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Lors d’une conférence tenue à Vancouver en mai 2015, Me LeBel (à l’époque récemment retraité de la Cour suprême du Canada) a considéré le statut du droit international public dans l’ordre juridique canadien. Il a affirmé, comme l’exige la jurisprudence, que le Canada demeure un système dualiste, de sorte que les obligations conventionnelles du Canada ne font pas directement partie, telle quelles, du droit interne. C’est une affirmation souvent faite — peut-être trop — par les tribunaux canadiens. Pourtant, a expliqué l’ancien juge, « si le droit international n’entre pas par la porte d’entrée, il rentre certainement à travers les fenêtres ».

La réception en droit interne du droit international, plus particulièrement la réception des obligations découlant de traités internationaux, a soulevé des débats au Canada depuis longtemps. C’est une question qui va au coeur de ses dispositions et traditions constitutionnelles. Depuis la guerre civile anglaise du xviie siècle et la révolution glorieuse (Glorious Revolution) qui l’a suivie, la Couronne n’est plus une source de droit. Pourtant, la Couronne (dans sa forme d’exécutif fédéral) demeure la source des obligations internationales conventionnelles grâce à un autre aspect du patrimoine constitutionnel canadien, soit la prérogative royale en matière d’affaires étrangères[1]. Forcément, si la Couronne fait les traités, mais qu’elle ne fait pas la loi, alors les traités ne peuvent pas être la loi.

La force de cette conclusion — sa simplicité, son accord supposé avec les traditions constitutionnelles — a pesé lourdement sur les juristes anglo-canadiens. Les juristes québécois, par contre, se sont montrés, de temps en temps, insatisfaits de cette orthodoxie. Le juge LeBel, comme les juges Pigeon, Gonthier et L’Heureux-Dubé qui l’ont précédé, a énoncé une approche par rapport au droit international selon laquelle la porte était restée fermée, mais les fenêtres étaient grandes ouvertes. On peut y voir (et nous le suggérons) une approche québécoise liée à l’interprétation du droit international dans certains jugements importants de ces quatre juges. Le point de départ est le jugement dissident du juge Pigeon dans l’arrêt Capital Cities Communications Inc. c. CRTC.

1 L’arrêt Capital Cities Communications Inc. c. CRTC (1978)

L’arrêt Capital Cities Communications Inc. c. CRTC[2] est cité aujourd’hui pour le prétendu principe que « les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi[3] ». Cependant, on a tendance à oublier que le même principe était vivement contesté dans cet arrêt. De plus, il est loin d’être clair, selon nous, que la position majoritaire, exprimée par le juge en chef Laskin avec l’appui des juges Martland, Judson, Ritchie, Spence et Dickson — c’est-à-dire tous les juges anglophones — représente le mieux le droit canadien actuel.

La cause en appel concernait la radiodiffusion des émissions de télévision américaines de Buffalo, dans l’État de New York. L’entreprise Rogers Câble voulait supprimer certaines publicités des émissions provenant des stations des appelantes et les remplacer par ses propres annonces, ce que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a autorisé. Les appelantes se sont alors opposées à cette décision auprès de la Cour d’appel fédérale (où elles ont perdu) et ensuite auprès de la Cour suprême.

L’aspect international de l’appel provenait des dispositions de la Convention interaméricaine de radiocommunications de 1937[4] à laquelle le Canada et les États-Unis étaient parties. Les appelantes ont soutenu que la Convention liait non seulement le Canada, mais son mandataire, soit le CRTC et que la Loi sur la radiodiffusion[5] devait être interprétée à la lumière de la Convention, ou du moins de manière à ne pas violer les obligations internationales du Canada en découlant. Elles ont également soutenu que la Convention était mise en oeuvre en droit fédéral.

