Corps de l’article

Colonisation, récits de voyage et histoires naturelles

L’expansion européenne, la Reconquista de la péninsule ibérique puis la Conquista des îles Canaries, des Açores, de la côte de l’Afrique de l’Ouest et des îles Caraïbes étaient tout d’abord une affaire voulue et financée par le roi du Portugal et ceux des Las Hispanas[2]. Seulement avec les années 1520, d’autres pouvoirs européens, la France, l’Angleterre, puis, vers la fin du XVIe siècle, les Provinces-Unies, commencent à contester le monopole de la « découverte » et de la colonisation du « Nouveau Monde » des Espagnols et des Portugais, tel que l’avait établi le traité de Tordesillas en 1494[3]. Avec la Réforme vient s’ajouter le conflit confessionnel à la géopolitique des pouvoirs européens. Les guerres de religion, comme la guerre de Schmalkalde de 1546 à 1547 dans le Saint Empire romain germanique[4], les Guerres de religion (voire civiles) en France (1562-1598 et 1629)[5] ou la guerre de Quatre-Vingts Ans aux Pays-Bas (1569-1648)[6] ont des répercussions non seulement en Europe mais aussi outre-mer. La colonisation du « Nouveau Monde » et la « civilisation » des « sauvages » du « Nouveau Monde » deviennent alors une lutte des empires et des confessions.

La géopolitique religieuse des pouvoirs européens et des partis confessionnels en Europe et dans l’Atlantique des XVIe et XVIIe siècles se joue à plusieurs niveaux : conflits militaires, diplomatie européenne et indigène, commerce, engagements de corsaires, missions, mariages, guerres de plumes. Pour ces dernières, plusieurs genres « littéraires » se voient employés afin de prendre l’avantage moral sur le parti concurrent : mappae mundi ou cosmographies, gravures, sermons, pamphlets, littérature promotionnelle, récits de voyages et histoires naturelles.

Les histoires naturelles et récits de voyage du XVIe siècle servaient, en effet, la géopolitique religieuse des pouvoirs européens. À première vue, ils devaient avant tout satisfaire la curiosité des Européens envers le « Nouveau Monde ». Mais ils étaient également destinés à minimiser le choc des découvertes, des cultures et des civilisations. L’autorité de la Bible et des auteurs des Antiquités grecques et latines, qui avaient expliqué aux Européens le monde entier[7], risquaient de se décomposer et de se briser avec la « découverte » des peuples qui n’étaient pas des descendants d’un des trois fils de Noé. Le Livre de la Genèse, Pline l’Ancien et Ptolémée ne pouvaient pas expliquer les mondes au-delà des colonnes d’Héraclès. Comment sortir d’une telle impasse ? Les travaux d’Anthony Grafton, d’Anthony Pagden et de Karen Kupperman ont mis en évidence la façon dont les cosmographes du XVIe et du début du XVIIe siècle cherchaient à intégrer le savoir des Anciens aux « découvertes » outre-mer[8].

L’autorité des Anciens, de la Bible et de l’Église catholique ne pouvait et ne devait pas être mise en question. Ainsi les cosmographes ont tenté d’établir des analogies, en décrivant les plantes, les animaux et les hommes du « Nouveau Monde » comme étant similaires à ceux de l’Europe ou alors comme étant des créatures exotiques, voire monstrueuses, telles qu’on les retrouve chez Pline l’Ancien ou chez d’autres auteurs de l’Antiquité[9]. Les normes étaient donc celles de l’Europe chrétienne. Tout être devait être conforme à ces normes ou bien être qualifié d’anormal. Rien de neuf au « Nouveau Monde » – finalement[10].

Pour reprendre la terminologie de Michel Foucault, les cosmographes, voyageurs et auteurs des histoires naturelles des XVIe et XVIIe siècles ne pouvaient décrire le « Nouveau Monde » que sur la base des principes de l’aemulatio, de la convenientia, des analogies et des sympathies[11]. Ainsi, comme l’aurait dit Edmundo O’Gorman, les Européens « inventent » les Amériques[12] à leur gré, en les assimilant aux normes, aux traditions, aux systèmes de savoirs et aux épistèmes européens. Toutefois, au cours du XVIIe et XVIIIe siècles, avec les Lumières, les histoires naturelles adopteront progressivement un nouveau système de classement basé sur l’arpentage[13]. L’arpentage du monde et de toutes ses créatures est alors l’ultima ratio des nouvelles sciences. Avec « l’Âge des découvertes », les récits de voyage et les histoires naturelles deviennent un produit commercial et commercialisé : on vend de plus en plus de récits de voyages, de cosmographies et de mappae mundi. Pour les libraires-imprimeurs et les graveurs s’ouvre un marché qui peut être lucratif[14].

