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Introduction

Les connaissances actuelles sur la relation entre la déficience intellectuelle (DI) et l’acquisition de la Theory of Mind (ToM) n’ont pas encore fait l’objet d’études chez une population d’adolescents. Les quelques études existantes se limitent à la période de l’enfance indiquant des déficits, notamment dans la compréhension des émotions (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2006, 2008a, 2008b). Parmi les caractéristiques propres à la DI, cette étude s’intéresse à celles qui touchent plus particulièrement à la Théorie de l’Esprit, c’est-à-dire à la compréhension des croyances, des émotions et des intentions d’autrui.

Cet article s’intéresse aux pratiques d’accompa-gnement médico-social qui pourraient favoriser l’amélioration de la ToM chez des adolescents DI. À partir d’une expérience clinique en IME (Institut Médico-Educatif), la recherche s’est orientée sur le travail avec des adolescents présentant une DI sur la ToM, autour d’une pratique psychothérapeutique de groupe : le psychodrame. Le lien potentiel entre le psychodrame de groupe et le développement de la ToM a été exploré. Cette recherche exploratoire est novatrice puisqu’aucune autre n’a été réalisée. Par ailleurs, elle a pour spécificité de mettre en lien des concepts et pratiques issus de champs différents de la psychologie, la ToM étant étudiée par la psychologie développementale et cognitive, tandis que le psychodrame de groupe est issu de la clinique psychanalytique. Cette étude s’insère donc dans une approche intégrative qui dépasse les clivages classiques des orientations théoriques en psychologie et qui présente les résultats d’une pratique qui tente de mettre en exergue les relations subséquentes entre un groupe thérapeutique centré sur le jeu (symbolique) et l’amélioration de certains domaines de la ToM.

Lien entre déficience intellectuelle et construction identitaire

De manière générale, les études montrent que la DI fragilise la construction identitaire (Misès, Perron, & Salbreux, 1994 ; Michelet, 2008 ; Korff-Sausse, 2009, Haelewyck; & Gascon, 2010) ; l’adolescent présentant une DI est en mal d’identification, et les attitudes sociales de rejet ou de fascination entravent les processus groupaux (Korff-Sausse). Ces adolescents sont conscients de leurs caractéristiques sociales, de leurs qualités et défauts dans l’interaction, et du regard de l’autre, bien qu’ils se dévalorisent souvent et manifestent un sentiment d’infériorité ou de pudeur dans la relation (Merlet, 1962). Dans ce sens, la perspective de la vie adulte suscite de nombreux questionnements, que les adolescents présentant une DI ont plus de difficultés à exprimer (Haelewyck & Gascon).

De manière plus spécifique, la DI constitue un frein à l’accès à soi (Misès et al. 1994; Perron, 1969) comme à l’accès à l’autre (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2008a, 2008b). Dès le plus jeune âge, les interactions sont influencées par les limites spécifiques au fonctionnement intellectuel, ce qui constitue donc un obstacle à la construction d’une identité stable et sécurisante, ainsi qu’au développement des relations sociales (Korff-Sausse, 2009). La DI perturbe par ailleurs l’expression émotionnelle (Haelewyck & Gascon, 2010) et l’adolescent a plus de difficultés à se séparer de ses parents et peut subir le rejet de la part des groupes de pairs : la réorganisation du Soi semble ainsi perturbée (Korff-Sausse). La DI constitue donc une entrave importante à la construction identitaire, ainsi qu’aux relations sociales.

Théorie de l’Esprit (ToM)

De manière générale, la ToM est définie comme la capacité à inférer des états mentaux à autrui touchant aux croyances ou aux intentions, ou désirs, aux émotions, etc. Son acquisition favorise l’ajustement social (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2008a), la compréhension du monde et des habiletés sociales, se manifestant dans les interactions, les relations et les communications (Astington, 1993). La ToM se construit dans un aller-retour constant entre Soi et autrui. Son développement a été étudié par plusieurs champs de la psychologie développementale, cognitive, et psychanalytique (Georgieff, 2008 ; Golse & Simas, 2008), s’articulant les uns aux autres.

