Corps de l’article

1. Introduction: la porosité de l’espace dans une université de service

L’université québécoise contemporaine est traversée par une injonction forte d’arrimer la recherche et l’action, l’université et les milieux de pratiques. Les organisateurs d’un colloque de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) rappelaient ainsi que «les organismes socioéconomiques et gouvernementaux, externes à l’université, sont de plus en plus avides de collaborations de toutes sortes avec l’université» (Brodeur et Fontan, 2012). Ceci s’accompagne d’une large diffusion des expressions «transfert» ou «mobilisation» des connaissances – allant de la transmission des résultats de recherche aux utilisateurs concernés à l’utilisation des résultats engendrant «des changements tangibles dans des pratiques professionnelles ou des services publics offerts aux citoyens» (Groupe de travail sur la mobilisation des connaissances, 2009).

Ce paradigme, où l’université est conçue comme une institution au service de la société (Lessard et Bourdoncle, 2002), traverse particulièrement les champs de recherche qui sont en grande proximité avec les mondes professionnels (éducation, travail social, santé, etc.). La faculté devient dès lors un:

espace de formation dotée d’une spécificité [qui] tient à la rencontre des deux aventures humaines fondamentales, celles de l’action et de la réflexion, [et tient essentiellement] à une transaction entre l’université, en tant qu’institution de haut savoir, et des groupes professionnels, en tant qu’instances responsables d’activités sociales considérées comme importantes.

Ibid., p. 146

C’est dans le cadre de ce «nouveau»[1] paradigme que se multiplient les appels d’offres pour des recherches à visée de transfert, insistant sur la «pertinence sociale», les liens avec les instances décisionnaires (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS]; commissions scolaires [CS]) ou intermédiaires (Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec), voire les partenariats avec les milieux (organismes sans but lucratif, organismes privés ou publics). Dans son plus récent appel d’offres d’actions concertées à destination des universités, le Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC) affirme ainsi: «Les projets proposés devraient contribuer à soutenir le MELS et les commissions scolaires» et invite par ailleurs «les chercheurs [à] s’associer à d’autres chercheurs [...] ou encore à des organismes ayant une expertise en cette matière» (FRQSC, 2014, p. 5). Ce «cadrage» de l’activité scientifique ne concerne pas strictement le Québec. Des analyses antérieures montrent que les modes de gouvernance post-bureaucratique en vigueur dans de nombreux pays occidentaux s’accompagnent d’un pilotage accru de la recherche de la part des systèmes nationaux et supranationaux (Ozga, 2008), mais aussi de la part d’entités intermédiaires ou locales dans un contexte de décentralisation (Maroy, 2008).

Ces agencements ne sont pas sans poser question aux chercheurs qui s’engagent dans des études subventionnées par des organismes publics ou dont le cadre est fortementdicté par les instances politiques. Dans le champ éducatif par exemple, certains vont même jusqu’à s’inquiéter des risques d’une «sociologie d’état» (Poupeau, 2003) de par la force d’imposition des objets et des problématiques du politique vers la recherche. Plus récemment, plusieurs auteurs interrogent les interactions entre «connaissances et politiques» (Demszky et Nassehi, 2014; Derouet, 2006; Mangez et Mangez, 2011; Mangez et Vanden Broeck, 2014; Ozga, 2008, 2011; Saint-Pierre, 2006; van Zanten, 2008, 2013) en tentant de comprendre les enjeux induits par la rationalisation croissante de l’activité administrativo-politique nationale ou supranationale s’appuyant sur les savoirs scientifiques: hybridation de la recherche (multi-partenariat: États, groupes privés, laboratoires de recherche); imbrication de la recherche dans l’économie; exigence de transdisciplinarité; prédominance du comparatisme (voir Ozga, 2008).

Cet article fait écho à de tels questionnements à un niveau régional. Il découle d’une expérience de recherche commanditée par une entité régionale chargée de questions éducatives au Québec. En 2011, notre équipe de recherche était sollicitée afin d’effectuer une étude en vue d’identifier les facteurs expliquant la moindre présence de jeunes de moins de 20 ans (J-20) en formation professionnelle (FP). Cette commande interrogeait une question actuelle dans la mesure où une prescription ministérielle, publiée en 2008, enjoignait à l’ensemble des responsables du système éducatif d’améliorer sensiblement la présence des J-20 en FP. Chemin faisant, des questions se sont posées à «nous» chercheurs, dans nos relations à «eux», acteurs politiques. Recherche et politique, de quels espaces est-il question? Comment envisager la question du transfert entre deux espaces qui semblent si différents, tant sur le plan du langage que de la mission? Comment analyser les relations entre des acteurs et des institutions de culture et de positionnement à la fois similaires et distincts?

2. Espèces d’espaces: cadre de référence pour l’analyse des relations entre la recherche et le politique

2.1 Champ scientifique et champ politique

Dans les travaux de recherche, il est d’usage de distinguer le champ[2] scientifique proprement dit (espace de production d’intelligibilité), le champ politique (espace de la responsabilité institutionnelle et des prises de décision) et le champ praxéologique (espace de la mise en oeuvre). Nous traiterons exclusivement dans ce texte des liens entre le champ scientifique et le champ politique.

2.1.1 La science dans le champ politique

Depuis les analyses de Foucault (1975), on sait que le champ politique, dans son fonctionnement moderne (XVIIe), est tissé par et avec le savoir. La disciplinarisation des populations est cohérente avec la naissance des disciplines (Foucault, 1966) et n’a pu se réaliser que depuis une instance épistémique qui en fournit une sorte de légitimité et de cadre de pensée (Foucault, 1969, 1975). Par exemple, comme le rappelle Desrosières (1993), des liens étroits existent historiquement entre l’usage des statistiques, la construction de l’État, son unification et son administration. Il y a donc de la science dans le politique. Il serait cependant réducteur de penser que le champ politique recourt à l’expertise scientifique pour une seule visée d’efficacité accrue. De manière implicite et en partie inconsciente, des intentionnalités «de cohésion, de légitimité et de médiation» (van Zanten, Ibid.) filtrent: désir des dirigeants d’améliorer leur crédibilité et d’asseoir leur charisme; souhait d’installer un consensus avant l’implantation d’une réforme; volonté d’engager les acteurs, de favoriser la négociation, d’impulser des initiatives. Il existe bel et bien un usage politique des savoirs scientifiques. Ces derniers sont tout autant ce qui est susceptible de rationaliser une action politique (fonctionnalité externe) qu’un capital à détenir pour des enjeux inhérents à la constitution même du champ politique (fonctionnalité interne).

2.1.2 Le politique dans le champ scientifique

En miroir inversé, le champ scientifique n’est pas indemne d’enjeux et de présupposés politiques. Latour (2001) ou Bourdieu (1997) décrivent ainsi le champ scientifique plus ou moins perméable aux contraintes politico-économiques. On sait ainsi que capital scientifique et capital social (ou médiatique) ne sont pas en complète indépendance, et ce, plus particulièrement pour les disciplines en sciences humaines, réputées plus hétéronomes[3]. Dans la recherche en éducation particulièrement, le pouvoir de «réfraction» du champ (Bourdieu, Ibid.) est faible. Cela entraîne une forte perméabilité aux contraintes et demandes externes (particulièrement politiques). Ainsi, les «problèmes politiques» s’y expriment plus souvent directement: imposition d’objets de recherche construits par et pour le politique; imposition de méthodologies; valorisation des savoirs univoques, universels, indiscutables et «socialement robustes»; identification des «meilleures» pratiques ou demandes expresses de recommandations (Mangez et Vanden Broeck, 2014; Ozga, 2008). Nous reviendrons sur ces aspects dans l’analyse que nous proposons de notre recherche.

