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Avancer que la question identitaire puisse participer à un possible « renouveau » du paysage littéraire québécois à l’aube du xxie siècle est une idée qui peut sembler étonnante tout autant que prévisible. Étonnante, puisque l’identité est une préoccupation qui n’en finit pas, dirait-on, de hanter les textes littéraires et le discours sur la littérature. L’élaboration d’une conscience nationale (canadienne, canadienne-française et, enfin, québécoise), lancée dès le changement de régime colonial au xviiie siècle, a peut-être cédé du terrain aux aléas existentiels de l’individu contemporain, mais il reste que l’identité fournit encore ample matière à écriture et à fiction[1]. Comment cette incessante question pourrait-elle incarner une forme de changement ? Cependant, en raison même de ce fidèle accompagnement et de l’« importance décisive » que « [l]a quête d’identité et le remodelage des identités » ont pris « durant les dernières décennies[2] », n’est-il pas légitime de penser que cette question puisse susciter de nouvelles explorations littéraires ?

Depuis la parution de L’écologie du réel de Pierre Nepveu, un consensus critique s’est fait autour d’un processus de décentrement qui aurait commencé à opérer au tournant des années 1980. La pluralité des points de référence qui amène Nepveu à « penser la “fin” de la littérature québécoise[3] », bien que commune à la culture contemporaine, correspondrait à un « moment » d’un parcours plus spécifique de constitution et d’éclatement de la littérature nationale (EDR, 211). L’écriture migrante, à laquelle l’essayiste consacre un chapitre de son essai, constitue un cas exemplaire de ce moment ; « expérience concrète de l’étrangeté » et « herméneutique jamais achevée », elle offre l’occasion de penser un « pluralisme fort » capable d’exposer les différences, de les mesurer et de les interroger (EDR, 215). Dans un autre essai marquant, Pierre L’Hérault recourt à la notion d’hétérogène pour rendre compte de ce changement dans la façon de penser et de vivre l’identité qui, « avant la fin des années 70 », était « difficilement détachable du fond d’homogène qui la soutient[4] ». Pour L’Hérault, c’est « une pensée explicite et réfléchie de l’hétérogène » qui s’affirme au début de la décennie suivante, à la différence d’une « présence implicite » et « plus ou moins diffuse » que l’on pouvait peut-être déjà observer auparavant mais sans lui reconnaître un rôle de « concept opératoire dans l’élaboration et la critique des pratiques et théories littéraires, sociales et culturelles » (PCH, 57). L’Hérault identifie alors trois brèches par lesquelles l’hétérogène se serait introduit dans le discours et aurait entraîné une « nouvelle problématisation de l’identité québécoise » (PCH, 59)[5] : la critique du discours nationaliste, l’écriture immigrante et l’écriture au féminin, exemplifiées respectivement par l’essai de François Charron, La passion d’autonomie. Littérature et nationalisme, le roman La Québécoite de Régine Robin et celui de France Théoret, Nous parlerons comme on écrit[6].

Depuis, la réflexion sur l’identité a donné lieu à un nombre considérable de travaux théoriques ou critiques en études littéraires et dans le champ des sciences humaines proposant une conceptualisation diversifiée de la notion dans ses dimensions collective ou plus personnelle. Dans un ouvrage paru en 2005, Simon Harel constate toutefois, avec le recul, que l’émergence de l’identitaire et la faveur dont a rapidement joui cette nouvelle nomination ont finalement conduit à mettre entre parenthèses la notion d’identité[7]. Ce passage, souligne Harel, aurait à voir avec la perte de connotation euphorique du projet national (PO, 19) : autrement dit, « [s]i l’identité demeurait soumise au discours de la québécité, l’identitaire prétendait rompre avec cette emprise de l’identification ethnoculturelle » (PO, 13). Cette rupture avec « un univers symbolique présenté comme désuet, afin de forger un nouveau langage pouvant nommer avec une réelle acuité les modifications du discours social » (PO, 13) s’observe, selon l’auteur, dans « la prolixité sémantique des notions de migrance, d’hybridité dans le discours critique tenu sur les lettres québécoises contemporaines » (PO, 26) et la « fascination pour les marges », pour l’errance, pour l’« esthétique du fragment ou de la pluralité » (PO, 40) de la littérature elle-même qui confineraient souvent aux lieux communs. Ce faisant, la « puissance d’évocation bien réelle » (PO, 46)[8] de ces notions se serait peu à peu banalisée.