Le juge en chef Laskin a rejeté chacun de ces arguments. Il ne voyait pas « comment on peut soutenir que le Conseil est un mandataire ou une extension du gouvernement canadien et à ce titre lié par les dispositions de la Convention de la même manière que le gouvernement […] Rien n’indique que le Conseil tire un pouvoir quelconque de la Convention ni que la Convention, en elle-même, limite le pouvoir de contrôle conféré au Conseil par la Loi sur la radiodiffusion[6]. » Puis il a ajouté : « si la prétention des appelantes avait une valeur quelconque […] ce ne pourrait être qu’en rapport avec les obligations du Canada, en vertu de la Convention, à l’égard des autres signataires. Les seules conséquences intérieures ou internes possibles viendraient de l’application d’une législation donnant à la Convention un effet juridique au Canada[7] ».

Le juge en chef ne trouvait pas non plus la justification nécessaire (à l’époque) pour avoir recours à la Convention aux fins d’interprétation, puisqu’il ne voyait « aucune ambiguïté qui exigerait que l’on se reporte à la Convention qui n’est de toute façon jamais mentionnée précisément dans la Loi sur la radiodiffusion[8] ».

Finalement, le juge en chef Laskin a considéré que la Convention, à mesure qu’elle était appliquée en droit fédéral par l’entremise des lois de mise en oeuvre, avait pour effet de restreindre les pouvoirs du CRTC d’autoriser Rogers à supprimer les publicités des appelantes. Une régularisation basée sur la Loi sur la radio exigeait que le titulaire d’une licence se conforme aux dispositions de la Convention et d’autres accords internationaux sur les télécommunications alors en vigueur. L’article 11 de la Convention (en vigueur en vertu de la Loi sur la radiodiffusion)[9] énonçait certains « principes généraux » pour éviter les « interférences de radio-communications ». Ces dispositions ne correspondaient pas à la prétention des appelantes, selon le juge en chef, puisqu’elles traitaient « de l’élimination des interférences de radiocommunications […] et non de programmation[10] ». De plus, les licences de programmation de Rogers lui étaient attribuées en vertu de la Loi sur la radiodiffusion et non de la Loi sur la radio, et la Loi sur la radiodiffusion n’était pas une loi de mise en oeuvre de la Convention. L’article 21 (1) de la Convention se lit comme suit : « Les Gouvernements contractants prendront les mesures nécessaires pour éviter que les programmes transmis par une station de radio-diffusion soient retransmis ou émis, totalement ou partiellement par une autre station sans avoir obtenu auparavant l’autorisation de la station d’origine[11]. »

Cette disposition ne trouvait pas application dans ce cas puisqu’elle visait une autre station de radiodiffusion, alors que les compagnies de Rogers n’en étaient pas, mais étaient des entreprises de réception de radiodiffusion. « En outre, a ajouté le juge en chef, l’article 21 lui-même laisse au gouvernement contractant l’application spécifique de ses dispositions, et ce n’est que dans cette mesure qu’il prend effet à l’intérieur d’un pays[12]. »

Les juges québécois voyaient l’appel, et les questions de réception du droit international plus particulièrement, d’une façon bien différente. Le juge Pigeon, avec l’appui des juges Beetz et de Grandpré, a qualifié la politique du CRTC « d’agression économique contre les stations américaines » et a remarqué que « le protectionnisme ne date pas d’hier[13] ». Il a tenu compte du fait que le Canada est partie à la Convention et il a cité ses articles 11 et 21. En réplique à la prétention de Rogers que la Convention ne s’appliquait pas à la télévision par câble, le juge Pigeon a observé ceci :

Le libellé de la Convention montre bien que les parties étaient conscientes du fait qu’elles traitaient d’un domaine technologique en évolution. À mon avis, il faut donner effet à l’intention générale de cette Convention en regard des progrès actuels, plutôt que selon une interprétation stricte du texte […] À mon avis, conclure qu’il ne s’agit pas là d’une retransmission au sens de l’article 21 de la Convention revient à ne pas en respecter l’intention véritable. En effet, c’est permettre d’éluder cette intention en usant d’un moyen différent pour parvenir au même résultat[14].