L’évaluation de la ToM se structure selon plusieurs axes. Dans cette étude, les trois principaux à savoir la compréhension des émotions, des croyances et des intentions d’autrui furent retenus

Théorie de l’Esprit (ToM)

De manière générale, la ToM est définie comme la capacité à inférer des états mentaux à autrui touchant aux croyances ou aux intentions, ou désirs, aux émotions, etc. Son acquisition favorise l’ajustement social (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2008a), la compréhension du monde et des habiletés sociales, se manifestant dans les interactions, les relations et les communications (Astington, 1993). La ToM se construit dans un aller-retour constant entre Soi et autrui. Son développement a été étudié par plusieurs champs de la psychologie développementale, cognitive, et psychanalytique (Georgieff, 2008 ; Golse & Simas, 2008), s’articulant les uns aux autres.

L’évaluation de la ToM se structure selon plusieurs axes. Dans cette étude, les trois principaux à savoir la compréhension des émotions, des croyances et des intentions d’autrui furent retenus.

Déficience intellectuelle et ToM

La ToM se situe à l’intersection de la cognition et de l’adaptation sociale, les émotions relevant de l’adaptation sociale, les croyances de la cognition (Nader-Grosbois & Thirion-Marissiaux, 2011). Si la ToM est un sujet de recherche courant dans la clinique de l’autisme (Baron-Cohen, Leslie, & Frith, 1985 ; Baron-Cohen, 1995, 2000; Pellicano, 2010 ; Begeer et al., 2011 ; Thommen & Guidoux, 2011 ; Hoogenhout & Malcolm-Smith, 2014), elle n’est que très peu abordée chez les enfants et les adolescents présentant une DI. La majorité de ces quelques études porte sur des enfants et adolescents atteints d’une trisomie 21 (maladie chromosomique). Ce choix est justifié par une population plus aisément identifiable et plus homogène, comparativement aux autres étiologies de la DI (Kasari, Sigman, Mundy, & Yirmiya, 1990; Nader-Grosbois & Thirion-Marissiaux 2011; Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2006). Certaines études présupposent un déficit en ToM chez les enfants déficients intellectuels (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2006, 2008a, 2008b).

Compréhension des émotions d’autrui et comportements

Que ce soit en raison de leur déficit cognitif, de carences relationnelles et sociales, de difficultés identitaires, ou encore de manque de conversations relatives aux émotions, ces enfants et adolescents présentant une DI présentent souvent un déficit dans la compréhension des états mentaux d’autrui (Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2008a, 2008b, 2008c). Par exemple, il a été montré que les enfants présentant une DI présentent un déficit dans la compréhension des émotions d’autrui (Baurain & Nader-Grosbois, 2009 ; Thirion-Marissiaux & Nader-Grosbois, 2008a, 2008b), notamment dans la reconnaissance de l’expression émotionnelle d’autrui, ainsi qu’une expression émotionnelle moindre (Pochon, Brun, & Mellier, 2006 ; William, Wishart, Pitcairn, & Willis, 2005 ; Wishart, Cebula, Willis, & Pitcairn, 2007 ; Hippolyte, Barisnikov, Van der Linden, & Detraux, 2009). Selon Nader-Grosbois et Thirion-Marissiaux (2011), tout cela pourrait expliquer les difficultés à comprendre les conséquences de la colère, par exemple dans les milieux spécialisés, les réactions autour d’eux n’étant pas toujours appropriées. En effet, les élèves scolarisés en milieu spécialisé présentent une plus grande variabilité de comportements, appropriés ou non. Ces enfants sont ainsi plus susceptibles d’intégrer comme norme des comportements inadaptés, rendant difficile la compréhension des phénomènes sociaux (Zion & Jenvey, 2006). En outre, Picon (2010), remarque une atmosphère plus familiale, et une tolérance accrue à l’égard de certains comportements jugés inadaptés.

