Corps de l’article

Avec l’augmentation continue du taux d’emploi des mères de jeunes enfants depuis le milieu des années 1970 au Québec (MFA, 2011, p. 335), la division sexuée entre sphère domestique et sphère publique, caractéristique de la société industrielle du 19e siècle, s’est estompée (Beck, 2001) : la participation à la « production » de la société par le travail n’est plus réservée aux pères, et celle à la sphère domestique, lieu de « reproduction » biologique, matérielle et affective de la société, tend à ne plus l’être aux mères. Cette situation apparaît conforter la centralité existentielle du travail pour les individus en même temps que leur désir de jouir de temps en dehors du travail, temps qu’ils consacrent notamment et en bonne part à la famille (Méda et Périvier, 2007; Mercure, 2008, Pronovost, 2007). Ce changement dans les intentions d’engagement des parents des deux sexes, dans le travail ou dans la famille, s’accompagne de la généralisation du partage des soins et de l’éducation des jeunes enfants avec d’autres adultes, souvent d’abord étrangers à la famille. En 2009 au Québec, plus de neuf familles ayant des enfants de moins de cinq ans sur dix recouraient à la « garde non parentale » (Gingras, 2011, p. 95).

Dans ce contexte où la centralité existentielle du travail s’étend largement aux mères, et où la valorisation de la paternité va de pair avec la reconnaissance d’un attachement jadis distingué comme naturellement maternel (Neyrand, 2002; Dubeau, 2010), que signifie pour les parents de jeunes enfants le partage de la première éducation? Les parents reconnaissent-ils de la même manière la contribution des proches et des modes de garde officiels[1]? C’est ce qu’analyse le présent article en se penchant sur le cas de familles établies à Rimouski, centre culturel et administratif de la région du Bas-Saint-Laurent au Québec.

Une enquête sur les jeunes familles et une analyse inductive de l’éducation en relation avec d’autres adultes

Ces questions ont émergé dans le cadre d’un projet de recherche retraçant la formation de projets familiaux et les parcours d’établissement de familles avec de jeunes enfants[2]. L’objectif général de cette enquête est de comprendre les parcours de leur vie familiale en les situant dans la dynamique métropolitaine liant la ville régionale à ses périphéries et aux grandes villes québécoises. L’enquête part d’un constat d’ordre démographique, à savoir que, des années 1950 aux années 2000, les familles avec de jeunes enfants des régions métropolitaines se sont établies dans des quartiers de plus en plus éloignés des centres urbains (Morin et Fortin, 2008). Ce phénomène illustre la persistance dans les représentations collectives québécoises du modèle de la propriété unifamiliale en banlieue, associée à l’usage de l’automobile, comme cadre idéal de la vie familiale, et ce malgré les coûts écologiques, économiques et familiaux qu’implique l’allongement quotidien des déplacements en voiture (Bédard et Fortin, 2004; Morin et Fortin, 2008; Fortin et Després, 2008). Pour mener la présente enquête, 49 entrevues semi dirigées ont été effectuées en 2011 et 2012, auprès de 53 parents d’enfants âgés de cinq ans ou moins et résidant dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Rimouski-Neigette[3]. L’accès à la propriété y était alors beaucoup plus facile que dans les grandes agglomérations, et les congestions routières inexistantes. L’échantillon comprend onze hommes et 42 femmes, incluant quatre couples[4].

Après un premier bloc de questions sur les réseaux de sociabilité des familles et leurs rapports à différentes échelles de territoire, les entrevues abordaient le thème de l’éducation en suivant le fil chronologique de l’expérience et des pratiques d’éducation des parents, en relation avec d’autres personnes ou avec des ressources variées. Il s’agissait de connaître et de comprendre la dimension éducative du parcours familial et du rapport au territoire. Les premières questions de cette section portaient sur leurs représentations et leurs projets parentaux antérieurs à l’entrée dans la parentalité. Suivaient des questions ouvertes sur des expériences concrètes telles que la prise de congés parentaux, l’aide des proches reçue à la naissance, la contribution éducative ultérieure d’autres personnes et l’expérience des modes de garde, parental ou autres.

Une première lecture des entrevues a révélé l’importance que revêtent pour plusieurs parents l’autorité parentale et l’autonomie familiale par rapport au rôle joué par d’autres adultes dans l’éducation des enfants, qu’il s’agisse des proches ou de professionnelles. Cette lecture a montré la variété du degré et des formes de reconnaissance pédagogique dont jouissent ces autres adultes auprès des parents. Nous avons donc cherché, dans le présent article, à mieux comprendre le rapport des parents aux autres adultes éducateurs, en laissant de côté l’analyse du rapport au territoire.

Peu d’études sociologiques se sont penchées sur ce que ressentent les parents lorsqu’ils font garder régulièrement leurs enfants pendant toute la journée et sur ce que cela signifie pour eux. Certains sociologues ont remarqué l’émergence, dans les sociétés occidentales, d’une « maternité anxieuse » qui se constate chez des mères, et probablement aussi des pères, préoccupés par le développement de leur enfant, qui cherchent à se conformer à des canons scientifiques parfois contradictoires (Ségalen et Martial, 2013). Cet état coïncide de plus avec un accroissement des attentes pédagogiques envers les parents, en raison de l’influence des discours psychologiques (Kempeneers et Dandurand, 2009, p. 123). D’autres ont rendu compte du déchirement ou des hésitations exprimés par des mères lorsqu’elles font garder leurs enfants pour conserver leur occupation professionnelle, comme voie d’« intégration publique et sociale » (Descarries et Corbeil, 1998 : p. 110 et 121). Mais la question du rapport des parents aux autres agents socialisateurs, comme dimension de l’éducation des enfants, n’est pas centrale dans ces études. Néanmoins, en croisant notre analyse des expériences des parents sur cette question avec les observations ou réflexions d’autres chercheurs sur des thèmes très proches, nous avons dégagé certaines significations que peuvent avoir pour les parents d’aujourd’hui le recours à différents modes de garde.

À l’instar de Kellerhals et Montandon dans leurs analyses des stratégies éducatives des parents auprès de leurs préadolescents (Kellerhals et Montandon, 1991, p. 14), nous considérons que les parents partagent l’éducation de leur enfant lorsque d’autres personnes assument des responsabilités éducatives, et ce indépendamment du degré de reconnaissance pédagogique que leur accordent les parents. Nous nous inspirons aussi de la définition générale de l’éducation proposée par Durkheim (Durkheim, 1999 [1922], p. 41-42). Il s’agit d’un ensemble d’actions exercées par les adultes ou les générations plus vielles sur les enfants ou les générations plus jeunes et ayant pour but conscient leur développement et leur intégration sociale. En utilisant différentes méthodes, les adultes éducateurs transmettent des valeurs, des savoir-faire ou des codes sociaux dans le but de « susciter des états » physiques, intellectuels ou moraux. Nous incluons dans cette définition les soins donnés pour le bien-être des enfants, car ces soins ont des effets sur leur développement que les donneurs de soins connaissent potentiellement.

La présente étude permet d’inclure dans le champ des études sociologiques sur les solidarités familiales (Fortin, 1987, Ouellette et Dandurand, 1992, Dandurand et Ouellette, 1995, Charbonneau, 2004, Kempeneers et Dandurand, 2009) celles qui relèvent spécifiquement de l’éducation à la petite enfance. Elle vise également à comprendre la façon dont s’exerce l’autorité pédagogique des parents pendant la petite enfance malgré le recours régulier et continu à des services de garde. Ce sentiment d’autorité exprimé par les parents interrogés contredit le diagnostic d’une réduction du rôle socialisateur et de l’autorité pédagogique des parents dans les sociétés contemporaines (Parsons, 1951, 1955; Singly, 1993, 2010). D’après ce diagnostic, les parents, moins présents que dans les sociétés traditionnelles auprès de leur enfant et ayant moins la possibilité, avec la généralisation et l’allongement de la fréquentation scolaire, de transmettre des savoirs en vue de l’intégration sociale future, auraient perdu certaines fonctions de socialisation. Nous verrons que les conditions dans lesquelles se produit le partage éducatif, telles que reconstituées à la lumière des attentes des parents et des jugements qu’ils portent sur le rôle joué par d’autres adultes ou d’autres instances éducatives auprès de leur(s) jeune(s) enfant(s), impliquent des formes de solidarité compatibles avec les liens familiaux et l’autorité que ces derniers expriment.

Structure de l’article

Avant d’expliciter les dimensions de leur rapport aux autres instances éducatives pendant la première enfance, décrivons brièvement le recours par les parents interrogés à différents modes de garde, en tenant compte de l’origine géographique des parents et de l’occupation des parents et de la proximité de leur famille d’origine. La section suivante propose une analyse inductive des pratiques et représentations évoquées par les parents concernant l’implication d’autres adultes dans l’éducation de leurs enfants. Elle se penche plus spécifiquement sur ces aspects du partage éducatifs : la reconnaissance pédagogique dont ils témoignent spontanément à l’égard des autres adultes éducateurs, leurs représentations initiales concernant les caractéristiques des services de garde collectifs ou en milieu familial, leur expérience de l’usage de ceux-ci, et enfin les significations qu’ils associent à leurs motifs de satisfaction et d’insatisfaction.