Comme l’écrit Bourdieu: «plus un champ est hétéronome, plus la concurrence est imparfaite et plus il est loisible aux agents de faire intervenir des forces non scientifiques dans les luttes scientifiques» (Ibid., p. 26). Il y a du politique dans la science. En outre, Mangez et Vanden Broeck (Ibid.) rappellent que l’investissement des chercheurs dans un projet de recherche s’accompagne d’enjeux autres que scientifiques, le plus souvent invisibles ou tout au moins non maîtrisables: quête de pouvoir; désir de reconnaissance au sein de leur institution d’origine; fuite des tâches d’enseignement. À cet égard, l’étude de Gozlan (2015) sur la mise en place du critère d’«impact» social dans les dispositifs d’évaluation des laboratoires scientifiques montre que les prises de position des acteurs académiques découlent non seulement de leur appartenance disciplinaire, mais aussi de la place hiérarchique qu’ils occupent. Les logiques pratiques des chercheurs sont ainsi parfois commandées par des logiques autres que celles de production de savoirs scientifiques. Les deux champs ne sont donc pas purs, en l’état, et leur intrication est plus importante que l’on ne pense spontanément.

2.1.3 Des systèmes fonctionnels distincts

Les analyses des espaces politiques et scientifiques en termes de champs de pouvoir, pour intéressantes qu’elles soient, ne montrent pas précisément les logiques et modes opératoires qui spécifient chacun des systèmes, l’un par rapport à l’autre.

Pour van Zanten (2008), le champ politique, à dominante cognitivo-instrumentale, utilise les connaissances pour résoudre des problèmes et trouver des solutions. Le champ scientifique quant à lui, à dominante cognitive, utilise les connaissances comme moyen d’aboutir à une plus grande intelligibilité du réel. On le voit, la dimension cognitive n’est pas du seul ressort scientifique. Toutefois, si chaque champ est en recherche, il ne recherche pas la même chose. Comme l’écrit Sarrazy (2010) «comprendre comment ça marche est une chose, faire en sorte que ça marcheen est une autre».

Dans une perspective luhmannienne, différents auteurs analysent les espaces politique et scientifique comme deux systèmes fonctionnels distincts qui ne peuvent communiquer entre eux (Demszky et Nassehi, Ibid.; Mangez et Vanden Broeck, Ibid.). D’une part, le politique et le scientifique fonctionnent selon leurs propres normes, routines et conditions de plausibilité à l’intérieur desquelles le savoir en jeu est ontologiquement de nature différente:

The logic of knowledge production in the sphere of science is a logic of debating, doubting and rejecting knowledge claims. [...] Policy-making obeys a diametrically opposed logic. Policy is a practice of making visible and identifiable decisions that are supposed to change the social world. In such a context, the admission of doubt is fatal.

Demszky et Nassehi, Ibid., p. 262

D’autre part, les formes de référence inhérentes à chaque système sont spécifiques et le plus souvent antagonistes. Par exemple, la nature de la réflexion (lorsque le système se réfère à ses propres opérations) est majoritairement de nature épistémique dans le champ scientifique, relative aux positions de pouvoir dans le champ politique:

For science, the difference between power and lack thereof simply does not constitute a “difference that makes a difference” (Bateson, 1972, p. 315): it holds no informative value whatsoever to judge the truthfulness of a scientific statement. The binding character of political decisions is dependent not on the truth of what has been decided but only on the power that corresponds to the position of the decision-maker.

Mangez et Vanden Broeck, 2014, p. 123

Du point de vue de la théorie des systèmes sociaux autoréférentiels et fermés de Luhmann, il semblerait donc impossible que le système politique et le système scientifique communiquent directement: «there is no chance for communication between them» (Mangez et Vanden Broeck, Ibid.). L’idée d’un simple transfert des savoirs scientifiques vers le politique serait intenable dans la mesure où les deux systèmes opèrent selon des logiques de communication radicalement opposées. Ainsi, le politique demande aux chercheurs de présenter leurs résultats dans des formes facilement lisibles, compréhensibles, non équivoques, signifiantes et directement utilisables (Mangez et Vanden Broeck, Ibid.), alors que la logique de communication à l’intérieur de l’espace scientifique se fonde sur des principes de débat, de mise à l’épreuve des résultats, de spécifications dans les domaines d’application... Dialogue de sourds pour autant?

Ces analyses permettent de penser le fonctionnement des systèmes clos, dans une approche de la communication au sens de la communicativité où «un destinateur communique un objet à un destinataire et celui-ci le reçoit» (Jacques, 1985, p. 13): «one performs (ouput), the other accepts (input)» (Mangez et Vanden Broeck, Ibid., p. 124).

Dans une perspective davantage ethnographique, il nous semble important d’explorer aussi ce qui se fonde et se joue lorsqu’un espace d’interlocution s’ouvre dans le temps de dialogue et d’étude d’une recherche subventionnée par le politique. Notre expérience nous a amenés à concevoir cet espace au-delà (ou en deçà) des modèles systémiques, en considérant qu’il était habité par des objets, des contenus, des dispositifs et des personnes qui collaborent à la fabrication d’un récit commun et singulier. Plutôt que de décrire chacun des deux champs constitués, notre analyse s’est ainsi orientée vers l’étude de cet espace tiers «[qui introduit] la réalité relationnelle de l’interlocution au titre de paramètre fondamental [et qui permet de] retrouver les conditions anthropologiques d’une communauté de communication» (Jacques, 1985, p. 14).

2.2 Les relations entre la recherche et le politique: un espace dialogique inscrit dans une histoire

Considérant ici, avec Jacques (Ibid.) la relation comme fondement de la signifiance, nous avions proposé ailleurs (Grossmann, 2009) que cette notion pouvait être appréhendée à partir de trois acceptions:

  • Indissociabilité de la production du sens et des personnes qui l’élaborent, «le connaître est à plusieurs voix [...] le registre référentiel et le registre interlocutif sont fonctionnellement indissociables» (Jacques, 1985, p. 54);

  • Multidimensionnalité des dynamiques de relation à l’autre (intersubjectives, organisationnelles, institutionnelles, culturelles), qui met en jeu les dimensions instituées ou collectives de la relation, «un individu peut appartenir à plusieurs groupes, parfois peu compatibles» et la dimension interpersonnelle qui lie «les hommes en tant que personnes, quel que soit leur groupe d’appartenance» (Ibid., p. 113);

  • Et, au sens premier de relater, fait de narrer, de fabriquer un récit, «la relation se fait corps dans le dire» (Ibid., p. 89).

Nous précisons ci-dessous comment chacun de ces traits informe la question des relations entre la recherche et le politique.

2.2.1 La relation comme espace d’interlocution et de production de sens

Dans son travail sur le dialogue, Jacques (Ibid.) s’attelle à esquisser la fabrique d’un «espace logique d’interlocution», lieu d’élaboration du discours et de la pensée, l’interlocution étant la «condition fondationnelle» de toute situation de réciprocité par signe. Interroger ce qui peut se dire «entre nous» implique d’explorer le sens produit selon une relation singulière. Analyser la situation de signification exige de tenir compte de «son rapport à l’extérieur de la linguistique, tant du côté des sujets que de l’objet du discours» (Ibid., p. 153). Chaque objet de recherche et les questions politiques qui s’y rattachent sont à comprendre (et entendre) depuis la situation d’interlocution qui les manifestent (dans notre cas: représentants de l’entité régionale – équipe de chercheurs de l’UQAM) et non comme objets ex nihilo épurés des sujets qui les questionnent, des enjeux symboliques dont ils sont porteurs, des demandes plus ou moins formulées qui se nouent entre les différents acteurs.

