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À l’ouest de la France, la ville de Rennes se caractérise par une grande vitalité féministe qui est à la fois le produit de l’histoire (Godard et Porée 2014) et le fruit de l’engagement d’actrices et d’acteurs tant sur le plan institutionnel que sur le plan associatif.

C’est dans ce contexte qu’a été créée en 2012 l’association Histoire du féminisme à Rennes dont « l’objet est d’écrire et transmettre l’histoire des luttes féministes[1] » qui se sont déroulées dans la ville. Lorsqu’il a été lancé en 2009, le projet de rédaction d’un ouvrage sur l’histoire du féminisme de la deuxième vague à Rennes, qui a préexisté à la création de l’association, était avant tout sous-tendu par des motivations politiques : le but était de créer et de favoriser des liens alors inexistants ou faibles entre les féministes rennaises des différentes générations et de contribuer, avec un mode d’action nouveau par rapport au répertoire mis en oeuvre par les autres structures, aux mobilisations féministes locales. L’association pratique le « féminisme culturel » (Bard 2005 : 8) : l’histoire est un média utilisé auprès de différents publics qu’elle rencontre pour montrer qu’il n’y a pas de progression naturelle vers l’égalité, mais qu’au contraire les droits des femmes sont des droits conquis de haute lutte. Aux motivations politiques se sont très vite ajoutés des questionnements en rapport avec la recherche universitaire scientifique du fait de l’utilisation de l’histoire comme support de travail. Il s’agit ici d’expliquer de quelle manière le fonctionnement de l’association est un exemple actuel pour illustrer les interactions, caractéristiques du féminisme de la deuxième vague (Bard 2003; Bereni 2012), entre activisme féministe et production de savoirs. Se pose également la question des stratégies mises en place pour construire la légitimité scientifique des travaux produits par les membres de la commission recherche de l’association, alors qu’aucune militante n’est doctorante, docteure ou chercheuse officielle et que l’histoire des femmes et des féminismes peut soulever la méfiance, voire le sexisme (Bard 2005).

Au début du projet en 2009, l’enquête sur l’histoire des luttes féministes de la deuxième vague à Rennes était portée par deux personnes peu formées à la méthode de la recherche en histoire. Les ressources nécessaires aux militantes apprenties chercheuses ont été trouvées en s’appuyant sur la solidarité féministe qui existe au sein de la recherche. Ainsi, consultée quotidiennement, la liste de diffusion d’EFiGiES[2], association de soutien entre jeunes chercheuses et chercheurs en études féministes, genre et sexualités s’est également révélée un excellent support d’autoformation, tout aussi bien pour apprendre la méthodologie de la recherche en histoire que pour se tenir à jour quant aux publications et découvrir une bibliographie indispensable. De plus, quelques camarades féministes, par ailleurs engagées dans la recherche, sont des alliées précieuses, notamment par la transmission de leur savoir sur le fonctionnement du monde de la recherche. Enfin, la rencontre avec des chercheuses expérimentées et confirmées, qui sont connues pour être au moins sensibles à la question de l’histoire des femmes et au plus comme féministes a été une étape importante au vu de leurs retours très positifs sur le projet. Cette validation a été à la fois le déclencheur d’un rapprochement plus important avec la recherche confirmée et également la première pierre importante posée dans la construction de la légitimité scientifique de notre projet de recherche. Concrètement, cela s’est traduit par la réalisation d’un master en histoire par l’une des deux apprenties chercheuses initiales. Les connaissances sur la méthode de la recherche en histoire accumulées pendant cette formation ont été réinvesties dans le projet sur l’histoire du féminisme à Rennes.

Depuis ces premiers temps, l’association s’est étoffée en membres et s’est donné en 2014 une commission recherche composée des militantes engagées dans la production des savoirs et l’écriture de l’histoire des luttes féministes à Rennes[3]. Un autre élément important sur lequel s’appuie la quête de légitimité des productions de l’association est la forte proportion de membres de la commission recherche qui ont obtenu par le passé des diplômes universitaires (niveau maîtrise ou master) en rapport avec la recherche sur les femmes et sur le féminisme ou qui sont actuellement étudiantes dans le même domaine. Se trouvent dans cette commission des apprenties chercheuses qui sont à des stades différents de leur rapport au féminisme : certaines découvrent le mouvement par l’entremise de la réalisation de leurs études (Andriocchi 2005), tandis que d’autres comptent de nombreuses années d’engagement. On observe dans cette commission une double circulation du féminisme et de la méthode de la recherche en histoire. Pour certaines, participer aux échanges qui se déroulent dans les réunions de la commission, c’est faire leurs premiers pas dans le féminisme. Par ailleurs, à défaut qu’un tel espace existe à l’université à Rennes, ces réunions font partiellement office de séminaire sur la recherche en histoire du féminisme. À vrai dire, la commission est un espace d’entraide et de formation au sein duquel conseils méthodologiques et bibliographiques s’échangent. Les ressources collectives sont ainsi mises à la disposition de celles qui mènent des travaux de recherche personnels.

L’association collabore très régulièrement avec le monde de la recherche en répondant aux sollicitations pour intervenir à l’occasion de séminaires, de journées d’étude ou de colloques ou encore en mettant les savoirs produits à disposition de chercheuses ou de chercheurs qui enquêtent sur le même terrain que celui de l’association[4]. Si cet intérêt peut s’interpréter comme une certaine reconnaissance de la valeur scientifique du travail effectué, l’association a néanmoins conscience de la fragilité qui pèse sur cette reconnaissance compte tenu, d’une part, du statut d’apprenties chercheuses de ses membres non rattachées à l’université et, d’autre part, du discrédit qui pèse sur l’histoire des femmes. « L’historienne féministe a aussi tout intérêt à mettre en scène ses méthodes, ses concepts et ses sources » (Bard 2005 : 4). En effet, l’association ressent que la description de chaque démarche méthodologique et l’explicitation de chaque cheminement de recherche sont indispensables pour que ses productions puissent être reconnues comme rigoureuses d’un point de vue scientifique.

En contribuant aussi bien au féminisme local qu’à la production de savoirs scientifiques, l’association Histoire du féminisme à Rennes souhaite se positionner comme une actrice de la recherche féministe et faire le lien entre le mouvement et la science, ses membres assumant « une fonction sociale de l’historienne féministe » (Bard 2005 : 8).