Compréhension des croyances d’autrui

L’étude de Thirion-Marissiaux et Nader-Grosbois (2008b) montre, entre autres, que les compétences en ToM relatives à la compréhension des croyances sont significativement inférieures chez les enfants DI (étiologie diverse) appariés à des enfants tout-venants selon leur âge développemental (en moyenne 4-5 ans). Ces résultats soutiennent donc l’hypothèse d’une différence de développement : les enfants présentant une DI n’auraient pas les mêmes structures et séquences de développement. Cette même étude montre que les enfants et adolescents présentant une DI ont des difficultés à distinguer l’apparence de la réalité et se centrent généralement sur la fonction réelle. Le déficit en distinction de l’apparence et de la réalité peut expliquer les difficultés de ces enfants à apprécier une situation sociale : un mensonge, ou un sourire qui cache une mauvaise intention, par exemple (Nader-Grosbois & Thirion-Marissiaux, 2011).

Compréhension des intentions d’autrui

Prédire et comprendre les intentions d’autrui est une compétence centrale dans la ToM (Brunet, Sarfati, Hardy-Baylé, & Decety, 2000 ; Mehl, Rief, Lüllmann, Ziegler, Kesting, & Lincoln, 2010). Cela consiste à identifier les indices permettant d’inférer une intention de comportement à autrui, conséquence directe d’un évènement ou d’une modification de son environnement (Grueneich & Trabasso, 1979). L’intention intègre les dimensions émotionnelles et cognitives entrant en jeu dans la prise de décision. Prédire une intention chez autrui nécessite de lui attribuer des états mentaux internes (affects, croyances, désirs par exemple) en lien avec la perception qu’il a de son environnement (Astington, 1993). Astington modélise le schéma suivant : un évènement dans le monde induit une perception qui, en lien avec les croyances et désirs propres à une personne, entraîne une intention ; l’intention produit une action et son résultat. La compréhension des intentions d’autrui est donc une compétence inhérente à la ToM que nous avons intégré dans cette étude.

Intérêt du psychodrame de groupe

La DI peut, dans certains cas, freiner voire bloquer l’expression émotionnelle et la communication de pensées, ce qui engendre un manque de moyens intellectuels pour communiquer, exprimer ou partager des affects (Korff-Sausse, 2009). L’expressivité est plus brute, éloignée de certains codes sociaux qui n’ont pas été intégrés (Michelet, 2008). C’est dans un contexte de groupe thérapeutique que les adolescents présentant une DI vont prendre conscience « de leurs difficultés revécues dans le langage qui leur est propre, celui des gestes, des mimiques, du silence et des positions corporelles. Un geste, un mouvement du corps, une grimace, un monologue peut exprimer une phrase entière » (Michelet, 2010, p. 54). La médiation groupale permet pour ces adolescents en difficulté d’expression d’utiliser un langage non verbal, et opère une mise en forme de la réalité interne par le corps.

Psychodrame et connaissance de l’autre – Accès à autrui

Le psychodrame, dans une visée plus pédagogique, fournit un entraînement aux rôles sociaux, à la résolution de problème et à la spontanéité, et permet l’apprentissage de nouveaux rôles (Lorin, 1989 ; Widlöcher, 1962). De même, il développe les cognitions et habiletés sociales (Hochmann, Bizouard, & Bursztejn, 2011) et agit comme une « pédagogie des relations interpersonnelles » (Ancelin-Schützenberger, 1975, p. 38). Le jeu de rôle aide la personne à comprendre, par simulation, qu’une action est guidée par une réalité interne représentée chez l’acteur et non par une réalité objective ; cela permet l’accès à autrui, à sa perspective différente (Deleau, 2007). Le renversement de rôle permet l’identification à l’autre ; ce renversement est facilité par la proximité affective entre le patient et son personnage, et au sein du groupe (Moreno, 2007). De plus, l’imitation d’un affect nécessite sa duplication en soi, elle induit un effet réflexif, et « contribue à la construction d’une théorie de l’esprit » (Jacquet, 2010, p. 501). Avec une approche neuroscientifique, Yaniv (2011) avance que le psychodrame nécessite et développe l’empathie et la créativité. L’empathie permet la compréhension des émotions, attitudes et intentions d’autrui, tandis que la créativité aide à incarner le rôle de l’autre, face à l’impossibilité de savoir tout ce qu’autrui pense, ressent ou prévoit. Selon Schore (1994, cité dans Bannister, 2007), le psychodrame stimule tous les sens et peut permettre une reprise du développement émotionnel chez des enfants présentant un retard de développement. Enfin, l’auteur émet l’hypothèse que ces enfants peuvent développer leur compréhension des sentiments et comportements d’autrui grâce aux techniques dramatiques.

