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Présentation

D’entrée de jeu, Micheline Milot nous propose un texte qui se veut une dénonciation à mots découverts de tout ce qui soutient les volontés politiques et populaires visant à éliminer de l’espace public et fonctionnarial québécois les signes religieux de toutes sortes, particulièrement ceux des minorités. Elle souligne que l’exercice d’application d’une laïcité de l’État, qui consiste finalement à promouvoir «l’égalité entre tous les membres de la société» (p. 12), peut engendrer «une crispation identitaire chez ceux qui se voient refuser la reconnaissance de ce qu’ils sont» lorsqu’il y a «interdiction radicale de l’expression des identités, sans motifs valables au regard du droit civil ou criminel» (p. 16). Ce texte, qui se conclut en stipulant que «dans une société démocratique, on ne peut proclamer que la liberté de conscience et de religion est fondamentale tout en l’amputant des formes d’expression religieuses qui irritent certaines sensibilités » (p. 16), donne finalement le ton pour le reste de l’ouvrage, du moins pour une majorité de ses chapitres.

C’est ainsi que Jean Baubérot propose un état des lieux historique sur la place de la religion en France, en s’attardant également à ce qu’il est advenu de la présence de la soutane catholique et du foulard musulman dans l’espace public français, deux «cas» séparés par plus d’un siècle. Gérard Bouchard expose lui aussi quelques éléments de contexte, mais cette fois au Québec, et résume la position que nous lui connaissons à l’issue de la commission qu’il a coprésidé. Sur le cas du Québec, Georges Leroux y va d’un contre-argumentaire à l’endroit du républicanisme prôné par son compatriote Guy Rocher, élaborant sur «la question du visage de l’État, ou de la neutralité comme apparence» (p. 33). L’ancienne Charte des valeurs et ses arguments fondateurs fallacieux sont quant à eux décortiqués par Jocelyn Maclure, charte qui servira ensuite de prémisse à Guy Ménard pour nous présenter, opposer et finalement suggérer de juxtaposer deux «matrices», soit celle des droits individuels anglo-saxons et celle du républicanisme français. On retrouvera également la charte dans le texte de Pierre-Luc St-Onge qui réfléchit sur «l’instrumentalisation de la laïcité dans le discours politique québécois» (p. 107). Denis Jeffrey, grand responsable de ce collectif d’auteurs, se commet lui aussi, plus précisément sur le voile musulman, un sujet qui sera également traité dans les textes de Meryem Sellami, David Koussens, Jean-René Milot et Raymonde Vendetti.

Dans une orientation plus scolaire, Bruce Maxwell, Kevin McDonough, David Waddington et Marina Schwimmer se penchent longuement sur la question à savoir si «renoncer au port de signes religieux était une question d’éthique professionnelle pour les enseignants?» (p. 117). Le programme québécois d’Éthique et culture religieuse (ECR) et la laïcité qu’il propose sont analysés par Marjorie Paradis, alors que Nancy Bouchard puis Mireille Estivalèzes traitent de la posture professionnelle des enseignants dans ce même programme. Louis LeVasseur et Sivane Hirsh s’intéressent quant à eux plus globalement à la laïcité, respectivement dans notre système scolaire et dans la société québécoise. C’est finalement dans une conclusion à l’avenant que Denis Jeffrey nous propose un dialogue où s’étalent «les arguments prohibitionnistes et les réponses antiprohibitionnistes au sujet des signes religieux ostensibles.» (p. 181)

Point de vue

La grande force de cet ouvrage collectif consiste à réunir une vingtaine d’essais qui permettent de cerner une problématique aussi complexe que celle de la laïcité. Ces textes, il faut le souligner, sont pour la plupart très brefs, s’étalant tout au plus sur une dizaine de pages (en format de poche, qui plus est). En ce sens, il est évident que chacune des contributions se doit de prendre une orientation bien précise et être concise dans son propos. Le résultat est donc un éventail d’écrits de diverses natures – philosophiques, juridiques, sociologiques, éthiques, scolaires, historiques – qui donnent une couleur particulière à l’ouvrage. Cela permet d’étudier la laïcité et le fait d’arborer des signes religieux en public sous plusieurs angles. Par exemple, avoir plus de cinq textes ayant comme objet principal ou secondaire le hidjab pourrait amener de la redondance dans le propos, mais ce piège est en grande partie évité ici. Relevons un autre aspect qui transcende l’ensemble de l’ouvrage: en faisant plusieurs allers-retours entre la France et le Québec, les auteurs mettent bien de l’avant les similarités, mais surtout les différences qui rendent difficilement transférables les tenants et aboutissants de la laïcité française. Cette réalité touche le cas du foulard islamique, mais également plus largement la place de la religion dans notre société.