2.2.2 La relation comme mise en jeu de dynamiques intersubjectives, groupales, institutionnelles

Si Jacques (Ibid.) travaille la question du dialogue, et qu’il s’intéresse tout particulièrement à sa forme canonique entre deux (personnes), il considère néanmoins que les entretiens et discours réels se déroulent dans un cadre social:

Capables d’une relation de réciprocité, les énonciateurs sont aussi des individus au croisement de plusieurs communautés d’appartenance. Le contexte se complique en même temps qu’il s’empiricise dans le champ des forces du réseau social [...] Aussi bien ne manque-t-il pas de discours qui ont une structure dialogique très prégnante sans exhiber la forme du dialogue.

p. 156

Partant de ce postulat, il est possible de considérer cette pluralité de communautés en pensant les dynamiques multiples:

  • Le chercheur et le commanditaire dans une relation intersubjective (de même que l’interviewer et l’interviewé, le chercheur et ses collègues, les chercheurs et les assistants de recherche, etc.). L’espace de relation qui se tisse ici a des effets sur le sens produit;

  • L’établissement universitaire et l’entité régionale sont deux organisations ayant leurs propres modes de fonctionnement (service des partenariats, financement, livrables);

  • La recherche et le politique (en éducation) sont des institutions ayant chacune leur culture, leur temporalité, leurs normes, leur langage, leurs finalités.

Lorsque chercheurs et politiques dialoguent, c’est l’ensemble de ces instances qui s’entremêlent en plus ou moins grande affinité, dans une dynamique qui peut être, successivement ou simultanément, harmonieuse et conflictuelle:

La situation primaire de signifiance n’est pas d’accès direct. Elle est recouverte dans une proportion extraordinaire par toutes sortes de constructions, déviations, troncatures, qui sont l’effet de la vie pulsionnelle ou l’enjeu de la vie sociale.

Ibid., p. 38

Le processus de recherche commanditée et les résultats qui en découlent sont ainsi façonnés dans cet entrelacs de désirs, d’idéaux, de ressources et de contraintes.

2.2.3 La relation comme histoire

Si la relation entre la recherche et le politique est à comprendre comme un espace logique d’interlocution multidimensionnel, elle ne peut être appréhendée qu’en tant qu’histoire, et plus encore en tant que récit. Ainsi que le rappelle Becker (2009), le processus de recherche qualitative est un processus éminemment itératif:

Successful researchers recognize that they begin their work knowing very little about their object of study, and that they use what they learn from day to day to guide their subsequent decisions about what to observe, who to interview, what to look for, and what to ask about. They interpret data as they get it, over periods of months or years [...] They make preliminary interpretations, raise the questions those interpretations suggest as crucial tests of those ideas, and return to the field to gather the data that will make those tests possible.

p. 547

La relation «comme telle nous échappe», mais elle «laisse des traces dans l’interlocution» (Jacques, 1985, p. 89). Un regard rétrospectif peut ainsi être posé sur l’expérience de la relation qui passe par «une réappropriation seconde des effets qui sont seuls vécus» (Ibid., p. 136). S’agissant d’une recherche commanditée, l’analyse de l’espace de production de connaissances ne peut se passer d’un examen de la reprise de la commande initiale, du processus de collecte et d’analyse de données et des moments de restitution des résultats. La mise en récit de la «petite histoire» de la recherche permet ainsi de considérer la constitution d’un espace mouvant de dialogue et de négociation entre des représentants de divers ministères et gouvernements locaux et une équipe de chercheurs.

3. Questions méthodologiques

Les relations entre la recherche et le politique peuvent être envisagées ici comme un «objet second d’analyse», en ce qu’il ne constituait pas l’«objet premier» de notre étude – celui de l’accès et le maintien des élèves en FP. Le travail d’analyse que nous présentons dans cet article s’est donc déroulé pendant l’étude et a été formalisé dans l’après-coup. Peu aguerrie aux enjeux d’une recherche commanditée, gênée par une commande qui faisait craindre une possible instrumentalisation des résultats produits, mais aussi en vue de documenter le processus de recherche, l’équipe a rapidement pris la décision de garder des traces des échanges qui ont eu lieu, d’une part entre les chercheurs et les représentants politiques, d’autre part au sein même de l’équipe de recherche. Ce faisant, les membres de l’équipe se sont engagés dans ce qui pourrait être qualifié de démarche d’observation participante, où nous jouions le rôle de «participants comme observateurs» – selon la typologie de Gold (2003) – d’un objet second: les relations qui se tissaient entre la recherche et le politique. En somme, nous avions une double posture en tant que chercheurs «participant» au déroulement de l’étude et comme chercheurs «examinant» le déroulement de l’étude.

Les matériaux recueillis dans un journal de bord à entrées multiples constituent un corpus que nous commençons ici à défricher. Outre les données de nature pragmatique (date, heure, participants, lieu) et à l’instar de ce que proposent Burgess (1984) et Martineau (2005), les informations exploitées ici sont essentiellement de nature descriptive et méthodologique (les notes analytiques concernant l’objet premier n’étant pas traitées dans le cadre de cet article).

Les notes de nature descriptive permettent de documenter ce que les participants (chercheurs y compris) font, ce qu’ils disent et se disent, la nature des interactions, les événements qui se déroulent, etc. Nous y avons inclus par exemple les propos tenus lors de réunions ou encore dans des échanges de courriels ou téléphoniques en lien avec le processus de recherche.

Les notes méthodologiques permettent de garder des traces de la transformation de la commande, des modifications apportées à la méthodologie, des questionnements sur la posture des chercheurs et des relations entre les participants. Ces notes méthodologiques deviennent de fait, ici, des notes de nature analytique nous permettant d’éclairer l’objet second que sont les relations entre la recherche et le politique. Ces données recueillies et coproduites, tout particulièrement pendant la première phase de la recherche (mars-novembre 2011) ont été analysées de manière inductive, dans ce que Anadón et Savoie-Zajc (2009) décrivent comme «un va-et-vient entre l’induction analytique et l’abduction [permettant] de combiner de manière créative des faits empiriques avec des cadres heuristiques de référence» (p. 3-4).

Ayant précisé la notion de relation en tant que mise en récit d’un espace multidimensionnel d’interlocution, nous tentons dans la suite du texte de donner corps à différentes «espèces d’espaces» qui se sont constituées au cours de la recherche commanditée. Nous empruntons l’expression au livre éponyme de Perec (1974) dans lequel il se livre à un exercice d’exploration et d’ordonnancement des espaces qui nous entourent (de la page à l’univers en passant par le lit, la chambre, l’appartement, etc.): «il n’y a pas un espace, un bel espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de nous, il y a plein de petits bouts d’espace» (p. 14). Ces «bouts d’espace» sont inventoriés, décrits, racontés, dessinés, dans un ouvrage qui tente de saisir par l’écriture l’espace comme «un doute qu’il me faut sans cesse [...] désigner» et qui «fond comme le sable coule entre les doigts» (Ibid., p. 179-180). Dans ce qui suit, nous tenterons ainsi, à la manière de Perec, de poser un regard sur le déroulement de la recherche en examinant l’espace d’interlocution, dans ses dimensions organisationnelles, institutionnelles et culturelles et leur enchevêtrement dans la fabrication du sens et la production de connaissances.