Le « faire-semblant » dans le psychodrame

Le psychodrame, par son activité symbolique liée aux jeux de rôle, fait appel à la compétence du « faire semblant ». Le jeu de faire semblant revient à jouer à une situation différente de la réalité, dans un but ludique, en imaginant des objets, des rôles. C’est un passage à l’acte dramatique (Ancelin-Schützenberger, 1975). Il implique une réalité, une représentation mentale différente de la réalité, et la conscience de faire semblant (Lillard, 1993). Le faire semblant  développe et renforce donc la fonction symbolique (Vandevelde & Morhain, 2012), faisant constamment appel aux représentations mentales. S’il constitue le premier signe de la capacité d’un enfant à comprendre les états mentaux d’une autre personne (Leslie, 1987), il apparaît bien avant l’acquisition de la ToM. Lillard s’intéresse aux compétences en lien avec ce jeu : disposer de deux représentations d’un même objet (dans la réalité, dans le jeu) et se représenter un état mental. Jouer un autre revient à se représenter les états mentaux de son personnage, sa vie interne, ses caractéristiques personnelles. Or, se représenter l’autre de l’intérieur, voir à travers ses yeux, peut permettre un meilleur ajustement social futur. Le groupe et la scène psychodramatique sont des espaces stimulant le développement des appareils cognitifs et émotionnels, de la personnalité, de la spontanéité et de la créativité (Rosay, 2011).

Psychodrame et accès à Soi

Le psychodrame permet un meilleur accès à soi (Ancelin-Schützenberger, 1975 ; Matisson, 1973) et contribue à la construction d’une identité plus stable (Jacquet, 2010 ; Michelet, 2008). Les accordages, ajustements intersubjectifs, les confrontations et désaccords, ou encore les paroles échangées au cours du jeu et durant l’élaboration, la distribution des rôles, et le jeu en lui-même, ont fonction de miroir social (Ancelin-Schützenberger, 1975, 1981 ; Lemoine, 1975). De même le renversement de rôle engage parfois à se retrouver face à soi, obligeant à se voir par les yeux d’autrui  (Ancelin-Schützenberger, 1981). Le psychodrame de groupe est donc un dispositif qui favorise la compréhension de soi et d’autrui, et répond ainsi aux difficultés propres aux adolescents présentant une DI. Plusieurs recherches ont déjà étudié la relation entre ToM et le concept de soi chez les enfants DI (Fiasse & Nader-Grosbois, 2011, 2012, 2013).

ToM et psychodrame

Les théories présentées plus haut nous permettent d’apercevoir une relation entre ToM et psychodrame. Ce dernier s’appuie sur des compétences symboliques, le faire semblant, touchant à la compréhension de soi et d’autrui, aux habilités sociales et à l’expression émotionnelle. À partir de ces éléments, il est possible de formuler une hypothèse à l’effet que la pratique du psychodrame de groupe, par des adolescents présentant une DI, permettra une amélioration des compétences en ToM dans chacun des domaines évalués (compréhension des croyances, des émotions et des intentions). Le psychodrame de groupe invite l’adolescent présentant une DI à adopter et jouer le rôle d’un personnage, dans une dynamique de décentration et d’identification à autrui. Sa pratique pourrait donc développer ses capacités à se représenter et comprendre autrui de l’intérieur. Les mécanismes cognitifs ainsi que les enjeux émotionnels suscités par la médiation psychodrame et la situation groupale fourniraient à ces adolescents des outils pour mieux comprendre les croyances, émotions et intentions chez autrui. Ces trois domaines font donc l’objet des évaluations menées durant cette étude.

