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Si l’histoire littéraire du siècle dernier a proclamé la suprématie du roman, « réputé universellement plus “vendeur” que tout autre[1] » genre, la littérature au tournant du xxie siècle semble résolument se caractériser par une prise de distance par rapport à cette étiquette englobante, par un refus de la fossilisation des formes, par un parti pris pour l’incertitude des genres et par un véritable « travail d’instabilisation[2] » générique, pour reprendre la juste expression de Tiphaine Samoyault. Ainsi, la « nouvelle littérature québécoise », comme la nomme Mélanie Vincelette dans un entretien accordé au magazine L’Actualité en 2009[3], se caractérise notamment par une omniprésence d’étiquettes composites, en quatrième de couverture ou en page titre, qui subvertissent les grands genres : « autogenèse littéraire[4] » chez Lévesque Éditeur, « récits d’apprentissage[5] », « proses et dramaticules[6] », « histoires & provocations[7] » au Quartanier, « roman almanach[8] », « roman croisade[9] » chez Marchand de feuilles, et bien d’autres encore[10].

En tant qu’« annexe du titre[11] », la mention éditoriale agit comme élément rhématique, informe d’une intention et propose une posture de lecture, affirme Gérard Genette dans Seuils. Il convient donc de s’arrêter à l’inventivité générique des jeunes maisons d’édition québécoises afin de tenter d’en dégager les tendances et les inflexions, qui influent sur la réception des oeuvres. Notre analyse propose de prendre acte du foisonnement de textes qui s’affichent sous des dénominations génériques inventives depuis les quinze dernières années, et d’examiner les formes, enjeux et paradoxes de cette pratique qui s’établit avec une constance notable dans la littérature québécoise contemporaine. Le présupposé qui nous anime est celui mis de l’avant par Richard Saint-Gelais dans l’article « Récits par la bande : enquête sur la narrativité paratextuelle[12] » : « les bords du texte participent eux aussi du narratif » et remplissent à l’occasion des fonctions qui vont au-delà de celles qu’on leur attribue normalement, soit « inciter à la lecture » (fonction argumentative), « orienter cette même lecture » (fonction interprétative) ou « appuyer [la lecture] par l’adjonction de diverses précisions métalinguistiques ou encyclopédiques[13] » (fonction informative).

L’hybridité générique : perspectives historiques

Au Québec, l’hybridité générique trouve ses sources dans les toutes premières oeuvres de la littérature. À ce propos, Micheline Cambron a bien montré comment L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé, fils « a beau être considéré le plus souvent comme le premier [roman] de notre littérature, une tradition de dénégation critique fait de sa nomination “roman” une étiquette commode plutôt qu’une inscription générique forte[14] ». Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, dans leur Histoire de la littérature québécoise, rappellent bien de quelle manière le roman s’est bâti « contre lui-même[15] », au Québec, à travers une série d’oeuvres contestant l’étiquette générique, ou l’adoptant avec force réserves. Dans les années 1990, Frances Fortier et Andrée Mercier ont quant à elles proposé de s’intéresser au genre du récit « à un moment où la critique a plus volontiers reconnu l’hybridation, sinon la dissolution des formes ». L’exemple du récit leur permet alors

d’illustrer le caractère extrêmement actif et mobile du genre et de son fonctionnement. Il permet aussi de dégager et d’interroger un aspect que le discours sur le métissage envisage moins, c’est-à-dire la présence d’un travail de différenciation des genres au coeur même d’une production ouvertement hétérogène[16].

Malgré la stabilisation de cette catégorie textuelle, certains chercheurs tels Frances Fortier et René Audet y ont décelé la présence « d’hapax qui signalent tantôt une hybridation délibérée, une coloration singulière ou une intention parodique[17] », qu’il s’agisse de « poécits », de « récits érotiques » ou encore de « récits insolites d’un singulier voyageur », autant d’inflexions « qui témoignent, chacun[e] à [sa] manière, de l’extériorité du genre en train de s’esquisser[18] ».

