangères (fremd) au travailleur (ibid. : 78). Alors seulement, par suite de la séparation définitive des unités de production par rapport à leur activité de subsistance, vient au monde le capital, qu’intéresse exclusivement la production de la valeur.

L’action historique de l’ordre bourgeois consiste à libérer le travail afin qu’il puisse être acheté et vendu. Il faut donc qu’il s’émancipe aussi de l’individu de chair et d’os et devienne pure puissance abstraite : « non-matière première, non-instrument de travail, non-produit brut » (ibid. : 79). Cette séparation par rapport à toute objectivité, Marx ne manque pas d’expressions pour la décrire : « dépouillement complet » (Entblössung), « pauvreté absolue » (absolute Armut), « exclusion totale de la richesse matérielle » (ibid. : 79-80), réitérant le thème des Manuscrits de la perte de l’objet vital. Ce qui est nouveau par rapport aux écrits de 1844, c’est l’assimilation à la notion de pauvreté. La valorisation mène donc à la ruine. Pour accéder à l’existence matérielle, le travailleur doit faire entrer sa force dans le procès de valorisation. Victime de « l’exclusion totale de la richesse objective », toutes les valeurs d’usage lui sont niées : la matière première, les moyens du travail, instruments et outils, et le produit lui-même. Mais il y a pire : contrairement aux composantes objectives de l’industrie, le travail, rendu abstrait, n’est même pas encore une valeur d’usage pour le capitaliste, il est la « non-valeur existante ».

Il ne faut pas comprendre cette privation de valeur comme un manque qu’on n’aurait qu’à combler, par exemple, en haussant les salaires, mais bien, positivement, en acte, comme la négation de la valeur et de la richesse (ibid. : 80-81). Dans l’échange entre le travailleur et le capitaliste, explique Fischbach, le travailleur échange sa force contre de l’argent, mais ne vend rien, qui, comme tel, représente pour lui immédiatement une richesse. Quant au capitaliste, il n’acquiert dans cet échange aucune richesse réelle, mais seulement potentielle : la possibilité de disposer, pour un temps déterminé, de la force de travail. À la différence de la matière première et des instruments de travail qu’acquiert aussi le capitaliste, qui seront transformés pour ressortir du procès de production augmentés d’une valeur, le travail n’y sera que dépensé. C’est pourquoi il doit être compensé d’un salaire, c’est-à-dire le minimum nécessaire pour, au mieux, concèdent les économistes et leurs législateurs, restaurer sa force à l’identique (ibid. : 85). Marx s’avère plus perspicace. Il découvre que la condition sine qua non du travail libre est la dévalorisation complète du travailleur, que cette dernière est « une question de vie ou de mort ». Le travailleur ne peut pas se vendre, lui-même ou son produit, ainsi qu’une marchandise à échanger sur le marché, si bien qu’il n’a d’autre option que de vendre le droit d’user de sa force pour une certaine durée : rien qui en soi ne soit une certaine richesse, d’autant moins que son existence physique et cognitive en ressort ruinée.

À partir du moment où le travailleur apparaît, à l’extérieur de son travail, comme personne juridique, sujet libre de céder l’usage de son corps et de sa vie individuelle, le capitaliste n’a guère besoin d’un grand pouvoir de persuasion pour que le travailleur consente à le laisser disposer de sa force vivante et de ses facultés mentales : l’existence matérielle de ce dernier en dépend. Le salaire sanctionne juridiquement cette nouvelle forme de dépendance, aussi bien que la dégradation du travail et de la vie.

Depuis les belles heures de l’industrialisation, la logique de l’échange qui se produit entre le capitaliste et le travailleur n’a pas changé : elle tient à « l’ambiguïté ontologique du possible », dit Fischbach, en ce sens que le capitaliste traite comme disposition à travailler, comme non-valeur, ce qui est bel et bien, « d’un point de vue qualitatif, une force créatrice (schöpferische Kraft) et une puissance productive » (ibid. : 88). Les termes de l’échange révèlent leur incommensurabilité. Le travailleur ne renonce pas qu’au produit de son travail, il cède aussi bien sa productivité. Sa puissance vitale n’existe plus que par et pour le capital, mais, ce faisant, elle accède à des niveaux jusque-là inimaginables.

L’élévation du travail nécessaire

Visant la survaleur, l’organisation capitaliste exige l’augmentation constante de la productivité, de sorte à accroître la quantité de richesses matérielles tout en diminuant le temps consacré au travail nécessaire. Cette économie a la vertu de rendre disponible pour le capital du temps pour ainsi dire gratuit. L’heure de travail, en effet, ou la valeur de la puissance abstraite de travail, se définit toujours d’après le niveau de productivité – puisqu’elle équivaut à la somme des marchandises nécessaires à sa production ou, dans le cas du travail humain, à sa restauration à l’identique. Or, comme la productivité augmente à mesure que les innovations se produisent, et elles se produisent chaque fois que du temps libre est créé, le temps de travail est constamment dévalorisé et l’ouvrier se voit obligé à travailler sans cesse plus d’heures pour obtenir la valeur nécessaire à sa subsistance. Marx rappelle ce paradoxe de la grande industrie : « le machinisme le plus perfectionné force l’ouvrier à consacrer plus de temps au travail que ne l’a jamais fait le sauvage de la brousse ou l’artisan avec ses outils simples et grossiers » (1968c : 308).