4. Espèces d’espaces: négociation, compréhension, légitimations

4.1 Des préliminaires au temps long: un espace négocié

La petite histoire de cette recherche débute fin mars 2011 lorsque deux des trois cochercheurs, référés par un collègue à la veille de sa retraite reçoivent un message électronique en provenance d’un agent de liaison porte-parole d’une table de responsables de la formation professionnelle (FP). Dans ce message, une première ébauche de la commande est proposée. Il s’agit de «mettre en place un projet de recherche pour répondre à des interrogations sur la faible présence des jeunes de moins de 20 ans en formation professionnelle et technique». Un écrit nous est envoyé présentant le contexte et une problématique, des questions que nos interlocuteurs souhaiteraient aborder, ainsi qu’une demande de devis de recherche.

4.1.1 Faire dialoguer l’objet social et l’objet de recherche

Les deux chercheurs travaillent auprès des enseignants et des établissements scolaires de FP depuis plusieurs années, mais méconnaissent l’environnement politico-administratif du secteur. D’emblée, la lecture du texte transmis nous interroge sur plusieurs points, notamment au regard de l’objet problématique et nous concluons notre réponse à leur message ainsi: «[nous vous adressons] une question typique de chercheur: il serait important de préciser pour quelles raisons la moindre présence des jeunes de moins de 20 ans en FP est un problème réel?». Le décalage quant au regard porté sur l’objet deviendra très parlant avec le temps. Le jeune de moins de 20 ans est une catégorie statistique du ministère, un objet social qui s’impose à tous les acteurs de l’éducation par le biais des nouveaux instruments de gouvernance (conventions de partenariat et de gestion mises en place en 2008) et des cinq buts du MELS qu’ils sont tenus de poursuivre (deux des cinq buts concernent les moins de 20 ans[4]). Aux yeux de chercheurs, cet objet social (qui est la préoccupation première des commanditaires) ne va pas de soi et se présente difficilement en tant qu’objet de recherche[5]. L’objet «jeunes de moins de 20 ans» n’est pas interrogé par nos interlocuteurs. Quels critères président à cette tranche d’âge? Quels arrière-plans sociologiques, économiques, scolaires, etc. à la constitution de cette catégorie? Agents au service du MELS, leur position institutionnelle ne semble pas permettre de problématiser l’objet (comment remettre en question un but édicté par la Ministre qui les emploie?).

Nous demandons de rencontrer les personnes à l’origine du projet afin de clarifier la demande. Une réunion est organisée deux semaines plus tard dans les locaux de la direction régionale du ministère, à laquelle participent trois agents du MELS et l’agent de liaison. Ils insistent cependant sur le fait que «la demande n’est pas faite au titre du MELS» mais passe par une table de concertation qui regroupe des représentants des commissions scolaires, des cégeps, et de divers regroupements et ministères. Le rôle de la direction régionale (DR) du MELS serait d’«ouvrir les portes, expliquer le projet, fournir des analyses au besoin». La DR du MELS se positionne ainsi comme un intermédiaire incontournable entre l’université et la table de concertation, dans un contexte où son existence est régulièrement remise en question au niveau central. De facto, l’interlocuteur qui fera l’interface entre le commanditaire (qui finance) et l’équipe de recherche tout au long des deux ans du projet est un agent de la direction régionale. Nous pourrions faire l’hypothèse, mais cela reste à vérifier, que la présence constante de la DR contribue, entre autres, à légitimer cette structure décentralisée alors que le pouvoir central interroge la pertinence de cette entité[6].

4.1.2 Entre «comprendre» et «agir»

Dans le texte envoyé et au cours de la réunion préliminaire, nos interlocuteurs du ministère partagent (entre eux et avec nous) leurs hypothèses quant à la moindre présence des élèves de moins de 20 ans en FP. Leur regard se porte en premier lieu sur la perception négative qu’ont les acteurs vis-à-vis de la FP (les parents, les élèves, les enseignants et les conseillers d’orientation des écoles secondaires) ou vis-à-vis des jeunes (les enseignants et directeurs de FP). Ils sont sceptiques quant à l’efficacité des campagnes de publicité visant à promouvoir la FP et sont conscients de la difficulté de modifier les perceptions ambiantes. Aussi interrogent-ils avant tout le rôle des acteurs de première ligne (directions, enseignants, conseillers d’orientation, etc.) et estiment notamment que la FP est «un monde d’adultes [et] ne prend pas de jeunes». Ces connaissances dont ils nous font part émanent, d’après ce que nous comprenons, de l’expérience d’un de nos interlocuteurs qui a oeuvré en FP, et de «ce qui se dit» dans les commissions scolaires. Ce savoir «empirique» s’inscrit dans une logique de l’action dont l’équation pourrait être la suivante: «trouvons les causes du problème sur lesquelles nous pouvons agir et remédions-y».

En tant que chercheurs, nous nous situons davantage dans une logique de compréhension (voire de doute au sens de suspension du jugement). Nous interrogeons l’objet proposé pour explorer de quoi est fait le phénomène (quel est le taux d’accès/la proportion de jeunes en FP, dans divers programmes, etc.), dans quel contexte il intervient (celui de la métropole). Culturellement formés à fonder nos propos sur des écrits antérieurs, nous nous attelons à ressaisir les connaissances à l’aune de données existantes et de cadres théoriques dans lesquels nous nous inscrivons. Nous retrouvons dans les documents produits sur cette question (par le MELS, des associations professionnelles ou des consultants) des échos de ce qui nous est dit de la situation.

Une première problématisation de la question est soumise dans un devis proposant une approche essentiellement ethnographique qui permettrait de comprendre le parcours avant et pendant les études des élèves admis dans trois établissements d’enseignement professionnel distincts (en termes de présence des moins de 20 ans et de types de programmes offerts). La DR, considérant que les données concernant les représentations des élèves et de leurs parents sont suffisamment robustes, répond à notre devis en nous rappelant que la préoccupation des commanditaires est de se centrer sur «le personnel scolaire enseignant et non enseignant gravitant autour de l’étudiant allant de sa présence au secondaire à son inscription en FP, soit les enseignants (en FP et au secondaire), les directions de centres, les conseillers en orientation (au secondaire et en FP)».

La demande que le projet permette d’«outiller les commissions scolaires avec des pistes d’action» est formulée dès la première rencontre et reviendra comme un leitmotiv tout au long du projet de recherche. Quoique attentifs aux analyses produites en cours de recherche, nos interlocuteurs n’auront de cesse de rappeler la nécessité de formuler «des recommandations d’actions à mettre en place», «des recommandations de clientèles sur lesquelles intervenir», «des activités susceptibles d’améliorer la situation», pour «mettre en place des interventions auprès d’un groupe de personnes précis»: «On veut donc des résultats permettant d’agir sur des choses que les organisations scolaires peuvent contrôler» (en l’occurrence ici les personnels scolaires). Nous entendons la préoccupation de nos interlocuteurs, le souhait de s’assurer que «nous sommes sur la même longueur d’onde», et tentons de négocier un espace d’entente entre un «vous» et un «nous»:

«nous» sommes sensibles à vos préoccupations que nous résumerions ainsi: «Vous» (entendez ici «la table interordres») souhaitez agir sur des facteurs organisationnels et, à la lumière de nos résultats, conduire une politique d’interventions auprès des différents acteurs concernés. «Nous» comprenons ainsi que la recherche s’axe préférentiellement sur le personnel scolaire (enseignant et non-enseignant, du secondaire et de la FP). «Vous» désirez comprendre en quoi les perceptions de ces acteurs (que nous requalifions comme représentations et pratiques) influent sur la présence (accès et maintien) des jeunes de moins de 20 ans en FP [...] «Nous» postulons que l’étude des perceptions des acteurs du monde scolaire ne peut s’appréhender directement sans prendre en compte les déterminants structurels, contextuels, culturels et professionnels qui les conditionnent. Ces perceptions semblent devoir tenir compte des pratiques vécues et/ou effectives que ces acteurs mettent en oeuvre (pratiques d’orientation, d’inscription, d’enseignement, de gestion, etc.), qui s’inscrivent dans différentes «logiques» et qui facilitent ou font obstacle à la présence des jeunes de moins de 20 ans en FP (en termes de causes ou d’impacts). «Nous» considérons qu’il sera plus intéressant pour «vous» et pour les intervenants concernés, d’avoir accès à la complexité des dynamiques et ainsi de pouvoir disposer de plusieurs leviers d’action pour mener à bien votre mandat.

