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Dans cet ouvrage de lecture agréable, l’auteur se propose de décrire « les pluralités des pratiques alimentaires entre 1860 et 1945, en exposant les causes des transformations survenues durant la période et en décrivant les inquiétudes et les conseils formulés par différents experts » (p. 5). Le discours qui se développe à partir de la seconde moitié du 19e siècle vise à renforcer les structures sociales en place en confiant le discours nutritionnel à des agents travaillant dans les domaines de l’éducation, de la médecine et de l’agriculture. « La diète préconisée vise à construire et à entretenir des corps performants, nécessaires à l’économie industrielle, capitaliste et libérale » (p. 5).

Si des éléments scientifiques et technologiques sont de plus en plus admis et intégrés dans ce discours, le renforcement de la structure patriarcale et le maintien de la place de la femme en son sein demeurent des constantes tout au long de la période étudiée. L’auteur accorde beaucoup d’importance à ce qu’elle nomme le libéralisme et y associe de façon un peu courte la notion de productivité, qui ferait l’objet d’une apologie dans le discours analysé. L’examen du rôle et des arguments des principaux prescripteurs est fait à travers l’analyse d’oeuvres littéraires, sociologiques et des statistiques d’hygiène publique. Les développements de la science relative aux aliments et de leurs liens avec la santé viennent ponctuer l’analyse pour faire ressortir la transformation du discours en fonction des avancées de la science. Ainsi la notion de calorie apparue à la fin du 19e siècle permet une comptabilisation plus stricte de la prise alimentaire, ainsi que des essais d’optimisation budgétaire de l’alimentation de différentes classes d’individus selon le sexe, l’âge et le travail effectué.

Les différents ouvrages relatifs à la santé et à la nutrition sont analysés de façon très vivante et pertinente, de même que les livres de recettes, outils par excellence de diffusion de l’information véhiculée à chaque époque. L’apparition au début du 20e siècle d’institutions d’enseignement supérieur dédiées à la nutrition marque une étape dans la professionnalisation du discours nutritionnel. La « nouvelle science » est mise à profit durant la Première Guerre mondiale quand les gouvernements doivent nourrir la population sous les drapeaux, et se préoccuper de l’approvisionnement d’une population urbaine et ouvrière croissante dans un contexte de marchés tendus. Concurremment le rôle de la ménagère dans la « gestion » du panier d’épicerie familial ouvrier sera souligné et sa responsabilité, tantôt valorisée, tantôt décriée, sera mise à l’épreuve.

Le développement des statistiques amène son lot d’analyses des budgets alimentaires des diverses classes sociales, plus particulièrement du budget ouvrier. Les années 1930 et 1940 ouvrent la porte à l’aliment transformé qui prend une place toujours croissante dans la diète de la population, source à la fois de commodité et de nuisance. La publicité déployée particulièrement en temps de guerre par les gouvernements est reprise sous toutes ses formes par les entreprises de transformation alimentaire qui veulent promouvoir leurs produits et leurs qualités nutritives, participant à leur façon au discours sur l’alimentation.

Au cours des années 30, les avancées de la chimie des aliments permettent de raffiner grandement la compréhension du rapport entre santé et alimentation avec l’apparition de nouvelles notions, telles les vitamines; en résulte un discours sur nutrition et santé basé sur un corpus scientifique de plus en plus étayé.

Cet ouvrage comble un manque dans ce domaine de la connaissance et stimule la réflexion sur le développement de l’alimentation et des sciences qui s’y rapportent. Il aurait certes été intéressant de faire le lien avec le développement de l’agriculture au cours de la même époque où l’approvisionnement demeure en grande partie national. Le champ est loin d’être clos.