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Ce qui devait être au départ un colloque auquel aurait dû participer Françoise Collin s’est transformé en hommage à cette dernière, décédée en septembre 2012. D’où la facture un peu particulière d’actes de colloque et d’hommage de cet ouvrage. Comme s’en explique d’entrée de jeu Christiane Veauvy, l’esprit qui anime ce recueil de textes est « le désir partagé de garder vivante la pensée de Collin, philosophe et féministe, de relier ses interventions dispersées, non-répétitives, jamais neutres, dans nos échanges entre femmes de la Méditerranée » (p. 13).

La première partie est celle qui ressemble le plus à ce qui aurait pu constituer des actes de colloque. Elle s’ouvre sur une intervention de Françoise Duroux, amie de longue date de Collin, sur les rapports Nord-Sud dans le féminisme, où elle oppose un « féminisme domestiqué » du Nord, ayant fait sa niche dans les universités et les ministères, et un féminisme plus « sauvage » du Sud, qui maintient vivant l’engagement du féminisme dans un projet de justice sociale d’ensemble.

Cette partie se poursuit par un texte d’Azadeh Kian qui porte sur un survol des traditions féministes au Moyen-Orient depuis le xixe siècle. Loin de considérer le féminisme comme un produit d’importation occidentale, Kian montre qu’il s’enracine dans un projet de modernisation de type nationaliste : « En Iran, comme en Égypte et en Turquie, le projet moderniste, centré sur la loi, la science et le progrès, consistait à civiliser ou plus précisément à européaniser la nation. À cette fin, l’instruction des femmes et la transformation de l’espace domestique s’avéraient prioritaires » (p. 51). Il en a résulté un féminisme essentiellement urbain, mais aussi des voix féministes plurielles. Parlant de l’Égypte, Kian souligne le travail conjugué des féministes musulmanes, des féministes nationalistes et séculières ainsi que des féministes socialistes contre le colonialisme britannique et leur répression commune à l’époque nassérienne (p. 56). De façon plus contemporaine, elle rappelle qu’en Iran, aujourd’hui, il y a des alliances de plus en plus fréquentes de féministes musulmanes avec des féministes séculières pour demander de mettre fin au statut de citoyennes de seconde zone des femmes, s’appuyant tant sur une relecture du Coran que sur les instruments de droit international (p. 63).

Evelyne Accad, autre amie de longue date de Collin, offre une réflexion en trois temps. D’abord, elle parle du processus qui a permis la production d’un numéro des Cahiers du GRIF consacré au Liban (n° 43/44, juin 1990), alors que Françoise Collin s’était rendue dans ce pays en guerre pour y rencontrer des féministes. Ensuite, Accad traite du rôle des femmes dans les révolutions arabes de 2011. Elle montre l’engagement personnel de Nawal El Sadawi, féministe égyptienne de la première heure, dans le mouvement d’occupation de la place Tahrir au Caire, mais aussi les attaques des islamistes contre la projection d’un film de Nadia el Fani intitulé Ni Allah, ni maître. Enfin, Accad se penche sur les entrevues qu’elle a réalisées avec des femmes des camps palestiniens de Sabra et de Chatila au Liban, tristement célèbres pour le carnage qu’a rendu possible l’avancée militaire israélienne au Liban en 1982. Ces entrevues montrent que derrière la guerre, et sous son couvert, il y a également une guerre contre les femmes. « Elles ne perdent pas espoir, en dépit des circonstances désastreuses dans lesquelles elles vivent, rêvant d’une vie meilleure au moins pour leurs enfants » (p. 80).

La réflexion continue avec un texte de Feriel Lalami sur le mouvement des femmes en Algérie. Cette auteure fait remonter la naissance d’un mouvement féministe autonome dans ce pays aux luttes contre le Code de la famille adopté par le régime militaire nationaliste à la fin des années 80 : elle montre la manière dont le régime mis en place après la guerre d’indépendance a instrumentalisé les femmes. Nouant ensuite un dialogue posthume avec Collin, Lalami cherche à problématiser certains enjeux auxquels doit aujourd’hui faire face le mouvement des femmes en Algérie : non-mixité, Code de la famille, voile. Elle précise qu’il « ne s’agit pas de chercher à gagner davantage de place dans le monde des hommes mais de se projeter dans l’invention d’une autre société » (p. 97). Et elle insiste un peu plus loin sur la nécessité pour les féministes de ne pas seulement faire de leur lutte un mouvement catégoriel pour les droits des femmes, mais d’élargir avec la mise en place d’un État de droit et la lutte contre un État autoritaire, bref d’en faire un combat pour une démocratie inclusive.

Stefania Ferrando, pour sa part, revient sur l’attitude de Foucault par rapport à la révolution iranienne. L’analyse n’est pas nouvelle, mais les réflexions auxquelles elle donne ensuite lieu sur le rôle de la pensée féministe se révèlent intéressantes et font écho au travail du groupe Diotima, collectif d’Italiennes, philosophes et féministes, qui se situe dans la continuité du projet que Collin esquissait pour la revue des femmes philosophes publiée par l’Unesco, qui consiste à « se manifester par leur pensée, en constituant elles-mêmes leur propre champ de réflexion par les questions sur lesquelles leur pensée pourra se diriger » (p. 118).

Cette partie se termine par un court texte de Rada Ivekovic, autre amie de Collin, intitulé « Nations, raisons et genres » et qui est basé sur les guerres civiles et nationalistes dans l’ex-Yougoslavie. Ivekovic en appelle contre la raison du plus fort à une justice transitionnelle qui « exige la reconstruction de la raison sur de nouvelles bases » (p. 129).

Les deuxième et troisième parties sont un hommage à Collin dont la pensée a eu une reconnaissance considérable en Espagne et en Italie, probablement plus d’ailleurs qu’en France où elle a pourtant passé les 30 dernières années de sa vie. On y trouve, entre autres, des textes de Mireille Azzoug, Marta Segara, Eleonara Missana, Fina Birules, Nadia Seti, Mara Montanaro et Luisa Murano. Toutes poursuivent avec Collin un dialogue qu’elles avaient déjà largement entamé de son vivant, et qui porte sur le féminisme, la littérature et la philosophie.

L’ouvrage se conclut par une postface de Marisa Forcina, philosophe de l’Université de Lecce, qui a noué un lien majeur avec Collin autour de la philosophie et de la littérature et qui partageait avec elle une méfiance devant l’institutionnalisation et l’éventuel conformisme des études sur le genre (gender studies).

Une bibliographie complète des écrits de Collin, réalisée par Mireille Azzoug et Mara Montanaro, termine l’ouvrage. Cet hommage conçu dans l’urgence est tout de même empreint d’une pensée nuancée et ironique que n’aurait pas récusée Collin.