Le juge Pigeon était également insatisfait de la conclusion majoritaire, à savoir que la régularisation exigeant des titulaires d’une licence qu’ils se conforment aux dispositions de la Convention n’avait pas d’application. L’entreprise Rogers devait être considérée comme titulaire d’une licence à l’égard de son entreprise de radiodiffusion, même si elle n’était plus titulaire de licence aux termes de la Loi sur la radio, étant donné que « [r]ien dans la législation de 1968, ni dans les modifications du Règlement, n’indique l’intention d’exempter les entreprises de radiodiffusion de l’obligation de se conformer aux clauses de la Convention[15] ».

C’est à ce point dans ses motifs que le juge Pigeon énonce une perspective profondément différente de celle que donnent le juge en chef et ses collègues anglophones :

Même en supposant que l’art. 11 du Règlement ne s’applique plus maintenant aux entreprises de radiodiffusion, je n’admettrais pas pour autant que le Conseil puisse valablement donner des autorisations qui contreviennent aux obligations du Canada en vertu du traité. Il est chargé de mettre en oeuvre la ligne de conduite établie par le Parlement. Même si celle-ci ne fait pas mention des obligations du Canada résultant du traité, le principe que les relations internationales sont de la compétence du gouvernement fédéral fait partie intégrante de notre régime constitutionnel. Ce serait simplifier à outrance que de dire que les traités n’ont aucun effet juridique à moins d’être mis en vigueur par une loi […].

En appliquant ces principes, je dirais qu’en ce qui concerne l’appel de la décision du Conseil, il convient de prendre connaissance d’office du fait que, en vertu de la Convention, les appelantes ont un droit juridiquement protégé à l’utilisation des canaux qui leur sont attribués, pour la diffusion d’émissions dans une région qui s’étend en-deçà des frontières canadiennes. En conséquence, le Conseil ne pouvait autoriser à bon droit une interférence avec ces droits, en violation de la Convention signée par le Canada[16].

Bien que le juge Pigeon se soit exprimé en dissidence, les arrêts considérés ci-dessous suggèrent que son approche, et non celle de la majorité, représente plus étroitement l’état actuel de la pensée juridique canadienne quant à la signification des traités en droit interne[17].

2 L’arrêt National Corn Growers c. Canada (Tribunal des importations) (1990)

Nous avons vu dans l’arrêt Capital Cities qu’une stratégie employée par la majorité des juges pour justifier le mépris du droit international était d’invoquer l’exigence d’ambiguïté. Selon cette théorie, les tribunaux n’ont pas le droit de consulter des « aides d’interprétation extrinsèques », comme les conventions internationales, sans avoir d’abord mis en évidence une ambiguïté manifeste dans la loi interne que l’on essaie d’interpréter. L’exigence d’ambiguïté ne faisait pas partie de la présomption interprétative de conformité avec le droit international telle qu’elle a été énoncée par la jurisprudence anglaise du xixe siècle, mais elle semble avoir été introduite dans le raisonnement juridique anglais au milieu du xxe siècle[18]. Dans l’arrêt National Corn Growers c. Canada (Tribunal des importations)[19], le juge Gonthier a, selon nous, libéré le droit canadien de cette exigence artificielle et, ce faisant, il a ouvert un peu les fenêtres que le juge en chef Laskin tentait de fermer.

L’appel découlait d’une décision du Tribunal canadien des importations. Ce dernier a autorisé l’imposition des droits compensateurs sur les importations américaines de maïs-grain, ayant conclu que le subventionnement des importations au Canada de ce produit a causé, cause et est susceptible de causer un préjudice sensible à la production au Canada de marchandises similaires. Pour arriver à cette conclusion, les membres majoritaires du Tribunal se sont référés aux termes du Code des subventions de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (General Agreement on Tarifs and Trade ou (GATT)) à l’occasion de l’interprétation de l’article 42 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation[20]. La norme de contrôle appliquée était celle du caractère manifestement déraisonnable.