Or si les histoires naturelles et les récits de voyage doivent confirmer la validité des savoirs européens, ils servent et renforcent aussi le conflit confessionnel en Europe. Revenons alors à cette dimension des récits de voyage et des histoires naturelles des XVIe et XVIIe siècles qui nous intéresse, soit leur rôle dans la géopolitique religieuse des pouvoirs européens. Dans sa conférence A Protestant or Catholic Atlantic World ? Confessional Divisions and the Writing of Natural History, donnée le 22 novembre 2011 à la British Academy à Londres, l’historien Nicholas Canny mit en avant l’aspect confessionnel des histoires naturelles et des récits de voyage de la deuxième moitié du XVIe siècle[15]. Selon lui « le discours colonial – notamment celui qui concerne l’histoire naturelle du monde Atlantique – s’enchevêtra avec la polémique religieuse[16] ».

Cet article a pour objectif d’analyser des histoires naturelles et récits de voyage d’auteurs français en portant attention à leur contenu et à la dimension confessionnelle de leur langage, de façon à comprendre leur fonction dans la géopolitique religieuse de l’Atlantique français. Si, comme l’a proposé Nicholas Canny, les histoires naturelles et les récits de voyage du monde atlantique deviennent au XVIe siècle des enjeux importants dans le conflit confessionnel en Europe, qu’en est-il de leur rôle dans les luttes des partis confessionnels catholiques et huguenots en France et dans l’Amérique française ? De plus, que deviennent les histoires naturelles et les récits de voyages au XVIIe siècle ? En 1627, Richelieu exclut les huguenots du projet de colonisation française au Canada[17] ; s’ensuivent la chute de La Rochelle en 1628 et la Paix d’Alès en 1629. Les huguenots en France cessent-ils alors de s’engager dans des projets de colonisation ? Les histoires naturelles et les récits de voyage de Français protestants et catholiques perdent-ils dès lors leur importance dans les polémiques françaises entre protestants et catholiques, ou restent-ils un enjeu à considérer dans une géopolitique religieuse des partis confessionnels en France ? Finalement, la Révocation de l’Édit de Nantes, avec le fameux Édit de Fontainebleau de 1685, met-elle fin aux projets de colonisation huguenote et à des histoires naturelles comme à des récits de voyage confessionnalisés dans l’Atlantique français ?

Histoires naturelles et récits de voyage au XVIe siècle

En 1555, les Français, à l’instigation de l’amiral de Coligny et sous la tutelle du roi Henri II, établissent une colonie au Brésil. Nicolas Durand, chevalier de Villegagnon, devient commandant de cette France antarctique dont sont issus deux récits de voyage qui nous intéressent[18]. En 1558 paraissent, en effet, Les singularitez de la France antarctique, d’André Thevet (1516-1592), prêtre franciscain, cosmographe royal et aumônier de l’expédition. En 1578, Jean de Léry (1534/1536-1613) publie son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Léry, comme Thevet, avait participé à l’expédition. Pourtant, le huguenot Léry rejoint la colonie seulement en 1556/1557. Il participe à la mission que Calvin avait envoyée de Genève, en accord avec Villegagnon[19]. L’expédition devait alors intégrer des catholiques et des protestants français, en vue d’un projet de colonisation où les deux confessions se seraient réunies dans le dessein de cultiver et civiliser le « Nouveau Monde » et les « sauvages ». Ainsi, le récit de voyage de Thevet de 1558 inclut peu de propagande catholique.

En adoptant la structure des récits de voyage typique du XVe au XXe siècle[20], Thevet commence la narration par une description du voyage en mer et poursuit avec une description ethnographique des Tupinamba du Brésil et des notes concernant la découverte des animaux et des plantes. Il complète ses Singularitez de la France Antarctique par une description de la Floride, du Mexique et du Canada, lieux qu’il n’avait pas pu voir lui-même[21]. Comme la majorité de ses contemporains, Thevet qualifia les Tupinamba d’anthropophages et de barbares, destinés à la conversion au christianisme.

C’est seulement en 1575, quand Thevet publie sa Cosmographie universelle, que son analyse de l’échec de la colonie s’imprégna du conflit confessionnel entre catholiques et protestants alors en train de dévaster la France :

[…] peu de temps auparavant [avant la chute de la colonie, S.L.] y avoit eu quelque sedition entre les François, advenue par la division et partialitez de quatre Ministres de la Religion nouvelle, que Calvin y avoit envoyez pour planter sa sanglante Evangile, le principal desquels estoit un ministre seditieux[22]

Selon Thevet, ce sont les protestants qui auraient suscité la chute de cette colonie française au Brésil. En réponse à cette interprétation, son compatriote, le protestant Jean de Léry, publia en 1578 son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Son objectif ? Réfuter le récit de Thevet.