Moins sévère que Simon Harel dans son bilan critique, Clément Moisan dans le second livre qu’il consacre lui aussi aux écritures migrantes en 2008[9] montre le même besoin de réexaminer ce « genre littéraire » et plus largement le questionnement sur l’identité qu’il a généré, incluant les débats, le lexique et le cadre théorique qui l’ont accompagné. L’introduction de son essai invite « à sortir des sentiers battus et à atteindre un nouveau seuil de savoir et d’action[10] ». Pour Moisan, cela signifie adopter un angle de réflexion plus global et chercher « un modèle qui concilie la solidarité nationale et la différenciation culturelle » (EMI, 13), c’est-à-dire qui ne se réduit pas « à l’antinomie classique entre nationalisme et pluralisme » (EMI, 13). Dans les derniers mots de son ouvrage, l’auteur constate que les « écritures migrantes ont donné lieu à un modus vivendi qui se prête maintenant à l’invention d’imaginaires cherchant à décrire, à expliquer et à interpréter le réel » (EMI, 134-135). Ces imaginaires donneraient naissance à « de nouvelles formes et de nouvelles figures » (EMI, 134) qui, pour Moisan, correspondent à une « danse des cultures » « prenant en compte les paradoxes et les équivoques issus de la prise de conscience de l’altérité et des quêtes identitaires » (EMI, 134).

Ce portrait rapide ne prétend évidemment pas rendre compte de la totalité des réflexions théoriques et critiques sur la question identitaire générées par la production littéraire des décennies 1980 et 1990. Pour cela, il aurait fallu traverser la diversité des études qui ont porté non seulement sur les écritures migrantes mais sur les écritures des femmes ou sur les questions de sexuation, sur le roman de la route, le thème de l’américanité, les fictions de l’intime et les genres autobiographiques, la figure de l’autre ou du double, celle de la filiation, bref sur l’ensemble des formes, des thèmes, des figures et bien sûr des oeuvres qui ont mené à explorer « les fictions de l’identitaire au Québec », pour reprendre le titre du collectif signé par Sherry Simon, Pierre L’Hérault, Robert Schwartzwald et Alexis Nouss. L’objectif était de rappeler la constance du thème de l’identité, le consensus à l’effet d’un changement important survenu au tournant des années 1980 et le sentiment, présent depuis quelque temps déjà, de devoir relancer la réflexion pour échapper au confort sclérosant de la répétition et pour accueillir d’autres expériences littéraires de l’identité.

Les romans qui retiendront mon attention dans le cadre de cet article ont justement pour particularité d’aborder la quête identitaire sous un mode distancié, souvent même parodique, comme s’ils prenaient acte à leur façon de certains poncifs et du besoin d’aller ailleurs. La quête identitaire y serait traitée, plus précisément, comme un matériau littéraire chargé d’une mémoire et de codes. Dès lors, si ces romans explorent les aléas de l’identité à une époque qui ne cesse de fournir matière à sa problématisation, ils l’envisageraient d’abord (ou aussi) comme un thème littéraire, c’est-à-dire comme une obsession ou un motif de la littérature québécoise elle-même. Bien qu’on s’attendrait peut-être à ce qu’une telle distanciation soit le fait de jeunes maisons d’édition soucieuses de marquer leur différence, force est de constater que les exemples se retrouvent tout autant chez les éditeurs établis. Seule une étude à la fois plus vaste et plus fine permettrait de voir dans quelle mesure le traitement parodique de la quête identitaire pourrait éventuellement révéler des particularités éditoriales ou générationnelles.

La perspective que j’adopterai sera principalement narrative puisqu’il s’agit moins de montrer comment ces fictions « pensent l’identité » que de voir comment l’appropriation critique du motif de la quête identitaire participe des dynamiques contemporaines du récit et constitue en quelque sorte un véritable moteur narratif. Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, j’ai retenu deux romans : La logeuse d’Éric Dupont et Les taches solaires de Jean-François Chassay, parus tous deux en 2006. Au préalable, une rapide traversée d’autres romans qui mettent en relief la quête identitaire me permettra de donner une idée de la variété des modalités de cette appropriation critique et narrative.