Au début des années 2000, Frances Fortier et Richard Saint-Gelais ont enrichi la réflexion sur le phénomène de l’éclatement générique en questionnant la notion de transposition, « susceptible de rendre compte d’une forme spécifique de relation intergénérique[19] ». Les auteurs mettent ainsi en lumière le fait que

[t]ous les phénomènes intergénériques ne se réduisent pas à un processus d’hybridation, que celui-ci soit entendu comme juxtaposition de fragments génériquement hétérogènes ou comme combinaison de deux réglages génériques agissant conjointement. Plusieurs textes semblent en effet opérer plutôt par reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des oeuvres où ils semblent plus inattendus[20].

En envisageant la transposition comme un instrument herméneutique, Fortier et Saint-Gelais ont ainsi montré « que l’on a moins affaire à une indécision des frontières génériques qu’à des pratiques textuelles qui instaurent une relation dynamique entre des modèles génériques reconnaissables[21] ». Ainsi, les phénomènes de brouillage générique ne se réduisent pas uniquement à des processus d’hybridation ou d’éclatement. Michel Murat a dégagé une variété de classements possibles. Dans une analyse très éclairante, il esquisse la trame des différents procédés qui ont attesté de cet « affaiblissement du surmoi générique[22] » au cours du xxe siècle : « une tendance à l’indifférenciation par entropie », « [u]n usage ludique des étiquetages », « [d]es phénomènes de translation générique », « [d]es phénomènes de diversification générique », « des processus de globalisation par “bourrage” d’une forme », etc.

On l’aura compris, l’inventivité et l’hybridité générique ne constituent donc ni une spécificité contemporaine ni d’ailleurs une spécificité québécoise[23]. La Vie mode d’emploi de Perec, paru en 1978, portait déjà la marque du pluriel dans son indication générique – on se rappelle qu’il était sous-titré « romans » – et les exemples français d’un tel brouillage sont eux aussi de plus en plus nombreux, comme le remarque notamment Sabrinelle Bedrane qui montre, avec une multitude d’exemples à l’appui, comment, dans la littérature française de l’extrême contemporain,

[n]ous ne serions pas tant à l’ère des OGM (oeuvres génétiquement modifiées) qu’à celle des oeuvres mutantes : les scalps d’É. Chevillard, les vidas de Garcin, les « romances » discontinus d’A. Volodine, les romanesques de F. Venaille, les romans ou fictions de R. Jauffret, les mythologies de P. Michon, les variations (de Jude Stéfan ou de P. Michon pour Abbés), les accidents de J. Réda (qualifiés d’incidents de frontière), les petits récits (pointant vers l’essai) de P. Bergounioux, les colportages ou illusions sur mesure de G. Macé, les exercices spirituels de P. Kéchidian (ou de Cathrine), les actes et légendes de J.-M. Gleize, les « notices topautographiques » d’O. Rolin, ses petites géographies, ses symphonies-minuit, ses carnets mondains ou ses mythologies science-fiction, les tablettes, les traités ou les royaumes de Quignard, les micro-récits recueillis de F. Bon… Dans le paysage littéraire contemporain, au moment de leur parution, chacune de ces oeuvres est à sa manière un objet générique non identifié, narration spécifique qui pratique une hybridité au carré et, ce faisant, renouvelle le récit à ses marges[24].

La littérature étatsunienne se contente peut-être encore de la grande dichotomie fiction/non-fiction, mais il ne fait aucun doute qu’un examen attentif de la production plus alternative révélerait certains hapax semblables à ceux tout juste mentionnés. N’empêche, il nous semble qu’il y ait présentement une mouvance suffisamment importante chez les jeunes éditeurs québécois pour retenir notre attention.

Entre hésitation et originalité

Si le sous-titre permet habituellement de préciser le titre, l’indication générique permet quant à elle de situer l’oeuvre dans le champ littéraire et de nouer les modalités du pacte de lecture. Or, qu’arrive-t-il lorsque l’étiquette générique se dérobe sous d’étonnants néologismes, se démultiplie et se décline en mentions juxtaposées ? Comment classer et interpréter « [c]es sous-titres paragénériques [qui] classent moins qu’ils ne clament l’originalité d’une hybridation inédite[25] » ? Ces procédés s’inscrivent-ils dans une logique de distinction éditoriale pure ? Doivent-ils être considérés comme des effets de surface et de couverture ou témoignent-ils plutôt d’un véritable travail textuel sur les formes de la narrativité (que le paratexte viendrait signaler, sur un mode partiellement ludique) ? Voilà autant de questions que soulèvent les exemples que nous avons recensés.