Ce que Marx salue, dans une telle structure de moulin de discipline, c’est l’économie de temps qui y est réalisée, temps socialement disponible pour la transformation du processus de production. Ainsi l’autre face du dénuement individuel au coeur de cette dynamique est une intensification de la coopération. C’est celle-ci qu’observe mûrir l’analyse du rapport capitaliste : l’engendrement d’un nouveau sujet humain, plus collectif, dont les besoins sont sans cesse reportés à des niveaux plus élevés. Le dépassement des conditions existentielles imposées par le travail sous le capitalisme ne peut être fondé, en toute rigueur, que dans cette production de subjectivité.

La séparation formelle et juridique de l’individu par rapport à sa puissance d’agir, aussi bien dire par rapport à sa propre vie, la production immatérielle et affective en modifie certes les termes et les conditions, mais pas le procédé. Cette nouvelle condition appelle toutefois un approfondissement de l’analyse, lequel s’est instruit, depuis les années 1970, d’une lecture attentive des carnets des Grundrisse.

Alors qu’il s’agit de la vie intégrale des individus que n’ont de cesse de mobiliser les circuits du capitalisme mondialisé, et que la puissance de valorisation s’est déplacée sur le terrain des activités cognitives et affectives, l’opération de la séparation se donne sous le mode inquiétant d’une réunification. Tout en dépouillant continuellement et par des moyens sans cesse réinventés toutes les existences individuelles, les technologies de l’information et des communications, les stratégies médiatiques et autres processus psychoaffectifs font de leur propre chair vivante une force valorisante. Voilà la situation complexe à dénouer, pour laquelle est mobilisée l’analyse de ce que Marx nomme le capital fixe. Ce dernier désigne le temps, historiquement objectivé dans les machines, qui se trouve ainsi systématiquement réinjecté dans le procès de valorisation, usé, détruit dans le processus. Seulement ici, ce n’est plus un simple système machinique qui y est « usé », mais l’humain lui-même, la chair vivante et coopérative des travailleurs. Le troisième livre du Capital aperçoit déjà cette conséquence :

La production capitaliste, si nous la considérons isolément en faisant abstraction du processus de circulation et des excès dus à la concurrence, est très économe quand il s’agit du travail réalisé, matérialisé dans la marchandise. En revanche, bien plus que tout autre mode de production, elle se montre gâcheuse d’[humains] et de travail vivant, prodigue non seulement de la chair et du sang, mais des nerfs et du cerveau. En fait, seul le gaspillage extraordinaire du développement individuel peut assurer le développement de l’être humain durant l’époque historique qui précède la constitution socialiste du genre humain.

1968b : 915-916 [je souligne]

Pour observer les conditions de cette constitution annoncée par Marx, il faut comprendre le phénomène de subsomption du travail par le capital. Les Grundrisse en décrivent patiemment le processus. Avec la mécanisation s’opère la « transformation du moyen de travail, jusque dans sa valeur d’usage et sa nature physique, en mode d’existence correspondant au capital fixe et au capital en général » (Marx, 1968c, cité par Negri, 1996 : 245). Autrement dit, dans la grande industrie, l’habileté et la force sont le fait de la machine, non plus du travailleur, qui n’est plus qu’un de ses organes mécaniques et intellectuels. Or la machine n’est pas, ainsi que l’outil, médiation de l’activité de l’ouvrier face à l’objet, elle renferme l’activité, c’est elle qui l’opère, de là que la fonction du travailleur est abstraite et interchangeable. Elle n’est plus que surveillance, alimentation, protection contre les dérèglements. « L’appropriation du travail vivant par le travail objectivé – de la force et de l’activité valorisante par la valeur en soi – est inhérente à la nature du capital » (Negri, 1996 : 246). Marx explique :

Le travailleur ne s’interpose plus comme un chaînon entre l’objet naturel modifié et lui-même ; c’est un acte spontané – transformé en processus industriel – qu’il interpose entre lui-même et la nature non organique dont il se rend maître. Il se place à côté du processus de la production au lieu d’en être l’agent principal. Ce qui apparaît là, dans cette transformation, comme le maître pilier de la production et de la richesse, ce n’est ni le travail immédiat ni le temps de travail, c’est l’appropriation par l’[humain] de sa propre force productive universelle, c’est l’intelligence et la maîtrise de la nature par l’ensemble de la société – bref, l’épanouissement de l’individu social. Le vol du temps de travail d’autrui, base actuelle de la richesse, paraît une assise bien misérable comparée à celle que crée et développe la grande industrie elle-même.

1968c : 306

Cela signifie que l’exploitation des grandes masses ne renferme plus la condition de la richesse, de même que le non-travail de certains n’est plus la condition de l’épanouissement culturel, intellectuel ou scientifique de l’humanité. Or, plutôt que de suppléer, comme l’ont cru les économistes, une force de travail qui manquerait au travailleur individuel, les machines incarnent d’abord le moteur de la ruine du travail individuel, en le vouant systématiquement au cycle de la valorisation. « L’accumulation du savoir, de l’habileté ainsi que toutes les forces productives générales du cerveau social sont alors absorbées dans le capital qui s’oppose au travail : elles apparaissent désormais comme une propriété du capital ou plus exactement du capital fixe, dans la mesure où il entre dans le procès de travail comme un moyen de production effectif. » (Negri, 1996 : 248)

Devant l’« organisme gigantesque » du « machinisme vivant (actif) », dit Negri (1996 : 247), le travailleur individuel n’est plus qu’un dépositaire d’une puissance collective. C’est la constitution historique de cette dernière que se détermine à accueillir l’individu communiste. Il comprend que sur une base collective, et sur cette base seulement, le système des machines lui vient en aide, c’est-à-dire qu’il lui permet de « réduire à la quantité voulue une force de travail qui existe en masse » (Marx, 1968c : 303).