Méthode

Participants

Cette recherche a pour terrain un Institut Médico-Educatif (IME) accueillant des adolescents et jeunes adultes (12-20 ans) présentant une DI. Le groupe d’étude est composé de six adolescents (M=15,3 ans ; E.T.=1,00, sexe ration 3 filles/3 garçons) participant au dispositif « Psychodrame de groupe ». Le groupe contrôle est composé de neuf adolescents (M=15,4 ans ; E.T.= 2,1, sexe ration 3 filles/6 garçons) qui ont bénéficié des mêmes prises en charge éducatives que le groupe d’étude (groupes éducatifs, enseignement spécialisé). Le projet d'accompagnement éducatif et pédagogique est construit pour chaque jeune à l'entrée dans l'établissement et consiste en des prises en charge groupales visant au développement de l'autonomie et à l'acquisition de compétences scolaires. Tous les participants ont un déficit moyen sur le plan intellectuel (QI entre 45 et 55 évalué à l’aide de la WISC-IV et selon les classifications DSM-IV et CIM-10), avec un accès au langage oral tant dans l’expression que dans la compréhension. L’appariement a été réalisé selon les scores initiaux en ToM (prétest) et le niveau de DI.

Outils utilisés

L’évaluation de la ToM s’est effectuée selon une compilation de tests qui ont fait l’objet d’une validation scientifique par les auteurs (Baron- Cohen et al., 1985; Flavell, Everett, Croft, & Flavell, 1981 ; Flavell, Flavell, & Green, 1983 ; Nader-Grosbois & Thirion-Marissiaux, 2011; Perner, Leekam, & Wimmer, 1987). Nous avons en partie repris la méthode utilisée par Thirion-Marissiaux et Nader-Grosbois (2008a ; 2008b ; 2008c) dans leurs études portant sur des enfants et adolescents présentant une DI. Elle se décompose en deux parties : une première partie vise à évaluer la compréhension des émotions d’autrui, la deuxième concerne la compréhension des croyances d’autrui.

Compréhension des émotions d’autrui (Nader-Grosbois & Thirion-Marissiaux, 2011)

La compréhension des émotions est évaluée à partir d’un support d’images, représentant des scènes suscitant des émotions fortes. Nous disposons de deux versions sexuées ; le sujet reçoit la version correspondant à son sexe, dans le but de favoriser une identification au personnage.

  • Connaissance des émotions de base. Une première épreuve non cotée permet de vérifier que chaque participant connaît les quatre émotions de base qui font l’objet des tests suivants (joie, peur, colère, tristesse).

  • Compréhension des causes des émotions. Ce test consiste à présenter quatre scènes représentées par une image, suscitant chacune une émotion. Le participant doit identifier et désigner l’émotion ressentie par le personnage principal, puis justifier son choix. Le but de la tâche est donc d’inférer un état émotionnel à partir d’une situation illustrée et décrite oralement. Chaque item est coté de 0 à 1,5. Le test est donc coté sur 6 points.

  • Compréhension des conséquences des émotions. Deux images sont présentées, décrivant le début d’une histoire relative à une émotion (joie / peur / colère / tristesse). Le participant doit ensuite choisir parmi trois images celle qui correspond le mieux à la fin de l’histoire, en fonction de l’émotion du personnage. Pour chaque séquence, les trois propositions correspondent à un comportement approprié, neutre ou inapproprié.

Compréhension des croyances d’autrui

  • Changement de représentation visuelle (Flavell et al., 1981). Ce test évalue la capacité du jeune à se décentrer et adopter une perspective visuelle différente.