À cet égard, l’exemple de la collection « Polygraphe » au Quartanier constitue un cas fort intéressant. Tous les romans parus dans la collection portent, en page couverture, l’indication générique « roman ». Mais des trois recueils de nouvelles parus jusqu’à présent dans la collection, seul Malgré tout on rit à Saint-Henri[26] de Daniel Grenier se réclame directement de ce genre littéraire. Atavismes[27] de Raymond Bock et Arvida[28] de Samuel Archibald préfèrent l’étiquette « histoires », au pluriel. Ce refus éditorial d’identifier le recueil au genre de la nouvelle fait écho au refus du « roman ». À défaut de présenter un récit-cadre traditionnel, Arvida et Malgré tout on rit à Saint-Henri s’articulent autour d’un lieu d’où les textes parlent, un peu à la manière des Aurores montréales de Monique Proulx (1997). Le terme « histoire » semble agir comme une sorte de clin d’oeil (critique et ironique) au folklore et au registre narratif des contes et légendes. En réinvestissant et en rapatriant en milieu urbain les codes du terroir, du bavardage, des « racontages », Malgré tout on rit à Saint-Henri semble faire de même : tout se passe comme si l’omniprésence de l’oralité dans ce recueil obligeait le lecteur à considérer ce qu’il lit comme des « histoires » (au sens de récits oraux, glanés à même la rumeur des conversations de la ville) plutôt que comme de simples « nouvelles » (dont la teneur sémantique reste trop textuelle). C’est néanmoins le terme générique « nouvelles » qui a été retenu pour ce dernier livre. On peut ainsi émettre l’hypothèse que la mention éditoriale sert moins d’artifice de surface destiné à marquer l’originalité de l’oeuvre qu’à désigner le territoire imaginaire et poétique dans lequel l’auteur (et l’éditeur) souhaite la voir s’inscrire. Chez Raymond Bock, par exemple, la mention générique est fortement thématique : les nouvelles d’Atavismes se réapproprient l’histoire du Québec et de l’Amérique à travers, entre autres procédés, l’importation dans des univers fictionnels de personnages historiques célèbres dont la narration réécrit la petite et la grande histoire.

Ostentation et inventivité générique dans la littérature québécoise contemporaine : une typologie

Les exemples tout juste évoqués invitent à réfléchir un peu plus loin, à tenter de dégager ce qui s’exprime à travers la prolifération actuelle des mentions génériques originales et singulières. En matière d’inventivité générique, Sabrinelle Bedrane s’est intéressée à toutes ces étiquettes qui, de manière ostentatoire, exhibent et désignent des oeuvres aux formes hybrides ou erratiques. Elle rappelle que dans Seuils, Genette concevait déjà comme un « trait caractéristique de notre époque [cette volonté d’innovation], non pas tant en fait de genre […] qu’en fait d’appellation générique[29] ». Nous pouvons émettre l’hypothèse que, loin de relever d’un désir de classement plus juste et plus précis des genres et de leurs avatars, cette inventivité proliférante agit, le plus souvent, comme le signal clair d’une prise de distance à l’égard des genres et des modes narratifs comme le « roman » ou le « réalisme ». Sabrinelle Bedrane le souligne, « [i]l faut […] tenir compte, […] chez les auteurs [contemporains], de l’ironie des pseudo-noms de genre avancés, de l’autocritique […] et de la critique de la critique[30] ». Ainsi conçue, l’originalité des mentions éditoriales ne serait donc pas gratuite : il ne s’agirait pas d’un seul artifice de marketing destiné à capter l’intérêt d’un public averti et lettré. D’un autre côté, si notre enquête ne nous permet pas d’y voir un mouvement de rébellion contre des codes génériques dont les carcans prescriptifs ne constituent désormais, pour la plupart des auteurs et des lecteurs, qu’un lointain souvenir, il faut reconnaître qu’il y a là l’expression d’une volonté de démarcation et de nuance impossible à nier. Entre turbulence et truculence générique, ce vaste phénomène d’enraiement des codes semble moins participer d’une volonté de déconstruction expérimentale que d’un refus de l’évidence et de l’univocité des genres, doublé d’un parti pris décomplexé pour l’esquive et l’exubérance.