Mise en relief parodique de la quête identitaire : la traversée de quelques romans

Les récits qui mettent en scène la quête existentielle d’un sujet en plein désarroi, à la recherche de sens et de repères sont nombreux, au point où l’on peut trouver cette forme convenue. La lecture de la production récente montre toutefois que plusieurs romans de la décennie 2000 usent ostensiblement de la quête identitaire, n’hésitant pas à lui donner des contours parfois grotesques. C’est le cas du récit de Bertrand Busson, Le phyto-analyste, curieusement qualifié en page couverture de « thriller botanique[11] ». La dimension identitaire prend des allures plutôt farfelues dans cette fiction dont le protagoniste, Germain Tzaricot, tente de déjouer une terrible machination : du jour au lendemain toutes ses plantes d’intérieur pourrissent, phénomène qui s’étend peu à peu aux autres végétaux du quartier, de la ville, de la planète et même aux humains, ce qui laisse supposer une parenté entre les deux espèces. Au fil de ses aventures, Germain constate que son coeur s’est métamorphosé en chou-fleur ; lui qui s’est toujours senti étranger parmi les hommes voit donc son identité devenir de plus en plus incertaine. Est-il en train de se transformer en un végétal conscient ? Aux conventions du roman policier et même à celles du cinéma populaire[12], le roman ajoute les éléments connus du désarroi identitaire : sentiment d’étrangeté, perte presque totale des repères, recherche des origines familiales, etc. La dimension nationale de ce désarroi n’est pas en reste, convoquée sous les traits du « chou-fleur identitaire » (LPA, 194) que le père de Germain voit comme un signe de leurs « racines florales » (LPA, 194), rappel caricatural de la fleur de lys.

De façon plus subtile, Andrée A. Michaud renoue avec les thèmes du reflet, de la répétition et du mystère, déjà présents dans ses oeuvres précédentes[13], mais elle le fait avec un humour nouveau dans Mirror Lake. Le personnage principal et narrateur du roman, Robert Moreau, quitte le Québec pour s’établir dans un coin isolé du Maine, cherchant à fuir son passé et à éviter autant que possible tout contact humain : « J’avais besoin de cela, de m’engager sur des routes où le moindre panneau de signalisation m’indiquerait que je venais de pénétrer en territoire étranger, là où même les arbres, même les forêts ne parlaient pas la même langue[14]. » Or cet exil volontaire au bord du Mirror Lake, dont le miroitement des eaux « vous pousse à vous regarder droit dans les yeux et à vous demander qui vous êtes » (ML, 11), devient tout à coup rocambolesque quand Moreau, un 18 août, fait une chute, se frappe la tête sur une grosse roche, tombe dans un long coma et se réveille sous les traits de son voisin, Bob Winslow, victime en quelque sorte d’une fausse identité. Le récit multiplie dès lors les tours de manège, alors que chaque 18 août Moreau fait à nouveau une chute, tombe dans le coma et se réveille dans la peau d’un autre, jusque dans celle d’Albert le raton laveur ou de Jeff, son propre chien… La quête échappe au caractère convenu du périple identitaire en terre américaine en se faisant invraisemblable, comme s’il fallait échapper au registre sérieux du désarroi existentiel pour interroger la fatalité d’un tel questionnement.

C’est en empruntant à l’autofiction et à sa façon de jouer avec le vrai et le faux que Dany Laferrière règle pour sa part ses comptes avec l’identité. Dans Je suis un écrivain japonais[15], le narrateur du récit, auteur que le lecteur est encouragé à associer à Dany Laferrière (il est d’origine caribéenne, il vit à Montréal, a publié plus d’une dizaine de livres, etc.), annonce à son éditeur que son prochain ouvrage s’intitulera Je suis un écrivain japonais. Ce livre dont aucune ligne n’est encore écrite va pourtant créer un émoi considérable d’abord auprès des autorités consulaires du Japon à Montréal qui ont eu vent du projet, puis au sein de l’archipel nippon tout entier : du livre Je suis un écrivain malgache, signé par un jeune auteur japonais, au tube Je suis une geisha japonaise, chanté par « un chauffeur de poids lourd, très musclé et couvert de tatouages » (JSU, 257), c’est un débat national sur l’identité et l’authenticité qui est lancé par ce qui n’était au fond qu’une simple boutade. Le roman de Laferrière entretient en outre une habile ambiguïté au sein du récit lui-même entre les événements vécus par le narrateur et ceux qui relèvent de son imagination, créant ainsi une constante confusion entre le je « réel » et le je fantasmé à tous les niveaux de la fiction[16]. Si la fable s’en prend ouvertement à la catégorie de l’écrivain migrant et du même coup à celle de l’écrivain québécois (« D’où l’interrogation fondamentale : C’est quoi un écrivain japonais ? Est-ce quelqu’un qui vit et écrit au Japon ? Ou quelqu’un né au Japon qui écrit malgré tout […]. Ou quelqu’un qui n’est pas né au Japon, ni ne connaît la langue, mais décide de but en blanc de devenir un écrivain japonais ? » ; JSU, 21-22), la cible de l’ironie dans ce récit est beaucoup plus large et couvre les multiples formes et poncifs du discours contemporain sur l’identité, dont bien sûr l’autofiction[17].