  • Test « Apparence/ réalité » (Flavell et al., 1983). Ce test évalue la capacité du sujet à se distancier par rapport à l’apparence trompeuse d’un objet qui lui est présenté. Le jeune est invité à nommer l’apparence et la fonction réelle de l’objet, ce qui revient à disposer de plusieurs représentations d’un même objet.

  • Épreuve du contenu insolite (Perner et al., 1987). Cette tâche consiste à inférer une fausse-croyance à autrui et à soi même.

  • Changement de lieu (Sally et Anne) (Baron-Cohen et al., 1985). Ce test consiste à prédire le comportement d’un personnage en fonction de sa fausse croyance.

Compréhension des intentions

Constatant que les épreuves de prédiction de comportements impliquaient soit des situations émotionnelles (compréhension des conséquences des émotions), soit des mécanismes cognitifs complexes (changement de lieu), il a été proposer aux jeunes un test plus simple. Nous présentons successivement trois images représentant un personnage au téléphone, dans une situation concrète d’urgence. Les expressions faciales des trois personnages sont représentées, marquant la surprise et l’inquiétude. Il est alors demandé aux participants d’imaginer à qui ces personnes peuvent être en train de téléphoner. Ce test ne faisant pas partie des batteries d’épreuves utilisées précédemment dans d’autres études, sa cotation se fera à part (total de 3 points) et son analyse permettra d’éclairer les résultats aux autres tests.

La batterie de tests proposée aux jeunes a pour but d’apporter un éventail de connaissances sur leurs capacités à appréhender les états mentaux d’autrui.

Procédure

Nous avons formé deux groupes en collaboration avec l’équipe pluridisciplinaire qui jugeait de leur capacité à comprendre l’objectif thérapeutique du travail en groupe. Le choix d’appartenance aux deux groupes s’est fait à partir des disponibilités et accords de chaque participant. Pour des questions éthiques, il a été convenu que le groupe qui n’a pas participé aux séances de psychodrame (groupe contrôle) pourrait en bénéficier après l’étude.

La recherche a eu lieu sur un intervalle de 4 mois (de novembre à mars). Une première évaluation a été réalisée avant le démarrage du psychodrame et une seconde à la fin du dispositif. Chaque séance du groupe « psychodrame », d’une durée d’une heure chacune, se déroule en trois temps. Le premier temps est celui de la mise en groupe, de la construction de l’histoire. La trame de l’histoire est proposée et énoncée par un participant, puis co-construite dans le groupe. Ici l’histoire est mise en sens, dans un souci de cohérence à la réalité du monde. Puis durant le temps de jeu, les participants sont amenés à incarner chacun un rôle, qu’ils se sont répartis au préalable sur la base du volontariat. La situation jouée est vécue de l’intérieur, amenant le participant à se décentrer et adopter un point de vue différent. Le dernier temps de retour post-jeu permet un échange autour des vécus de chacun dans son rôle, ouvrant ainsi à la pluralité des ressentis. Ces situations opèrent chez le participant une construction de la pensée, l’expression et la reconnaissance d’émotions, dans le sens de la ToM.

Résultats

Les premières passations de tests amènent déjà certains éléments de réflexion. Tout d’abord, il appert qu’aucun des adolescents testés dans le groupe d’étude n’a acquis la ToM dans l’ensemble des trois domaines évalués. La comparaison des deux groupes (expérimental et contrôle) ne rapporte aucune différence significative pour chacun des tests en ToM (voir tableau 1). Les deux groupes ont un niveau initial similaire en compréhension des émotions (Test t Student pour échantillons indépendants, p-value=0.593), en compréhension des croyances (p-value=0.903), et en compréhension des intentions (p-value=1). Ces différences ne sont pas non plus significatives pour chacun des sous-tests.