Au cours des années récentes, les « travailleurs sociaux » (Marx, 1968c) ont accédé à des niveaux de coopération et d’organisation sans précédent qui n’ont pu que fasciner la postérité de Marx. Autant d’« organes directs de la pratique sociale » (ibid. : 307), comme l’était pour la grande industrie le système des machines, les activités cognitives, communicationnelles et affectives procurent à la substance du commun une richesse inédite. En tant que somme de l’intelligence collective matérialisée, les procédés techniques et scientifiques, jeux linguistiques et codes de communication, renferment le processus même de la vie commune, dont les procès de valorisation n’échappent plus à la masse des travailleurs.

Cette productivité, devenue éthique et politique, est la richesse réelle créée par la force de la coopération. Le communisme ne consiste qu’à la décréter telle, mais ce « décret » n’est ni le geste autoritaire d’un réformateur, ni l’effet automatique d’un procès dialectique. Processus subjectif, il engage une lutte – la force n’est-elle pas « l’accoucheuse de toute vieille société en travail » (Marx, 1968a : 1213) ? Dans la lecture spinoziste du marxisme, le travail de la connaissance seule indique le sens de cette lutte[3]. Si les formes de vie qui subissent à présent leur propre ruine parvenaient à se comprendre comme la force vivante d’où naît toute richesse, si tout ce surtravail auquel elles se vouent et s’épuisent devenait soudain, par la force de l’intellect, travail nécessaire, alors le produit, qu’elles sont elles-mêmes, serait affranchi du cycle de l’accumulation, c’est-à-dire enfin voué à être consommé.

Il n’est pas question ici d’une abolition du travail ou d’une diminution du temps qui y est socialement consacré sous prétexte de restituer la production à la fonction de satisfaction des besoins, comme si des besoins humains pouvaient être fixés a priori. Il ne s’agit pas non plus d’imaginer un autre circuit que celui qui voue la consommation au plein développement de toutes les facultés d’une nouvelle subjectivité. Le projet est simplement celui de l’usage de ce développement : une appropriation immédiate de la productivité éthique des « travailleurs sociaux », voilà ce qu’implique l’idée d’abolition du travail surplus par le travail nécessaire.

Si Marx insiste sur la lutte que requiert cette opération en apparence simple – ce décret –, c’est que le produit de la formation historique capitaliste résiste à être jamais consommé comme valeur d’usage. Le travail immatériel et symbolique ne dément pas cette formidable inertie à laquelle doit s’opposer la praxis révolutionnaire. La mise en valeur sociale du temps historique, pour l’accumulation capitaliste ou bien pour la redistribution socialiste, cela revient au même, semble avoir résumé jusqu’ici l’imagination de toutes les politiques : la société mesure la richesse à la quantité de surtravail qu’elle a la possibilité d’exploiter. Or cette « économie » fondée sur la valeur est en réalité très coûteuse, aussi bien pour l’environnement naturel que pour la vie physique, et bientôt affective et intellectuelle des travailleurs individuels.

La perspective que je cherche ici à restituer comprend plutôt la praxis révolutionnaire annoncée dans Le Capital par l’appel à l’expropriation du capitaliste (Marx, 1968a : 1239), comme autotransformation du travail social. Elle reposerait d’abord sur la formation d’une subjectivité capable de prendre la mesure du décalage entre l’économie de temps de travail nécessaire et l’augmentation de la misère individuelle, et partant d’abolir cette dernière en haussant le travail nécessaire au niveau du surtravail – une appropriation immédiate de toutes les activités qui réalise l’abolition de la séparation des individus par rapport aux moyens de leur subsistance. Ce n’est pas parce qu’il succombe au charme des machines que le communiste fait de l’augmentation de la productivité un moment nécessaire du processus révolutionnaire, mais parce que sa pratique s’enracine dans le développement de l’individu social, dont la forme la plus achevée engendre le déplacement de la production de la valeur sur le terrain symbolique et affectif, c’est-à-dire, précisément, le terrain des interactions.

La réduction du temps de travail nécessaire renferme la condition de la formation d’un nouveau sujet, dont la substance est transindividuelle et relationnelle : le « commun » qu’engendre le capitalisme à son insu. Dire que le capitalisme est à l’origine de nouvelles subjectivités, c’est accepter que « le temps libre – qui est à la fois loisir et activité supérieure – aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de la production immédiate » (Marx, 1968c : 311). Cet individu social incarne l’auto-abolition du prolétariat et non pas, comme d’autres marxismes l’ont voulu, sa constitution en classe hégémonique, comme si les classes exploitées avaient un « intérêt » à faire valoir. Le prolétariat est le dépouillement absolu et non une manière de s’approprier le travail d’un autre. Il ne cherche pas à renverser le rapport capitaliste mais à l’abolir. Tel est le sens du communisme tel qu’il se dégage des cahiers des Grundrisse. Si l’on n’en trouve pas formulation aussi claire dans Le Capital, peut-être peut-on le mettre sur le compte de la réserve de celui qui écrit en vue de la publication.

Le post-fordisme et ses monstres

La réincarnation du travail mort

Il suffirait que les travailleurs s’affranchissent de cette fausse conception qu’ils ont d’eux-mêmes comme individus-sujets d’une force de travail. Pour cela, il leur faut prendre la mesure du processus naturel, devenu industriel, qui est inséré entre la nature inorganique et eux. La formation de « l’individu social » constitue la pierre de touche de cette subjectivation. Fondement de la richesse et richesse matérielle, il est « force productive générale, […] intelligence de la nature et […] faculté de la dominer, dès lors qu’il s’est constitué en un corps social » (Negri, 1996 : 252). La coopération sociale, on commence à le comprendre, autonomise la création de la richesse par rapport au travail, mais le leurre persiste, qui consiste à mesurer ces forces sociales d’après l’étalon du temps de travail individuel, et à nommer économie cette pratique et cette science. La véritable richesse ne peut venir que du « développement de la force productive de tous les individus » (ibid. : 255). La séparation des individus par rapport à leurs conditions d’existence, dont le salaire a été le symptôme, assure les conditions de ce développement. Ainsi le prolétariat s’investit d’une puissance grandissante, à mesure que le capital cherche à en détruire l’identité à travers le rapport salarial (ibid. : 255). La subjectivité révolutionnaire investit cette puissance et transforme, par le commun, la misère individuelle. La « négation » du capitalisme est donc plus l’assomption la plus complète de cette séparation que sa résolution ou son dépassement.