Matamore no 29 d’Alain Farah[18] pousse encore plus loin le jeu du double et du genre autofictionnel. Comme le souligne Jean-François Chassay dans la postface qui accompagne la réédition du roman, la quête identitaire s’y montre « forcenée[19] » et prise en charge par une structure narrative au formalisme assumé. « Vous êtes un Alain, vous parlez d’un autre Alain, mais en même temps on peut croire que vous parlez d’un autre Alain… » (M29, 24), s’exclame « la lectrice », l’une des multiples voix qui interrompent inopinément celle du narrateur au cours du récit. Si « [l]a quête identitaire forme […] le noeud de ce roman[20] », elle est donc très loin du schéma narratif du voyage vers un ailleurs ou d’une remontée vers les origines qu’emprunte souvent ce type d’intrigue[21]. La quête identitaire est plutôt signifiée à travers un ensemble hétéroclite de « motifs qui s’entrechoquent et se répètent, parfois convulsivement : l’oeuf (et la poule), Napoléon, le tennis, le chiffre 29, les musées […], Kennedy, le lilas, la pomme de terre, Joyce, le pape, la sole, Hamlet[22] », comme autant de symptômes ou d’indices qui hantent le texte. Elle l’est également par l’entremise du personnage de l’agent secret, figure par excellence de l’identité plurielle et factice, qui a pour mission de faire revenir le passé du narrateur. Ces « Moeurs de province », comme le précise le sous-titre du roman, ont beau faire signe à Madame Bovary de Flaubert, elles convoquent aussi la « belle province » pour mieux, dirait-on, jouer de son absence ; absence réitérée au moment de conclure par l’évocation de Marguerite Bourgeois, vexée du peu de place qui lui a été réservé (M29, 190), et par Adam Dollard, privé de son célèbre patronyme (des Ormeaux). Dans ce récit, la quête identitaire se joue à coup de motifs obsessionnels et de présences fantomatiques.

Bureau universel des copyrights de Bertrand Laverdure adopte aussi la voie de la métafiction et de la déconstruction radicale du narrateur-personnage qui l’associe, comme le roman précédent, à une lignée baroque aquinienne. Au fil des chapitres, le je ne cesse de disparaître et de réapparaître, passant d’un lieu à un autre, d’un pays à un autre, se réveillant, tombant dans le coma, se réveillant, en une ronde incessante qui rappelle le tournis identitaire de Robert Moreau dans Mirror Lake. Le narrateur a beau affirmer au début du récit « J’ai ressenti la drôle d’impression que j’habite ici et maintenant, sans une seconde de décalage[23] », cette plénitude ne durera pas. L’incongru surgit sous la forme du Schtroumpf farceur dont le cadeau piégé explosera « bien entendu » (BDC, 13) et transportera le narrateur comme par magie de Bruxelles à Montréal. Au fil de ses constants va-et-vient entre les deux villes, le je finit toujours par perdre une partie de son corps – jambe, petit doigt, bras, yeux et même la tête – remplacée par diverses prothèses faisant de lui un assemblage d’éléments disparates. Son « pathétique désir d’individualité » (BDC, 94) comme il le nomme lui-même sera donc anéanti, donnant ainsi raison à un employé du Bureau universel des copyrights qui lui avait affirmé : « Vous n’êtes pas en possession de ce qui vous constitue » (BDC, 104). Dans ce roman, le motif de l’identité rejoint celui du droit d’auteur, de la personne morale et de l’oeuvre originale, ironique allégorie qui se termine par l’expulsion du narrateur de son propre récit.