Léry dédie son Histoire à François de Coligny (1557-1591), fils de l’amiral Gaspard de Coligny, jadis chargé par Henri II de la colonisation du « Nouveau Monde », puis persécuté pour sa foi et assassiné pendant la Saint-Barthélémy parisienne d’août 1572. Réfugié à Genève, puis en 1575 de retour en France où il sert Henri de Navarre comme colonel général de son infanterie, Coligny-fils est le destinataire idéal de cette dédicace. Car, selon Léry, le voyage de 1556-1558 avait été « fait expressément en l’Amérique pour establir le pur service de Dieu, tant entre les François qui s’y estoyent retirez que parmi les Sauvages habitans en ce pays-là[23] ». Or, la préoccupation majeure de Léry est de « […] repousser ces impostures de Thevet » qu’il qualifie par ailleurs d’« impudent calomniateur »[24]. Fondamentalement, Léry n’écrit pas son Histoire en vue d’une description authentique du Brésil. Sa principale préoccupation, c’est la lutte contre les « mensonges » de Thevet, ses « mensonges » à propos des calvinistes en particulier. Toute la Préface est alors consacrée à cette réfutation et à prouver les torts de Thevet. Seules les dernières pages de la Préface traitent, en réalité, des « sauvages », de leurs moeurs et de leur religion.

Avec son arrivée au Brésil, Léry expose au chapitre VI les buts de son voyage, soit des préoccupations qu’il partage avec deux « Ministres de l’Évangile » : « dresser une Église reformée selon la parole de Dieu en ce pays-là » et offrir « une retraitte aux povres fideles qui seront persecutez en France, en Espagne et ailleurs outre-mer, à fin que sans crainte ni du Roy, ni de l’Empereur ou d’autres potentats, ils y puissent purement servir à Dieu selon sa volonté », des objectifs auxquels, selon Léry, Villegagnon avait consenti[25]. Le Brésil français devient donc un lieu de refuge pour les protestants d’Europe avec Villegagnon comme protecteur. Au sein de la colonie, pourtant, se déclenchent les mêmes conflits qu’en France. La question de la transsubstantiation[26] et les doutes croissants que Villegagnon éprouve à propos des Réformés provoquent la persécution de ceux de la Religion, aussi au Brésil[27]. Pour Léry non seulement les Français réformés deviennent-ils des victimes de Villegagnon, mais les « sauvages » le deviennent également, alors qu’ils auraient pu être sauvés par la christianisation à la manière calviniste[28].

Au chapitre XV, Léry décrit les rituels cannibales des Tupinamba, en particulier leur traitement des prisonniers de guerre. Pour Léry, pourtant, les « usuriers » en France sont plus cruels que ces « barbares » du Brésil et les catholiques le sont encore davantage, notamment ceux qui étaient responsables de « la sanglante tragedie qui commença à Paris le 24 d’Aoust 1572 » :

Les foyes, coeurs, et autres parties des corps de quelques-uns ne furent-ils pas mangez par les furieux meurtriers, dont les enfers ont horreur ? […] Parquoy qu’on n’haborre plus tant desormais la cruauté des sauvages Anthropophages […] : car puisqu’ il y en a des tels, voire d’autant plus detestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui, comme il a esté veu, ne se ruent que sur les nations lesquelles leur sont ennemies , et ceux-ci se sont plongez au sang de leurs parens, voisins et compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur pays, ny qu’en l’Amérique pour voir choses si monstrueuses et prodigieuses[29].

Dans le récit de Léry, qui se réfère pourtant à l’expédition au Brésil des années 1556 à 1558, s’introduisent alors les débuts des Guerres de religion en France, le massacre de la Saint-Barthélémy de 1572 ; toutes les atrocités que commettent catholiques et protestants en France entre 1562 et 1578 s’y engouffrent, de même dans son Histoire mémorable de la ville de Sancerre publiée en 1574[30]. Avec son jugement des cannibales, Léry semble faire écho au fameux essai I, 31 de Michel de Montaigne, Des Cannibales. Cependant, à la différence de Léry, Montaigne ne se livre pas à une analyse confessionnalisée de ces actes barbares en France et tient les deux partis en responsabilité[31].

Léry se fait donc l’avocat d’une géopolitique religieuse dans l’Atlantique français, géopolitique qui cherche dans le « Nouveau Monde » un asile, un refuge permanent pour les protestants français. Ce premier projet est un échec, nous l’avons vu. Cependant, il ne s’agit que de l’une des premières tentatives d’une géopolitique des huguenots qui visent à développer un refuge sûr pour leurs coreligionnaires en dehors de l’Europe[32]. Leurs alliés dans ces projets seront, dès les années 1560, les pouvoirs protestants d’Europe : l’Angleterre, les Provinces-Unies et les villes et princes protestants du Saint-Empire romain germanique. La tentative française suivante sera celle de Jean Ribault (1520-1565) en 1562. En vue d’établir une colonie en « Floride » (aujourd’hui Caroline du Sud), ce dernier cherchera à gagner le soutien des Anglais, en 1563, puisque les Guerres de religion en France empêchent l’appui du roi de France[33].