Nous avons constaté dans l’analyse de nos entrevues que les attentes et jugements exprimés par les parents envers les autres adultes éducateurs reflètent les conditions dans lesquelles ils partagent l’éducation de leur enfant, que ce soit avec des membres de leur famille, avec leurs amis ou avec d’autres instances. D’un côté, ces conditions préservent les liens parents-enfants au sein de la famille. De l’autre, elles supposent des formes de solidarité avec les autres agents éducatifs concernés. Visant l’éducation de l’enfant, ces solidarités sont pédagogiques et peuvent être familiales ou extra-familiales, privées ou publiques (Van Pevenage, 2009, p. 19). À la lumière de ces analyses, nous repérons cinq conditions selon lesquelles les parents partagent l’éducation de leur enfant d’âge préscolaire, sans craindre de compromettre leur lien avec celui-ci ou leur propre autorité : 1) l’assurance que l’enfant construit avec l’autre adulte des liens significatifs, 2) la possibilité pour les parents de se reconnaître dans une vision commune plus ou moins explicite du projet de socialisation, et donc de s’identifier à l’autre agent éducateur par le partage de certaines valeurs et un accord sur certaines pratiques, 3) la reconnaissance mutuelle par les parents et les autres agents éducatifs de leurs compétences et de leur autorité respectives, 4) dans le cas de l’utilisation de modes de garde officiels, la présence d’un intermédiaire pour s’assurer du bien-être de l’enfant et de la qualité de son éducation, et enfin, 5) la préservation de la liberté et de l’autonomie familiales.

Portrait des parents

Proximité géographique des grands-parents

Des études ont montré qu’en dépit de l’abandon de la cohabitation intergénérationnelle avec les grands-parents, une forte proportion de nouveaux foyers a tendance à s’établir relativement près des parents d’un des deux conjoints, notamment dans les grandes agglomérations urbaines, mais aussi dans différentes régions du Québec (Fortin, 1987; Ouellette et Dandurand, 1992; Kempeneers et Dandurand, 2009). Au Québec, d’après un sondage sur les migrants interrégionaux, c’était le cas d’environ les 2/3 des adultes de 20 à 34 ans en 2004-2005 (Leblanc, 2006). Il semble de plus que les grands-parents gardent davantage leurs petits-enfants que ne l’ont fait leurs propres parents ou grands-parents (Kempeneers et Dandurand, 2009), ce qui peut avoir une influence sur l’engagement professionnel des mères, notamment celles qui travaillent de longues heures ou selon des horaires atypiques (Thibault et Kempeneers, 2006). Cela démontre aussi la persistance de la possibilité pour les grands-parents de participer à l’éducation de leurs petits-enfants.

Parmi les 53 parents interrogés, 15 ont grandi à Rimouski, ou y ont passé une bonne partie de leur enfance ou de leur adolescence (les natifs), et ont au moins un de leurs deux parents habitant dans la MRC. Parmi les dix qui ont passé leur enfance dans une autre MRC du Bas-Saint-Laurent ou en Gaspésie (migrants de l’est), huit ont au moins un parent qui habite dans l’est du Québec, et deux au moins un beau parent à Rimouski. Parmi les 28 autres qui proviennent d’une région à l’ouest du Bas-Saint-Laurent ou d’un autre pays (un petit nombre de cas inclus dans la catégorie « migrants de l’ouest »), 7 ont au moins un beau-parent qui habite dans la MRC de Rimouski. Comme les enfants de 24 familles de l’échantillon ont au moins un grand-parent qui habite dans cette MRC, un peu plus de la moitié des parents interrogés élèvent leurs enfants dans une autre région que celle de leurs propres parents ou beaux-parents.

Comme on peut s’y attendre, la proximité des grands-parents a une influence sur la fréquence des rencontres et sur la relation d’entraide. Les rencontres et l’entraide sont souvent plus ponctuelles et plus fréquentes chez les natifs et ceux qui ont des grands-parents à proximité que chez les migrants de l’est, et encore davantage que chez les migrants de l’ouest qui sont éloignés de tous grands-parents. Qu’est-ce que ces variations impliquent pour l’éducation des petits-enfants?

L’aide des grands-parents

Au moment de la naissance de leurs enfants, une forte majorité de répondants, peu importe leur provenance ou la proximité de leur famille d’origine, ont reçu l’aide des grands-parents pendant une période allant de quelques jours à quelques semaines. Quelques couples ont cependant préféré marquer leur autonomie et leur indépendance dès la naissance de leur enfant en ne demandant aucune aide. Par la suite, la présence des grands-parents, pour les natifs ou ceux qui ont des beaux-parents à proximité, en plus de représenter un pôle supplémentaire d’attachement fort dans la vie de l’enfant, semble faciliter la possibilité pour les parents d’avoir des loisirs, de conserver une vie de couple distincte de leur vie familiale, et de concilier vie familiale et vie professionnelle, notamment lorsque leurs horaires de travail ne coïncident pas avec les heures d’ouverture des garderies, lorsque les garderies ferment, ou que les parents n’ont pas encore trouvé de garderie au moment de recommencer à travailler.

L’occupation des parents

Dans la majorité des familles participant à l’enquête (n=31), les deux parents travaillent (ou sont en congé parental dans le cas de certaines mères), peu importe l’origine géographique ou la proximité de grands-parents. Les six parents qui sont à la maison pour s’occuper des enfants et des tâches domestiques (toujours des mères), sans pour autant être en chômage (n=1), en congé de maternité ou arrêt de travail (n=1), exercent une activité extérieure aux responsabilités domestiques, qu’il s’agisse d’études, d’activités artistiques ou sportives ou de comptabilité effectuée pour l’entreprise familiale. Quelques parents (10 familles), le plus souvent des femmes mais aussi des hommes, réduisent leur temps de travail ou travaillent à temps partiel. Ils veulent ainsi éviter que l’exécution de tâches domestiques n’envahisse tout le temps passé en famille, s’assurer d’être plus disponibles pour leur(s) enfant(s) ou encore prévenir les sentiments de stress chez tous les membres de la famille. Ces parents déclarent assumer la réduction de revenu qui résulte de ce choix, certains ayant pu acquérir une propriété dans un marché résidentiel avantageux en comparaison de celui des grandes agglomérations, d’autres repoussant à plus tard le projet d’achat d’une propriété répondant à leurs critères (terrain privé, nombre de chambres, localisation, etc.). Voyons ce qu’il en est de leur utilisation d’une garderie.

Les congés parentaux

Le gouvernement québécois a adopté une politique familiale unique en Amérique du Nord en créant en 1997 un réseau de garderies à contribution modique, puis en mettant en vigueur en 2006 les modalités d’un congé parental qui est le mieux payé et le plus long[5] au Canada (Tremblay, 2012). Cette politique fondée sur le principe d’un partage de la responsabilité des enfants entre les parents et l’État (Dandurand et Kempeneers, 2002; Lemieux, 2011) succède à des politiques adoptées depuis les années 1970 au Québec et qui étaient elles-mêmes des réponses à un mouvement de revendication pour une politique familiale présent également dans le reste du Canada (Lemieux, 2011; Mahon, 2002). Cette politique favorise le retour à l’emploi des mères, l’éducation des jeunes enfants, et la participation des pères aux soins directs du nourrisson et aux tâches domestiques, grâce au congé de paternité de cinq semaines non transférable. Ce programme augmente leurs chances de poursuivre ce type d’engagement familial quand les enfants grandissent (Tremblay, 2012).

Dans la plupart des familles interrogées, la mère a pris la totalité du congé parental et le père la totalité des cinq semaines de congé de paternité. Leur engagement professionnel a pu obliger la mère comme le père à écourter leur congé, ou les empêcher de le prendre pour certains pères qui sont surtout des propriétaires de petites entreprises. De même, certains parents étudiants n’ont pas pris de congé pour ne pas compromettre leur session, mais ils bénéficiaient de la souplesse d’horaire propre aux études universitaires. Un petit nombre de pères qui le désiraient ont pris quelques mois de congé et y ont été encouragés par leur conjointe.

L’utilisation de garderies

Au Québec, environ la moitié des enfants âgés de zéro à quatre ans (au 30 septembre) fréquente une garderie à contribution réduite : le réseau des « services de garde éducatifs » à contribution réduite offrait 212 000 places en 2010 et près de 221 000 places quatre ans plus tard (Gouvernement du Québec, 2010, p. 5; 2014, p. 5)[6]. Les garderies à contribution réduite comprennent les centres de la petite enfance (CPE, terme désignant maintenant exclusivement des « installations », ou modes de garde collectifs), des milieux familiaux reliés à des Bureaux coordonnateurs locaux, et des garderies privées à but lucratif, mais subventionnées.