La coopération productive saurait pratiquer l’abolition nécessaire des mauvaises interprétations de ce qui doit en régler le mouvement et ainsi restituer la production sociale au circuit naturel et spontané de la consommation. Lorsque Marx insiste sur cette nouvelle base de la richesse qu’est l’« application technologique de la science », pour la situer dans le système des machines, ces « organes du cerveau humain créés par la main de l’[humain] ; […] organes directs de la pratique sociale et du processus réel de l’existence » (1968c : 307), il énonce clairement l’idée qu’il se fait de la substance réelle de la richesse : c’est l’intelligence collective, la société, ou encore « l’[humain] lui-même dans ses rapports sociaux » (ibid. : 307). Cette nouvelle substance transindividuelle et collective se constitue subjectivement. Postone dit : par « application réflexive des forces productives développées sous le capitalisme au procès de production lui-même » (2009 : 51), « pour libérer les [humains] des structures aliénées constituées par leur propre travail » (ibid. : 61). Il espère, à l’instar des représentants des plus récentes interprétations de la théorie critique, que soit ainsi restauré le principe de la médiation sociale[4]. Le marxisme spinoziste n’hésite pas, il dit : par l’abolition de la valeur. Cette inversion s’enracine dans le mouvement de la valorisation, qu’elle assume d’abord comme dimension constitutive de la forme sociale de la richesse. Pour le marquer, Negri l’appelle autovalorisation ouvrière. Elle est le fait de l’intelligence collective, se vouant à la transformation du processus de production pour que la richesse se produise comme jouissance véritable par chaque individu de sa capacité productive. Car dans la perspective marxienne, ce libre épanouissement réside dans la consommation, d’où l’accent mis, tout au long de l’oeuvre, sur la valeur d’usage. La maîtrise de la nature est la consommation.

Le communiste est celui qui éprouve le travail comme absolue pauvreté et connaît par quelle dynamique infernale « la quantité de travail nécessaire à la production d’un objet est réduite à un minimum […] afin qu’un maximum de travail soit employé pour produire le maximum d’objets » (Marx, 1968c : 303). Par cette connaissance seule il se saisit comme « la possibilité universelle de la richesse ». L’étrange tendance du capital, qui consiste à libérer du temps, qui n’est que travail accumulé, qu’on dit « mort », s’emploie d’abord à la ruine de l’identité prolétaire, mais au moment où le travail mort revêt le caractère de l’ensemble des connaissances socialement accumulées, et bientôt réinvestit les processus cognitifs et affectifs, et précisément du fait de cette dernière caractéristique, l’opposition croissante entre la ruine du prolétaire individuel et l’épanouissement de l’individu social se mue en un rapport de composition du commun. Dès lors la coopération productive se découvre, dans son produit comme dans sa propre activité, richesse excédentaire et disruptive du procès capitaliste.

La subjectivité révolutionnaire accède à la compréhension de la réduction à l’impuissance individuelle par le fait de sa propre activité – Spinoza dirait qu’elle s’en forme une idée adéquate. La science que Marx élabore répond à cette exigence : elle donne à voir l’activité d’êtres naturels et objectifs au sein même des circuits de la valorisation. Ce n’est jamais la production elle-même, activité où se réaliserait leur essence, que poursuivent ces être naturels et objectifs, mais la consommation, où une telle essence, à proprement parler, s’abolit. La liberté, au sens de Marx, réside dans la sphère de la nécessité.

Cette affirmation prend son sens grâce à la distinction de deux niveaux de nécessité : l’un est constitué du besoin transhistorique, le fait qu’une forme de travail concret est à la base du maintien de la société et dépend des interactions entre les individus. Mais c’est le second qui intéresse Marx, celui qui se fonde dans le travail sous le capitalisme et qui introduit de nouvelles contraintes impersonnelles abstraites. La paradoxale libération des contraintes naturelles de la première nécessité s’opère au prix de l’établissement d’une structure de domination. Il ne s’agit pas, pour Marx, de rétablir cette nécessité première, mais d’abolir la seconde en tant que structure de domination pour l’assumer en tant que nécessité. Ainsi l’affirme cet extrait du troisième livre du Capital :

En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite […] En ce domaine, la seule liberté possible est que l’[humain] social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité.

Marx, cité par Postone, 2009 : 558

L’analyse de la réduction à l’impuissance individuelle et de l’élévation du niveau du travail nécessaire doit participer à faire sauter l’entrave capitaliste à la jouissance collective de la richesse matérielle en tant qu’activité. L’expropriation de la propriété privée capitaliste annoncée à la toute fin du premier livre du Capital a pour condition nécessaire l’élévation du niveau des besoins. Dans les Grundrisse, rédigés au même moment, Marx dit :

Une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l’échange universel ? […] Sinon l’élaboration absolue des aptitudes créatrices [de l’humain], sans autre présupposé que le développement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du développement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles ?