Avec les Guerres de religion en France puis aux Pays-Bas et les alliances entre huguenots et Anglais, les histoires naturelles des protestants français se voient traduites et publiées dans plusieurs langues : en anglais, allemand et néerlandais. En 1563, le récit de voyage de Ribault fut publié en anglais[34]. D’autres histoires naturelles et récits de voyage seront inclus dans des collections protestantes de récits de voyage comme celles du Liégeois Théodore de Bry (1528-1598), de l’Anglais Richard Haklyut (1553-1616) et du ministre anglican et anglais Samuel Purchas (1577-1626). Ainsi, on retrouve l’Histoire de Léry dans l’India Occidentalis III de Théodore de Bry ou encore dans Hakluytus Posthumus or Purchas, His Pilgrimes : Contayning a History of the World, in Sea Voyages and Lande Travells, by Englishmen and Others (1625). Certes, ces collections cherchaient notamment à satisfaire la curiosité de leurs lecteurs à l’endroit des merveilles du « Nouveau Monde ». Pourtant, il fallait bien que celles-ci soient présentées sous le bon angle confessionnel, du moins si les éditions s’adressaient à des lecteurs protestants. Michiel van Groesen a montré que de Bry publia une version du récit de Léry en latin – en rayant les passages trop confessionnalisés de l’original[35].

Entre 1564 et 1565, René Goulaine de Laudonnière (circa 1529–circa 1574), converti au calvinisme et aidé par des protestants français ainsi que par des Anglais et des Néerlandais, voyage en Floride pour y établir, sur les traces de Ribault qui devait le suivre en 1565, une autre colonie française composée, également, de colons français catholiques et protestants. De ce voyage résultent deux récits : celui de Laudonnière, L’Histoire notable de la Floride située es Indes occidentales de 1586, et celui de Jacques le Moyne de Morgues[36]. Vers la fin du XVIe siècle, ces deux récits entrent dans The Principal Navigations, Voiages, Traffiques and Discoueries of the English Nation (1589–1600). Il s’agit d’une collection du protestant anglais Richard Hakluyt qui se fait, comme Samuel Purchas, le propagandiste d’une colonisation protestante du « Nouveau Monde ». Les gravures de Moyne de Morgues qui ornent son récit de voyage seront incluses et reproduites en 1591 dans l’Amérique de Theodore de Bry qui, en dépit de ses intérêts de commerçant visant aussi le marché des livres dans l’Europe catholique, servait de propagandiste de la colonisation ainsi que de la civilisation protestantes du « Nouveau Monde »[37].

Vers la fin du XVIe siècle, on voit, en effet, les histoires naturelles et les récits de voyage devenir un enjeu important dans les polémiques confessionnelles et les luttes religieuses, non seulement en vue du salut des âmes du « Nouveau Monde » mais aussi dans le conflit confessionnel en Europe même. La moisson glorieuse d’âmes dans l’Atlantique devient, avec la deuxième moitié du XVIe siècle, non seulement un conflit entre Anglais et Espagnols, entre Néerlandais protestants et Espagnols, mais aussi entre Français catholiques et protestants. Ces derniers se prêtaient avec leurs toutes premières tentatives de colonisation au soutien des Anglais, à travers les traductions de leurs histoires naturelles et de leurs récits de voyage en anglais mais aussi en prévoyant de nouveaux projets de colonisation comme celui de Jean Ribault et Thomas Stukley après 1563[38].

Histoires naturelles et confessionalisation au XVIIe siècle

Chez les puissances coloniales protestantes, on voit diminuer la mission évangélique au XVIIe siècle : l’Angleterre et les Pays-Bas s’adonnent moins que l’Espagne, le Portugal et la France à l’évangélisation des peuples du « Nouveau Monde ». L’établissement des colonies et des empires de commerce prédomine, en effet, dans l’Atlantique protestant[39]. En France, sous le règne d’Henri IV, on constate un déclin de la publication des histoires naturelles, des récits de voyage et des cosmographies[40]. Le genre y retrouve de l’importance après la mort d’Henri IV en 1610 et avec la mission du Canada après 1608, notamment avec le récit de Samuel de Champlain (1574-1635) et la colonisation des Antilles françaises dès les années 1620[41].