L’objet de la recherche (moins de 20 ans), la validité de certaines données produites par des cabinets d’audit et la cible identifiée (acteurs), évidents pour le politique sont tour à tour remis en question par le scientifique.

On le voit, deux milieux tentent de dialoguer dans un «lieu où le sens s’installe par la vigueur d’une parole différenciée et conjointe» (Jacques, 1985, p. 72): le milieu de la recherche qui vise à mieux comprendre la situation et le milieu du politique qui aspire à l’action. Bien que la frontière soit irréductible, chacune des parties fait valoir sa position et fait des compromis en tenant compte des attentes de l’autre. Le milieu politique accepte de s’engager dans une étude approfondie de compréhension des dynamiques (organisationnelles, structurelles et culturelles), abandonnant l’idée première de se concentrer sur des groupes d’acteurs. Le milieu scientifique ne fait pas l’impasse sur la question de l’action sans toutefois passer outre celle de l’analyse de la situation.

Il ne s’agit pas tant là d’une coproduction de savoir qu’une coconstruction des positions d’interlocution entre des chercheurs et des politiques: distincts mais dialoguant. Chacun demandant à l’autre de «reconnaître» la légitimité de la position qu’il occupe, sans toutefois souhaiter exiger de l’autre de devenir totalement même. L’ «intéressement» mutuel (au sens premier de inter-esse: entre deux) au processus de recherche suppose ainsi que les deux milieux (politique et scientifique), loin de fusionner en un espace commun gommé des différences originelles, négocient un espace tiers (espace d’interlocution) au sein duquel une problématisation entendue comme «entre-définition des acteurs» (Callon, 1986, p. 181) puisse advenir.

4.2 Un espace décuplé et protégé – «Quantitativiser» le qualitatif

Notre option initiale d’une approche ethnographique s’est progressivement transformée au cours de l’étude. Tel que précisé plus haut, la DR demande de concentrer notre regard sur les personnels scolaires de l’enseignement secondaire général et de la formation professionnelle. Les commanditaires évoquent plusieurs documents, déjà existants, produits à leur demande et traitant de la question des représentations qu’ont les élèves des métiers et de l’enseignement professionnel. Documents de référence dans l’esprit de l’instance politique, nous nous interrogeons sur les méthodes qui ont été utilisées pour recueillir les données et les analyser. En effet, une étude qui fait état d’une perception positive de la formation professionnelle a été réalisée à partir de mesures prises suite à une séance d’information (pour ne pas dire de promotion) auprès d’élèves du secondaire.

Lors d’une réunion avec la DR, nous évoquons ces limites méthodologiques et insistons sur la nécessité de consulter aussi (et de nouveau) les élèves. Cependant, nous entendons également que son regard souhaite se porter sur ce qui se passe à l’école secondaire (au moment de l’orientation des élèves). L’angle d’analyse nous semble pertinent et nous prendrons en compte cette demande dans la reformulation du devis. Alors que le scénario prévoyait d’explorer «ce qui se passe» dans trois centres de formation professionnelle (CFP) distincts, le nombre d’établissements (et de participants) se voit augmenté. Nous proposons de considérer deux CFP et deux écoles secondaires (ÉS), mais maintenons l’approche d’observation in vivo.

Lorsque le devis est présenté aux commanditaires (septembre 2011), chaque représentant (de ministère ou d’agence) semble souhaiter que l’étude traite d’une partie des dossiers qui lui incombent: les personnes issues de l’immigration, les étudiants du postsecondaire qui ne se sont pas inscrits en FP, les entreprises, les parents, etc. Parmi toutes les suggestions qui sont émises, un argument nous interpelle. Un nombre important de jeunes de moins de 20 ans quitte le secteur «jeune» pour terminer ses études secondaires dans les centres d’éducation des adultes (CÉA) et poursuivre en FP par la suite. Notre questionnement quant aux parcours des élèves étudiant en FP nous semble devoir prendre en compte ce public, et nous acceptons d’inclure des CÉA dans notre étude.

Nous voici donc devant une diversité d’acteurs (cadres, directions, enseignants, professionnels, personnels de soutien, élèves), trois types de terrains relevant de régimes pédagogiques et de modes de financement différents (CFP, ÉS, CÉA), qui oeuvrent dans des commissions scolaires ayant leurs spécificités (en tant que gouvernement local, chacune peut faire des choix différents quant au traitement de l’objectif 5). Bien que la faisabilité du projet ethnographique se trouve dès lors fortement compromise, nous continuons à penser, ou peut-être à espérer, qu’il nous sera possible (avec l’aide d’assistants de recherche) de faire des observations sans tomber dans la Blitzkrieg ethnography dénoncée en son temps par Rist (1980).

Un deuxième aspect, relevant de la dimension éthique qui structure aussi l’espace scientifique, contribue à modifier notre approche. Le secteur de l’enseignement professionnel est un microcosme dans la région concernée (une trentaine d’établissements) et les personnels de direction peuvent être aisément identifiés et sanctionnés. Nous sentons rapidement que notre recherche peut menacer les personnes qui acceptent de participer (à la demande des chercheurs, mais aussi sous le regard, voire à la suggestion de leurs supérieurs). Lors de rencontres préliminaires avec certains participants, des expressions telles que «j’ai la tête sur le billot» nous rappellent que si l’accès au terrain est facilité par une entrée par le haut, il expose davantage certains acteurs facilement identifiables. Nous faisons donc le choix d’interviewer un plus grand nombre de responsables afin notamment de protéger les directions des établissements dans lesquels nous approfondirons l’étude.

Un troisième facteur, relevant à la fois de l’espace politique et scientifique, oriente les choix de terrains que nous faisons. Nous nous trouvons aux prises avec un imaginaire scientifique dominant où le chercheur doit se soucier de la représentativité de son «échantillon», et selon lequel les commanditaires estiment que le nombre de personnes interviewées démontre le «sérieux» d’une étude, «par rapport à une recherche faite auprès de cinq enseignants dans une école» (propos tenus par un agent du MELS). L’éthos du chercheur, en tant qu’intériorisation de la norme d’excellence historiquement constituée (Zarca, 2009), le souci de légitimation de sa position par une quête de saturation des données et le doute quant à la scientificité de l’approche ethnographique (évoqués par Becker, 2009) nous amènent à leur tour à diversifier les terrains en enseignement professionnel afin d’obtenir des données qui tiennent compte des effets métiers (les programmes de mécanique automobile ou de soins esthétiques recrutent beaucoup de jeunes élèves, ce qui n’est pas le cas de programmes en santé ou en entretien général d’immeubles).