Les CPE peuvent compter jusqu’à 80 enfants (parfois plus en vertu de droits acquis avant 1997) répartis en différents groupes d’âge. La taille des groupes d’enfants y varie selon leur âge : de cinq poupons de six à dix-huit mois à dix enfants de quatre ans, chaque groupe étant placé sous la responsabilité d’un adulte. L’organisation des CPE garantit une certaine uniformité entre les établissements, puisque ceux-ci suivent le programme pédagogique établi par le ministère de la Famille et des Aînés. Étant à but non lucratif, les CPE emploient pour leur conseil d’administration la formule des coopératives; celui-ci est formé majoritairement de parents utilisateurs élus par « l’assemblée générale des membres » (Lévesque, 2011, p. 13). À cette implication administrative s’ajoute la possibilité pour les parents de participer à certaines activités du CPE avec leur enfant. Les exigences de qualification du personnel, des conditions de travail plus avantageuses que dans les milieux familiaux ou les garderies privées, ainsi que le caractère non lucratif de ces établissements expliquent probablement que ces derniers obtiennent le meilleur score dans l’évaluation de leur qualité de service et de son effet positif sur le développement des enfants (Drouin et al., 2004).

Les garderies en « milieu familial » peuvent accueillir au plus six enfants de cinq ans ou moins, dont au plus deux poupons (dix-huit mois ou moins), si la Responsable de service de garde (RSG) s’en occupe seule; et entre sept et neuf enfants, dont un maximum de quatre poupons, si une personne l’assiste. Celles qui sont subventionnées doivent aussi suivre le programme du Ministère, en plus d’assumer souvent seules toutes les responsabilités administratives, alimentaires, hygiéniques et pédagogiques.

Depuis 2011, afin de pallier la pénurie de places à contribution réduite, le gouvernement accorde mensuellement des crédits d’impôt en fonction des revenus des parents utilisateurs de garderies privées (en installation ou en milieu familial) qui sont reconnues par une certification. Même si les garderies non subventionnées doivent obtenir un permis du ministère de la Famille et des Aînés (Lévesque, 2011, p. 15), elles demeurent plus libres dans leur organisation administrative et pédagogique que les garderies subventionnées. De façon générale, les exigences relatives à la formation des éducatrices y sont moins élevées et les conditions de travail moins avantageuses que dans les CPE. Les garderies non subventionnées peuvent être de qualité très inégale, ce que confirme la plus forte proportion de plaintes les visant et le moins bon score qu’elles obtiennent dans les enquêtes sur la qualité, comparativement aux CPE et à un moindre degré aux garderies en milieu familial subventionnées (Lévesque, 2011, p. 17; Drouinet al., 2004 : 427).

On trouvait dans la MRC de Rimouski-Neigette, au moment de l’enquête en 2011 et 2012, deux types de garderie : des CPE (une dizaine), et des services de garde en milieu familial, ces derniers pouvant être à contribution modique (n=161) ou non. En plus de différentes activités offertes aux résidents de tous âges, on y recensait aussi un jardin d’enfants privé accueillant des enfants de trois à cinq ans, des activités de prématernelle organisées par la ville pour le même groupe d’âge, et des programmes de prématernelle « Passe-Partout » pour les quatre ans, offerts dans plusieurs écoles de la MRC.

Dans notre échantillon, il n’y a pas de différence selon l’origine géographique ou la proximité des grands-parents pour ce qui est de la fréquentation d’une garderie. Au total, 43 familles utilisaient un service de garde ou prévoyaient le faire après le congé parental (21 en CPE, 22 en milieu familial), tandis que seulement 6 n’en utilisaient aucun. En comparaison avec le reste du Bas-Saint-Laurent, les familles utilisant les services d’un CPE sont surreprésentées dans notre échantillon, puisque pour l’ensemble du Bas-Saint-Laurent les statistiques pour l’année 2009-2010 indiquent que sur 3 928 familles recourant à un type ou un autre de service de garde, deux fois plus faisaient garder leurs enfants en milieu familial (64,6 %) qu’en CPE (34,7 %) (Gouvernement du Québec, 2012, p. 29). Cette surreprésentation et le caractère volontaire de la participation à notre enquête y ont sans doute introduit un biais en privilégiant certaines catégories de parents, par exemple les plus satisfaits de leur situation, ou ceux qui ont au contraire des motifs d’insatisfaction assez importants pour avoir envie d’en témoigner[7]. Néanmoins, les réponses demeurent révélatrices de ce que peut signifier pour les parents le partage de la première éducation de leur(s) enfant(s) avec d’autres agents socialisateurs.

Alors que la très grande majorité des parents interrogés utilisaient un service de garde, et que plus de la moitié habitaient loin des deux couples de grands-parents, quel sens donnaient-ils aux différents modes de garde utilisés? Considéraient-ils que ces autres modes contribuaient à l’éducation de leur(s) enfant(s)?

Partager la première éducation[8]

Sans surprise, à la question « Considérez-vous que d’autres personnes [que les parents] ont significativement participé à l’éducation de votre (ou vos) enfant(s)? », beaucoup de parents répondent spontanément et d’un seul souffle : les grands-parents, les amis et les éducatrices ou les gardiennes[9]. Cependant, une importante proportion de ceux dont les enfants fréquentent une garderie, même à temps plein, ne mentionne pas spontanément les éducatrices ou les RSG, et cela indépendamment de la proximité géographique de la famille d’origine. Cela ne signifie pas que ces parents n’apprécient pas ou sous-estiment le travail des éducatrices ou des RSG : au contraire, beaucoup s’en sont montrés très satisfaits. Cette faible occurrence des éducatrices et des gardiennes dans les réponses spontanées contraste avec l’identification plus fréquente de membres de la famille d’origine ou de la belle-famille (près des deux tiers), y compris chez les migrants qui voient leurs propres parents ou beaux-parents d’une à six fois par an et qui leur téléphonent au plus une fois par semaine. Les amis sont également mentionnés, surtout par environ le tiers des migrants, parfois même avant les membres de la famille d’origine. L’éloignement de la famille peut ainsi inciter à créer de nouveaux liens de proximité significatifs (Fortin, 1987; Ouellette et Dandurand, 1992) et qui peuvent conduire à confier à d’autres personnes un rôle dans l’éducation des enfants.

Une reconnaissance pédagogique liée à des conceptions de l’éducation à la petite enfance

Comment expliquer ce décalage entre le faible degré de reconnaissance pédagogique immédiate dont ces autres adultes bénéficient de la part des parents et la quantité de temps qu’ils investissent dans les soins aux enfants? Cette quantité de temps n’explique rien par elle-même car les éducatrices ou les RSG sont les adultes que les enfants fréquentent le plus en dehors de leurs parents, alors que, comme nous venons de le voir, les migrants ne rencontrent qu’épisodiquement les membres de leur famille d’origine. Quelques natifs, qui fréquentent au moins une fois par semaine leurs parents et s’en disent très proches, ne reconnaissent pas non plus la contribution de ces derniers à l’éducation de leurs enfants, ce qui ne signifie pas, là encore, qu’ils méconnaissent leur influence. Le décalage ne s’explique pas non plus par une insatisfaction à l’égard des services de garde, les CPE étant au contraire particulièrement appréciés des parents. Enfin, que l’un des deux parents travaille à temps partiel plutôt qu’à temps plein ne modifie pas non plus la reconnaissance pédagogique spontanée des parents à l’égard des garderies.

Cette reconnaissance inégale du rôle pédagogique des autres adultes concernés par l’éducation de leur(s) enfant(s) semble plutôt tenir à différentes conceptions de l’éducation qui peuvent se recouper. Sont en jeu dans ces conceptions des éléments tels que la signification des liens de l’enfant et des parents avec les autres adultes éducateurs, la fréquence des rencontres avec les proches pour une partie des parents, ou l’action spécifiquement pédagogique (discipline relative à la routine quotidienne et au comportement, apprentissages).

Parmi les répondants qui ne reconnaissent pas spontanément l’apport éducatif des éducatrices ou de la gardienne de leur(s) enfant(s), certains invoquent la signification des liens de parenté ou d’amitié, le très fort attachement réciproque associé à ces liens tel qu’il se manifeste entre autres par de petites gâteries ou de petites activités ludiques.

« C’était important qu’ils soient là [les grands-parents] parce qu’ils ont quelque chose à montrer, ils vont gâter les enfants d’une autre façon. […] »

H7, natif, milieu familial

« Il y a les grands-parents. […] Même s’ils ne sont pas souvent présents physiquement, […]. Comme on parle beaucoup d’eux, quand on les voit, c’est très significatif pour les enfants. »

F3, migrante de l’Ouest, CPE

D’autres invoquent plutôt la fréquence des rencontres, retenant ainsi l’intensité de la présence auprès de l’enfant, sans étendre spontanément ce critère aux éducatrices.

