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Le départ de milliers de jeunes occidentaux impatients aujourd’hui de rejoindre le théâtre d’engagement militaire du djihad, en Syrie, vient éclairer d’un jour nouveau, mutatis mutandis, ce que fut l’aventure, aussi mémorable qu’improbable, des zouaves canadiens-français partis à la fin des années 1860 pour défendre les États pontificaux, à l’appel du pape Pie IX. Cette publication des actes d’un colloque organisé à Rome à l’occasion du 125e anniversaire de la fondation du Collège Pontifical Canadien rend compte d’une page d’histoire qui se peut lire comme un véritable fait social total, au sens que donne Marcel Mauss à ce concept. En effet, bien au-delà de ce qu’aurait pu être une prise de vue instantanée d’un événement en apparence de second ordre, l’ouvrage met à jour un concentré des enjeux politico-religieux non seulement du Canada français mais aussi, de façon évidemment plus succincte, de l’Occident catholique. Bruno Dumons et J.-Ph. Warren n’hésitent pas à inscrire le récit du corps expéditionnaire, fort de quelque 500 zouaves partis en sept détachements avec pour devise « Aime Dieu, et va ton chemin », dans « une histoire transnationale du religieux » (p. 2). Solides preuves documentaires à l’appui, ils entendent faire de ce récit une contribution au renouvellement de l’histoire du catholicisme.

Précurseur de l’étude de cet événement, longtemps tombé dans l’oubli, René Hardy souligne d’emblée dans sa préface que le projet de constitution du contingent zouave, porté avec détermination par l’archevêque de Montréal, Mgr Bourget, est indissociable de la puissante idéologie ultramontaine, forme de radicalisme catholique. Se porter ainsi, ad extra, au secours du pouvoir temporel du pape, encore maître des lieux à Rome ainsi que dans les Romagnes, dans les Marches et en Ombrie, c’est aussi et peut-être d’abord combattre, ad intra, la progression des idées libérales. L’ouvrage apporte de nombreuses informations sur la mobilisation de l’opinion canadienne-française et des paroisses ainsi que sur la composition, l’organisation, l’expédition et le financement du contingent des zouaves, formé pour les deux tiers d’étudiants ou d’ex-étudiants de collèges classiques. Il évoque les traits principaux d’un contexte qui permet de mieux comprendre le succès de la mobilisation; ainsi en va-t-il de l’opportun rappel de la culture militaire d’un dominion qui évolue, en Amérique, dans ce qu’Ollivier Hubert qualifie d’« environnement de guerre » (p. 25), ambiance qui rend compte de la militarisation des esprits et des séances d’entraînement à l’oeuvre dans les milices collégiales. Le lecteur saisit également les effets que n’ont pas manqué d’avoir, pour une meilleure interconnaissance des deux sociétés, les nombreuses escales des volontaires canadiens en France. Le caractère quasi « militant » de l’ouvrage apparaît d’ailleurs avec une certaine saillance dans le cadre de cette évocation : J.-Ph. Warren et É. Désautels écrivent en effet à cet égard qu’il est « regrettable » (p. 63) que les études consacrées aux relations France-Québec au 19e siècle n’aient pas pris la mesure d’une telle diplomatie culturelle. Ce même qualificatif et ce même regret apparaissent à nouveau sous la plume du directeur de l’ouvrage et de Danielle Miller-Béland pour déplorer (p. 107) l’oubli dans lequel est tombée la poésie militaire, estimée pourtant intimement mêlée à la fabrication des mythes collectifs, tout à la fois nationaux et religieux. La conclusion de cette analyse consacrée à la façon dont la poésie a pu servir les zouaves pontificaux noue d’ailleurs entre eux les traits qui caractérisent les courants idéologiques du Canada français : un catholicisme dominé par le courant ultramontain, une vie politique marquée par le conservatisme, une littérature sous l’emprise du style romantique.

L’ouvrage dans son ensemble peut être lu sous l’angle d’une telle mise en cohérence des différentes dimensions de la société canadienne-française, y compris lorsque sont décrites les grandes difficultés éprouvées par un groupe de zouaves désireux de donner vie à leur utopie au travers d’une opération de colonisation dans les Cantons de l’Est et de la fondation de la paroisse de… Piopolis. L’attention portée par Diane Audy sur un siècle de vie et de fonctionnement de l’Association des Zouaves du Québec, de 1899 à 1993, permet de noter, en toute logique, la rupture en termes d’affiliation que constitue la Révolution tranquille.

L’insertion dans l’ouvrage des notes de voyage d’un zouave canadien appartenant au septième et dernier détachement présente un indéniable intérêt. Ces notes traduisent en effet l’état d’esprit qui prévaut chez les jeunes Canadiens français, curieux de découvrir une région française – la Bretagne, en l’occurrence – mais empêchés de parvenir jusqu’à la « ville éternelle » en raison du conflit franco-prussien et, surtout, de la chute de Rome, qui sonne comme le glas de leur rêve. Il en va de même du chapitre intitulé « Un petit Canada à Rome », qui retrace les conditions de vie de soldats volontaires placés sous la surveillance d’aumôniers et qui ont peu de contacts avec la population autochtone; dans le souci d’éviter toute fausse note, ils n’en insisteront pas moins sur « l’accueil exceptionnel » qui leur a été réservé. La reddition de l’armée papale a donné lieu à de nombreuses humiliations à l’encontre des zouaves canadiens, mais aucun mort sur le champ de bataille n’avait été à déplorer dans leurs rangs. C’est néanmoins en véritables héros qu’ils ont été reçus au pays lors de leur retour, opéré en plusieurs vagues; il importait à l’évidence de valoriser et de montrer en exemple l’action de jeunes gens valeureux et prêts à donner leur vie au nom de leur foi et de leur patriotisme : témoin de l’événement, Louis Veuillot voit des « croisés » dans ces soldats du Christ.

L’ouvrage n’échappe pas à quelques répétitions factuelles, mais il faut y voir le simple effet d’une pluralité de contributions consacrées à un objet somme toute thématiquement restreint. Un objet certes restreint mais dont le colloque et l’ouvrage qui lui ont été consacrés représentent un modèle du genre. Les auteurs dégagent, sur la base d’une problématique qui se dévoile et qui s’illustre au fil des pages, la portée et la signification d’un événement historiquement circonscrit mais tout à fait représentatif de l’ensemble de la société canadienne-française, analysée dans sa dynamique politico-religieuse interne et dans ses échanges avec le centre nerveux de la catholicité.