Le juge Gonthier, pour la majorité de la Cour suprême, a confirmé la décision du Tribunal. La première question, selon lui, était de savoir s’il était manifestement déraisonnable pour le Tribunal de se référer au GATT pour interpréter la Loi sur les mesures spéciales d’importation. Il n’était pas contesté que la loi canadienne fût destinée à mettre en oeuvre les obligations du Canada découlant du GATT, et aucune partie au pourvoi n’avait laissé entendre que le Tribunal avait agi déraisonnablement en se référant à la Convention. C’était plutôt, comme on le verra, la juge Wilson qui s’opposait à considérer la question de savoir si l’interprétation donnée à la Loi sur les mesures spéciales d’importation par le Tribunal concordait avec les obligations internationales du Canada. Pour sa part, le juge Gonthier a affirmé qu’il était « raisonnable, dans des circonstances où la loi nationale manque de clarté, d’examiner toute convention internationale sous-jacente » :

Dans l’interprétation d’une loi adoptée en vue d’assurer l’exécution d’obligations internationales, […] il est raisonnable pour un tribunal d’examiner la loi nationale dans le contexte de la convention pertinente afin d’obtenir les éclaircissements voulus. En fait, lorsque le texte de la loi nationale s’y prête, on devrait en outre s’efforcer d’adopter une interprétation qui soit compatible avec les obligations internationales en question[21].

Nous examinerons plus bas la manière dont cette idée de considérer la loi nationale dans le contexte de la Convention sera reprise et élaborée par le juge LeBel dans l’arrêt R. c. Hape.

Dans le cas qui nous occupe ici, c’est principalement sur la question de l’ambiguïté que le juge Gonthier a innové :

[Il] est raisonnable de se référer à une convention internationale dès l’ouverture de l’enquête pour déterminer si la loi nationale renferme une ambiguïté, fût-elle latente. L’assertion de la Cour d’appel que le recours à un traité international n’est permis que dans un cas où la disposition de la loi nationale est ambiguë à première vue est à écarter. Comme le dit I. Brownlie, à la p. 51 de Principles of Public International Law (3e éd. 1979) :

[TRADUCTION] S’il est permis d’avoir recours à la convention conformément au principe correct suivant lequel la loi est destinée à assurer l’application de cette convention, alors il s’ensuit que celle-ci devient une aide légitime à l’interprétation et, plus particulièrement, qu’elle peut faire ressortir une ambiguïté latente dans le texte de la loi, même si cette dernière est « claire en soi ». D’autre part, le principe ou la présomption voulant que Sa Majesté n’ait pas l’intention de violer un traité international doit comporter comme corollaire que le texte de l’instrument international représente une source principale du sens ou de « l’interprétation ». Les tribunaux ont reconnu dernièrement la nécessité de se référer au traité pertinent même lorsque le texte législatif, pris isolément, ne contient aucune ambiguïté[22].

Selon cette formulation, une ambiguïté demeure nécessaire pour justifier le recours à un traité aux fins d’interprétation d’une loi interne, mais la Cour suprême peut consulter le traité pour savoir si une telle ambiguïté paraît dans la loi. L’effet pratique d’une telle règle est de permettre le recours aux conventions internationales sans hésitation. Depuis l’arrêt National Corn Growers, la Cour suprême et d’autres tribunaux canadiens ont abandonné complètement la supposée exigence d’ambiguïté[23]. La considération du droit international par les tribunaux canadiens et l’application de la présomption de conformité avec le droit international en vue d’assurer la performance des obligations internationales du Canada ont bénéficié de ce changement[24]. Ici, encore, on voit les fenêtres qui s’ouvrent.