« C’est sûr que les parents de Sébastien, on les voit à tous les jours. Eux, principalement. »

F22, native, CPE

Certains parents qui utilisent l’un ou l’autre type de garderie minimisent la contribution éducative des éducatrices ou des RSG, non pas en raison d’un manque de reconnaissance, mais plutôt parce qu’ils semblent considérer que les actions de ces dernières se situent dans le prolongement de celles des parents, qu’ils identifient comme les principaux éducateurs, ou qu’il leur semble impensable ou difficile d’admettre que quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes puisse éduquer leurs enfants. La faiblesse, ou la timidité, de cette reconnaissance pédagogique peut s’observer envers n’importe quel adulte significatif.

« Quand ils vont à la garderie, ils sont éduqués d’une certaine façon. Tu sais, il y a des valeurs au Centre de la petite enfance mais c’est des valeurs qui nous rejoignaient. C’était quelque chose d’important pour nous […]. Mais ça reste quand même notre rôle à moi puis à Audrey. […] »

F2, migrante de l’Est, CPE

« Ma mère, ma belle-mère, mon père aussi. […] Bien, l’éducation… (réflexion). C’est sûr que leurs rôles, c’est pas d’éduquer mes enfants là, mais c’est sûr que quand ils les gardent, […] … je veux dire, moi mes valeurs que j’ai puis les valeurs de mon chum, bien ça vient de nos parents, c’est directement relié… mais oui, ma belle-mère puis mes parents. »

F5, native, CPE

L’hésitation à reconnaitre le rôle éducatif de tierces personnes peut parfois s’appliquer au seul CPE, qui est extérieur au cercle de la parenté.

« Surtout les parents de mon chum. […] Sinon, aussi quand même les éducatrices au centre de garde. […] Je pense qu’ils ont quand même un impact sur leur éducation. Même si c’est pas le but premier d’éduquer nos enfants. »

F21, migrante de l’Ouest, CPE

L’autorité pédagogique des parents

Pour ces répondantes, comme pour d’autres qui relativisaient plutôt le rôle éducatif des grands-parents, les parents sont les véritables éducateurs. L’implication d’autres adultes ne remet pas en question ce principe, puisque ce sont les parents qui, en quelque sorte, l’autorisent à condition qu’une « ligne » soit respectée ou qu’il y ait quasi-interchangeabilité des valeurs et des interventions de part et d’autre.

« Les grands-parents […] savent ce qu’on leur permet puis ce qu’on leur permet pas, puis habituellement ils font la même chose. »

F6, migrante de l’Est, CPE

Si la « ligne » établie par le parent, pour reprendre l’expression d’une mère qui désignait ainsi l’ensemble des règles auxquelles son enfant devait obéir, n’est pas suivie, ou si les actions des grands-parents s’éloignent trop de la discipline parentale, le rôle pédagogique de grands-parents fortement aimés et fréquentés peut être remis en question.

« Ça dépend s’ils la défont pas [l’éducation]. Des fois, des grands-parents… ça joue – bien je peux comprendre aussi là, "c’est mamie puis papi", c’est là pour gâter puis tout ça – mais je pense qu’il y a […] une certaine limite qu’il ne faut pas qu’ils dépassent par rapport à ce que les parents ont décidé. »

F8, native, CPE

« H : Nos parents, on ne les a pas trop "mis" dans l’éducation. – F : Non. Ils sont là dans le plaisir eux autres. Les grands-parents sont là pour le “ gros fun ”. »

C1, couple de migrants de l’Ouest, CPE

Chez les parents qui relativisent le rôle éducatif des éducatrices ou qui remettent en question celui des grands-parents, on perçoit une forte revendication de l’autorité parentale. Tout comme ceux qui ne désignaient pas les éducatrices de leur enfant, par simple oubli ou en raison d’une conception de l’éducation fondée sur les liens d’attachement les plus significatifs, les parents qui reconnaissent l’importante contribution éducative de leurs amis le font en raison d’un partage de valeurs ou de pratiques éducatives. Les amis sont des personnes à la fois « significatives » et qu’on a « laissé entrer » parce qu’elles sont semblables à soi et font ce qui est souhaité pour les enfants.

« […] Nos amis, quand nos enfants sont chez eux et que nous on n’est pas là ou des choses comme ça, ils vont leur parler comme à [leurs] enfants. Il n’y a pas de différence, là. […] On a des règles qui sont similaires. »

Homme, C1, migrant de l’Ouest, CPE

En somme, une première reconnaissance spontanée se fait en fonction de trois conceptions du partage de l’éducation : celle fondée sur des liens significatifs reposant sur l’affection et les gâteries, que ces liens soient tissés en raison de la fréquence des rencontres ou indépendamment de celles-ci; celle qui demeure subordonnée aux valeurs ou aux directives parentales et se distingue du rôle ludique habituellement attribué aux grands-parents, comme l’avait également observé en France Attias-Donfut (Attias-Donfut, 2000); et celle qui reconnaît la possibilité d’échanger les rôles avec d’autres adultes si ceux-ci sont solidaires des mêmes règles et des mêmes valeurs.

Près de la moitié des répondants, natifs ou migrants, provenant de familles dont les deux parents travaillent à temps plein, ou l’un des deux à temps partiel, désignent cependant les éducatrices comme des personnes contribuant significativement à l’éducation de leur enfant. Cette reconnaissance s’appuie sur les liens que les enfants ou les répondants eux-mêmes ont établis avec les éducatrices, sur les compétences spécifiques de ces dernières, sur l’organisation propre aux CPE et ses effets bénéfiques sur le développement global de l’enfant, sur la proximité des valeurs et des pratiques des CPE avec les leurs, ou sur la possibilité de « socialisation » que les enfants y rencontrent en vue de la rentrée scolaire. L’apport du CPE peut aussi être de nature disciplinaire, puisqu’il peut être plus ferme dans ses exigences en cette matière que les parents eux-mêmes.

« À la garderie, c’est sûr parce que les éducatrices… E : Elles sont là. – R : Oui, oui! Puis, juste à respecter les consignes, eux autres ont pas le choix : "C’est de même puis c’est de même!" C’est pas comme nous autres qui plient des fois un petit peu plus. »

F4, native, CPE

Les répondants qui désignent spontanément les RSG le font en premier lieu à cause de leur présence continuelle dans la vie de l’enfant – parce qu’elles s’occupent de lui quotidiennement. D’autres ajoutent que ces personnes sont devenues importantes pour la famille, qui a développé avec elles des liens significatifs.

« C’est les mêmes valeurs, le même encadrement, le même amour. Alors pour nous, c’est des personnes vraiment significatives et pour les enfants aussi. »

F26, migrante de l’Ouest, milieu familial

Si certains parents mentionnent les apprentissages spécifiques que leur enfant peut effectuer auprès de ses proches, d’autres expriment leur reconnaissance spontanée envers les garderies en milieu familial en invoquant ce que celles-ci apportent de plus que les parents – les apprentissages ou la discipline – ou les liens affectifs qu’elles ont construits avec leur(s) enfant(s) et qui coïncident avec une identification pédagogique aux RSG, puisque les valeurs, les pratiques ou les règles sont « les mêmes ».

Dans la communauté significative autour de la maison

Une petite minorité de parents parmi les natifs et les deux catégories de migrants gardent leurs enfants à la maison, dans des conditions variées : soit qu’ils considèrent avoir les moyens de faire vivre leur famille avec un seul revenu d’emploi, soit qu’ils décident de reporter à plus tard leur projet d’achat de maison ou d’établissement professionnel des deux parents, soit encore que leur enfant a des besoins particuliers.

Dans ce cas, l’engagement du père prend une forme variable : travail à temps partiel pour être plus présent auprès des enfants et dans la vie domestique; travail à plein temps mais retour à la maison pour le diner du midi et prise en charge des enfants le soir; enfin, priorité accordée au travail et faible participation aux activités domestiques. Toutes les mères ont des engagements extérieurs à la famille, comme nous l’avons vu ci-dessus, mais passent la plus grande partie de leur temps avec leur(s) enfant(s), tout en accomplissant des tâches domestiques diverses. Quelques parents recourent occasionnellement à des garderies à temps partiel, à la halte-garderie de la Maison des familles, à la pré-maternelle ou parfois à une aide professionnelle si leur enfant a des besoins particuliers. Dans certains cas, ces ressources permettent à la mère d’accélérer des études à temps partiel, et aux enfants de « socialiser » avec des enfants de leur âge et de se développer dans des activités structurées. Les enfants sont parfois inscrits à des activités extérieures comme la natation, la musique, le soccer, la danse, etc., mais leurs parents préfèrent qu’ils passent le plus de temps possible à la maison.