Marx, cité par Fischbach, 2009 : 98

Faire une fin en soi du développement des forces productives signifie que l’enrichissement demeure immanent à la production elle-même, et que celle-ci représente une jouissance pour elle-même, qu’elle cesse d’être opérée par la contrainte et la souffrance. Lorsque le travail social engage le plein développement de toutes les individualités, alors le travail individuel s’avère assez satisfaisant pour être accompli pour lui-même. Tel pourrait être le nouveau principe d’évaluation de l’activité. La production ne doit pas viser une consommation qui lui soit extérieure, spatialement ou temporellement : le travail doit cesser d’être compris comme sacrifice, conception qu’entérinent les théories de la justice distributive comme celles de la redistribution socialiste. Cela ne signifie pas que le travail devienne un jeu, un loisir ou quelque activité hédoniste, précise Marx (1968c : 311), pas plus que la consommation en question, un consumérisme. Cela signifie que le travail doive permettre à des êtres de besoins, naturellement et objectivement soumis à la finitude, faisant collectivement la conquête des conditions inorganiques de leur existence matérielle, de s’éprouver comme tels. Ce que Marx appelle une « jouissance de soi » est en ce sens une discipline : l’épanouissement intégral de chacune des individualités signifie l’affirmation de leur finitude essentielle. Elle est donc aussi une souffrance : elle procède de l’épreuve fondamentale de la nécessité, d’une souffrance ontologique qui n’a plus rien à voir avec la misère historique, l’épuisement et la maladie liés à la perte de l’objet vital par subordination à la loi de la valeur.

Tout en réalisant le plein potentiel de l’industrie, l’individu social restitue toute production à son activité vitale. Remarquons que c’est par convenance que l’on nomme « individu » ce nouvel être communiste, car ce dont il s’agit à proprement parler, c’est d’une pratique, celle qui consiste en une économie – au sens propre du terme : non pas dans le sens d’une renonciation à la jouissance par maîtrise des désirs, mais dans le sens d’une recherche du « bon usage » de la puissance créatrice, c’est-à-dire celui de la consommation, le travail du désir d’êtres naturels et objectifs.

Il vaut de rappeler que par l’élévation du travail nécessaire, ce n’est pas la production de biens qui est accrue, mais le capital fixe, « dont l’[humain] lui-même serait l’incarnation » (ibid. : 311). Ainsi la libération des désirs se présenterait davantage comme préservation et sobriété. En vertu de cette réincarnation du capital fixe, la jouissance communiste de la productivité ne peut être confondue avec la fièvre consumériste du capitalisme post-fordiste. A contrario, elle vise la restitution à la coopération productive de son usage d’elle-même. La réappropriation prolétarienne du surtravail consiste dans le rehaussement du travail nécessaire et dans le commandement du surtravail par celui-ci, explique Negri (1996 : 258). Ce n’en est pas la revendication pour la satisfaction de pulsions hédonistes d’individus prolétarisés, en manque de tout, comme si leur libération devait signifier leur accession aux « privilèges » de la bourgeoisie. Le marxisme spinoziste cherche à destituer cette conception prégnante.

Si le renversement de la loi de la valeur devait signifier que le capital devienne valeur d’usage ouvrière, on resterait pris dans la domination du travail abstrait avec l’illusion de l’avoir dompté – interprétation sacrificielle qui n’a pas cessé d’animer le productivisme soviétique. On renverserait la catégorie du capital, ou son concept, mais non la relation. Or la proposition, ici, n’est pas que l’ouvrier en vienne à commander le rapport capitaliste, mais qu’il le détruise par le travail nécessaire. Il s’agit de la possibilité de créer des valeurs d’usage, c’est donc dire de l’appropriation du besoin. Ce n’est pas l’objet, mais l’activité, qu’on fait sienne propre. Cette conquête pourrait aussi bien se dire résistance et refus du surtravail, si l’on souhaitait insister sur la lutte au coeur de cette subversion du rapport.

Dans tous les cas, la constitution d’une subjectivité révolutionnaire n’est pas la subordination à un idéal, de l’humanité ou d’une supposée authenticité de l’agir. Contre la tendance au retournement de temps historiquement libéré contre les vies individuelles, Negri insiste sur la naissance, au sein de la loi de la valeur, « d’une individualité collective nouvelle, qui invente de nouvelles règles de production et de développement. Le sujet libéré ouvre un monde nouveau de besoins déployés collectivement » (Negri, 1996 : 277). Le travail nécessaire a acquis une multilatéralité et un dynamisme, explique Negri, qui constituent la trame de fond de la constitution du communisme, dont le mouvement est cumulatif, et non synthétique. Voyons comment se comprend ce « cumul ».