Exclus du projet de colonisation en Nouvelle-France par le décret de 1627, les huguenots, notamment des commerçants, s’installent tout de même au Canada[42]. Les histoires naturelles des missionnaires jésuites et franciscains du XVIIe siècle[43] se livrent-elles à une polémique antiprotestante, deviennent-elles un instrument de la géopolitique française et catholique dans le monde atlantique ? Parmi les histoires naturelles qui traitent du Canada, telles que celle de Pierre Boucher (1622-1717) ou de Marc Lescarbot (1570-1642), nous avons choisi deux exemples : les récits de Gabriel Sagard et de Louis Nicolas. Le Grand Voyage du Pays des Hurons de Gabriel Sagard (avant 1612-1636), un des récits les plus pertinents de la mission des frères Récollets au Canada, est publié en 1632. Il s’inscrit dans le contexte de la perte de Québec entre 1629 et 1632, perte provoquée par les attaques des frères Kirke à l’instigation du roi d’Angleterre Charles Ier. Ce dernier considère en effet le Canada comme la dot de sa femme Henriette de France. En 1632, le traité de Saint-Germain-en-Laye rend Québec à la France.

La polémique du Grand Voyage du Pays des Hurons n’est pourtant ni anti-anglaise ni antiprotestante. Elle vise les Jésuites qui, après le retour des Français en 1632, prennent la place des Récollets au Canada. Sagard écrit son Grand Voyage afin de prouver le succès missionnaire des Récollets. Les huguenots de la colonie l’intéressent peu, à part les petites controverses contre les « hérétiques ». Quand Sagard arrive à La Rochelle, il qualifie ceux « de la prétendue religion » d’« opiniâtres » et « peu affectionnés envers les religieux »[44]. La polémique religieuse, plus précisément antiprotestante, est également absente du Codex Canadensis du Jésuite Louis Nicolas (1634-environ 1682)[45] comme de son Histoire naturelle qui datent du premier début du XVIIIe siècle[46].

Ces deux exemples d’histoires naturelles pourraient indiquer qu’au Canada d’autres conflits prédominent dans les discours des histoires naturelles et des récits de voyage, dont ceux entre Récollets et Jésuites, entre Jésuites et la couronne et entre François et nations indigènes. L’objectif premier du récit de Sagard fut de convaincre la France de son temps du succès des missionnaires Récollets. Pour les Jésuites, au plus tard dès les années 1650, le besoin prépondérant devient celui de justifier leur rôle et leur importance de missionnaires et de colonisateurs au Canada auprès du public en France[47].

Et aux Antilles ? Dans les années 1630 et 1640, nombre d’huguenots ainsi que de Juifs s’établissent aux Antilles françaises, notamment à la Guadeloupe, à la Martinique et à Saint-Christophe, avec l’approbation du roi et des gouverneurs de ces îles. Associés aux Néerlandais, les huguenots jouent un rôle important dans le commerce des Antilles avec la France, mais aussi avec les colonies anglaises, néerlandaises et espagnoles aux Amériques. En 1664, Colbert cherche le soutien des huguenots des Antilles françaises pour la fondation de la Compagnie des Indes Occidentales. Pourtant, au plus tard dès 1678, le gouverneur de Martinique est censé interdire les services des réformés. À Saint-Christophe des mesures similaires ne sont pas mises en oeuvre, toutefois, avant 1685 afin de ne pas mettre en danger la prospérité des îles[48]. Les histoires naturelles des Antilles françaises font-elles écho à cette situation ?

En 1658 paraît L’Histoire naturelle & morale des iles Antilles de l’Amérique du pasteur français Charles de Rochefort (1605-1683), voyageur aux Antilles. Les deux premiers tomes, 583 pages au total, ne comprennent ni de polémique protestante ni anticatholique. Le texte ne parle que de la « Religion chrétienne[49] ». En 1658, l’Histoire présente une description confessionnellement neutre de toutes les Antilles, françaises, espagnoles, néerlandaises et anglaises, de l’histoire de leur colonisation, de leur climat ainsi que des plantes, animaux et peuples indigènes[50]. Cela est également valable pour la deuxième édition française, publiée à Lyon en 1667[51].

Avec son récit, Charles de Rochefort copie celui du Dominicain Jean-Baptiste du Tertre (1610-1687). Missionnaire aux Antilles depuis 1640, du Tertre publia en 1654 son Histoire générale des îles Saint-Christophe, de la Guadeloupe, de la Martinique et autres de l’Amérique, une oeuvre dont se servira largement Charles de Rochefort pour écrire son Histoire naturelle & morale des iles Antilles de l’Amérique sans mentionner, cependant, l’oeuvre de du Tertre. La réaction de Jean-Baptiste du Tertre vient en 1667. Jusqu’en 1671, il publia à Paris ses quatre tomes de l’Histoire generale des Antilles habitées par les François, soit une description de l’histoire de la colonisation des Antilles, de leur climat, de leurs plantes, de leurs animaux et des peuples indigènes. Dans sa Preface, du Tertre accuse de Rochefort non seulement de plagiat mais aussi d’une multitude d’erreurs[52].