Enfin, la temporalité de l’espace politique dont il est attendu des actions rapidement mises en place (en avril 2011, les commanditaires avaient dans un premier temps demandé des résultats en vue de la rentrée scolaire de septembre 2011) entre en collision avec le choix initial de démarche. Au fur et à mesure que nous «étendons» nos terrains, le temps dont nous disposons pour faire des observations dans les quelques établissements ciblés se réduit. Partie d’une approche ethnographique sur trois établissements d’enseignement professionnel, l’équipe de recherche se trouve dorénavant sur un nombre de sites plus important, des terrains qui ont des modes de fonctionnement et des missions distinctes. À l’instar de Salaün (2012), nous constatons donc que des «déterminations institutionnelles (modes de financement de la recherche), épistémologiques (place ambiguë du qualitatif) et déontologiques (rapport enquêteur/enquêtés)» (p. 95) affectent le déroulement de la recherche commanditée. Nous n’avons ainsi pas réussi à éviter l’écueil qui amène les chercheurs à «quantitativiser le qualitatif» (Beaud, 1996).[7] Au terme de l’étude, nous aurons recueilli des données dans 21 établissements scolaires (dont 6 plus en profondeur) et auprès de 193 participants…

La question du temps mérite cependant d’être réexaminée. Si le temps dont dispose le politique pour mettre en oeuvre des actions et les faire valoir semble de prime abord limité, il ne s’agit pas d’un obstacle incontournable. Alors que la demande initiale était de présenter des résultats très rapidement (quelques mois), la recherche s’est finalement déroulée sur plus de deux ans. Le contrat a été signé en janvier 2012 (la temporalité des instances commanditaires et universitaires) et la collecte a débuté en avril de la même année (la temporalité du recrutement et de la formation des assistants et de l’entrée sur les terrains). Lors d’une présentation d’analyses préliminaires en novembre 2012, l’équipe a pu constater que les commanditaires appréciaient la fécondité d’une approche qualitative. Les échéances prévues ont été par la suite revues et corrigées afin de laisser davantage de temps aux analyses des chercheurs. La présentation des résultats a eu finalement lieu en janvier 2014, sans que cela pose réellement problème, si ce n’est une remarque sur le fait que «cela fait plus de deux ans que…». Comment interpréter ce paradoxe apparent entre la demande initiale et la réalité avérée? Est-ce que la temporalité du politique est aussi réduite que ce qui est annoncé? Est-ce que nous, en tant que chercheurs, aurions pu miser sur une temporalité plus longue?

4.3 Un espace révélateur: comment le savoir empirique du terrain fait émerger un objet jusque-là invisible

Une rencontre avec des responsables de la formation professionnelle au tout début de la recherche met au jour le problème avec lequel ces décideurs ont à transiger: «[le ministère veut] de belles statistiques ou bien...?». La question initiale concernant l’objet «jeune de moins de 20 ans» apparaît alors comme intimement liée aux nouveaux instruments de gestion imposés aux CS (conventions de partenariat) et aux établissements (conventions de gestion). La question à l’origine de la recherche nous est ainsi vite renvoyée: si la FP fonctionne bien pour les élèves plus âgés, quel sera l’impact d’une priorisation des plus jeunes en termes de coûts humains (la FP comme tremplin pour les personnes sans emploi/pour les nouveaux arrivants issus de l’immigration) et financiers (le mode de financement de la FP fonctionnant au nombre d’élèves qui persévèrent au cours de leur formation alors que les plus jeunes abandonnent plus fréquemment le programme où ils sont inscrits)?

Bien que nous ayons interrogé la figure du jeune de moins de 20 ans en FP, le politique vient ici apporter des connaissances qui manquaient aux chercheurs. Les nouveaux modes de gestion axée sur les résultats (GAR) rendent l’objet à la fois plus visible (tous doivent montrer qu’ils contribuent à l’atteinte de l’objectif d’augmenter le nombre de jeunes de moins de 20 ans en FP) mais aussi moins clair (pourquoi privilégier les moins de 20 ans alors que nombre de personnes qui sont plus âgées bénéficient d’un système leur permettant de rebondir sur le plan social et économique). De facto, ce sont donc les acteurs politiques (cadres) qui ont contribué à faire de la question du «jeune de moins de 20 ans» un objet davantage problématisé. Ceci nous amènera à interroger les intéressés quant à leur compréhension de l’objectif 5, dont nous avons analysé ailleurs les effets quant au retour du spectre de l’élève en difficulté (Roiné et Grossmann, 2014).

L’objectif 5, en insistant sur l’importance de la présence de «jeunes» en FP, venait raviver l’histoire douloureuse faisant de l’enseignement professionnel la terre d’accueil des élèves les plus en difficulté. Le jeune de moins de 20 ans se présentait ainsi aux yeux des acteurs comme le jeune en difficulté ayant décroché de l’école secondaire. Nous n’avions pas perçu de prime abord cette association des figures du jeune de moins de 20 ans et de l’élève en difficulté. Celle-ci est pourtant apparue assez rapidement avec les réserves de nos interlocuteurs quant à la spécialité affichée du troisième cochercheur (adaptation scolaire-enseignement spécialisé). La présence de cet axe de recherche a suscité des interrogations réitérées et une certaine méfiance dans la mesure où nous était clairement formulée une limite à ne pas franchir: «il ne faut pas que la FP soit synonyme d’échec scolaire»; «nous ne voulons pas que la question des élèves en difficulté soit explicitement abordée dans la problématique». Cette méfiance orientait le traitement de la question des jeunes de moins de 20 ans, dans un champ défini par avance et qui dès lors s’est révélée signifiante pour les chercheurs. Une tache d’ombre dans le paysage de la FP demeurait cachée et à cacher et s’avérait dangereuse à révéler eu égard à la volonté manifeste de construire un secteur scolaire homogène, clair et plutôt étincelant (effet d’anamorphose, voir Roiné et Grossmann, Ibid.).

4.4 Un espace de légitimation des positions

Comme nous l’avons écrit plus haut, nos interlocuteurs avaient identifié un certain nombre d’éléments de compréhension de la situation dans un texte soumis dès nos premiers contacts. Ainsi qu’ils l’écrivaient: «ces hypothèses restent au stade de la perception et de l’anecdote et ne sont pas nécessairement partagées par tous».

Un des premiers cadres que nous avons interviewé a brossé à son tour un portrait des facteurs qui s’est avéré globalement confirmé par les données recueillies dans la suite de la recherche. Lors de la présentation des résultats, il se voyait conforté dans plusieurs de ses analyses, et de ce fait légitimé dans les actions qu’il avait déjà entreprises. L’enjeu semblait moins relever de l’efficacité des actions que de la crédibilité de son analyse (enjeu charismatique décrit plus haut).

