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Je n’existe pas, je fabrique des poèmes[1].

Parce que l’existence est le plus sûr des fardeaux[2].

En ces temps où les motifs de désolation ne manquent pas et où les actes de violence abondent, d’aucuns persistent à voir dans la poésie un moyen, sinon de réenchanter le monde, du moins de le rendre un peu plus habitable. Mais qu’en est-il lorsque le monde s’obstine à oblitérer le sens qu’on tâche d’y lire et d’y inscrire, au point qu’on se met à douter de sa propre existence ? La mort serait-elle alors le seul ancrage que puisse trouver le poème ? Et je ne parle pas ici de la perte d’un proche, traitée le plus souvent sur le mode de la tristesse, de l’accueil ou de l’apaisement, mais du meurtre, de la mort violente qu’on inflige ou qu’on subit. Les héritiers de Lautréamont ne sont pas légion. Ce n’est certainement pas par hasard que ce sont les surréalistes qui l’ont réactualisé, et que son oeuvre, pourtant emblématique de la modernité, est si peu enseignée encore aujourd’hui.

Maurice Blanchot, qui a lui-même échappé de justesse à une mort violente, disait de l’écrivain qu’il entretient un rapport privilégié à la mort. Devisant sur « l’inconvénient d’être né », Cioran affirmait pour sa part l’existence d’une connaissance posthume, laquelle pourrait éclairer le fantasme de mort qu’on trouve dans les derniers recueils de Carole David et de Joël Pourbaix :

Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu’on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d’abhorrer jusqu’à l’idée d’objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c’est tout un et qui s’accompagne d’une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu’aucun geste qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien n’est rehaussé par quelque trace de substance, que la « réalité » est du ressort de l’insensé. Une telle connaissance mériterait d’être appelée posthume : elle s’opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d’être[3].

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« Je viens de t’abattre à la sortie du motel./Tu es demeuré vivant, mais vieilli. » (11) C’est sur ces vers que s’ouvre L’année de ma disparition. D’emblée, le ton de la violence indifférente est donné, le décor planté. Comme souvent chez Carole David, les icônes de l’américanité sont omniprésentes. Dès le premier poème, on se croirait dans un film américain : « les chips, la carte routière, les aires de repos », « une carcasse d’auto », « du sable », « [l]e pompiste », « tout y [est] » (11). Les fréquentes références au cinéma et à la photographie ne révèlent pas simplement une posture esthétique ; elles structurent l’ensemble du recueil, dont l’enjeu consiste à retourner le décor, les images contre eux-mêmes.

Cette mort avérée, obligée, qui n’a d’autre effet sur la victime que de la laisser vieillie, se présente comme une épreuve de réalité. Que reste-t-il en effet à celle qu’on semble avoir déjà tuée[4] et qui erre dans le doute de sa propre existence, sinon que d’infliger la mort en retour, comme une enfant qui arracherait les pattes d’une araignée pour tester les limites du réel, les frontières de la vie ? La mort de cet homme à qui la narratrice s’adresse provoque un déferlement de la mémoire. Des visages, des scènes défilent devant ses yeux, comme sortis d’un album de famille. Chaque cliché tend sa (sur)face comme un miroir, un objet d’identification, un lieu de transformation. Mais entre la photo d’un garçon avec son fusil et une chanson de Noël de Bing Crosby, soudain la terreur surgit :

Un homme est caché au fond de la penderie,

le même qui courait après moi à la sortie du bus :

« Salut mon coeur, t’es une vraie petite poupée. »

J’ai deux couteaux à steak dans mes poches,

qui n’ont jamais servi.

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Ces métamorphoses, ces réincarnations, cette confusion identitaire que les photos favorisent sont autant de moyens de fuir, d’échapper à ses assaillants. Une confusion semblable s’empare des lieux. Ainsi, l’Amérique du cinéma se mêle à l’Est de Montréal, pour lequel la narratrice dit entretenir une dévotion, jusqu’aux marges de la ville, qu’on imagine se déployer jusque dans les banlieues, où elle accompagne les « vierges suicidées » (14). De même, la temporalité procède par télescopage :

Les religieuses squattent les terrains des Indiens

elles crient au viol ;

je suis au milieu des fées noires

qui affectionnent le fouet et la laisse,

poursuivent les enfants abandonnées ;

leurs veines remplies de métal,

le coeur obstrué par des oiseaux.