Cependant, cette ouverture d’esprit n’était pas partagée par tous les juges. La juge Wilson était d’avis que la Cour suprême ne devait pas se pencher « sur la question de savoir s’il est permis au Tribunal de se référer au texte de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en interprétant sa loi constitutive », ni sur celle de savoir « si les obligations internationales du Canada auraient dû empêcher le Tribunal de rendre la décision qu’il a rendue[25] ». La juge Wilson a continué :

[Je] ne crois pas que ce soit le rôle de notre Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, de chercher ailleurs que dans la loi constitutive du Tribunal la réponse à la question de savoir si l’interprétation donnée à cette loi par le Tribunal concorde avec les obligations internationales du Canada. Si l’interprétation n’est pas compatible avec les obligations imposées au Canada par le GATT, c’est au législateur qu’il incombe de redresser cette situation. Tant que les cours de justice canadiennes n’auront pas été chargées de l’application du GATT, je ne pense pas qu’elles devraient s’engager dans une analyse du bien-fondé d’une interprétation de la Loi donnée par un tribunal à la lumière du GATT. Les cours de justice n’ont pas d’expertise particulière en matière d’interprétation de conventions commerciales internationales[26].

L’objection de la juge Wilson à la considération du droit international, et à l’application de la présomption de conformité, se basait sur les principes du droit administratif. C’est précisément dans ce domaine que la majorité de la Cour suprême, menée par la juge L’Heureux-Dubé, a introduit le droit international dans l’arrêt Baker c. Canada.

3 L’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999)

Les faits de l’arrêt Baker c. Canada[27] sont bien connus. Le Canada tentait d’expulser une mère d’enfants canadiens. Celle-ci cherchait à faire une demande de résidence permanente sans être obligée de quitter le pays. Dans sa demande, elle invoquait des raisons d’ordre humanitaire, y compris des inquiétudes quant à l’effet de son départ éventuel sur ses enfants nés au Canada. Sa demande a été refusée, de même que sa demande de contrôle judiciaire. Pourtant, la Cour fédérale a certifié la question suivante :

Vu que la Loi sur l’immigration n’incorpore pas expressément le langage des obligations internationales du Canada en ce qui concerne la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, les autorités d’immigration fédérales doivent-elles considérer l’intérêt supérieur de l’enfant né au Canada comme une considération primordiale dans l’examen du cas d’un requérant sous le régime du par. 114 (2) de la Loi sur l’immigration[28] ?

Les motifs de la juge L’Heureux-Dubé pour la majorité de la Cour suprême portent en grande partie sur l’équité procédurale, y compris sur la nécessité des motifs écrits et de l’impartialité, et sur la révision judiciaire des décisions discrétionnaires. Cependant, l’aspect de l’appel qui a divisé la Cour suprême concernait l’effet du droit international sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

Ayant conclu que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter, la juge L’Heureux-Dubé a examiné la décision à la lumière de trois considérations : les objectifs de la loi, les instruments internationaux et les lignes directrices régissant les décisions d’ordre humanitaire publiées par le ministre. La juge L’Heureux-Dubé trouvait dans la ratification par le Canada de la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989[29], et dans « la reconnaissance de l’importance des droits des enfants et de l’intérêt supérieur des enfants dans d’autres instruments internationaux ratifiés par le Canada », un « indice de l’importance de tenir compte de l’intérêt des enfants dans une décision d’ordre humanitaire[30] ». Bien qu’elle ait affirmé que les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi (proposition pour laquelle la juge a cité l’arrêt Capital Cities), et même si la Convention n’a pas été mise en vigueur par le Parlement[31], la juge L’Heureux-Dubé a néanmoins conclu que les « valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent, toutefois, être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire[32] ». C’est une conclusion qui, selon cette juge, découle de la présomption de conformité au droit international, comme l’a énoncée la professeure Ruth Sullivan : « [L]a législature est présumée respecter les valeurs et les principes contenus dans le droit international, coutumier et conventionnel. Ces principes font partie du cadre juridique au sein duquel une loi est adoptée et interprétée. Par conséquent, dans la mesure du possible, il est préférable d’adopter des interprétations qui correspondent à ces valeurs et à ces principes[33]. »

La juge L’Heureux-Dubé en a conclu que « [l]es principes de la Convention et d’autres instruments internationaux accordent une importance spéciale à la protection des enfants et de l’enfance, et à l’attention particulière que méritent leurs intérêts, besoins et droits. Ils aident à démontrer les valeurs qui sont essentielles pour déterminer si la décision en l’espèce constituait un exercice raisonnable du pouvoir en matière humanitaire[34] ».