Lors des différentes séances de restitution des résultats, l’analyse présentée met en dialogue la parole recueillie au cours de la recherche auprès de différents acteurs (élèves, enseignants, conseillers d’orientation, directions, cadres) oeuvrant dans des secteurs qui se méconnaissent généralement (secondaire général, secondaire professionnel, éducation des adultes). Elle met également en dialogue une représentation construite par les chercheurs et les connaissances de terrain des acteurs. La restitution peut ainsi devenir un moment de «confrontation potentielle entre deux modes de représentation de la réalité» – et de «choc de temporalités» (Uhalde, 1999, p. 3-4) – des analyses produites en de nombreux mois devant être présentées de manière intelligible en deux heures ou moins. En l’occurrence, aucune confrontation n’a lieu lors des restitutions. L’analyse ne surprend pas mais fait effet de résonance. Ce qui nous est dit pourrait s’exprimer ainsi: «ce que vous nous dites, nous le vivons, nous le parlons, nous l’entendons – nous en avons donc une connaissance empirique. Pourtant, l’analyse présentée permet d’intégrer la diversité de nos expériences pour une compréhension plus complexe du phénomène». Pas de surprise ni de confrontation donc, mais une légitimation par la parole qui met en visibilité un objet problématisé dans une analyse polyphonique. Par exemple, la catégorie «jeune de moins de 20 ans» qui s’impose au terrain comme un objet indiscutable, une fois replacée dans l’écheveau des différentes logiques la spécifiant sur le terrain (gestionnaire, éducative, économique – voir Grossmann et Roiné, 2014), semble gagner en «mobilité» et pouvoir être réinterrogée.

L’espace qu’occupe la recherche semble par ailleurs se constituer comme un lieu tiers où les demandes de chaque groupe peuvent s’exprimer implicitement ou explicitement en vue d’être retransmises à d’autres. L’utilisation de cet espace est variable selon les acteurs. Les cadres et les directions semblent y voir un moyen de signaler aux responsables (des CS et du MELS) que les instruments de gestion font fi des contingences locales, notamment le fait que l’objectif 5 concerne l’ensemble de la province sans distinguer les spécificités socioéconomiques et culturelles locales. Alors que les enseignants du secondaire ne se sentent pas concernés et participent peu à la recherche, les enseignants de la formation professionnelle s’y engagent en grand nombre, comme s’ils y trouvaient l’écoute et la place qu’ils n’ont pas traditionnellement dans le paysage scolaire. Ils rappellent combien leur travail est complexe, leur insertion en enseignement problématique et le soutien peu présent. Nous apparaissons ainsi comme des témoins potentiels de la valeur de la formation aux métiers et des porte-parole (Callon, 1999) de la précarité de leurs conditions d’emploi et de travail. Enfin, l’agent qui faisait interface avec les commanditaires travaille pour une entité dont l’existence n’est pas assurée, et qui de fait sera «restructurée» au terme de l’étude. La recherche semble se constituer pour lui et l’organisation comme un moyen de montrer combien le poste occupé et la structure décentralisée peuvent être utiles en tant que «relais» entre le pouvoir central et les terrains locaux. Ici encore, l’espace se constitue comme lieu de légitimation ou de revendication.

5. Entre recherche et politique: un espace de relations et de production de sens

Nous cherchions, en posant un second regard sur ces quelques «bouts d’espace» d’une étude réunissant des chercheurs et des politiques, à comprendre les relations qui s’y nouent et à explorer comment s’y fabrique et y circule du savoir.

5.1 Un espace d’interlocution dialogique, des relations à géométrie variable

L’on peut considérer, au vu des analyses, que l’espace d’interlocution élaboré en cours de recherche a quelque chose du dialogisme. Ce qui s’est dit entre nous, chercheurs et politiques, est indissociable de ces relations entre les personnes, leurs positions respectives, leurs appartenances, etc.

Tels que relatés, les premiers moments de la relation entre les chercheurs et les politiques s’inscrivent dans un espace d’interlocution teinté de vigilance (crainte de l’instrumentation). Ce qui se dit entre nous, par la mise en débat de la commande, la négociation et les compromis, permet la reconnaissance des positions de chacun. La relation se construit dans la réciprocité – chacun agissant sur l’autre – mais dans l’asymétrie au sens où chercheurs et politiques ont des demandes singulières qui ne peuvent être confondues (tant sur la production de sens que de légitimation des places). En ce sens, dans la relation inaugurale de négociation que nous avons décrite, «ce qui est produit et recherché par les parties, [n’]est rien de moins que les règles ultérieures de leur rapport mutuel» (Jacques, 1985, p. 125). Elle permet de s’entendre sur un texte co-construit où les intérêts de chacun sont pris en compte.

Dans une telle relation, les acteurs, inscrits chacun dans leur monde de référence (ou leur système fonctionnel pour reprendre les termes de Luhmann), ont également à tenir compte de la communauté d’appartenance. Les politiques et les chercheurs sont ainsi aux prises avec une tension particulière. D’une part, ils tentent de construire du sens conjointement, dans le respect des positions des uns et des autres. D’autre part, ils ne parlent pas strictement en leur nom mais au nom de leur système d’appartenance, ses logiques, son langage, ses routines, et en cela ils défendent leur place. Ainsi que l’écrit Jacques (1985), «la plupart des entretiens concrets, en contexte social, nous trouvent dans l’obligation de parler «simultanément en tant que membres d’une communauté parlante et en tant qu’engagés dans un rapport interlocutif» (p. 115). Nous voici dans une interlocution en train de parler ensemble depuis notre place et notre position «une place: jamais tu ne seras à la mienne; une position: la mienne, prends-la si tu as mieux à dire» (Ibid., p. 99).

Les relations qui adviennent dans un espace interlocutif dialogique mouvant (fait de débats et de discussions mais aussi de négociations) sont ainsi à géométrie variable, selon ce qui se noue dans le déroulement des échanges. Lorsque nous posons à nos interlocuteurs «une question typique de chercheurs» (voir 4.1.1), nous signalons ainsi que nos positions quant à l’intelligibilité du monde ne sont pas les mêmes, tout en adressant cette interrogation à nos interlocuteurs (donc, en ne les excluant pas du processus de construction du sens de l’objet): il y a réciprocité. Lorsque nous disons «Nous interrogeons les résultats sur lesquels vous vous basez» (sondages de cabinets d’audit) ou «Nous postulons» (4.1.2), une asymétrie s’installe dans la relation en spécifiant notre position distincte de celle des politiques.

Comme nous l’avons vu, ceci n’est pas dénué de risques. La multiplication des terrains et des acteurs ne relève ainsi pas strictement d’une logique épistémique ou éthique. Notre position (et notre place) de chercheurs est reconfigurée par des enjeux de légitimité internes à l’espace scientifique (crédibilité de la recherche qualitative et des chercheurs), mais aussi par des enjeux de légitimation des décisions et des revendications des acteurs du champ politique.

Lorsque les acteurs mettent l’un d’entre nous – assigné à la place du chercheur qui réveillerait la figure de l’élève en difficulté – à l’écart dans l’espace d’interlocution (4.2), l’interdit (sans voix) se solde par l’éviction de l’objet d’un travail commun de production de sens. Cependant, l’interdit (au sens d’inter-dit) ouvre également une piste de réflexion pour les chercheurs. La «sortie» de l’interlocution produit du savoir en creux, la demande de silence étant en elle-même source de sens pour les chercheurs.

5.2 La production de sens en tant que «faire savoir»

Comme l’écrit Latour (2001), un fait peut s’entendre de deux manières: ce qui est donné (un fait est un fait) et ce qui est construit (un fait est ce qui se fait). Il serait tentant de postuler que l’espace politique recherche des faits (transférés ou à mobiliser) dans le premier sens du terme – des données tangibles, objectives et diffusables en vue de programmes d’action – et se préoccupe peu des faits, c’est-à-dire de la recherche en train de se faire: «on ne s’intéresse en général qu’à la science faite qui n’a finalement que peu de rapports avec la recherche» (p. 13). Sans doute faudrait-il nuancer l’axiome dans le cas de cette recherche commanditée. Si l’instance politique s’est avant tout attachée au livrable que nous étions appelés à remettre dans les temps impartis, elle a porté et «fait attention» (dans la polysémie de l’expression ) à la démarche scientifique.