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Ce mouvement de projection dans la fiction de l’histoire allant du plus familier au plus étranger est partout. Comme la métamorphose, l’hallucination est une méthode, un véhicule de déportation, de désidentification.

La filiation avec Josée Yvon[5], dont Carole David est une lectrice attentive et admirative, se fait particulièrement sentir dans ce livre. Nulle part ailleurs dans son oeuvre ne trouve-t-on autant d’évocations de la maladie, des infirmités, de la décomposition et de la dévoration du corps, de la violence subie et fantasmée. Comment ne pas entendre, par exemple, dans ce chien qu’on mène à l’abattoir et qui, devenu âme, lui « demande de le rejoindre », un écho de La cobaye[6], ce récit halluciné où les femmes infligent les pires sévices aux jeunes filles, allant jusqu’aux meurtres à répétition, et où les chiens semblent être les seules créatures pourvues d’humanité[7] ? Cela dit, il n’y a rien de la démesure et de l’exubérance de Josée Yvon chez David, qui maîtrise l’art de la pondération et du sous-entendu. Tout chez elle tient de la rigueur la plus stricte, rien n’est laissé au hasard. C’est ce qui fait la richesse de ses livres ; ils demandent une lecture minutieuse, et c’est souvent à la relecture qu’ils livrent leurs trésors.

Cette distinction étant faite, on peut quand même se demander ce qui sous-tend la violence chez les deux auteures. Or il semble que, tant chez David que chez Yvon, la violence réactualise le meurtre premier, celui de la jeune fille avant que la femme n’advienne, ce qui aliène l’identité de cette dernière et la laisse avec un présent caviardé. Cet homme qui lui a tout pris, sa santé, sa psyché, et jusqu’à sa réalité en la laissant pour morte, elle doit le liquider, afin de tirer sa propre figure du sombre et de faire de sa mort une « lumineuse disparition » (17[8]).

Le règlement de compte avec cet homme passe entre autres par l’emprunt des visages qui apparaissent sur les photos, par le rêve « d’histoires américaines » (18), les scènes de drames fantasmées, la magie du cinéma, de même que par une immersion et une diffusion dans le paysage forestier où erre son fantôme, avalant « des feuilles et des insectes » (19). Autant de stratégies visant à dérouler le linceul où elle gît[9], mais aussi à défigurer toutes les identités d’emprunt qu’elle a dû endosser. Toutes ces identités usurpatrices, ces « figures […] imposées » aux « vierges suicidées » (14), ce sont elles qu’il s’agit de faire disparaître :

Je me défigure, il ne reste aucune trace de moi,

ma peau est un liquide volatil ;

jugeant que j’ai survécu à mon exécution,

l’archange me conduit à une prison juvénile.

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Cependant, elle a beau jouer son suicide à la scie ronde, elle non plus ne meurt pas. Si chaque disparition a sa figure, chaque visage disparu laisse entrevoir un autre visage. De quoi alors s’agit-il de se délester, à quoi s’agit-il de donner la mort sinon à l’apparence elle-même ? Or l’apparence ici n’est pas une modalité de l’apparaître. Ce serait plutôt le contraire. Comme si les poèmes sous-entendaient une équation entre disparition et acuité visuelle d’une part, paraître et aveuglement d’autre part, le paraître semble être ce qu’il faut mettre à mort. Il faut qu’elle disparaisse pour enfin apparaître dans toute sa réalité, exister hors du regard d’autrui et de sa menace, pour elle-même, et ainsi pouvoir passer à l’âge adulte. C’est à cela que se prête l’écrivaine qui entre dans la « chambre de création » (34) :

je change de nom et de corps ;

ma vie végétale faite de souvenirs cruels,

de crabes, disparaît ;

je porte en moi des bijoux

trafiqués en poèmes,

rangés dans une boîte à cigares.