Impact du psychodrame sur la compréhension des émotions d’autrui

Malgré une tendance générale au progrès observé chez les adolescents du groupe expérimental (voir tableau 3), nous ne pouvons pas conclure en une différence significative dans le score global en compréhension des émotions entre la première et la deuxième passation du test de ToM pour le groupe expérimental (Test t Student pour échantillons appariés, p-value=0.08). Cependant, l’écart est significatif entre les deux groupes (voir tableau 2) en compréhension des émotions (p-value=0.034). Le groupe psychodrame semble avoir eu un impact sur la compréhension globale des émotions d’autrui.

Les analyses statistiques montrent que les résultats au test de compréhension des conséquences des émotions ont significativement évolué dans le groupe expérimental (p-value=0.002). Pour le groupe contrôle, la différence n’est pas significative (p-value=0.125), et la tendance est plutôt à la baisse (voir tableau 4). Ceci indique aussi l’impact du psychodrame sur la compréhension des conséquences des émotions, car le groupe contrôle n’a pas progressé sur cette dimension pendant le laps de temps de déroulement des groupes.

À la deuxième passation, les résultats indiquent des différences inter-émotions pour le groupe expérimental comme pour le groupe contrôle : les conséquences de la joie sont mieux appréhendées, tandis que les conséquences des émotions négatives posent plus problème. Les résultats montrent à la deuxième passation une différence significative entre le groupe expérimental et le groupe contrôle dans la compréhension des conséquences de la tristesse (p-value=0.01) et de la peur (p-value=0.049) chez autrui, tandis qu’il n’y avait pas de différence entre les deux groupes lors de la première passation. Les adolescents ayant participé au groupe « psychodrame » comprennent donc mieux les conséquences de la tristesse et de la peur que ceux du groupe contrôle.

Impact du psychodrame sur la compréhension des croyances d’autrui

En compréhension des croyances, les résultats ne montrent pas de différences significatives entre la première et la deuxième passation des tests pour le groupe expérimental (Test t Student pour échantillons appariés, p-value=0.555). La seule différence observable concerne le test de distinction « apparence/réalité », où les traitements statistiques montrent une différence significative entre les deux groupes lors de la deuxième passation (p-value=0.04), tandis qu’il n’y avait pas de différence significative à la première passation du test. Les deux groupes ont donc évolué différemment, ce qui confirme que la pratique du psychodrame permet une évolution dans la prise en compte de deux représentations d’un même objet.

Discussion

L’hypothèse principale était que les compétences en Théorie de l’Esprit des jeunes du groupe expérimental auraient significativement plus augmenté que celles des participants du groupe contrôle, dans le domaine de la compréhension des émotions comme de la compréhension des croyances. Cette hypothèse n’est que partiellement validée par les tests statistiques, dans le domaine de la compréhension des conséquences des émotions chez autrui, et pour le test de distinction apparence-réalité. Nous ne pouvons donc pas conclure que le psychodrame de groupe ait un effet sur la ToM dans sa globalité. Cependant, nous observons que les moyennes des scores pour chaque sous-test sont toutes en hausse pour le groupe « psychodrame », tandis que les scores du groupe contrôle restent plus stables voire sont en baisses. Si les analyses statistiques n’accordent que très peu d’évolution significative, nous remarquons une tendance générale à la hausse qui n’est pas observée dans le groupe contrôle.

Tableau 1

Comparaison groupe expérimental / groupe contrôle pour la première passation (T student pour échantillons indépendants)

Comparaison groupe expérimental / groupe contrôle pour la première passation (T student pour échantillons indépendants)

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Tableau 2

Comparaison groupe expérimental/groupe contrôle pour la deuxième passation (T student pour échantillons indépendants)

Comparaison groupe expérimental/groupe contrôle pour la deuxième passation (T student pour échantillons indépendants)

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Tableau 3

Comparaison avant/après des scores du groupe expérimental (T student pour échantillons appariés), avec alpha<0.05

Comparaison avant/après des scores du groupe expérimental (T student pour échantillons appariés), avec alpha<0.05

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Tableau 4

Comparaison avant / après des scores du groupe contrôle (T student pour échantillons appariés), avec alpha<0.05

Comparaison avant / après des scores du groupe contrôle (T student pour échantillons appariés), avec alpha<0.05

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Les résultats obtenus sont donc différents de ceux des études de Thirion-Marissiaux et Nader-Grosbois (2008a, 2008b, 2008c). Tous les jeunes testés ont des niveaux inférieurs à leur âge développemental, en compréhension des émotions comme en compréhension des croyances. Ces résultats viennent soutenir l’hypothèse d’une différence structurale et séquentielle de développement de l’enfant DI.