La disparition et l’assemblage sont également au coeur de Wigrum de Daniel Canty, roman dont le titre renvoie au nom d’un personnage, Sebastian Wigrum, qualifié de « collectionneur ordinaire[24] », jamais revu depuis une nuit de bombardements d’octobre 1944 à Londres. Cet épisode raconté dès le début du livre ne sera jamais résolu, le « chapitre premier » n’ayant pas de suite. En fait, l’essentiel du livre est constitué d’une sorte de catalogue d’objets hétéroclites, plus exactement de trois collections dont une seule peut être « attribuée sans équivoque à Sebastian Wigrum » (W, 29). Composées d’une centaine d’objets, les collections occupent littéralement l’espace laissé vacant par le personnage[25]. Le lecteur, en effet, en sait très peu sur Wigrum et ne dispose somme toute que des objets qu’il a (peut-être) rassemblés pour tenter de saisir la personnalité du collectionneur. Si « on se collectionne toujours soi-même[26] » selon Jean Baudrillard, les artéfacts accumulés par Wigrum ne fournissent toutefois pas d’indices concluants et créent même une sorte de mouvement centrifuge qui éloigne du centre de la collection, c’est-à-dire du collectionneur : chaque description d’objet donne lieu à une petite histoire qui introduit un grand nombre d’événements, de lieux, de temps et de personnages, de sorte que le volume narratif du catalogue ne cesse de croître et d’embrouiller les contours de Sebastian Wigrum. Il faut ajouter que tout concourt dans ce livre à rendre l’identité insaisissable, celle du « collectionneur ordinaire » comme celle des autres personnages. La figure de l’auteur, Daniel Canty, n’y échappe pas et subit un traitement similaire à celle de Wigrum. Mise en scène dans les dernières sections du livre (une postface, une apostille et des remerciements signés de l’auteur), elle finit elle-même par osciller entre réalité et fiction.

La traversée de ces quelques romans montre que la quête identitaire y est l’objet d’une distanciation parodique. Cette distanciation opère d’abord par une mise en relief du motif, plus particulièrement par une certaine démesure qui rend sa présence ostensible. Si les moyens sont variés et peuvent aller du grotesque à l’humour, en passant par l’invraisemblance, la répétition ou le détournement, ils ont pour effet de marquer le caractère conventionnel ou typé de la quête identitaire[27]. Ce faisant, la quête n’est plus uniquement une unité culturelle disponible : elle devient une figure, au sens où l’entend Bertrand Gervais, c’est-à-dire qu’elle fait signe au lecteur et appelle son interprétation[28]. Cet aspect est intéressant car il montre que la quête identitaire joue un rôle important dans les romans, non seulement comme thème ou comme éventuel principe de structuration de l’intrigue, mais bien davantage comme objet ouvertement manipulé. Évidemment toute parodie vise un effet comique dont la quête identitaire semble ici faire les frais. Conclure à une simple entreprise de dévalorisation ou de rejet d’un modèle stéréotypé serait toutefois bien rapide puisque, après tout, la figure est l’objet d’un travail d’appropriation dans chacun des romans, travail qui n’a été pour l’heure qu’esquissé. Par ailleurs, si le propre de la figure est de fasciner, comme l’affirme Gervais à propos de son potentiel fantasmatique et même obsessionnel[29], ne peut-on voir dans ces différents avatars parodiques de la quête identitaire le symptôme d’une telle relation ? Les deux derniers exemples convoqués m’aideront, non pas à répondre à cette question, mais à tenter d’approfondir les usages et les lectures de la quête identitaire auxquels se livrent des romans qui, comme les précédents, la mettent à distance pour peut-être mieux la réinvestir. En raison du rôle qu’y jouent l’histoire nationale, le thème de la filiation et le cumul des genres, ces récits soumettent plus manifestement le motif de la quête identitaire à une conscience critique de l’héritage littéraire québécois.

La logeuse d’Éric Dupont et Les taches solaires de Jean-François Chassay : indifférenciation et répétition des identités

La logeuse d’Éric Dupont et Les taches solaires de Jean-François Chassay proposent tous deux un univers foisonnant, volontiers carnavalesque, dans lequel l’identité occupe une place centrale. Empruntant au roman d’apprentissage mais aussi au conte et au roman de la terre, La logeuse suit le destin de la jeune Rosa Ost, originaire de Notre-Dame-du-Cachalot, village imaginaire de la Gaspésie. Au début du récit, l’héroïne doit quitter sa terre natale pour la grande ville de Montréal afin de ramener le vent d’ouest qui a cessé de souffler sur le village et le rend vulnérable aux effluves mortels d’un gaz « commercialisé sous l’étiquette PUR ENNUI®[30] », dont le gisement est exploité par un Américain de Boston qui en détient les droits exclusifs. Le ton, on le voit, est donné. Lors de son périple et de sa nouvelle vie à Montréal, Rosa fera plusieurs rencontres déterminantes qui l’amèneront à perdre son innocence et à découvrir une part jusque-là ignorée de ses origines. Croyant son père mort le jour même de sa naissance, le 20 mai 1980[31], la jeune femme apprend que Jeanne Joyal, la logeuse qui lui loue une chambre depuis son arrivée à Montréal, est non seulement son géniteur mais également Jeanne d’Arc, la fameuse pucelle d’Orléans, devenue immortelle après avoir vendu son âme au diable… Vivant sous une fausse identité civile et sexuelle depuis plusieurs siècles, l’homme conduit Rosa à le tuer, seule façon pour lui d’échapper à une éternité qui lui pèse : « Ta propre chair, en te libérant, s’emprisonnera » (LL, 284), était-il écrit. Au terme du récit, le vent d’ouest qui a ressurgi au moment du meurtre du père (jour de l’Immaculée Conception), recommence à souffler sur Notre-Dame-du-Cachalot mais Rosa, « [o]rpheline de mère et parricide » (LL, 288), a perdu son âme, son bel accent gaspésien et « ce ton jovial qu’on lui avait toujours connu » (LL, 289). Elle vivra pour de bon à Montréal dans la demeure que lui a léguée Jeanne Joyal.