Si ce livre relève aisément le test de la pertinence, certains textes suscitent des interrogations. Dans le champ d’expertise qui est le nôtre, l’éducation, une proposition de Maxwell et al. nous a interpellé. Les auteurs se demandent si, en certaines occasions, les enseignants devraient volontairement, par éthique professionnelle, ne pas porter de signes religieux contrairement à ce qu’ils auraient normalement fait. Au final, les auteurs répondent par l’affirmative, en fonction de trois situations particulières: (1) lors de cours d’enseignement religieux, confessionnels ou non; (2) lors de cours d’éducation à la sexualité; (3) lorsque «la communauté ou les parents pourraient craindre qu’ils [les enseignants] abusent de leur position de pouvoir pour promouvoir leurs propres croyances religieuses» (p. 132). À cet égard, l’exemple donné pose le cas d’un enseignant catholique qui travaillerait dans un milieu à forte concentration d’immigrants musulmans. Si, de prime abord, l’argumentaire lié à ces trois cas semble aller de soi, il nous apparaît se positionner à l’encontre de la vision d’ouverture d’une laïcité «à la québécoise». Surtout, cela semble contredire tout un volet du programme d’ECR, dont l’une des finalités est la reconnaissance de l’autre, laquelle se base sur la reconnaissance de soi, en tant qu’individu croyant ou pas. Bref, à vouloir se montrer accommodant, l’enseignant qui cache une partie de son identité, bien que volontairement et temporairement, ne joue-t-il pas le jeu de l’intolérance? Ou encore, promeut-il involontairement le message qu’il n’est pas possible d’être croyant et ouvert aux autres, non esclave d’une doctrine religieuse stéréotypée, ce que lui-même cherche à inculquer à ses élèves? Ce questionnement montre bien toute la complexité des enjeux analysés dans ce texte ainsi que dans l’ouvrage. De fait, l’un de ces enjeux concerne la posture professionnelle des enseignants d’ECR, un sujet qui fait couler beaucoup d’encre depuis l’instauration de ce programme en 2008. Mis simplement, le Ministère exhorte les enseignants à demeurer cois sur leurs convictions, ce que plusieurs approuvent (dont Estivalèzes qui explique son raisonnement dans ce recueil), alors que d’autres relativisent cette demande de par la nature même du programme qui invite à s’ouvrir à l’autre dans la franchise et le respect. Bouchard, même en prenant finalement position pour le statu quo, fait bien ressortir la thèse de chaque camp, ce qui ajoute à la compréhension de la problématique; il s’agit là d’une contribution heureuse.

En conclusion, revenons justement sur la conclusion de l’ouvrage, écrite par Denis Jeffrey lui-même. Se voulant en quelque sorte un résumé réunissant les principales idées émises par le collectif d’auteurs, Jeffrey fait un exercice intéressant. Ainsi, il met de l’avant une série de dix arguments prohibitionnistes, donc qui soutiennent l’interdiction du port de signes religieux chez les agents de l’État. Cependant, autre preuve de la complexité de la question, il leur accole ensuite dix réponses antiprohibitionnistes. Évidemment, le lecteur comprend rapidement où se situe l’auteur lui-même, ne serait-ce que par la longueur à l’avantage des réponses qui servent les arguments prohibitionnistes, mais de mettre en parallèle ces deux visions ajoute une profondeur à la réflexion sur le sujet.

Si nous avions un ultime reproche à formuler à ce recueil, il se porterait, curieusement, sur un aspect qui ne concerne pas son contenu : son titre. Alors que les essais proposés pourraient, voire devraient, intéresser autant les penseurs, les enseignants, le grand public que les dirigeants (surtout!), son intitulé – Laïcité et signes religieux à l’école – semble le confiner à un lectorat circonscrit. Or, tel ne devrait pas être le cas. Il est à espérer qu’il se retrouvera entre les mains d’un auditoire aussi large que possible, étant plus que jamais, et sans doute pour un certain temps, d’actualité.