Une phénoménologie collective de la praxis

Sans philosophie de l’histoire, sans utopie humaniste, sans réconciliation dialectique, la question du gouvernement d’une telle productivité présente encore un caractère énigmatique, d’autant plus qu’il s’avère impossible de déceler un procès unitaire ou unifié de subjectivation dans les structures actuelles du post-fordisme. En effet, rien n’unit les travailleurs sur le plan de l’expérience. Qu’auraient en commun, par exemple, les sous-traitants indiens dans le télémarketing ou le recouvrement, les travailleurs à domicile, les aides-soignants et autres préposés surchargés, les diplômés en sciences sociales se disputant les contrats de recherche, les migrants et illégaux cachés au fond des cuisines de restaurants, les petits entrepreneurs en tous genres, des enfants vendeurs de gomme à mâcher aux chauffeurs de taxi travaillant à leur propre compte ? Les formes de leurs misères individuelles sont inassimilables les unes aux autres, mais ne révèlent pas moins la tendance hégémonique propre à l’accumulation post-fordiste qui consiste à exploiter intégralement la vie humaine en faisant sauter tous les régimes de protection et toutes les limites qui avaient contenu jusqu’à récemment l’importance de la vie productive au sein de l’existence. Le post-fordisme intensifie et systématise l’extraction de la plus-value. L’analyse marxienne de la vie ouvrière connaît bien cette tendance, c’est pourquoi elle ne cherche pas la signification commune à ces expériences incommensurables mais se borne à élaborer une théorie de la praxis collective. Lorsque Marx insiste sur le fait que « le libre développement des individus est la condition du libre développement de la société », il invite à considérer cette conquête collective de l’activité individuelle comme ciment du commun, mais non comme principe d’homogénéisation. Il se garde bien de faire du communisme un état final, il n’en définit que la processivité. Sa méthode, comprise comme phénoménologie de la praxis, s’emploie à l’intelligence de la puissance spontanée du travail vivant, sans chercher à la contenir ou à la conditionner par quelque telos, ainsi qu’Hegel son premier maître. Elle n’est pas moins comprise par les individus mêmes qui savent se former une idée adéquate des affects qui composent cet état : du fait que la misère matérielle, psychologique ou symbolique qui les affecte n’est que la manifestation d’un rapport social qui hausse à des niveaux jusqu’ici inimaginables le degré de la puissance collective. Le procédé est spinozien : ce n’est pas le moment réflexif de la constitution d’une conscience de soi dans le dépassement de l’aliénation, mais une saisie modifiée de ce rapport. La puissance collective est ainsi reconnue comme l’activité nécessaire d’êtres matériels et objectifs, c’est-à-dire caractérisés par la finitude et l’affection.

L’individu communiste se comprend d’abord comme un être essentiellement passif, c’est-à-dire, précisément, affecté du dehors et, pour se rapporter affectivement à son dehors, apte à se former de toutes choses, y compris de lui-même, une compréhension adéquate. Devenir communiste signifie simplement devenir la cause adéquate ou le principe actif de la production infinie où l’individu s’épuise à présent, dans l’ignorance des causes dont il est un effet (voir Spinoza, 1999). Le procès de subjectivation révolutionnaire, comme on l’a vu plus haut, est un travail de connaissance : une désaliénation radicale qui procède par explicitation des formes de vie engendrées par la réduction des individus à l’impuissance. Lorsque les rapports entre les humains cessent de subir simplement des conditions extrinsèques et accèdent au statut de cause agissante de leur propre devenir, alors les lois immanentes du processus spontané, devenu industriel, peuvent prendre les commandes. Alors la composition du commun devient le principe déterminant la praxis révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle l’herméneutique de la misère est aussi le principe d’une constitution politique, comme conformité à une forme de nécessité biopolitique.

La notion de biopouvoir définit les conditions de cette constitution. Grâce à l’analyse du processus industriel, le concept de vie s’émancipe de son acception strictement zoologique, physiologique et génétique. La vie – bios – tant animale, végétale qu’humaine, devient inséparable d’innombrables dispositifs technoscientifiques. Le propre d’une telle organisation, qu’on dira biopolitique, est d’abolir toute distinction entre connaissance, production et interaction communicationnelle. Dès lors, la puissance du travail vivant, dont Hegel faisait une bête à dompter, excède tout simplement toute mesure politico-institutionnelle de la valeur. C’est dans cette force excédentaire que le marxisme spinoziste fait résider la possibilité de court-circuiter les trajectoires courantes de la captation de la plus-value pour transmuer l’utilisation abusive et délétère du vivant comme « ressource » en rapport de composition de formes de vie toujours plus singulières et plus collectives.

Les sciences et les technologies, en effet, sont irréversiblement intégrées au processus même du vivant. Cela signifie que l’anthropogénèse est désormais indissociable du processus industriel. C’est ainsi que les travailleurs de tous les pays et de tous les secteurs de l’économie mondialisée et financiarisée, devenus précaires, chômeurs, migrants ou entrepreneurs de soi, se voient restitués leurs moyens de subsistance, même si, dans la mesure où elle demeure subordonnée à la valorisation capitaliste, cette restitution s’effectue encore de manière autoritaire. Pour les intellectuels à la pige, les travailleurs du care non protégés, les sous-traitants, les concepteurs de publicité, de logiciels ou d’« applications » et autres ouvriers de l’immatériel, le travail comporte désormais principalement une création et une manipulation d’information et de processus cognitifs et affectifs. Il s’assimile de plus en plus à une performance de nature communicationnelle et affective. Dans cette mesure où il en va précisément de l’engendrement de modes de vie (ethos), l’idée de « révolution », idée éminemment politique, exige une reconsidération des conceptions traditionnelle et républicaine de la citoyenneté et de la démocratie. Puisque le principe d’un « gouvernement » ne peut se fonder sur des attributs naturels de l’humain, qu’une conscience désaliénée découvrirait comme son principe et sa finalité, il faut que la constitution politique s’arrime à la connaissance des tonalités affectives qui modulent le règne de la production biopolitique. Le communisme est le travail qui décèle les affects aptes à aménager un ethos démocratique, une manière d’habiter le monde et d’en recueillir toutes les déterminations. Ces déterminations comptent au premier chef toutes les formes de misères individuelles. Dès lors, saisissant ces conditions comme autant d’effets dont les subjectivités biopolitiques se savent le principe agissant, les individus se vouent à la constitution du communisme, à partir de l’expérience de leur misère individuelle.