Les résultats indiquent également que la joie est mieux appréhendée que les autres émotions, ce qui peut être expliqué par les manifestations plus fréquentes d’émotions positives envers l’adulte que les enfants tout-venants (Kasari et al., 1990), ou par les difficultés spécifiques à l’enfant présentant une DI à gérer les émotions négatives telles que la frustration (Jahromi, Gulsrud, & Kasari, 2008) ou la colère (Zion & Jenvey, 2006).

La pratique du psychodrame de groupe n’a qu’un effet modéré sur le groupe expérimental. Cependant, il a permis à ces adolescents de mieux appréhender certains états mentaux d’autrui tels que les conséquences des émotions, et particulièrement celles de la tristesse et de la peur. Ces résultats permettent donc d’envisager que ces adolescents auront une meilleure compréhension des situations sociales, de meilleures capacités d’ajustement face à des situations émotionnelles. Sur le plan de la compréhension des croyances, très peu de différences ont été observées. Le test de distinction apparence-réalité est le seul pour lequel une différence significative est observée entre les groupe expérimental et contrôle lors de la deuxième passation des tests ; ces résultats concluent en l’intérêt du psychodrame pour envisager que l’on puisse avoir deux représentations différentes d’un même objet, capacité développée par le « faire semblant » et valident l’hypothèse de Lillard (1993), selon laquelle le psychodrame développe la capacité à disposer de deux représentations d’un même objet.

Enfin, le test en compréhension des intentions a aidé les chercheurs à appréhender le fonction-nement de certains adolescents de manière plus individualisée. Nous remarquons que beaucoup de jeunes projettent leur propre vie interne sur les situations (« il appelle sa maman pour lui dire qu’il part de l’école »), ou peinent à se projeter à la place d’un personnage adulte, et lui font adopter une position infantile (« il appelle sa maman/son papa [pour demander de l’aide] »). D’autres miment l’urgence, sans nommer la personne à appeler, ce qui témoigne d’un manque de ressources pour faire face à une situation potentiellement dangereuse. Ces résultats rejoignent ceux de Parent, Boisvert, Paré, Gariepy et Ayoue (1995), qui ont démontré que les adolescents présentant une DI ont plus de difficultés à faire appel spontanément à des connaissances sociales, qu’ils ont parfois acquises sans savoir les appliquer. Les scores pour ce test n’ont pas évolué de manière significative entre les deux passations.

Conclusion

Les résultats de cette étude démontrent que les adolescents ayant participé au psychodrame ont amélioré leurs compétences en ToM dans le domaine des émotions et des croyances. Une évolution dans la compréhension des conséquences des émotions chez autrui, et dans la distinction entre apparence et réalité a été observée. Cette étude conclut donc à l’intérêt du psychodrame de groupe dans la compréhension de certains états mentaux d’autrui, bien qu’elle présente certains biais comme l’absence de regard sur l’environnement familial ou la moindre durée de l’étude.

Dans ce sens, il est pertinent de considérer que certaines pratiques en psychologie à visée thérapeutique peuvent aussi avoir un effet sur la construction de la pensée et les habiletés sociales. L’originalité de cette recherche réside dans la mise en lien d’une pratique clinique avec un concept issu de la psychologie cognitive. L’objectif était de proposer un décloisonnement dans les approches scientifiques très souvent mono-théoriques. Mais elle questionne aussi le champ de l’évaluation des pratiques professionnelles du psychologue, à l’heure où les psychothérapies sont pensées et évaluées en termes d’efficacité, et où les pratiques d’orientation analytique sont remises en question.