La polémique antiprotestante n’est tout de même pas au coeur des deux premiers tomes de Jean-Baptiste du Tertre. Les passages dans lesquels il qualifie les protestants français d’hérétiques et déplore le fait qu’ils s’étaient installés aux Antilles en dépit de la législation du roi et de Richelieu sont très peu nombreux[53]. Avec le troisième tome, les polémiques religieuses deviennent, toutefois, plus prononcées. Elles prennent une tournure anti-jésuites qui permet à du Tertre de mettre de l’avant les efforts missionnaires des autres ordres religieux comme les Capucins, les Jacobins, les Carmes et les Dominicains[54]. S’ensuit une attaque contre les protestants français, colons et marchands aux Antilles françaises. Du Tertre exprime alors ses sentiments « sur une Lettre qui luy a esté escrite touchant l’estat spirituel de la Religion catholique dans les Ant-Isles ». Selon l’auteur, non seulement les habitants juifs mais plus encore ceux de la « Religion pretenduë Reformée » sont responsables des « desordres spirituels » aux Antilles françaises[55]. Pis encore, les protestants « élevent quelques-uns [des esclaves] dans leur fausse creance[56] ». Il faudrait alors priver les protestants du droit de posséder des esclaves, soutient-il. De plus, les « hérétiques » empêcheraient les catholiques de célébrer la messe. Il y a trop de marchands huguenots, déplore-t-il encore, et ils occupent trop de postes militaires aux Antilles. Il observe même des quartiers où n’entrent jamais de prêtres catholiques et dans lesquels règnent les « Huguenots[57] ».

Du Tertre, en commentant cette « lettre », minimise pourtant le nombre d’« hérétiques » aux Antilles ainsi que le pouvoir qu’ils exercent dans le domaine militaire. Pour le commerce, toutefois, il craint, lui aussi, le pouvoir des huguenots. Puis, il cite la lettre d’un prêtre qui l’assure qu’« il y a eu des ordres de la Cour pour remedier à cet abus[58] ». En France, en 1671, s’est décidée la mise en oeuvre du démantèlement progressif des privilèges politiques et religieux des protestants : réduction du nombre de temples, interdiction des levées de taxes par les consistoires des réformés, suppression du synode national de huguenots et des chambres mi-parties (déjà arrêtées depuis 1669), interdiction d’exercer des offices et certaines professions dans l’artisanat et les professions libérales (avocat, médecin). L’Histoire générale des Antilles habitées par les François de Jean-Baptiste du Tertre fait écho à ces événements, dans l’espoir de voir les mêmes lois implantées aux Antilles. Néanmoins, nous avons vu qu’il faudra attendre la Révocation pour que les huguenots soient soumis à de telles mesures aux Antilles[59].

Revenons à L’Histoire naturelle & morale des iles Antilles de l’Amérique de Charles de Rochefort. En 1681, avec sa troisième édition française, le contexte politique en France vient de changer. En cette année-là se déchaînent les dragonnades contre les calvinistes. Rochefort trouve alors refuge à Rotterdam. Pour autant, les deux premiers tomes de l’Histoire ne changent pas leur description des aspects religieux des Antilles. Rochefort se contente d’y insérer quelques nouvelles politiques. Les deux tomes de l’Histoire loue la politique de « Louis le Grand » : les passages qui traitent du « Roi très Chrétien » de manière positive ne sont pas changés dans l’édition de 1681. Quant à la description des Antilles françaises, Charles de Rochefort retient le « nous, les François », catholiques et protestants. Il parle du bon gouvernement des Français aux Antilles tel qu’il fonctionne à Saint-Christophe ; il fait mention des Jésuites et des Capucins de manière neutre et même positive[60]. Pourtant, la même page précise que l’édition de 1681 comprend un Recit de l’Estat present des celebres colonies de la Virginie, de Marie-Land, de la Caroline, du Nouveau Duché d’York, de Penn-Sylvanie, & de la Nouvelle Angleterre, situées dans l’Amérique septentrionale, & qui relevent de la Couronne du Roy de la grand’ Bretagne. Tiré fidelement des mêmoires des habitans des memes Colonies, en faveur de ceus, qui auroyent le dessein de s’y transporter pour s’y établir.

Deuxième indice qui intègre l’Histoire dans un contexte changé et qui explique pourquoi ce récit a été qualifié de prospectus de promotion pour une colonisation protestante du « Nouveau Monde[61] » : la dédicace. Rochefort dédie cette deuxième édition à « Monsieur de Beveren, Gouverneur de l’Ile de Tabago, pour les Hauts & Puissans Seigneurs les Estats Generaux des Provinces Unies du Païs-bas[62] ». Comme la France ne permettrait plus des missions de réformés français dans ses colonies, n’était-il pas temps de gagner d’autant plus l’appui des pouvoirs protestants en Europe pour une nouvelle colonisation du « Nouveau Monde », colonisation qui incluait des réformés français, des huguenots ?