Perception négative de la formation professionnelle, inefficacité des campagnes de promotion, facteurs économiques et structurels expliquant les contraintes de la filière... une grande partie des résultats que l’équipe de recherche a produits et publiés étaient sans aucun doute «déjà-là» comme savoirs plus ou moins visibles dans l’espace politique.

Comme l’écrit Callon (1999, p. 68) «le sociologue ne dévoile pas: il représente, et son succès dépend de sa capacité à rendre robustes ses représentations». Ainsi, l’activité des chercheurs se manifeste moins comme dévoilement que comme «performation» (Ibid.). Expliquons-nous. L’espace politique n’est pas dénué de savoirs empiriques à valeur explicative des problèmes à l’étude. Certes, l’objet social n’est pas problématisé (au sens donné par les sciences sociales), mais les types de questionnements (de terrain) mis dans l’espace d’interlocution concourent à sa problématisation (au sens scientifique). Chercheurs et politiques s’intéressent mutuellement et cet intéressement construit UNE problématisation[8]. Si, comme nous le pensons, les connaissances du politique sur la question des jeunes de moins de 20 ans, se présentent comme un savoir «déjà-là», il n’en demeure pas moins que ce savoir, plus ou moins explicite, plus ou moins élaboré et problématisé cherche une légitimation officielle que seule la science serait susceptible de lui donner. En ce sens, la «commande» (du politique) vis-à-vis de la recherche (comme dans le cas des recherches subventionnées) est aussi à comprendre et interpréter comme «demande» du politique vers la recherche.

On pourrait interroger le caractère déceptif des attendus de la relation entre espace scientifique et politique: les chercheurs sont le plus souvent déçus de n’être que partiellement compris, les politiques de ne pas avoir été (assez) entendus (notamment dans la commande). Pourtant, nous faisons l’hypothèse qu’un processus de «faire savoir» est à l’oeuvre dans cette histoire commune et n’est pas sans conséquence et sans intérêt pour chacune des deux instances. Nous parlons d’un «faire savoir» à entendre selon ses deux acceptions:

  • (sens 1) faire savoir = faire connaître, diffuser de l’information, rendre visible;

  • (sens 2) faire savoir = fabriquer du savoir (construire ensemble).

Dans le cas que nous venons de relater, le politique «représente» l’objet «Jeune de moins de 20 ans». Né dans l’espace politique, cet objet est rendu visible à l’espace scientifique lorsqu’il lui est adressé. En le «faisant savoir» (sens 1), le politique le fait, dès lors, exister en tant que tel dans l’espace scientifique. En l’adressant au scientifique, il lui confère un nouveau statut (d’objet jusque-là exclusivement politique, il devient objet d’expertise). Symétriquement, en le problématisant, l’analysant et le restituant à l’espace politique, le scientifique le rend lui aussi visible au politique, mais il le fait savoir (sens 1) foncièrement transformé et reconfiguré. Une nouvelle (re)présentation est à l’oeuvre: l’objet est devenu scientifique et ce n’est plus tout à fait le même objet qui revient dans l’espace politique. Ces deux «faire savoir» (sens 1) fabriquent un objet qui n’a plus la même valeur mais qui «fait savoir» (sens 2), dans le sens d’une meilleure intelligibilité et d’une expansion de sa problématisation. En ce sens, comme l’écrivent Callon (1986) et Latour (2007) la connaissance est bien une pratique sociale, il s’agit d’une «association» (ou d’une série d’associations en chaîne).

5.3 Transfert, mobilisation ou traduction des savoirs?

La mise en récit et l’analyse de cet espace d’interlocution nous incitent à interroger la conception classique des rapports entre champs scientifique et politique quant aux notions de transfert et de mobilisation généralement utilisées pour décrire la production et la diffusion des connaissances d’un milieu à l’autre. La notion de transfert est utilisée pour décrire le «transfert de savoir-faire, d’expertise, de compétences et de connaissances d’une partie à une autre, se traduisant par des avancées innovantes, rentables ou économiques pour le gouvernement, les organisations et les individus des secteurs privé et public, et pour la société au sens large» (Van Der Heide, Van Der Sijde et Terlouw, 2008, p. 91). Pour intéressante qu’elle soit, elle présuppose une sorte de commerce délimitant deux milieux: un milieu producteur (en l’occurrence ici, producteur de savoirs) et un milieu consommateur qui réceptionne l’objet de savoir et en dispose à sa guise ou selon ses moyens. Dans les cas les plus courants, lors d’une recherche subventionnée, le milieu scientifique produit les savoirs qui seront ensuite utilisés par le milieu politique (puis, le cas échéant, le milieu professionnel)[9]. En arrière-plan, on reconnaît métonymiquement une conception classique du savoir et de sa transmission: le savoir est un objet construit (ou détenu) par l’un et transféré (ou transmis) à l’autre (qui ne l’a pas). Le transfert s’apparente à la transmission dans son acception la plus classique.

La mobilisation des connaissances est le pendant de ce modèle. Ici, on insiste moins sur l’espace producteur et transmetteur de savoirs que sur l’acquisition et la construction de connaissances[10] propres à l’activité de l’espace récepteur. Il s’agit du même modèle dans la mesure où l’activité de construction de connaissances (et leur traduction en termes de décision) par le politique se réalise depuis l’activité conceptuelle princeps du scientifique. Là encore existent un espace producteur et un espace récepteur (ou consommateur). Seule la focale change, soit que l’on insiste sur la production de savoirs et sa transmission (le transfert), soit que l’on insiste sur la réception du savoir ou la construction des connaissances (la mobilisation).

Or, comme l’écrit Derouet (2006), «le transfert de connaissances construites dans un monde vers un autre est tout sauf naturel. Les concepts élaborés dans un milieu et donc en fonction des enjeux de ce milieu doivent être partiellement déconstruits et reproblématisés pour faire sens dans un autre» (p. 6).

Cette conception classique des rapports entre champs scientifique et politique pour ce qui concerne le transfert/mobilisation des savoirs/connaissances, repose sur un présupposé que nous avons interrogé: la dissymétrie radicale des deux espaces (l’un sait, l’autre non); la difficulté de prendre en compte le champ politique comme un espace de savoirs et de connaissances déjà là; et in fine la hiérarchisation des savoirs (la science comme seul régime de rationalité).

À ce modèle, nous préférons celui proposé par Callon (1986) et Latour (2007) dans le sens d’un principe de réciprocité des acteurs, d’associations en chaîne créant la réalité sociale (socius en latin signifie association), d’une problématisation vue comme entre-définition des acteurs (Callon, 1986, p. 181), d’une «traduction» dans l’échange des savoirs. Notre propos a consisté ici à montrer que ce qui se construit entre le scientifique et le politique repose plus sur un «échange de savoirs» inscrit dans des relations, des phénomènes de trans-capillarité et d’influences réciproques, que sur la prééminence et l’ascendance d’un milieu «savant» sur un milieu «agissant». Si, comme nous le pensons, tel est le cas, cela n’est pas sans conséquence sur la «fabrication» même du processus de recherche: problématisation comme entre-définition des acteurs, choix méthodologiques comme intéressement mutuel, restitution comme légitimations réciproques. Il y a fort à parier que in fine, le savoir produit se trouve lui-aussi irrigué par (endigué dans) cette histoire commune.