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Comme l’album de photos, la chambre d’écriture est un lieu de métamorphoses, où s’enchevêtrent les paysages et des imaginaires, mais assorti d’un plus grand coefficient de liberté. La marche, les déplacements auxquels elle se prête, induisent un double mouvement temporel : vers le passé (la jeune fille) et vers la mort. En faisant de ses fantômes de la chair à poèmes (« je piège mes démons, vérifie/ma théorie du cannibalisme » [35]), la narratrice-écrivaine retourne la violence contre elle-même et s’en affranchit :

La jeune fille emmurée, le jeune homme coupe-gorge

(celui des couteaux à steak).

Je les vois morts au fond de ce monde étroit,

leurs corps démembrés.

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Mais il faut pour cela descendre jusque dans le sous-sol, la cave des maisons de banlieue, peut-être, pour conjurer les démons, les parures ; et cela ne garantit pas le retour à une identité intègre :

(À quelle profondeur étions-nous

quand nous sommes disparues ?)

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aucune d’elles n’a touché le ciel,

ses constellations ; en des gestes flétris,

nous sommes restées notre moi désaxé.

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C’est qu’apparaître s’avère un délit d’identité. « Je suis accusée de mes actes d’éclat » (55), dit la narratrice. « Ce qui apparaît sera retenu contre moi. » (61) Cette culpabilité, plutôt que d’être niée ou contestée, devient le ressort de la libération. Que faire, en effet, lorsqu’on a porté de tout temps la culpabilité, la frayeur, qu’on se sent responsable de tous les malheurs du monde, sinon « mettre le feu aux poudres » (64) ? Tant qu’à être coupable, semble se dire la narratrice, aussi bien que ce soit pour quelque chose.

La réalité ne pouvant être rejointe qu’à travers la fiction, seule la magie semble garantir l’absolution[10]. Il en va de la magie comme de la violence ; il s’agit de la faire travailler à rebours, en s’adonnant à une surenchère d’illusions. Seulement, ici comme chez Josée Yvon, rien n’est univoque, rien ne va sans ambiguïté. Et pour cause, puisque la magie, c’est aussi le rituel du spectacle, les « maisons illuminées » (62), « les comptoirs de cosmétiques », « les bords de mer américains » (60). Ainsi, à une figure surgie du passé qu’on associe naturellement à la mère, et qui lui demande de « la ramener à l’origine des ses malheurs », la fille, « en feuilletant une dernière fois les scènes qu’elle a jouées », donne ce conseil : « Fais comme si tu existais encore » (60). S’agit-il d’une véritable exhortation ou d’une formule ironique, une invitation à douter de l’existence pour échapper aux malheurs ? Rien ne favorise une lecture plutôt qu’une autre, et c’est là l’intérêt du livre de Carole David.

Après avoir épuisé sa rage, déposé les armes, répandu le corps des jeunes filles dans le cimetière, et comme allégée, la narratrice revient à la ville. Les photos se rapiècent, trouvent leur place dans le paysage urbain, les temps reprennent une perspective envisageable, rendant de nouveau la ville habitable. La femme qui marche semble être retombée dans son corps, l’avoir recouvré. Ses dépouilles, dont personne ne voulait, n’ont pas disparu, ni la mort, mais la marcheuse a regagné la terre ferme ; et, dans le décor familier où elles s’agitent, volatiles, telles des « esquisses dispersées devant [elle] » (67), elles lui assurent un certain équilibre. Et « sur ce parcours, l’angle mort chante » (67).

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Dans Le mal du pays est un art oublié, le chant de la mort se fait aussi entendre ; il s’élève quelque part entre le silence et le hurlement du loup, creusant son sillon douloureux dans la conscience jusqu’à sa libération.

Au fil des treize suites qui composent le recueil de Joël Pourbaix, un sujet évolue d’abord dans un quotidien sans relief. Gagné par l’acuité de son regard, on l’accompagne dans divers déplacements, qui prendront au gré des enchaînements l’allure d’un pèlerinage, et finalement d’une mission. De la grisaille montréalaise à l’avion en vol en passant par la chambre d’hôpital et la maison d’enfance, il nous entraîne dans son monde désenchanté, un monde en délitement dont il n’arrive que difficilement à se démarquer, sinon par cette douleur qui en lui sourdement gronde, et une attention minutieuse qui opère dans le réel une série de trouées où ancrer sa conscience.