Ils expliquent ce choix par des sentiments et des valeurs liés à un idéal de la petite enfance et des relations familiales qui s’y construisent. Certaines mères désiraient « élever soi-même » leurs enfants. D’autres expliquent que ce choix répond à des valeurs selon lesquelles il est important que l’enfant reste à la maison jusqu’à l’âge de cinq ans, pour passer le plus de temps possible avec ses parents, donner aux mères la possibilité de « le voir grandir » et pour qu’il bénéficie d’un milieu de vie qu’on estime plus naturel, plus libre et moins rigide que les garderies et le cadre scolaire à venir. Cela ne les empêche pas de suivre un horaire quotidien régulier pour les repas, les activités ou les sorties, les siestes et le coucher. D’autres mères disent qu’elles ne se sentaient « pas capables » d’envoyer leur enfant en garderie, faisant référence à un détachement auquel elles ne se disaient pas prêtes.

De mauvaises expériences en milieu familial, causées par la négligence ou la rudesse d’une RSG, ou encore par la fréquence des maladies infectieuses en garderie, l’incompatibilité des valeurs ressentie en visitant des garderies en milieu familial ou une représentation des CPE comme des « usines de gardiennage » (H1, migrant de l’Ouest) peuvent d’ailleurs renforcer ce choix de garder les enfants à la maison.

La majorité de ces parents n’est pas pour autant fermée à l’implication d’autres personnes, bien au contraire. Lorsqu’on leur demande qui sont les personnes qui apportent une contribution significative à l’éducation de leurs enfants, ils répondent « tout le monde » (F7, native), en désignant les proches, ou citent le proverbe africain selon lequel « il faut tout un village pour élever un enfant » (H1, migrant de l’Ouest). Dans les faits, ce seront surtout, ponctuellement, les grands-parents, oncles, tantes ou amis, en fonction de leur proximité géographique et de leur disponibilité, ou une professionnelle dans le cas de besoins particuliers.

Bien que par sa présence et les responsabilités domestiques qu’elle assume, la mère puisse être le pilier éducatif de la famille, la reconnaissance qu’elle accorde au rôle pédagogique d’autres adultes semble moins conditionnelle au respect d’une « ligne » ou de valeurs parentales que pour les parents utilisateurs de garderie précédemment mentionnés. L’identification pédagogique avec les proches semble moins importante. Ainsi une mère valorise l’approche différente de sa propre mère et les talents musicaux de sa soeur (F7, native); une autre apprécie la diversité des personnalités pour forger le caractère de ses enfants (F27, migrante de l’Ouest); d’autres encore confient le soin des enfants au père le soir lorsqu’il est de retour. Au chapitre des contributions éducatives, certains notent aussi la participation des enfants à certaines tâches simples comme le jardinage, la vaisselle ou les courses, qui à la fois représentent des sources d’apprentissage pour eux et ont une utilité à plus long terme. La compatibilité et la complémentarité des valeurs et des pratiques au sein d’un réseau de sociabilité familial et amical semblent plus importantes que le partage de mêmes valeurs et de mêmes règles.

En somme, ces parents associent la petite enfance à une période particulière de la vie qui doit être vécue dans une relative liberté, rythmée par les activités quotidiennes de la maisonnée et s’organisant autour de la présence centrale des parents. Ce qui apparaît pour ces parents comme la prise en charge personnelle de l’éducation de leur enfant ne les empêche pas, pour la plupart, de reconnaître le rôle pédagogique des membres de la parenté ou des amis proches, sans obligation d’appliquer à l’identique leurs règles et valeurs.

Un idéal de la petite enfance et de la vie familiale, compatible avec les engagements professionnels ou scolaires des parents, détermine aussi la préférence des parents utilisateurs de services de garde pour les CPE ou les garderies en milieu familial.

Les expériences auprès des garderies

Deux grandes divisions entre les parents se dessinent pour ce qui est de l’accès aux garderies et du type de garderie préféré. L’expérience de l’accès aux garderies oppose ceux qui ont la chance de trouver rapidement une place dans une garderie qui leur convient à ceux qui éprouvent toutes les difficultés pour en trouver une, parce que les CPE sont complets ou que les milieux familiaux visités ne leur conviennent pas. La représentation qu’ils se faisaient des avantages et des inconvénients des milieux familiaux et des CPE est confrontée à l’expérience concrète des garderies et se voit confirmée ou infirmée. La qualité de l’accès aux garderies et des expériences que les parents en ont (qualifiées de globalement positives ou négatives), en révélant des conditions de partage estimées comme favorables par les parents, donnent un aperçu des significations culturelles de ce partage de la première éducation par les parents avec des adultes et instances extérieurs à la sphère privée.

L’accès à une garderie de qualité : la chance ou la « galère »

Les parents qui trouvent rapidement un service de garde qui leur convient s’estiment très chanceux en raison de la longueur des listes d’attente et de la difficulté à trouver une garderie qui inspire confiance. Pour d’autres, la souplesse de leur engagement professionnel leur permet de persévérer dans leurs recherches. Certains attendent ainsi de trouver une place en garderie pour leur enfant avant de se mettre activement à chercher un emploi.

Ceux qui « galèrent », dont plusieurs s’étaient inscrits, sans trop d’espoir, sur les « listes des CPE » dès la grossesse, peinent à trouver une garderie lors du retour à l’emploi de la mère. Ils sentent qu’une pression s’exerce sur leur liberté de choix lors des visites de services de garde dont la qualité leur semble douteuse, et considèrent cette situation comme « complètement ridicule ». Parfois, ils ont réussi à trouver une bonne place ou ont dû se contenter d’une place disponible, lorsqu’une fermeture de garderie ou une expérience qualifiée de médiocre (voir ci-dessous) les obligent à recommencer leurs recherches, avec le lot d’incertitudes qui les accompagnent quant aux compétences de la future RSG et les capacités d’adaptation de l’enfant. Il n’est pas rare que de tels changements de milieu de garde se produisent jusqu’à trois ou quatre fois avant l’entrée de l’enfant à l’école, et même parfois dès la première année de fréquentation des services de garde. Certains parents reçoivent un appel les informant de la disponibilité d’une place quand leur premier enfant approche de l’âge scolaire. Cet événement est souvent accueilli avec un soupir de soulagement, car il signifie que le reste de la fratrie pourra normalement être accueilli dans le même CPE ou milieu familial.

Ceux qui n’ont toujours pas reçu d’appel alors que leur enfant est sur le point de rentrer à l’école primaire ressentent une amertume profonde. Ils qualifient l’expérience de « bien ordinaire » ou mentionnent qu’ils en ont « long à dire sur le sujet ». Plusieurs parents ont parlé longuement de l’incrédulité, de l’angoisse, de la frustration ou du découragement profond qu’ils ont ressentis au moment où, à la veille de leur retour au travail, ils visitaient des garderies sans véritable pouvoir de choisir et sans garantie de qualité. Leur déception était d’autant plus grande qu’ils se sentaient très engagés dans une activité professionnelle qu’il n’était pas question pour eux d’abandonner. Ces sentiments sont comparables à ceux qu’éprouvent des parents d’élèves du secondaire dans le contexte « d’apartheid scolaire et de ségrégation sociale » caractéristique des grandes agglomérations. N’ayant pas les moyens de choisir entre des établissements scolaires qui ont la réputation d’être de qualité inégale, ces parents s’aperçoivent qu’ils exercent un contrôle limité sur la qualité de l’éducation de leur enfant (Van Zanten, 1996; Tardif, 2013).

Les préférences envers les garderies : entre déception profonde et enchantement

Plusieurs parents ont mentionné une préférence pour les garderies en milieu familial ou les CPE avant l’entrée de leur(s) enfant(s) en garderie. Après expérience, les attentes correspondant à chaque type ont pu donner lieu à des déceptions, des confirmations ou des surprises agréables. Nous présentons tour à tour les représentations initiales des bénéfices de chaque type de garderie, les expériences vécues, et les significations que les parents attachent aux avantages et aux inconvénients tels qu’anticipés puis éprouvés.

Représentations des milieux familiaux

Les milieux familiaux semblent de prime abord plus « réconfortants » pour les parents qui les préfèrent : ils ressemblent à la famille, l’enfant y côtoie un ou deux adultes dans une relation stable, interagit avec un nombre d’enfants juste assez élevé pour « socialiser », et la vie y semble plus naturelle, moins centrée sur l’enfant. Les routines quotidiennes y sont également plus souples que celles des CPE, plus respectueuses des particularités de chaque enfant. Pour certaines mères, envoyer son enfant d’un an en milieu familial est un compromis entre le désir de le garder à la maison et la nécessité économique de travailler, car le milieu familial est considéré comme étant en continuité avec la famille.