Dans les structures post-fordistes de la production, la richesse collective n’a plus guère besoin de la reconnaissance constitutionnelle, pas plus que ses modes de redistribution ne requièrent ses sanctions juridiques, car l’organisation spontanée de la production affective et communicationnelle suffit à la saisie de cette vocation. Celle-ci ne saurait se réduire à la redistribution de la richesse : il ne s’agit pas de l’édification d’une nouvelle forme de médiation sociale, c’est-à-dire de la reconnaissance du principe suivant lequel les besoins humains doivent être satisfaits et de la détermination du meilleur système visant à accomplir cette fin. Recueillir les déterminations, c’est par voie de conséquence se comprendre comme foncièrement rebelle à tout ordonnancement normatif des rapports de production. C’est pourquoi aucune délégation n’est plus nécessaire à la libération intégrale de la puissance collective, comme saisie modifiée de l’impuissance individuelle. Grâce à la subsomption scientifique du travail décrite par Marx dans son analyse de la grande industrie, c’est-à-dire sa subordination au capital fixe comme accroissement de l’intelligence collective, résultat de l’abstraction et de la socialisation de la production, le mouvement d’auto-organisation est un processus immanent qui se connaît sans se déléguer dans la transcendance.

Il ne faudrait toutefois pas méconnaître à quelles tendances mortifères expose ce projet d’application immédiate de la richesse collective. Negri met en garde contre les possibles excès de la fusion de la force cognitive et affective. Si la division du travail et le partage des tâches ne dépend plus de critères matériels, techniques, objectifs, elle fait planer le risque d’un retour à des hiérarchies arbitraires et répressives, micro-fascismes de la personnalité : « culte de la différence, […] exaltation de l’individualisme, […] recherche de l’identité, […] de hiérarchies superfétatoires et despotiques dressant inlassablement les différences, les singularités, les identités, les individualités les unes contre les autres » (Negri, 1993, : n.p.). L’exploitation accrue de l’affect et de l’intellect, en effet, crée des conditions idéales pour l’investissement de lieux de pouvoir de plus en plus diffus et pour la création de mécanismes d’exclusion et de stratification sociale d’autant plus subtils qu’ils se dissimulent dans l’information et les communications, voire dans la production intellectuelle. On n’a qu’à penser à la facilité avec laquelle des polémistes du Web engendrent parfois de véritables mouvements de société, ou à quel point certains discours haineux ou intolérants se défendent comme simple expression d’un point de vue. La mise en concurrence généralisée d’une population hautement scolarisée engendre manifestement d’insidieuses justifications aux systèmes d’autorité qui prolifèrent sans entrave institutionnelle. L’entreprenariat de soi comprend aussi ce risque.

Paolo Virno, qui ne se veut pas plus ingénu que Negri, sait bien que « si l’aspect public de l’intellect ne s’inscrit pas dans une sphère publique, dans un espace politique où le Nombre peut s’occuper des affaires communes, [la multitude] produit des effets terrifiants » (2002 : 32). Des formes monstrueuses surgissent d’un partage des compétences cognitives et linguistiques et d’un processus de valorisation symbolique suivant le mode d’accumulation post-fordiste. Ainsi de ces personnalités autoritaires, par exemple, ou de cette précarisation absolue qui consiste à faire de sa propre personnalité une « entreprise ». C’est pourquoi l’élaboration d’une constitution sur le plan immanent de la production sociale exige un courage et une rigueur indéfectibles, mais c’est aussi pourquoi elle indique d’abord une forme de connaissance et une résolution existentielle. Elle ne devient pas « mouvement social ». Voilà ce qui permet une articulation des désirs et des aspirations d’une multitude de travailleurs individuels, selon une résolution toujours ouverte et une articulation processuelle achevée, dirait Negri : politique proprement eschatologique, et pourtant résolument a-téléologique. Ce que Spinoza affirmait en toute quiétude, Marx le réitère sur un ton plus combattif : à cette politique, la connaissance seule suffit. Le social en sera la traduction, mais ne saura l’initier.

Si, dans le post-fordisme, la production sociale a absorbé l’action, au sens où l’entend Hannah Arendt (1983), c’est-à-dire les paroles et les actes qui tissent la trame des affaires humaines à laquelle chacun participe du fait de son caractère unique et distinct, ce n’est peut-être pas, comme elle le croit, que la société de producteurs-consommateurs ait destitué la politique dans la hiérarchie des activités fondamentales de la condition humaine. Ce serait plutôt, ainsi que le suggère Virno, dans la mesure où le travail tend à revêtir les caractéristiques traditionnellement dévolues à la participation politique, à savoir, d’abord et avant tout son « exposition aux yeux des autres » (2002 : 43-44). La production aurait appris à se mobiliser les prérogatives attribuées à la vie politique : son imprévisibilité, le fait de présenter au monde commun le trait unique d’une personnalité, de se constituer d’actes linguistiques, de « performances » rhétoriques ou virtuoses. Ceci pourrait expliquer en partie le désintérêt qui affecte la politique aujourd’hui, propose Virno : elle apparaît comme une vaine duplication de ce qui se produit abondamment dans la vie « professionnelle ». Il n’est pas innocent que la politique, à l’inverse, alors dépourvue de spécificité, tende à calquer les procédures, les styles, le langage du travail et de la gestion d’entreprise (1996 : 191)[5].