À première vue, La logeuse reprend à son compte les préventions du roman de la terre contre les charmes de la ville. Celle qui dans son village de Gaspésie jouait au scrabble sans se préoccuper de faire des points (« Elle ne calcule pas. Elle est simplement contente de trouver de la place pour ses tuiles de bois » ; LL, 19) est devenue une joueuse redoutable (« Un jour, il faut bien apprendre à compter » ; LL, 298), niant ainsi les idéaux socialistes de son enfance. Comme l’annonce d’ailleurs le narrateur à propos de Rosa : « C’est le destin tragique de cette enfant qui nous intéressera dans cette histoire » (LL, 8 ; je souligne). L’ironie, toutefois, domine le roman et en embrouille les possibles interprétations. Qu’est devenue au juste Rosa ? Si elle est un être diabolique, comme le laisse entendre le fait que son corps ne projette plus d’ombre, est-ce parce qu’elle s’est détachée de la terre maternelle, parce qu’elle a tué son père ou parce qu’elle est condamnée aux valeurs plus anciennes et au « devouère de mémouère » (LL, 208)[32] ? Symbole de la lutte contre les Anglais[33], le personnage de Jeanne Joyal est franchement ridicule et borné. Cependant, l’ironie fait remonter à la surface le fondement utopique de toutes les idéologies mises en scène dans le roman : marxisme, capitalisme, nationalisme, étatisme, féminisme, etc.[34] Le multiculturalisme canadien n’y échappe pas. Les pensionnaires qui vivent sous le toit de la logeuse incarnent pour un temps l’heureuse cohabitation culturelle de gens venus de tous horizons (Gaspésie, Haïti, Ontario et république imaginaire du Gourouchistan). Or, lors d’un repas pris en commun, de petites récriminations dégénèrent en médisances sur la xénophobie des Québécois qui en disent elles-mêmes long sur les préjugés des uns et des autres : « – Ils baragouinent une langue qu’ils veulent imposer à tout le monde ! – Ils sont gros ! – Ils sont paresseux ! – Leurs femmes sont des matrones ! – Leurs hommes sont des pleutres ! » (LL, 202). Ailleurs, ce sont deux mascottes qui marchent « en dandinant à gauche et à droite leur gros derrière » (LL, 189) qui recueillent des signatures pour une pétition visant à demander « au gouvernement du Canada de déposer une demande officielle auprès des autorités vaticanes pour la béatification immédiate de feu Pierre Elliott Trudeau » (LL, 189). Truffé de clins d’oeil, le roman s’amuse à évoquer plusieurs dates de l’histoire du Québec ou du Canada qu’il associe à des événements imaginaires farfelus et soumet à une allégorisation ambiguë. C’est le cas, par exemple, des trois monticules de pierres à l’entrée de Notre-Dame-du-Cachalot et qui, selon le narrateur, recouvrent chacun « le squelette d’un malheureux du village que la foule en colère avait décidé d’occire dans un accès de rage généralisée » (LL, 14) : le 27 avril 1942, le 1er novembre 1987 et le 30 octobre 1995, dates qui correspondent respectivement au plébiscite sur la conscription du premier ministre canadien Mackenzie King, à la mort de René Lévesque et au deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. Tout dans La logeuse semble faire signe et encourager une perpétuelle quête de sens. Le roman a beau multiplier les prophéties et mimer ainsi une posture autoritaire, l’ironie semble conduire à une totale indifférenciation des discours, des valeurs et des identités. Une phrase de Marx citée au début et à la fin du récit et qui condamne l’Histoire à la répétition conduit d’ailleurs à se demander dans quel monde évoluent Rosa et le lecteur : « les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » (LL, 36).