Mais comment classer ces différents procédés de nomination générique qui émergent en contexte contemporain ? Le pluriel, par son utilisation massive au sein des pratiques éditoriales de nomination générique tend à s’inscrire comme premier procédé incontournable qu’il convient d’examiner.

Le pluriel

Dans ses travaux sur les pratiques génériques de l’extrême contemporain, Sabrinelle Bedrane remarque notamment à quel point, dans la production littéraire française contemporaine, « le pluriel est privilégié en large part, en titre comme en sous-titre, donnant à voir, dans le cadre restreint d’une généricité auctoriale, une série de narrats, de scalps, de romances, de mythologies, de fragments, de vies, d’exercices (spirituels, de deuil) ou de jeux[31] ». Au Québec, le pluriel se manifeste avec une remarquable constance chez plusieurs auteurs et éditeurs. Au Quartanier, on n’a qu’à penser à La descente du singe[32] de Patrick Leblanc ou encore à Morts de Low Bat[33] de Patrick Poulin, qui sont identifiés comme des « fictions ». Chez Rodrigol, Vincent Tholomé présente Tout le monde est quelqu’un[34] comme des « portraits ». De la même manière, Je suis Sébastien Chevalier[35] de Patrice Lessard se signale comme « historiettes ». Aux éditions de Ta Mère, Les cicatrisés de Saint-Sauvignac[36] mettent en scène des « histoires de glissades d’eau » (sous-titre) sous l’appellation générique de « contes », alors que Ménageries[37] trace des « histoires d’animaux ». Enfin, chez Marchand de feuilles, Les enfants moroses[38] de Fannie Loiselle sont présentés comme des « miniatures ». En fait, le signal du pluriel, de l’éclatement et du disparate est si prégnant dans les diverses mentions génériques et dans le paratexte éditorial de la production littéraire actuelle au Québec qu’il en devient presque la norme, érigeant en quelque sorte un discours du foisonnement, du feuilleté, du multiple et de la cohabitation de registres et des univers qu’il conviendrait d’ailleurs d’analyser davantage. De la même manière, la démultiplication des néologismes agit comme un deuxième phénomène notable dans la production littéraire des dernières années.

Différenciation, hybridation, transposition

Outre l’omniprésence du pluriel, Bedrane remarque comment la création de néologismes sémantiques (tels les « narrats » volodiniens et les « romances » lecléziennes) et le détournement de termes, « en ce qu’ils sont simplement vidés de leur sens premier[39] », agissent comme des procédés fréquents en France. En cela, elle rejoint les réflexions de Robert Dion, Frances Fortier et Élisabeth Haghebaert qui se sont intéressés à la question de l’hybridité générique dans la littérature québécoise. Ainsi, pour mieux saisir la variété des procédés utilisés dans la création d’étiquettes génériques, ils proposent, dans leur ouvrage Enjeux des genres dans les littératures contemporaines, une typologie fort opératoire qui permet la distinction entre « trois types de processus, à savoir la différenciation, l’hybridation et la transposition[40] ».