Le livre s’ouvre au terme de la nuit, quand la vie autour commence à s’agiter, à bruire, sans échapper encore à l’absurde. L’existence singulière — fondée — n’arrive plus à se détacher de « l’agitation commune » : « Sortir du trou, se reprendre en main, grappiller une autre minuscule raison de vivre pour l’heure, la journée/lève-toi et marche. Ce miracle quotidien m’a oublié, je fixe les eaux noires du fleuve. » (11) Solitaire, le sujet considère les autres de loin ; toujours ils apparaissent étranges, étrangers, et parfois rêvés ou hallucinés. Seuls deux êtres parviennent à franchir cet éloignement : une femme, dont on ne connaît d’abord pas l’identité, et qui se révélera finalement être la mère décédée, celle à qui il aurait voulu donner des mots, celle qui « a vu en [lui] ce qu[’il] ne saurai[t] avouer : la géographie de [s]on désenchantement » (15) ; puis « [l]’ami Henri » (23), vieil homme aux allures de clochard, buveur impénitent et grand joueur de pétanque, qui s’éteindra doucement à l’hôpital sous les yeux du narrateur. Or ces deux êtres sont les seuls auxquels ici et là le sujet s’adresse[11]. Comme si l’intimité instituée par le langage n’était possible que dans cette absence irrémédiable qu’est la mort. Comme si cette trouée de silence[12] que font les gens en mourant était nécessaire pour que la parole résonne et voyage jusqu’à son destinataire. « Je distingue mieux les gens lorsqu’ils s’éloignent, lit-on dès le deuxième poème, leur dos sur le point de disparaître. » (12) Cette absence que les gens qui s’en vont laissent derrière eux, et d’où la mémoire émerge, est la voie que le sujet décide d’emprunter, la faille qu’il va creuser et explorer jusqu’en ses fondements.

Survenant à un moment où il semble flirter avec le suicide, une sévère infection à la jambe conduit le narrateur à l’hôpital, ce « grand vaisseau des éclopés » (57). C’est là, au bout de quelques jours d’attente inquiète, sous l’effet conjugué de la douleur et du risque, qu’il forme le dessein d’accomplir une tâche différée depuis des années, celle de disposer des cendres de sa mère qui reposent dans une armoire. S’il ne parvient pas à se tirer du néant, le « plus vieux/temple construit par l’homme » (69), au moins en tirera-t-il celle qui se trouve au fond de l’urne, semble-t-il se dire : « Je te soulève, j’ose le poids des cendres, ce chemin enseveli entre les atomes et la chair, une vérité inhabitable en son silence. » (58)

Cette entreprise le mènera à Luskville, où se trouve la maison familiale, blottie entre les arbres du bois, cette « peau de chagrin égarée entre la dévastation et la préservation » (78), mais encore pleine des vestiges d’enfance. La falaise, le genévrier de Virginie, les briques rouges, tout lui parle, lui rappelle ces temps de paix où la vie défilait doucement. Chaque présence, chaque objet sur lequel son regard s’arrête, en créant un effet de ralentissement, distille son plein de sagesse, et les poèmes en recueillent les fulgurantes pensées. Ainsi, le livre contient plusieurs phrases à caractère aphoristique, souvent très belles, qui jettent tantôt dans l’éblouissement, tantôt dans la méditation. Par exemple celle-ci : « Il n’y a guère de différence entre l’éphémère et l’éternité, l’un et l’autre mènent à la chute. » (85) Ce plein de lumière et d’ombres entraîne ensuite le narrateur sur les routes du Pontiac, où il passe de bourgade en bourgade, pour aboutir à la cave de la maison, où dorment des objets oubliés, dont un cahier d’écolier, mais surtout, le journal de la mère : « Ton journal de la Déportation toujours attaché par un ruban vert, tu avais des mots brefs pour l’humiliation et l’horreur des camps. » (107)