Le lecteur du roman Les taches solaires peut croire pour un temps qu’il saura à quoi s’en tenir sur ce je qui s’apprête, semble-t-il, à raconter sa vie. « Je cherche par tous les moyens à m’arracher à moi-même pour comprendre comment je suis devenu moi[35] », affirme le narrateur au début de son récit. Pour ce faire, il entreprend un long détour : reconstituer sa lignée paternelle, depuis le premier Beaudry arrivé en Nouvelle-France jusqu’à lui, Charles Bodry, individu de 33 ans, astrophysicien et amoureux, dont la vie tient « en 28 maigrelettes lignes » (LTS, 360). À la croisée du roman historique, du récit de filiation et de l’autobiographie, Les taches solaires repose sur un « imaginaire systémique[36] », une dynamique formelle rigoureuse et un humour loufoque. La table des matières montre que chaque chapitre porte le nom d’une planète ou d’un satellite et que le récit généalogique suit un mouvement de traversée du système solaire, du plus lointain au plus proche, à l’image de la remontée des différentes générations de Beaudry. Elle met également à plat le principe de répétition qui structure le récit : chaque constituante du système solaire donne lieu à deux chapitres, sauf le soleil, à l’image cette fois de la double lignée issue de l’ancêtre Jean Beaudry[37], dont chaque fils aîné porte le même prénom en plus du patronyme. Le principe est à l’oeuvre dès le début du roman qui reprend son point de départ en multipliant les incipits, alors que la fin du récit répète sous forme d’un résumé et de petits tableaux généalogiques tout ce qui vient d’être raconté. Si le narrateur cherche d’où il vient, le premier Jean Beaudry veut quant à lui bâtir un canal reliant la Nouvelle-France à la Chine, projet grandiose jugé farfelu par ses contemporains. À cette quête obsessive, réitérée avec entêtement tout au long du récit, s’en ajoute une autre : la vengeance. Découvrant un jour que son père qu’il croyait mort a simplement fui le pays pour suivre le Mississippi jusqu’à La Nouvelle-Orléans et y fonder une nouvelle famille, le fils assassinera son géniteur. Or, le fils de l’autre lignée retrouvant un jour l’homme qui a tué son père l’assassinera à son tour. Neuf meurtres par noyade seront ainsi commis en alternance par un Jean Beaudry d’une lignée contre un Jean Beaudry de l’autre.

La répétition du nom et du geste vient brouiller, on s’en doute, les contours de ces « moi » interchangeables et inextricablement liés : Jean Beaudry 1er, Jean Beaudry ii, Jean Beaudry ii bis, Jean Beaudry iii, Jean Beaudry iii bis, etc. Les épouses de ces hommes finissent d’ailleurs elles aussi par se superposer et se confondre, alors que chacune « s’ennuie et rêve de partir » (LTS, 268, 272, 276 et 280) se plaît à répéter le narrateur. Si Charles Bodry veut s’arracher à lui-même pour comprendre comment il est devenu ce « moi », force est de constater que cette double lignée de Beaudry rend la tâche ardue, d’autant qu’il découvrira que sa mère est une Beaudry bis et qu’il est donc le fruit de la rencontre des deux branches de cette « famille dégénérée » (LTS, 326). L’orthographe récente de son nom adoptée par son grand-père, à laquelle il a de plus en plus de mal à s’habituer (LTS, 358), ne parvient donc pas à l’extraire de sa famille ni à mettre un terme à son histoire. « J’ai éclairé ce qu’il était possible d’éclairer » (LTS, 359), admet le narrateur ; « Mon interprétation de l’histoire de ma famille ne restera qu’une interprétation » (LTS, 359), ajoute-t-il. Si cette affirmation jette un doute sur la crédibilité du travail de reconstitution du narrateur, elle n’en traduit pas moins le désir d’ajouter son récit à « une formidable narration qui refuse de s’éteindre » (LTS, 360). La figure du soleil ne renvoie donc pas au « moi », « absurde niaiserie narcissique » (LTS, 360), comme son unicité au sein du système pouvait le laisser croire, mais au « vortex, tourbillon creux prenant naissance […] dans un fluide en écoulement » (LTS, 361) : ces fameuses taches solaires qui donnent leur nom au roman et qui rejoignent le mouvement des eaux réunies dans cet immense canal rêvé par Jean Beaudry, premier du nom.