L’Avertissement de Rochefort qui introduit des passages sur les colonies anglaises loue « la tres-Auguste Couronne d’Angleterre », mais ne contient pas de polémique confessionnelle proprement dite[63]. Le chapitre sur les « Avantages que toutes ces Colonies de l’Amérique Septentrionale possèdent en commun » ne commente pas l’état religieux de ces colonies ni le protestantisme présent en Amérique du Nord[64]. C’est seulement dans les chapitres traitant des colonies « individuelles », comme la Virginie, le Marie-Land et la Caroline, que le caractère protestant de l’édition de 1681 se révèle. Ainsi L’Avertissement procède à un éloge de la Nouvelle-Angleterre car on y fait une « ouverte profession du vray & ancien Christianisme ». Ce « vray & ancien Christianisme » ressemble beaucoup au calvinisme français :

[…] persuadez , de la plénitude & de la perfection des Ecritures divinement inspirées , & que toutes les choses qu’il faut croire & qu’il faut faire pour estre sauvez, y sont contenues ou qu’elles s’en tirent par des conséquences évidentes & nécessaires, ils ne s’appuyent que sur le témoignage de Dieu, sur l’autorité Souveraine & indépendante de sa Parole, qui est claire, solide, & suffisante pour les instruire & les rendre sages à salut par la foy qui est en Jésus Christ, en renonçant à toutes les traditions, qui ne se raportent point, à cette seule règle de leur foy & de leurs meurs[65].

Enfin, l’Avertissement présente les colonies anglaises comme un refuge potentiel pour tous les protestants en Europe persécutés pour leur foi. Pour la Caroline, « le Roy a eu la bonté de recevoir dans cette Colonie naissante, quatre vint familles étrangeres protestantes [des huguenots, S.L.][66] ». Rochefort en énumère les privilèges et les bienfaits : des terres, du bétail et le commerce quasiment libre avec l’Angleterre. De plus, la Caroline bénéficie d’un climat où les protestants réfugiés peuvent cultiver « des bleds, des Vins, & des huiles d’olive, comme aussi la manufacture de la Soye ». Notamment, les communautés protestantes peuvent « y vivre sous la même forme de Religion & de discipline Ecclésiastique, qu’elles avoient accoutumé de professer dans les pays d’où elles sont venues ». Puis, « on ne laissera pas de recevoir les autres qui se présenteront, munies de bonnes attestations des Pasteurs & des Anciens de leurs Eglises, Le Roy & les Seigneurs propriétaires de cette aimable Colonie, étans bien aise d’y donner retraitte à tous les protestans qui y voudront aller »[67]. À New York, « les Anglois selon leur grande pieté, ouvriront volontiers la porte de toutes ces vastes Provinces qu’ils possèdent dans l’Amerique Septentrionale, à tous les Protestans qui voudront s’y transporter[68] ».

Dans l’Avertissement de Charles de Rochefort, le roi d’Angleterre devient alors

le Défenseur de la Foy, & qui tenant les clefs du continent & des plus beaus ports de mer de tout ce nouveau monde, a aussi la bonté d’en accorder l’entrée & la demeure aux Protestans ; de même que sa Majesté leur a octroyé aussi la méme grâce dans ses autres royaumes, où elle veut qu’ils soyent reçeus & considérez, comme des personnes qui se retirent sous sa puissante protection, pour y pouvoir faire à l’exemple de ses bons sujets, une ouverte profession du saint Evangile[69].

L’édition de 1681 a une double intention que de Rochefort expose lui-même dans les dernières pages de son Avertissement : satisfaire la curiosité des Européens catholiques et protestants pour les Antilles puis informer

des honnestes gens […] des Colonies qu’on estime les plus propres, à recueillir plusieurs familles Protestantes, qui sont éparses en divers endroits de l’Europe, où n’ayant pas le libre exercice de leur religion, elles gémissent, en souhaitant d’avoir les ailes de la colombe pour voler de se reposer en quelque lieu, où elles puissent adorer & servir Dieu en esprit & en vérité[70].

Le texte suggère que ces protestants affligés pourraient aussi s’établir aux Antilles (aussi aux Antilles françaises) mais recommande plutôt les Antilles anglaises et néerlandaises puis le Surinam comme lieux de refuge pour les protestants persécutés en Europe. À la lumière de cet Avertissment, on pourrait interpréter les deux premiers tomes de l’Histoire naturelle de Rochefort comme un pamphlet promouvant l’établissement des protestants aux Antilles, françaises, anglaises et néerlandaises. En 1681, L’Histoire naturelle & morale des iles Antilles de l’Amérique de Charles de Rochefort est alors devenue dans sa dernière partie un instrument de recrutement de protestants – et de huguenots en particulier – de la géopolitique des huguenots français et de l’Europe protestante, c’est-à-dire de l’Angleterre et des Pays-Bas.