À noter que c’était uniquement sur la question de la pertinence du droit international pour le contrôle judiciaire de la discrétion exécutive que les juges Iacobucci et Cory étaient en désaccord. Pour eux, l’utilisation du droit international par la juge L’Heureux-Dubé allait trop loin. Le juge Iacobucci a invoqué l’orthodoxie, telle qu’elle avait été exprimée par le juge en chef Laskin dans l’arrêt Capital Cities : « une convention internationale ratifiée par le pouvoir exécutif n’a aucun effet en droit canadien tant que ses dispositions ne sont pas incorporées dans le droit interne par une loi les rendant applicables[35] ». Puis il a continué :

À mon avis, il faut aborder avec prudence des décisions de ce genre, sous peine de rompre l’équilibre établi par notre tradition parlementaire ou de conférer par inadvertance à l’exécutif le pouvoir de lier les administrés sans la participation du pouvoir législatif. Je ne partage pas la certitude de ma collègue que le précédent établi par notre Cour dans Capital Cities, précité, peut survivre intact après l’adoption d’un principe de droit qui autorise le recours, dans le processus d’interprétation des lois, aux dispositions d’une convention qui n’a pas été intégrée dans la législation. Au lieu de cela, le résultat sera que l’appelante pourra parvenir indirectement à ce qu’elle ne peut faire directement, c’est-à-dire donner effet dans le système juridique interne à des obligations internationales assumées par le pouvoir exécutif seul et qui n’ont pas encore été soumises à la volonté démocratique du Parlement[36].

Autrement dit, à quoi sert une porte fermée si les fenêtres sont laissées ouvertes ? Le juge Iacobucci va même jusqu’à qualifier la « primauté donnée aux droits des enfants dans la Convention » comme étant « sans effet tant et aussi longtemps que ces dispositions n’ont pas été incorporées par une loi adoptée par le Parlement ». Il avoue pourtant que « le résultat aurait pu être différent si [sa] collègue avait conclu que la demande de l’appelante relevait de l’application des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés[37] ».

Dans cette opinion, le juge Iacobucci exprime non seulement l’orthodoxie en ce qui concerne l’application des conventions internationales en droit interne mais aussi sa justification constitutionnelle. Nous tenons à souligner que nous partageons, en principe, son inquiétude. Dans un système constitutionnel comme le système canadien, où les traités sont conclus par l’exécutif sans participation nécessaire des législatures fédérale et provinciales, il importe de limiter le pouvoir de conclure les traités pour assurer que cela ne menace ni la séparation des pouvoirs ni le partage des compétences. Cependant, nous voyons mal comment ces principes sont menacés par l’application des principes basés dans le droit international des droits de la personne à une discrétion octroyée par une loi. Comme le juge LeBel l’explique dans l’arrêt Hape, chaque loi canadienne est présumée respecter les obligations internationales de l’État. Le fait de contrôler une décision administrative en vertu d’un traité — qu’il soit mis en oeuvre ou non — n’est qu’une application de cette présomption. Toute révision judiciaire est basée sur l’intention réelle ou présumée de la législature. L’intention présumée qu’une loi n’octroie pas au ministre ou à ses délégués le pouvoir de rendre des décisions qui contreviennent aux obligations imposées par le droit conventionnel international s’accorde parfaitement avec les principes fondateurs du droit administratif[38].