« Moi, les rentrer dans un groupe [d’enfants plus nombreux dans un CPE] […] tu sais, le côté institutionnel, là, ça me dérangeait plus, là. – E : Vous préférez une sorte de continuité du milieu familial? – R : Oui, c’est ça. […] Ça me consolait un peu plus. »

F32, migrante de l’Est, milieu familial

Des CPE, conformément à l’idée première qu’ils en ont, ces parents n’aiment pas ce qu’ils se représentent comme « la grosse institution » pleine d’enfants, « l’usine à bébés » où les éducatrices se relaient auprès des enfants, le traitement impersonnel des enfants, la rigidité de l’horaire, et aussi la propagation fréquente de maladies contagieuses. Quelques-uns font toutefois une distinction en fonction de l’âge des enfants : à partir de trois ou quatre ans, ils estiment qu’il est bon pour ces derniers de fréquenter un CPE pour s’habituer à des groupes plus grands et à une organisation plus structurée des horaires et des activités en prévision de leur entrée à l’école.

En revanche, les parents qui préfèrent les CPE disent trouver difficile de faire confiance à une inconnue isolée et peu surveillée, comme c’est le cas en milieu familial. L’obtention par le bouche à oreilles des références d’une personne de confiance peut rassurer les parents, ce qui suppose déjà une certaine intégration sociale dans le milieu. D’autres craignent de tomber sur un milieu familial offrant peu d’activités structurées, utilisant trop la télévision ou négligeant les sorties à l’extérieur de la maison, ou encore une alimentation moins équilibrée que dans les CPE. On redoute également les complications causées par des fermetures de garderie et l’obligation de prendre ses vacances estivales dans la même période que la gardienne, à des dates qui ne concordent pas nécessairement avec les calendriers de vacances du milieu de travail.

Quand on s’attarde à l’expérience effectivement vécue, on s’aperçoit que les conditions du partage éducatif que recherchent les adeptes des milieux familiaux et des CPE ne sont pas tellement différentes : partager certaines valeurs, pouvoir s’appuyer sur des preuves pour accorder sa confiance, conserver une certaine liberté familiale, et avoir l’impression d’être reconnu comme parent.

Expérience des milieux familiaux

Certains parents ont la chance de trouver un milieu familial qu’ils apprécient, parfois du premier coup, parfois après avoir multiplié les visites dans des garderies de ce genre.

« […] Je dirais que j’ai eu de très mauvaises expériences en garderie. […] Maintenant, l’expérience que j’ai avec la garderie présente est exceptionnellement positive. Je suis absolument comblée dans ce que Lucas a présentement comme service. »

F23, migrante de l’Ouest, milieu familial

Quant à ceux qui ont eu à changer plus d’une fois de milieu familial, leur expérience les a fait déchanter et leurs appréhensions rejoignent celles des adeptes des CPE. Ils se sont rendu compte que la communication avec la RSG pouvait s’avérer médiocre, voire impossible. Certains ont soupçonné des interventions inadéquates de la part de la RSG. Ils ont alors retiré leur enfant, trop jeune pour se plaindre verbalement, du milieu de garde ou l’y ont envoyé le moins possible en attendant de trouver une autre solution, travaillant moins ou se relayant entre parents pour assurer la garde de l’enfant. D’autres ont constaté une négligence ou des interventions rudes de la part de RSG et ont retiré leur enfant immédiatement. Dans certains cas, une plainte a été déposée au Bureau coordonnateur dans l’espoir de faire retirer son permis à la responsable – sans succès, disent les parents. En somme, les parents frustrés de leur expérience déplorent l’absence de contrôle de la qualité de ces lieux de garde alors qu’eux-mêmes n’ont aucun contrôle sur le service qui leur est dispensé.

Représentations des centres de la petite enfance

Les parents qui préfèrent les CPE apprécient la garantie d’ouverture de l’établissement à longueur d’année, alors que les milieux familiaux les contraignent dans le choix de leurs dates de vacances et peuvent fermer temporairement, par exemple en cas de maladie de la responsable ou de ses enfants, d’un congé de maternité ou d’un départ à la retraite. Cette souplesse de fréquentation des CPE préserve l’autonomie familiale et la liberté d’engagement des parents dans le travail.

Ces parents se sentent également plus en confiance avec des éducatrices entourées de leurs collègues et dont la compétence est reconnue. Ils ont ainsi le sentiment qu’un contrôle fiable s’exerce sur l’éducation et les soins que reçoivent leurs enfants, ce qui leur donne aussi probablement un sentiment de contrôle (Bigras et al., 2009).

Le fait que les éducatrices n’ont pas à se charger de toute l’organisation entourant l’éducation – préparation des repas ou ménage, par exemple –, présente l’avantage, par rapport aux RSG qui doivent remplir ces tâches en plus de veiller sur six enfants en même temps, de leur donner plus de temps à passer avec les enfants. Ayant de meilleures conditions de travail que les RSG, elles sont, selon les parents qui préfèrent les CPE, plus disponibles et moins susceptibles de négliger les enfants ou d’adopter des comportements agressifs envers ceux-ci. C’est en somme le même lien d’attachement que celui que recherchent les parents préférant les milieux familiaux. Presqu’aucun de ceux ayant fait l’expérience d’un CPE ne s’est plaint à cet égard, sinon pour déplorer de rares situations de mésentente avec une éducatrice ou un roulement de personnel plus fréquent qu’à l’ordinaire, et pénible pour l’enfant.

Expérience des CPE

Chez la grande majorité des parents qui préféraient les CPE et y ont eu accès, l’expérience a confirmé les représentations positives qu’ils avaient au départ. Quelques parents, qui préféraient les milieux familiaux et qui, dans certains cas, ont connu de mauvaises expériences avec ce type de garderie, ont été étonnés de constater que les inconvénients appréhendés, liés au caractère institutionnel et apparemment rigide des CPE, se sont avérés faux avec l’expérience. Ils ont découvert, en plus d’avantages liés à l’organisation – comme la division du travail et l’offre d’activités pour les enfants –, plusieurs avantages insoupçonnés et qui correspondaient à la représentation idéalisée qu’ils entretenaient à l’égard des milieux familiaux : proximité des valeurs des éducatrices avec celles des parents; relations et communication harmonieuses entre parents et éducatrices; attachement entre enfants et éducatrices et chaleur humaine de ces dernières; présence importante de périodes de jeux libres; constat du bien-être et du développement de leur enfant et de son adaptation plus facile que prévue aux changements de groupe et à la rotation du personnel, cette dernière étant volontairement limitée à un petit nombre d’éducatrices pour éviter de déstabiliser l’enfant. Certains parents convertis à la formule se sont d’ailleurs justifiés en disant « partager les mêmes valeurs » que les éducatrices, ce qui pouvait leur donner l’impression d’avoir une plus grande prise sur l’éducation de leurs enfants.

« Au début j’hésitais [à accepter la place au CPE pour mon enfant encore à naître] parce que […] je voyais ça comme une usine à bébés. Mais la pouponnière est aussi très bien. Elles sont assez maternelles et affectueuses avec les enfants. […] Avant j’aurais préféré un service en milieu familial, mais […] ce CPE-là, il répond à mes attentes. »

F11, migrante de l’Ouest, CPE

« On ne le savait pas quand on a commencé, mais on se rend compte qu’on aime bien ça [le CPE]. Dans le sens où on voit des amis qui sont plus en milieu familial, puis en milieu familial, il y a tout le temps un problème […]. En CPE, c’est quand même assez équilibré. […] On se rend compte avec le temps que ça nous rejoint parfaitement. Mais au départ, on n’était pas en mesure de savoir ces avantages-là […] On finit par les apprécier. »

F2, migrante de l’Est, CPE

Nous constatons donc une satisfaction généralisée chez les usagers des CPE et une satisfaction très inégale et aléatoire chez ceux des garderies en milieu familial[10]. Tout compte fait, ces résultats laissent supposer que, de façon générale et d’après les propos des parents, l’attitude des éducatrices en CPE à l’égard des enfants et des parents se conforme largement au type de collaboration attendu de la part des éducatrices et des services de garde éducatifs, et prôné en particulier par le programme de formation des éducatrices au collégial, qui inclut un volet concernant la communication avec les parents (Cantin et Lemire, 2010). Des travaux effectués par des professeurs-chercheurs en éducation à la petite enfance suggèrent d’encourager la création d’un climat de collaboration avec les parents (Bigras, 2010b), dans une attitude non autoritaire et ouverte (Miron, 2010), et en s’efforçant de créer un lien de confiance pouvant compenser les sentiments de tristesse ou de culpabilité éprouvés par des parents qui hésitent à faire garder leur(s) jeune(s) enfant(s) (Brunson, 2010). Comme il ressort des propos de beaucoup de parents interrogés dans la présente enquête, les échanges avec les éducatrices, le déroulement des journées, et le bien-être constaté chez l’enfant contredisent l’image d’une institution rigide et impersonnelle.