La troisième édition de l’Histoire de Charles de Rochefort n’était pas le seul ouvrage à inciter les huguenots à s’établir dans les colonies anglaises en Amérique du Nord et aux Caraïbes. En 1679 paraît ainsi à Londres la Description du Pays nommé Caroline, probablement rédigée par René Petit et Jacob Guérard, qui avaient essayé, cette même année, de transporter des huguenots en Caroline du Sud. Les descriptions du climat, des plantes et des animaux servent la promotion de l’établissement dans ces contrées lointaines[71].

La fin du protestantisme en France et la « France protestante » aux colonies protestantes

En 1685, Louis XIV fait publier l’Édit de Fontainebleau. Cette fameuse révocation de l’Édit de Nantes met fin au protestantisme, autrement dit à la Religion Prétendue Réformée (RPR), en France, mais aussi dans les colonies françaises d’outre-mer. Seuls les pasteurs se voient accorder un droit d’émigration. Pour les quelque 750 000 huguenots français en revanche, l’édit interdit l’émigration. Tout de même, après 1685, 150 000 à 200 000 protestants français prennent la voie de l’exil. Guidés par leurs pasteurs, cette minorité religieuse établit une « France protestante à l’étranger » (Étienne François) dans les États du refuge, dans le Brandebourg, en Angleterre, en Amérique, en Afrique du Sud, aux Pays-Bas et en Irlande[72].

Avec cet exode massif, l’Europe fait face au problème des réfugiés. À nouveau, des projets de colonisation aux colonies outre-mer voient le jour en reprenant les idées qui avaient été développées dès les années 1560 : en Irlande[73], en Afrique du Sud[74], en Caroline du Sud[75], à New York[76], en Nouvelle-Angleterre[77] ou bien aux îles du Pacifique (La Réunion)[78]. À ces fins, des auteurs huguenots – diplomates, militaires, pasteurs et marchands – rédigent des pétitions, des pamphlets, des récits et des descriptions des pays de refuge[79]. En 1689, Henri Duquesne publie son Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de l’Ile d’Eden (Amsterdam) afin d’établir une république huguenote à l’île Bourbon (La Réunion).

En 1687, Durand de Dauphiné, un huguenot du Dauphiné, publie ses Voyages d’un François Exilé pour la Religion avec une Description de la Vergine & Marilan dans l’Amerique, à nouveau un récit de voyage qui – de manière explicite – sert la géopolitique protestante outre-mer : il invite des huguenots à s’établir en Virginie et au Maryland, lieux de refuge dans les colonies anglaises. Ses descriptions du climat, des plantes et des animaux, des habitants, indigènes et esclaves, imitent les histoires naturelles des XVIe et XVIIe siècles[80]. En 1687, à Boston dans le Massachusetts, un Report of the French Protestant Refugee sera publié qui, de même, suit le modèle des histoires naturelles et des récits de voyage : l’auteur parle du climat, de l’infrastructure, des plantes, des animaux, des hommes qui y vivent[81].

Ces Histoires naturelles et Descriptions du pays de l’après 1685 ont un triple objectif : créer des refuges d’outre-mer pour les protestants (français) persécutés pour leur foi, peupler les colonies protestantes (anglaises et néerlandaises) avec des colons huguenots et aider ainsi la géopolitique religieuse des pouvoirs protestants dans l’Atlantique contre la France et « l’hydre » catholique.

Autant que les Juifs séfarades[82], les huguenots deviennent des « agents et victimes des Empires européens ». Dans leur lutte pour un refuge outre-mer, les histoires naturelles et récits de voyage sont mobilisés, durant la deuxième moitié du XVIe siècle, dans l’espoir de convaincre la France catholique d’établir des colonies où se mêlent catholiques et protestants, ou bien de constituer un refuge pour les huguenots. Avec l’échec des projets de colonisation et les Guerres de religion en France, ces espoirs se brisent et font place à des polémiques entre protestants et catholiques où chacun blâme « l’autre » de l’échec. Dès les années 1560, les huguenots jouent un double jeu avec leurs initiatives d’intégrer leurs espoirs pour un refuge huguenot dans les projets de colonisation, notamment de l’Angleterre mais aussi des Pays-Bas. Avec la Révocation, ces intérêts se développent davantage : les histoires naturelles, récits de voyage et descriptions de pays deviennent des pamphlets promotionnels et s’inscrivent avec force dans une géopolitique religieuse huguenote aux mains des pouvoirs protestants d’Europe.