Pour les auteurs, « la différenciation procède d’une dérivation à partir de genres existants […] et aboutit à l’émergence de nouvelles variations génériques, […] [ou] de nouvelles appellations[41] ». Cette différenciation, expliquent-ils, « peut être effectuée au moyen d’un retour à l’origine ou à la définition stricte du genre, d’une accentuation d’un trait générique particulier (accentuation éventuellement parodique), ou, au contraire, de la négation d’un élément définitionnel du genre[42] ». Le roman Matamore no 29[43] d’Alain Farah s’avère exemplaire de ce procédé. Il s’agit d’un texte à la structure totalement éclatée, d’une sorte d’autofiction échevelée qui se trame parallèlement aux aventures frénétiques de l’agent Mariage, le double de l’auteur, véritable matamore hyperactif envoyé en mission sentimentale. Matamore no 29, en endossant le sous-titre « moeurs de province », évoque de manière ironique le grand roman flaubertien. On se trouve là devant un bel exemple de différenciation par négation d’un élément définitionnel d’un genre (en l’occurrence le roman réaliste). Le deuxième roman de l’auteur, Pourquoi Bologne[44], ne reprend toutefois pas ce procédé. En effet, bien que le texte joue avec les codes du roman d’espionnage, aucun sous-titre ne vient ébranler la mention générique « roman » qui y est associée.

En plus de la différenciation, Dion, Fortier et Haghebaert distinguent l’hybridation, qui « consiste en la combinaison de plusieurs traits génériques hétérogènes mais reconnaissables […] en un même texte. Elle concerne autant les genres institués que les genres du discours[45] ». On constate qu’au Québec, le signal de l’hybridation est aussi présent dans le péritexte (communiqués de presse, sites internet des diverses maisons) que dans le paratexte (première et quatrième de couverture par exemple). Chez Alto, la description du roman Du bon usage des étoiles[46] de Dominique Fortier agit comme un exemple emblématique, alors qu’il est qualifié de « patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi[47] » ; même chose avec La porte du ciel[48], de la même auteure, un « roman labyrinthe[49] », un « livre kaléidoscope[50] ». On peut également évoquer Sous béton[51] de Karoline Georges, à la fois identifié au « roman d’anticipation[52] » et au « récit d’apprentissage futuriste[53] ». Chez La Peuplade, le roman Wigrum[54] de Daniel Canty est qualifié de « combinatoire, vertigineux échafaudage d’érudition et d’inconnaissance[55] », alors que chez Marchand de feuilles, l’Almanach des exils[56] de Stéphanie Fillion et Isabelle Décarie est décrit comme un « roman almanach[57] ». Au Quartanier, la description de Morts de Low Bat constitue un exemple saisissant de cette hybridité valorisée et exacerbée dans le paratexte :

Fiction et poésie tout ensemble, livre des transformations, Morts de Low Bat doit autant à Rabelais qu’au ugly art, à Lautréamont qu’à Bugs Bunny, à Novarina qu’aux jeux vidéo, à la Tentation de Saint-Antoine qu’aux fanzines les plus naïvement cheaps et déjantés. […] Patrick Poulin, à bonne distance du roman réaliste où règnent drame, intrigue et personnages, déploie un monde qui fait flèche de tout bois pour se constituer, dévoilé au fil d’épisodes fantasques par lesquels le livre devient un précipité bâtard où sont tissés ensemble tall tales et contes psychédéliques, orgies de dieux minables et oisifs, bestiaires du lundi matin, gravures anciennes animées au joystick, textes fondateurs, barbecues mystiques et « devoir de recettes en édito ». Tirés du côté de l’épique à plat, de l’humour noir et du sacré « toonesque », ces emprunts, ces images en acte font le beurre et l’or de Morts de Low Bat[58].

Il y a bel et bien, dans ce paratexte foisonnant, l’hybridation que Dion, Fortier et Haghebaert identifient dans leur ouvrage : le lecteur d’une telle quatrième de couverture assiste à une déferlante de caractéristiques cherchant à nommer ce dont le roman est fait. Mais encore : à cette hybridation se superpose aussi la différentiation précédemment étudiée. En affirmant que Patrick Poulin se tient « à bonne distance du roman réaliste où règnent drame, intrigue et personnages », le paratexte éditorial de Morts de Low Bat rappelle celui de Matamore no 29 en ce qu’à son tour, il renvoie au roman par la négative, ce qui n’est pas sans exprimer une certaine forme d’insistance sur la non-appartenance des ouvrages aux genres narratifs habituellement conceptualisés.