Au cours de ses déplacements, deux figures surgies de l’enfance reviennent hanter le sujet, celle du loup et celle de la renarde. D’abord simple dessin tracé sur le sable, la renarde bientôt s’anime dans l’espace et devient « la Renarde », réveille les ombres chinoises que le fils et la mère faisaient à la chandelle, et prend de plus en plus de place jusqu’à pénétrer l’esprit du sujet, comme le fait l’esprit-chien dans le recueil de David. Sous son impulsion, il reprend la route en pleine nuit, et n’a de cesse qu’il n’ait retrouvé le paysan assis près d’un étal encombré d’objets divers qu’il avait rencontré plus tôt. « Vous avez tué ma mère » (118 ; Pourbaix souligne), lui lance-t-il après deux lampées de whisky. Puis il l’égorge avec un tesson de bouteille et le pend à un arbre avec son chien.

Bouddha raconte qu’un homme atteint par une flèche ressent deux douleurs : la déchirure de la chair et la colère d’avoir été blessé. Nous n’acceptons pas les événements pour ce qu’ils sont. Bien sûr la vengeance relève de la haine, une contagion où le mal s’ajoute au mal, un poison pour l’esprit.
Chercher à punir est une chose, s’attaquer à l’impunité en est une autre.

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Qui est cet homme ? L’a-t-il vraiment tué ou n’est-ce qu’un meurtre fantasmé, voire rêvé ? S’agit-il d’une vengeance ? Cet homme est-il vraiment coupable de la mort de la mère, ou est-ce l’esprit de la Renarde, accouplé en rêve à celui du loup, qui a poussé le fils au crime ? Ces questions demeurent sans réponse, et l’ambiguïté plane jusqu’à la fin sur le motif du meurtre aussi bien que sur la nature de la relation du fils et de la mère, dont les souvenirs sont empreints d’érotisme. Mais qu’importe la réalité du geste, semble nous dire le poète, si, comme le pense Cioran, « la “réalité” est du ressort de l’insensé » ? Et si rien n’a de réalité que la douleur, et si « commettre ou ne pas commettre un acte c’est tout un », dans l’éventualité d’un cas d’impunité, n’est-il pas souhaitable de se faire la grâce d’une justice ?

Quoi qu’il en soit, par sa violence et son aspect irrépressible, le geste a toutes les apparences d’un meurtre rituel. Le rituel, en renouant avec l’origine, brise la linéarité et défait le principe d’identité ; du coup le réel bascule dans le virtuel, le présent dans le possible. Il n’y a plus ni réalité ni fiction, ni authenticité ni masque, il n’y a plus que cet instant troué par l’éternité qui le traverse. Ainsi, en tuant le vieil homme et son chien, c’est aussi le fils orphelin qui étouffait en lui que le narrateur mène au tombeau. Ce meurtre est le fait d’un sujet en transe, possédé par l’esprit de la Renarde. Or, cet instinct du loup qu’elle réveille, ce glapissement, ce souffle animal, n’est-ce pas la vie, propiciée par le sacrifice, qui reprend ses droits ? Comme si cette « envie de vivre plus précieux [sic] que la vie » (136) dépendait de cette pulsion meurtrière, comme si son âme ne pouvait être recouvrée qu’au prix de cette connaissance posthume (« Il faut être deux/Vivant et mort » [133]), ce n’est qu’une fois le meurtre accompli que le fils pourra répandre les cendres de sa mère autour de la maison familiale. À mesure qu’elles se dispersent dans l’air, parmi les étoiles, la voix de la mère, qui jadis endormait son fils en chantant, descend en lui et le libère :

Ce que nous appelions le silence

Est maintenant notre peau

Des épines soyeuses sous les mains

Font un bruissement d’eau

La signature des griffes

Traverse la chambre nuptiale

De souffles en vertiges

Le monde est l’enfant

Que les dieux n’auront jamais

Un abîme de tendresse

Je caresse ta voix jetée en moi

Je te respire dans la vieille nuit

Au-dessus des bougies éteintes

Demeure la lumière évanouie

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C’est ainsi, allégé du poids des ombres, et fort de ce regard éclairé par la mort, que le voyageur peut poursuivre son chemin et s’envoler vers l’Europe, là où l’avenir rejoint le passé.