Ces expériences différenciées suggèrent que le désir d’exercer une autorité parentale en ayant une certaine prise sur l’éducation de son enfant, de même que le maintien d’un lien fort avec celui-ci et l’affirmation d’une autonomie de la cellule familiale peuvent être compatibles avec une utilisation régulière des services de garderie. Dans le même sens, une certaine souplesse dans les conditions de fréquentation (Brunson, 2010), dans un contexte où les places dans les garderies fiables sont difficiles à obtenir, paraitrait plus propre à soutenir ces sentiments et mieux adapté aux variations de la vie familiale. Quelques parents ont en effet souligné l’importance pour eux de pouvoir envoyer leur enfant à la garderie à temps partiel tout en lui « gardant sa place » lorsque les circonstances – nouveaux congés parentaux, arrêt de travail, études ou travail à temps partiel – leur permettent de passer plus de temps à la maison pour s’occuper de lui[11].

En somme, aux yeux des parents interrogés, les conditions qui permettent de partager l’éducation de leur enfant, tout en préservant leur lien avec celui-ci et leur autonomie familiale, sont celles qui permettent d’établir une solidarité avec le CPE ou la garderie : communication et relations harmonieuses avec ceux-ci correspondent à une reconnaissance pédagogique mutuelle, une certaine identification pédagogique dans le fait de partager des valeurs et des pratiques orientées vers le bien-être de l’enfant. Ces pratiques visent en particulier la sécurité affective de l’enfant en l’absence des parents et son bon développement, la possibilité d’une certaine souplesse dans la fréquentation des garderies, ajustée à la vie familiale, et, enfin, une certaine assurance quant à la qualité éducative du mode de garde. Qu’est-ce que cela signifie?

Signification : un partage conditionnel à des solidarités

La génération des parents interrogés a été socialisée à une conception de la petite enfance selon laquelle un bien-être particulier et des stimulations variées sont nécessaires au développement harmonieux de l’enfant, en vue de le préparer à l’école et à une découverte heureuse de son identité (Van Zanten, 1996; Singly, 1996, 2010).

La psychologie, la sociologie et l’anthropologie ont identifié la spécificité du lien mère-enfant, que ce soit en raison de son effet sur le développement de l’enfant ou de son caractère réputé universel (Parsons, 1951; Parsons et Bales 1955, p. 63-85 et 155; Baudier et Céleste, 2010). L’observation de multiples situations de partage éducatif dans de nombreuses sociétés à travers le monde et au cours de l’histoire de l’humanité (Hurstel, 2010, p. 56; Dandurand, 1994 : 343-345), l’étude des liens de l’enfant au père et à d’autres adultes significatifs (Baudier et Céleste, 2010), ainsi que le constat de l’effet bénéfique de la fréquentation quotidienne modérée de garderies de qualité par les poupons (Bigras, Pomerleau et Malcuit, 2004) viennent cependant nuancer la nécessité, pour le développement harmonieux du bambin, du caractère exclusif de son lien avec sa mère.

Lors des entretiens, l’importance du lien parent-enfant était explicite ou transparaissait implicitement dans celle accordée aux congés parentaux et à une certaine souplesse lors de l’entrée progressive de l’enfant dans un milieu de garde officiel. Elle était également implicite dans l’affirmation de la préséance de l’autorité parentale sur les actions pédagogiques d’autres agents, ainsi que dans l’expression de vifs sentiments de satisfaction, de complétude, ou encore de frustration angoissée reliés à l’expérience des garderies. L’analyse de ces entretiens montre aussi la persistance, comme motif de reconnaissance pédagogique, du partage d’un univers symbolique commun (valeurs et pratiques semblables, ou liens significatifs) avec les proches ou avec les éducatrices ou RSG, partage qui semble en retour confirmer l’autorité parentale.

Tout cela n’est pas sans évoquer quelques caractéristiques du partage éducatif dans les familles canadiennes-françaises traditionnelles, lesquelles faisaient typiquement cohabiter enfants, parents et grands-parents. Le partage de l’éducation des jeunes enfants allait de pair avec l’existence de liens soutenus et d’un univers symbolique commun; il prenait place dans des espaces de libre expérimentation laissés aux enfants, avec la mère comme référence éducative, la famille élargie et le voisinage immédiat comme réseau de sociabilité, et l’Église, dont la fréquentation par les enfants commençait à l’âge de l’entrée à la petite école (Miner, 1963; Moreux, 1982; Fortin, 1987). L’univers symbolique présentait ainsi une grande cohérence (Miner, 1963, p. 176-183) et affirmait, confirmait et reconfirmait sans cesse l’autorité parentale (Moreux, 1982). D’après notre enquête, il semble que les parents désirent partager l’éducation de leur enfant à condition que leur autorité pédagogique – s’exprimant dans la possibilité de trouver un milieu de garde qu’ils jugent adéquat – soit maintenue, et que l’enfant développe un lien sécurisant avec l’éducatrice ou la RSG et rassurant pour les parents. Il doit y avoir, en quelque sorte, un certain niveau d’identification pédagogique du parent avec l’autre adulte.

Pour ce qui est de l’autorité parentale et de l’autonomie familiale, nous pouvons aussi établir un parallèle avec les conclusions d’études sur les réseaux de sociabilité et de solidarité familiales dans les grandes agglomérations des années 1980-1990, notant la valorisation, dans les milieux favorisés, d’une autonomie de la famille par rapport à la parenté et aux services publics (Fortin, 1987; Ouellette et Dandurand, 1992; Dandurand et Ouellette, 1995; Kempeneers et Dandurand, 2009). Ici par contre, aux yeux d’une importante proportion des parents interrogés, la présence assidue d’autres adultes auprès de leurs enfants ne semble pas porter atteinte à leur propre autorité pédagogique et n’est même pas toujours considérée comme une contribution éducative significative, ce qui contredit le diagnostic d’une diminution du rôle socialisateur des parents posé par certains sociologues (Parsons, 1951; Parsons et Bales 1955; Singly, 1993, 2010). À première vue, ce discours peut surprendre, d’autant que les parents interrogés qui décident de garder leurs enfants à la maison semblent reconnaître spontanément la contribution éducative de leur(s) proche(s).

Les parents utilisateurs de garderies fournissent probablement la clé de l’énigme de la faible reconnaissance pédagogique accordée aux autres agents d’éducation, en décrivant spontanément leurs représentations initiales des avantages et inconvénients respectifs des garderies en milieu familial et des CPE, et en les comparant avec leurs expériences concrètes de ces milieux. Il semble que certaines caractéristiques, liées à différentes dimensions d’une solidarité de type pédagogique, c’est-à-dire ayant l’éducation pour objet, constituent pour les parents des critères, voire des conditions du partage de l’éducation de leur enfant. Ces caractéristiques leur paraissent en effet compatibles avec leur sentiment d’exercer leur autorité parentale, et probablement avec celui de préserver leur lien avec leur enfant. L’importance que cela représente à leurs yeux s’exprime indirectement par celle qu’ils accordent au lien de leur enfant à son éducatrice ou à sa RSG : que l’enfant puisse construire un lien sécurisant et affectif avec cet adulte est primordial pour bien des parents, comme si les bienfaits aperçus chez l’enfant contribuaient en retour à alimenter le lien parent-enfant.

Certaines pratiques des éducatrices, en raison de l’âge des enfants requérant des soins, une attention particulière et beaucoup d’affection, peuvent ressembler à celles des parents (Coutu, Beaudoin et Émard, 2008), ce qui peut rassurer à la fois les parents et les enfants. Des aspects de la relation parent-éducatrice risquent cependant d’engendrer un rapport inégalitaire et condescendant de la part des professionnelles de l’éducation envers les parents en situation de vulnérabilité (Guigue, 2010, p. 14-15; Laroseet al. 2006; Camus, Dethier et Pirard, 2012, p. 24). Cette vulnérabilité peut être liée au très jeune âge du nourrisson dont le lien d’attachement avec les parents est en construction. Elle peut être liée tout simplement au manque d’expérience des parents d’un premier enfant, ou à une situation résidentielle, conjugale, professionnelle ou d’isolement social pouvant les conduire à déléguer les soins plutôt que d’exiger une reconnaissance pédagogique (Camus, Dethier et Pirard, 2012; Laroseet al. 2006).

Dans la présente enquête, les conditions de partage mentionnées par les parents – liens de l’enfant avec l’autre agent éducateur, proximité des valeurs et des pratiques, respect de l’autorité parentale puis de la liberté et de l’autonomie familiales, assurance quant à la qualité – signifient que le partage de l’éducation de leur enfant, objet central d’amour et d’attention, impliquent d’entrer dans un certain rapport de solidarité avec les autres éducateurs. Ici, la distinction que fait Durkheim entre solidarité par similitude (« mécanique », reposant sur une communauté de croyances et de sentiments), et solidarité par complémentarité (« organique », dans la division sociale du travail) (Durkheim, 1967 [1893]), est éclairante. La solidarité propre à la relation entre parents et autres éducateurs s’apparente à un mélange des deux types. Sans les appliquer à la lettre, les dimensions qui les distinguent aident à comprendre le genre de solidarité qui peut s’établir entre des parents et les modes de garde, officiels ou non.