L’analyse du paratexte de la production littéraire publiée au Quartanier gagnerait à être approfondie, notamment par une analyse plus poussée de la défunte revue Ovni (2008-2010), affiliée à cette maison d’édition. Dans le tout premier éditorial, intitulé « Tirer des plans sur la comète », l’éditeur Éric de la Rochellière inscrivait les lignes directrices de cette aventure éditoriale sous le signe de l’hybride et de l’indéfini :

Le non-identifié, le furtif, le vol sous ou au-dessus du radar, l’ailleurs, la liberté d’aller où bon nous semble et la mauvaise science-fiction nous conviennent bien. On veut croire que le sens banalisé du mot « ovni », qui désigne toute forme de singularité intempestive, correspondra à ce qu’on fait[59].

Comme le remarque bien Marie-Hélène Constant, « Ovni joue d’une surdéfinition formelle mi-figue mi-raisin, […] à la fois un et l’autre, ce qui ne va pas sans rappeler bon nombre des écrits publiés au Quartanier[60]. » Analysant le titre de l’éditorial, Constant montre avec justesse comment

[s]’il est question de « tirer des plans sur la comète » – suivant l’expression du xixe siècle signifiant « faire des projets sans fondements solides » – […] [l]’ironie de l’expression est patente : tirer des plans, au sens de tracer et de construire, relève de la précision et de la stabilité, alors que le passage d’une comète est un événement éphémère et relève du mouvement. Or il demeure une vibration dans l’expression dont le texte de Larochellière semble participer : tirer comme tracer et faire advenir une cartographie, aussi éphémère soit-elle, tracer des formes, esquisser des constellations imaginaires depuis l’ovni… ou l’Ovni[61].

À l’hybridation dont semblent relever ces « ovnis littéraires » pourrait s’ajouter ce que Dion, Fortier et Haghebaert appellent la transposition, qui

correspond à la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des oeuvres où ils semblent plus inattendus. Plus précisément, la transposition désigne soit un changement de registre (du savant au ludique, du comique au tragique, etc.), soit un changement de domaine de validité […] des concepts de la théorie littéraire […][62].

Les enfants lumière[63] de Serge Lamothe constitue à cet égard un cas de figure fort intéressant. Sorte de roman par nouvelles, le livre se présente comme une succession de courts récits où se dessine le portrait d’une humanité posthistorique. Chaque récit présente un Baldwin, une créature posthumaine qui tente d’habiter un monde à la géographie chamboulée. L’étiquette générique « posthistoire » accolée à l’oeuvre joue sur les catégories littéraires et se donne comme « étiquette historique ». Cette mention opère en cela une prise de distance relativement aux étiquettes génériques qui se définissent le plus souvent par rapport à d’autres genres. Ici, l’oeuvre semble moins se positionner en fonction de son « genre » que par rapport au temps. Sa singularité réside dans cette manière d’inscrire le genre comme une catégorie historique. Cette mention pour le moins singulière mène le lecteur à se poser plusieurs questions. Sommes-nous face à une posthistoire ou à la posthistoire ? Dans le premier cas, on voit bien comment Les enfants lumière se joue de la catégorie générique « histoire » entendue comme le récit d’événements du passé, et se présente encore comme le versant négatif (épuisé ?) de l’histoire entendue comme un « récit d’actions, d’événements réels ou imaginaires ». On peut également se demander pourquoi ne pas avoir mis « posthistoire » au pluriel, puisque la forme éclatée du texte convoque ce « signal du multiple ». Dans ce contexte, le singulier s’avère troublant, suspect ; l’étiquette « posthistoire » porte la marque de l’unique, du définitif, de l’irrévocable, en même temps que de l’inconnu, du « pas-encore-advenu ». Plus qu’une volonté de subversion du genre, on sent bien, chez Lamothe, comme chez plusieurs auteurs québécois contemporains, une volonté de proposition. Comme l’exprime René Audet, ces textes et romans éclatés doivent être considérés non pas « comme des formes dégradées du grand genre romanesque[,] mais comme des explorations narratives traversant la zone conventionnellement réservée au roman[64] ». Pour reprendre les mots de Sabrinelle Bedrane, tout se passe comme si, par la fabrication d’étiquettes génériques inédites, les auteurs suggéraient à la littérature « sinon […] un modèle textuel, du moins une forme reproductible (et déjà reproduite) susceptible d’être théorisée (et déjà glosée), en somme, pour les plus novatrices d’entre elles, un genre potentiel[65] ». En cela, le « post », la fin, la mort de la littérature, du roman, des genres agiraient comme autant de détonateurs, de prétextes à une inventivité renouvelée, renouvelable.