Tout pousse à apprécier un déplacement de l’activité politique sur le terrain de la société civile, bien que les mécanismes postmodernes de sanction juridique prennent soin d’en neutraliser les effets en l’excluant de la négociation politique et en la réduisant à une instance de contrôle de la force productive. On peut penser par exemple à la destitution progressive des syndicats depuis 1970 : de véhicule de lutte sociale et de défense des intérêts ouvriers, ils deviennent partenaires de la restructuration des entreprises (Hardt et Negri, 1994). À y regarder de plus près, c’est le pari que font les marxistes spinozistes, ce déplacement renferme moins un obstacle que la possibilité d’un nouveau départ pour l’action politique. Il s’agit de comprendre quelle dynamique anime ce déplacement. Il est vrai que l’autonomie de l’action par rapport aux sphères du travail et de l’intellect, c’est-à-dire ce qui fonde la vie publique, au sens arendtien, a été définitivement abolie par le régime de production biopolitique. Dès lors, selon le marxisme spinoziste, il faudrait s’affranchir des catégories grâce auxquelles la sphère publique a été pensée. Ainsi connue, l’intrication nouvelle de l’intellect, du travail et de l’action permettrait l’imagination de nouvelles alliances entre le savoir et le pouvoir, ou, comme dit Virno, « la possibilité d’une sphère publique non étatique » (Virno, 1996 : 192 [ma traduction]). Par la fusion progressive du vivant et du pensant, assurant le nouveau « maître pilier de la production et de la richesse », dans les mots de Marx (1968c : 306), le post-fordisme présuppose et réactive à la fois le domaine du commun. La présence de l’autre est tant l’instrument que l’objet du travail, ce qui fait que cela implique toujours une virtuosité, c’est-à-dire une action politique. C’est un ensemble de constellations conceptuelles et de schémas de pensée, impossibles à confiner dans les structures mortes du capital fixe, puisqu’elles demeurent inséparables de l’interaction d’une pluralité de sujets vivants, qui marque le point de départ d’une politique immanente. La réincarnation du travail mort crée des monstres, mais fait aussi affleurer le commun.

Conclusion

Le projet d’une phénoménologie de la praxis collective qui est esquissé ici propose de prendre acte de l’ensemble des potentialités qu’éveille le devenir du travail. Il s’agit en somme d’évaluer la capacité de la coopération productive à établir un rapport politique. La composition de ce rapport, sur la base de la formation des subjectivités biopolitiques, assurerait la transformation du procès de production dans son ensemble, afin que l’intelligence collective et l’investissement affectif du commun soient finalement compris et éprouvés comme richesse commune, dont il s’agit de disposer immédiatement en vue de la productivité du commun, et non de celle des désirs des individus qui y participent et le composent. Puisque la production biopolitique se caractérise par la coïncidence de la production juridique et matérielle, de même que symbolique et affective, c’est sur ce plan que voit le jour une forme renouvelée de démocratie et de citoyenneté.

J’ai restitué les grandes lignes d’un argument en faveur d’une réorganisation de la production qui vienne congédier définitivement les présupposés du système constitutionnel inventé à l’aube de la modernité pour contenir le développement du travail vivant. J’ai voulu rendre justice à cette proposition qui prétend renoncer à la formule la plus achevée de ce système, celle qui conçoit l’État social comme arbitre irremplaçable d’une négociation entre les élites capitalistes des bourgeoisies nationales et la classe ouvrière organisée sous l’égide des syndicats. Si un tel renoncement se veut sans aucune nostalgie, c’est que la bourgeoisie s’est muée en une classe internationalisée de financiers et de grandes corporations et que le prolétariat ne comprend plus que les « damnés de la terre » mais se compose désormais d’une masse de travailleurs hautement qualifiés, « aussi riche de nouvelles aspirations qu’incapable de poursuivre son articulation au compromis fordiste » (Negri, 1993). La production des subjectivités éthiques et politiques requiert une nouvelle grammaire. L’herméneutique de la misère propose d’en fournir le cadre de référence.

Il m’apparaît que ce cadre est en mesure d’établir les principes d’évaluation capables de neutraliser la prolifération misérogène des formes de vie pour faire de la création de l’humain par l’humain le principe d’une construction ontologique. Pour rendre compte de ce qui semble être à l’origine de ce danger, il aura fallu rappeler la distinction que pose Marx (1968c : 310) entre la notion d’usure, pure et simple déperdition des choses par abus d’utilisation, et celle d’usage, qui est la jouissance, ou la consommation en vue de la satisfaction d’un besoin. À partir du travail effectué sur les deux notions fondamentales d’aliénation et de communisme, j’ai tenté de faire apparaître le seuil d’une transvaluation révolutionnaire de l’activité telle qu’imaginée par les thèses d’inspiration spinoziste. Au terme de cette discussion sur l’immédiateté de la productivité éthique et juridique du régime post-fordiste, semble se découvrir le critère qui permet d’opérer ce passage, qu’on pourrait définir par la notion d’utilité, une aptitude à composer, avec l’existant dans son ensemble, le vivant et l’inorganique, des rapports qui maximisent la puissance et l’intensité du commun. Suivant ce principe, les individus travaillant et croyant poursuivre leurs intérêts et leurs désirs individuels passeraient de cet état de passivité où ils sont déterminés par des forces extérieures qui en régissent le mouvement et les usent, purement et simplement, à l’état d’activité, pleine et assumée, usage joyeux du commun de la production. Dans cette perspective, seule cette ontologie, qui se veut à la fois une éthique et un projet épistémologique, saurait recueillir la prolifération actuelle de formes de vie, puissance démocratique à laquelle demeure aveugle quiconque fixe son regard sur des formes irrémédiablement dépassées de subjectivation politique. Ce que j’ai entendu ici par jouissance immédiate de la productivité du commun, suivant le principe de l’utilité, se comprend enfin comme résolution de la subjectivité révolutionnaire à une sobriété absolue : la découverte d’un usage de sa puissance créatrice qui correspond aux déterminations d’êtres naturels et objectifs, c’est-à-dire soumis à la finitude. Vocation d’êtres vivants à la consommation, et non au gaspillage.