4 L’arrêt R. c. Hape (2007)

L’arrêt R. c. Hape[39] touche à plusieurs aspects du droit international et à son application au droit interne du Canada. L’importance de la décision du juge LeBel concerne ici ses commentaires sur l’application et l’étendue de la présomption de conformité. Il décrit cette présomption plus amplement que ne l’a jamais fait la Cour suprême :

Selon un principe d’interprétation législative bien établi, une loi est réputée conforme au droit international. Cette présomption se fonde sur le principe judiciaire selon lequel les tribunaux sont légalement tenus d’éviter une interprétation du droit interne qui emporterait la contravention de l’État à ses obligations internationales, sauf lorsque le libellé de la loi commande clairement un tel résultat. Dans Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 422, R. Sullivan explique que la présomption comporte deux volets. D’une part, l’organe législatif est présumé agir conformément aux obligations du Canada en tant que signataire de traités internationaux et membre de la communauté internationale. Appelé à choisir entre diverses interprétations possibles, le tribunal doit éviter celles qui emporteraient la violation de ces obligations. D’autre part, l’organe législatif est présumé respecter les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel. Le tribunal privilégie donc l’interprétation qui reflète ces valeurs et ces principes, lesquels font partie du contexte d’adoption des lois. La présomption est toutefois réfutable. La souveraineté du Parlement exige que le tribunal donne effet à une loi qui exprime l’intention non équivoque du législateur de manquer à une obligation internationale. Voir également P.-A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 466-467.

[…]

La présomption s’applique également au droit international coutumier et aux obligations issues de traités[40].

Trois aspects de cette description nous semblent particulièrement importants. Premièrement, la présomption se fonde sur le principe judiciaire (rule of judicial policy), à savoir qu’il convient d’éviter la contravention des obligations internationales. Il n’est pas question alors de déterminer la volonté historique de la législature : le magistrat avance la règle de droit, y compris la règle de droit international. Deuxièmement, le juge LeBel reconnaît que la présomption peut être réfutée, mais il exige une grande clarté — l’« intention non équivoque » — pour accepter un tel résultat. Troisièmement, et c’est peut-être l’aspect le plus essentiel, le juge LeBel explique dans ce passage que les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel font partie du contexte d’adoption des lois. Voilà qui est cohérent avec l’approche du juge Gonthier relativement à l’ambiguïté dans l’arrêt National Corn Growers et aussi avec l’approche moderne en matière d’interprétation des lois[41] ; l’exercice qui consiste à lire les termes d’une loi dans leur contexte global implique la prise en considération des principes internationaux pertinents et des obligations internationales de l’État.

Dans sa discussion de la présomption de conformité dans l’arrêt Hape, le juge LeBel amène le droit canadien au-delà des dogmes anciens (et de moins en moins utiles) tels que le dualisme, l’ambiguïté et les limites de la participation judiciaire en matière de droit international. La réception du droit international est toujours régie par des règles, bien sûr. En particulier, la présomption interprétative de la conformité avec le droit international demeure réfutable par l’intention législative claire. Cependant, les tribunaux ne sont plus censés fermer les yeux sur les conséquences internationales de leurs choix d’interprétation. Au contraire, ils sont tenus de se renseigner à propos de ces répercussions et d’interpréter le droit interne en conséquence. Le droit international conventionnel ne pénètre pas encore le système juridique canadien par la porte d’entrée, mais il y a désormais des fenêtres par lesquelles il peut passer et à travers lesquelles les juges et les plaideurs sont invités à regarder.

Conclusion : portes et fenêtres

Dans ce qui précède, nous avons emprunté la belle métaphore du juge LeBel des portes et des fenêtres pour structurer notre façon d’envisager le développement du droit canadien à l’égard de l’application des traités internationaux et de la présomption de conformité avec le droit international. En réalité, bien entendu, le droit international n’entre pas dans le système juridique canadien par la porte ni par les fenêtres, mais bien par les juges. Si nous avons noté une plus grande ouverture au droit international à la Cour suprême au cours des 25 dernières années, elle est le fait, en grande partie, des juges québécois qui ont provoqué ce changement. Durant le mandat du juge LeBel, cette ouverture au droit international est devenue la position majoritaire de la Cour suprême. L’approche québécoise est ainsi rendue l’approche canadienne.