Remarques conclusives

Cette plongée au coeur de la « Renaissance québécoise », cette traversée des textes aux contours génériques complexes et mobiles, nous a non seulement permis de prendre acte de ce foisonnement de textes qui s’affichent sous des dénominations génériques inventives depuis les quinze dernières années, mais également d’en examiner les formes passées et les variations actuelles. Les procédés mis au service de cette inventivité sont nombreux et fluctuants : usage du pluriel, construction par différenciation, hybridation, transposition, brouillages paratextuels et péritextuels, etc. Autant de manières de faire qui, loin de tendre à créer des artifices de surface ou des effets simplement ludiques, permettent de traduire avec acuité la variété des manipulations textuelles opérées par les auteurs sur les formes de la narrativité. Ainsi conçues, ces étiquettes, indications génériques et mentions éditoriales ne se présentent pas comme le symptôme d’une transgression systématique, par la fiction québécoise contemporaine, des genres littéraires établis. L’hybridation actuelle, les multiples néologismes servant d’indications génériques, et le refus de s’inscrire dans les « grands genres littéraires », sont peut-être moins novateurs et participeraient plutôt à ce que Michel Biron a nommé, dans La conscience du désert, la « culture-buffet[66] », qui marie poutine et ris de veau, patates frites et pattes de crabe, poulet à l’ananas et canard laqué, histoires, proses, nouvelles, dramaticules, labyrinthes, almanachs, contes, fictions et miniatures ; autant d’oeuvres dissensuelles qui exhibent les potentialités interprétatives activées par cette esthétique du tangage et du dérèglement générique.

Il importe tout de même de noter que ce penchant pour les dénominations génériques inédites relève davantage d’une certaine littérature dite « savante » ou d’« expérimentation », beaucoup plus difficile à déceler chez certains éditeurs tels Boréal, Leméac ou Hurtubise. Schaeffer souligne qu’il

paraît clair que la question de l’éclatement des genres ne concerne qu’une partie des pratiques littéraires, celles – difficiles à circonscrire […] – qui sont considérées comme faisant partie de la littérature au sens noble, sérieux, etc. du terme. Dès lors qu’on se penche sur les pratiques de la littérature de divertissement, que ce soit au théâtre (par exemple le théâtre de boulevard), dans le domaine de la fiction (roman policier, science-fiction, roman d’amour, etc.) ou dans le domaine du lyrisme chanté (la chanson de divertissement), on est frappé au contraire par la permanence, y compris aujourd’hui, d’identités génériques très stables[67].

Michel Murat en arrive à un constat similaire, alors qu’il affirme que

[l]a plus grande partie des oeuvres publiées continue d’accepter une assignation générique. Mais dans une petite marge hyper-littéraire, et là seulement, la production d’un objet qui ne peut être étiqueté que comme « texte » ou « livre » passe pour procéder d’un refus de la différenciation générique comme phénomène structurant du marché. Dernier refuge de l’autonomie de l’art, le livre « inclassable » échapperait à l’horreur économique et à la stéréotypie organisée des attentes ; c’est une fable, mais réconfortante, et qui peut se réclamer de grands exemples[68].

Il n’est donc pas étonnant de constater que les ouvrages sollicités dans notre étude relèvent tous, ou à peu près, du champ de production restreinte, pour reprendre les termes de Bourdieu[69].