Une solidarité de valeurs et de sentiments

L’importance pour les parents du lien de leur enfant avec l’autre éducateur et de leur identification pédagogique à ce dernier fait penser à la première forme de solidarité, reposant sur une communauté de croyances et de sentiments liés à l’éducation : une telle solidarité constitue une sorte de prolongement de l’autorité parentale par l’intermédiaire de substituts temporaires à cette dernière. D’où le sentiment de satisfaction, voire de joie et de complétude, exprimé par certains parents, et la profonde amertume, angoisse ou déception exprimée par d’autres, qui n’ont pu trouver d’éducateurs répondant à ces conditions. Cette sorte de solidarité peut être éprouvée auprès des proches ou des services de garde, comme on l’a vu pour les parents affirmant voir dans ces derniers une « expansion [sic] de la maison ». Les parents qui gardent leurs enfants à la maison semblent moins rechercher ce type de solidarité avec des instances extérieures à la famille : la solidarité de sentiments et de valeurs s’établira plutôt avec des proches et sera liée à une certaine division de l’organisation de la vie domestique entre les deux parents et les enfants. Nous supposons que, dans leur cas, le recours occasionnel à des services ou à des cours renvoie plutôt à une solidarité par complémentarité, l’action des professionnels semblant moins correspondre à une forme d’extension de l’autorité parentale.

Solidarité par complémentarité

À cette extension de l’autorité parentale, s’ajoute dans le cas des services de garde une dimension qui renvoie à la solidarité par complémentarité : la présence d’un intermédiaire garantissant le bien-être de l’enfant et la qualité pédagogique des pratiques. Les parents utilisateurs de CPE rencontrent plus facilement ce type d’intermédiaire dans la personne des éducatrices formées et constamment entourées de leurs collègues compétentes et placées sous le contrôle du ministère de la Famille et des Aînés. Les parents utilisateurs de milieux familiaux subventionnés peuvent compter, jusqu’à un certain point, sur le contrôle exercé par le Bureau coordonnateur, mais celui-ci se limite à quelques visites par année. Des personnes de confiance auxquelles les parents sont référés peuvent jouer ce rôle; sinon, on peut tomber par chance sur un milieu apprécié après expérimentation. Dans le cas où les parents soupçonnent des soins inadéquats, l’absence d’intermédiaire assumant cette fonction de contrôle et donnant aux parents l’impression d’avoir une certaine prise sur l’éducation de leur enfant suscite chez eux de l’amertume ou de la colère et peut les conduire à « retirer » leur enfant du milieu critiqué.

Une autre condition du partage renvoie à la solidarité par complémentarité, soit la liberté et l’autonomie familiales à l’égard des services de gardes. Les parents ressentent le caractère imprévisible des fermetures ponctuelles ou définitives et l’obligation d’une fréquentation à temps plein comme des empiétements sur leur vie familiale et leur occupation professionnelle. L’accès à un service de qualité constitue une autre dimension de la liberté et de l’autonomie familiale. Le contraire est vécu comme une injustice, ou encore comme une contrainte qui peut être douloureuse pour le parent, surtout s’il craint les effets du milieu sur son enfant. Les parents souhaiteraient, idéalement, pouvoir choisir le milieu de garde de leur enfant. Sinon, ils voudraient au moins avoir accès à un service qu’ils estiment convenable. Or, bien des parents ont du mal à satisfaire cette exigence, parce qu’il manque de places dans les CPE, parce qu’il arrive qu’aucun milieu familial visité ne leur inspire confiance ou parce que leur retour imminent au travail oblige parfois de se contenter d’un milieu qui leur déplaît pour des raisons variables.

En conclusion, l’analyse de ces entrevues suggère que le partage de la première éducation ne compromet pas, aux yeux des parents, leur lien à l’enfant et leur autorité. Cependant il leur semble préférable qu’il réponde à certaines conditions qui se rapprochent de ces cinq dimensions : la construction de liens significatifs pour l’enfant avec l’autre adulte éducateur, l’identification pédagogique du parent à cet autre adulte, la reconnaissance mutuelle de l’autorité et des compétences entre le parent et l’autre adulte, la présence d’un intermédiaire entre le parent et le mode de garde officiel pouvant veiller à la qualité du service, et enfin, le maintien d’une liberté et d’une autonomie familiales dans les conditions d’accès et de fréquentation des modes de garde officiels. La préservation du lien à l’enfant n’est pas stipulée comme condition du partage éducatif, mais elle est implicite dans les choix des parents et dans les conditions de reconnaissance pédagogique à l’égard des autres adultes, qu’il s’agisse des liens d’attachement que ceux-ci entretiennent avec l’enfant, de la fréquence des soins qu’ils leur prodiguent, ou de la discipline et des apprentissages qu’ils leur transmettent. La disparité des expériences vécues dans les milieux familiaux démontre le caractère plus aléatoire du partage de pratiques et de valeurs entre parents et éducateurs que dans le cas des CPE. La compatibilité généralisée entre ce que les parents recherchent et ce que ces derniers offrent montre que ce partage, cette proximité des actions s’établissent plus fréquemment avec les éducatrices de CPE qu’avec les RSG des milieux familiaux, sur l’action desquelles les parents ont peu de prise, quoique bien des milieux familiaux puissent « combler » parfaitement les parents.

Les parents interrogés ont peu abordé le thème de la reconnaissance pédagogique mutuelle, mais l’évocation par une partie d’entre eux de conflits avec des responsables de milieux familiaux suggère que leurs propres valeurs et pratiques étaient peu prises en compte par les RSG et réciproquement. Cette faible reconnaissance pédagogique mutuelle peut compromettre l’engagement professionnel des parents, et en particulier celui des mères, généralement plus réticentes à faire garder leur enfant par une personne qui ne leur inspire pas confiance. Cette confiance, et de ce fait la reconnaissance pédagogique sont généralisées à l’égard les CPE : le fait d’adhérer à leurs pratiques et l’impression de se reconnaître dans leurs valeurs donnent aux parents l’impression d’avoir un certain contrôle sur l’éducation. En comparaison avec l’expérience de la déception de certains à l’égard des milieux familiaux, cela équivaut à une reconnaissance implicite de leur propre autorité pédagogique.

Enfin, l’importance que les parents accordent aux inconvénients liés aux fermetures de garderie et l’intérêt qu’ils expriment pour des règles de fréquentation plus souples démontrent leur souhait que l'utilisation de garderies ne nuise pas à leur liberté et à leur autonomie familiales.

La signification de ce partage conditionnel de l’éducation par les parents révèle l’établissement d’une solidarité qui semble reposer sur trois conditions : leur identification pédagogique des parents aux éducatrices et aux gardiennes, l’assurance que l’enfant construit avec elles des liens rassurants, et probablement la préservation de leur propre autorité. Mais il existe une solidarité différente de celle qui repose sur un partage de sentiments et de valeurs : cette solidarité s’instaure par la présence d’un contrôle extérieur qui, en offrant aux parents une certaine garantie concernant le bien-être de l’enfant et la qualité pédagogique, constitue une sorte d’extension de leur autorité. La possibilité pour les parents de conserver une vie familiale qui ne soit pas contrainte par des exigences de fréquentation à temps plein ou par des fermetures de garderies inattendues implique également ce type de solidarité. Dans l’intérêt des parents et des enfants, les politiques éducatives et familiales de la petite enfance devraient tenir compte de ce besoin de contrôle de la qualité des services de garde comme garantie pédagogique, et du besoin de solidarité pédagogique comme condition de partage éducatif.

La différenciation par certains parents de la reconnaissance pédagogique accordée respectivement aux grands-parents, aux amis, et aux éducatrices ou aux gardiennes soulève enfin des questions de nature sociologique. Certains parents travailleurs utilisant les services de garderie semblaient reconnaître moins d’autorité à leurs propres parents que des couples dont les enfants étaient gardés à la maison par la mère. Pour d’autres, le rôle des grands-parents semblait presque exclusivement ludique et affectif. Il y aurait lieu de s’interroger davantage sur le rôle des grands-parents, dont la continuité avec des pratiques et des valeurs anciennes qu’ils incarnent peut être la source d’un regard critique sur les vogues de pratique parentale relativement éphémères et potentiellement anxiogènes (Schultheis et Luscher, 1987; Ségalen et Martial, 2013). Il faudrait aussi s’interroger sur le rôle attribué aux gardiennes au cours des dernières décennies : les préoccupations pédagogiques des parents sont-elles plus déterminantes qu’auparavant dans leur appréciation des services dispensés par ces dernières?