Poétique du cumul et hyperconscience de la tragi-comédie québécoise

Comme La logeuse, Les taches solaires manifeste clairement une volonté parodique à l’endroit de la quête identitaire, n’hésitant pas à donner un tour burlesque et invraisemblable au récit. Si la parodie implique le détournement d’un modèle, le modèle lui-même est tentaculaire dans chacun des romans. La quête identitaire, il est vrai, a donné lieu à bien des explorations littéraires et les formes qu’elle a pu générer ou accompagner sont nombreuses. Or les deux romans s’appliquent, dirait-on, à cumuler les genres, les motifs, les thèmes, les symboles, les parcours narratifs, les procédés, les discours, bref toutes les formules éprouvées pour narrer la recherche de l’identité. L’identité elle-même se voit déclinée dans toutes ses dimensions, individuelle, familiale, culturelle, géographique, nationale, ethnique, sexuelle, etc., comme s’il fallait là aussi additionner tous les angles de saisie. Que le thème de la fatalité, souvent adjoint au procédé formel de la répétition, se retrouve non seulement dans ces deux romans mais dans presque tous les exemples présentés paraît, dans ce contexte, particulièrement significatif : comme s’il fallait absolument souligner qu’on ne peut échapper à cette incessante question. L’accentuation et le cumul contribueraient donc à démultiplier le motif pour en affirmer le caractère inéluctable. La quête identitaire n’est-elle pour autant qu’une hantise ? Ce serait oublier qu’elle génère des récits et que c’est aussi à ce titre qu’on la retrouve dans des romans qui n’ont de cesse de la relancer.

La quête identitaire ouvre-t-elle un nouveau chapitre de son histoire ? Il serait imprudent de tirer une telle conclusion à partir des quelques exemples évoqués dans le cadre de cet article. Le corpus constitué montre néanmoins que des auteurs aux esthétiques très variées n’hésitent pas à l’investir avec une distanciation ludique qui semble parfois faire écho à « l’hyperconscience de la tragi-comédie québécoise[38] » associée par Pierre Nepveu à la littérature de la Révolution tranquille. Si La logeuse et Les taches solaires partagent certainement « une attitude d’esprit caractérisée par l’ironie et la parodie[39] » que Nepveu voyait notamment à l’oeuvre dans Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais et Le libraire de Gérard Bessette, il reste qu’ils appartiennent à une littérature dite contemporaine qui n’en est plus à vouloir entrer dans la modernité et à rompre avec un « passé dépassé[40] ». En fait, autant pour Rosa que pour Charles Bodry, il semble plutôt difficile d’échapper au passé malgré le meurtre du père. Par ailleurs, l’objet de la parodie dans ces romans récents n’est-il pas la quête identitaire elle-même, entreprise à laquelle la littérature québécoise de la Révolution tranquille et celle des décennies suivantes ont largement contribué ? Si quelque chose de nouveau se dessine, ce serait dès lors dans cette perspective critique capable d’appréhender le mode de l’hétérogène et le vacillement des identités qui ont marqué le roman au tournant des années 1980, en même temps que la recherche d’un fondement, l’affirmation d’un « moi » individuel ou collectif à laquelle s’efforçait de tendre le roman de la modernité.

La figure des taches solaires est, en ce sens, particulièrement éloquente : « tourbillon creux […] prenant naissance dans un fluide en écoulement », elle parvient à concilier le centre et la dispersion, le vide et le mouvement. On pourrait avancer qu’elle relève d’une forme de porosité qui, à la différence d’une logique de l’hétérogène et du décentrement davantage mobilisée par un effort de contestation des notions d’unité, d’homogénéité, d’autorité et de totalisation, n’opérerait pas par contraste ou par opposition mais plutôt par interpénétration et échange[41]. Dans l’essai de Pierre L’Hérault cité en ouverture de cette étude, on constate que la pensée de l’hétérogène exemplifiée entre autres par La Québécoite de Régine Robin donne à voir l’identitaire comme un « corps opaque » (PCH, 67), l’auteure elle-même reconnaissant que son roman met en scène « l’impossibilité de mêler les imaginaires et les mémoires[42] ». La possibilité du corps poreux est envisagée, mais elle ne s’actualise pas et relève surtout du désir. Ce n’est plus le cas pour le personnage de Robert Moreau dans Mirror Lake, pour les Alain de Matamore no 29 ou le phyto-analyste de Bertrand Cusson qui évoluent dans des univers résolument ouverts au cumul et à la rencontre des identités mais aussi des formes et poncifs de la quête identitaire.