En somme, notre analyse du foisonnement de mentions éditoriales singulières dans les nouvelles maisons d’édition québécoises permet de saisir les paradoxes liés à cette pratique. La généralisation de cette inventivité générique dans la sphère de la littérature dite « savante » ou d’expérimentation nous permet-elle encore de qualifier ces textes d’hapax ? Ce ne sont pas de nouveaux cadres génériques qui sont proposés par les éditeurs, mais des canevas aux contours plus libres dont le substrat, plutôt intellectuel, formaliste même, prolonge le texte au-delà de ses seuils et convie le lecteur au plaisir de la lecture hors piste. Cette extension confirme d’ailleurs les thèses de Richard Saint-Gelais sur la narrativité de certains éléments du paratexte. En effet, un tel paratexte « atténue forcément la “virginité narrative” du lecteur[70] » en l’exposant à quelque « promesse[71] » que le texte pourra remplir, ou pas. Les nombreuses mentions éditoriales génériques étudiées dans cet article accompagnent véritablement les oeuvres qu’elles amorcent, en même temps qu’elles élaborent un « discours en surplomb », un « métadiscours qui intervient sur celui de l’oeuvre[72] ». Le paratexte est donc performatif puisqu’il « agi[t] sur le texte et, ce faisant, sécrèt[e] des aventures – celles, parfois déroutantes, de [sa] lecture[73] ». En effet, le lecteur n’entre pas dans un roman comme il peut entrer dans une « autogenèse littéraire », pour ne prendre qu’un des multiples exemples convoqués ci-haut. La narrativité ainsi constituée par le paratexte est bien évidemment trouble puisqu’elle s’élabore « par la bande[74] », selon les termes de Richard Saint-Gelais. De telles mentions génériques agissent indubitablement sur l’horizon d’attente et participent du grand jeu de sape, faussement désinvolte, de cette distanciation générique savamment calculée qui alimente en ce moment la littérature.

Nous savons d’ailleurs qu’en régime contemporain, ce sont les revues et les éditeurs qui structurent le champ littéraire[75] ; ainsi pourrions-nous supposer que les jeunes maisons d’édition dont nous avons survolé la production tentent depuis les quinze dernières années, à la manière des salons littéraires de l’Ancien Régime, de se distinguer « plus par ce qu’[elles] excluent que par ce qu’[elles] rassemblent[76] ». À défaut de pouvoir identifier, nommer et promouvoir une école ou un courant littéraire dominant qui suffirait à organiser le champ, les éditeurs trouvent leur compte avec ces mentions génériques inattendues qui, d’une part, rejettent doucement – et collectivement – la rigidité des genres littéraires établis et, d’autre part, résistent à l’assimilation par des forces structurantes, justement, sauvegardant ainsi leur originalité et la spécificité de leur mandat. En effet, chacune d’entre elles, à travers son énoncé éditorial performatif, aspire à la singularité et au démarquage. Que cela se fasse à travers un marquage d’exception n’a rien de paradoxal : les termes employés, nous l’avons vu, ne siéent parfois qu’au seul livre qu’ils servent à qualifier. Nous avons travaillé, dans cet article, à partir de ce que nous pourrions appeler, à la suite de Ruth Amossy, des « locuteurs dissimulés[77] » ; si à première vue « il semble qu’il ne puisse y avoir d’éthos que dans les discours embrayés où se manifeste un “je”[78] », nous avons plutôt supposé que les mentions génériques, lorsqu’elles attestent par quelque stratégie que ce soit l’ipséité de l’ouvrage qu’elles qualifient, sont le fait de l’auteur ou de l’éditeur – de l’un ou l’autre d’entre eux ou des deux à la fois – et qu’elles relèvent véritablement de la « présentation de soi ». Si l’autorité ou la responsabilité de l’auteur ou de l’éditeur demeure indécidable, puisque le paratexte n’est évidemment pas « signé » de la main de celui qui l’écrit, il semble tout de même que ces prises de parole construisent une identité discursive collective, et qui se réverbère alors sur l’ensemble de la production littéraire québécoise actuelle, une littérature qui déroute volontiers les genres et aménage ses propres chemins de traverse, mue par un évident parti pris pour le multiple, la porosité et la sinuosité.