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Dans le numéro 39 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, intitulé « Pour une histoire culturelle du contemporain », de janvier-mars 1992, des historiens comme Pascal Ory, Christophe Charle ou encore Dominique Poulot tâchaient de poser les bases d’une « histoire sociale des représentations ». Un texte se démarquait, celui d’Alain Corbin, qui parlait alors d’une « histoire sans nom », que l’on aura tôt fait de qualifier d’histoire des sensibilités. Corbin n’est pas le premier à avoir sondé les profondeurs psychologiques des populations passées, mais sa marque sera décisive sur la manière de fonder une approche historique des hiérarchies sensorielles, des systèmes de perception ou d’émotions. Force est de constater qu’en France, comme en Angleterre ou aux États-Unis, cette tendance lourde est devenue dominante, mais pas pour toutes les époques. Qu’en est-il au Québec, et plus précisément pour ce qui est de l’histoire de Montréal ? La récente synthèse offerte par Dany Fougères et ses collaborateurs en 2012 a certes l’avantage de circonscrire la ville dans un temps, mais les approches restent, somme toute, classiques.

Yvan Lamonde a souvent prêché, dès la fin des années 1980, pour un renouveau de l’histoire culturelle et l’inclusion des problématiques posées par Corbin au territoire québécois. Ce manque, qui persiste encore aujourd’hui malgré quelques études majeures, n’est pas propre au Québec. En France, le XXe siècle est remarquablement peu étudié sous l’angle d’une histoire des sensibilités. D’ailleurs la revue Vingtième siècle, dans sa livraison de juillet-septembre 2014, intitulé « Histoire des sensibilités au 20e siècle », tâche d’amener les historiens du siècle à poser ces questions, donnant au passage quelques études de cas. Comme dans de nombreux cas, il manque souvent un ouvrage fondateur pour lancer une jeune génération d’historiens vers des questions neuves. The Feel of the City, bien qu’il soit l’oeuvre d’un jeune historien, bien qu’il soit issu de l’influence de nombreux travaux qui ont déjà défriché dans ce sens, comme ceux de Michèle Dagenais, Paul-André Linteau ou encore Jarrett Rudy, possède toutes les qualités pour provoquer un renouveau.

Issu d’une thèse de doctorat couronnée du prix de la meilleure thèse de doctorat de l’Université de Montréal dans le secteur des arts, lettres et humanités, l’ouvrage pose les bases d’une étude urbaine comparée entre Montréal et Bruxelles au tournant du siècle, soit de 1880 à 1914. Il ne s’agit pourtant pas ici de brosser un portrait des transformations physiques des deux villes, cet aspect de la recherche est grassement documenté. Tout l’intérêt du travail de Nicolas Kenny est de prendre à bras le corps cette notion de sensibilité et de l’attacher à des marqueurs sociaux quantifiables, ainsi des perceptions sensorielles, des pratiques corporelles, mais surtout, pour ne pas rester à un simple niveau d’évocation, de proposer une signification sociale et culturelle des transformations urbaines qui se produisent au cours de la période. Comme l’auteur l’explique, il s’agit de comprendre comment, à Montréal comme à Bruxelles, les habitants des deux villes intériorisent les transformations par le biais de leur corps.

Les poncifs de la Révolution industrielle ont longtemps présenté la ville comme un espace de déchéance et de décrépitude pour les hommes et les femmes qui « subissent » avec violence les transformations urbaines rapides qui s’y produisent. Cela aurait eu pour effet de désensibiliser les hommes face à leur environnement urbain. Nicolas Kenny montre exactement l’inverse. D’une part, les projets des administrateurs municipaux et privés entendent fixer les balises de la modernité en imposant de l’ordre dans le désordre. On organise alors la ville selon les fonctions auxquelles elle répond (commerciale, résidentielle, industrielle, récréative, etc.), cela afin de limiter les contacts entre les habitants de différentes classes sociales, renforçant l’idéal de « sanitize the environment » non seulement pour des raisons hygiéniques, mais aussi morales et sociales. Pourtant, d’autre part, les expériences physiques ne font que se multiplier. Le Montréalais ou le Bruxellois fait constamment l’expérience d’une sensibilité corporelle ; la foule, dans laquelle il se confond, l’attache à son environnement.

La réalité industrielle se décline en de nouvelles odeurs et de nouvelles sensations. Loin de désensibiliser, la Révolution industrielle provoque, au contraire, des expériences sensorielles nouvelles qui fondent une identité urbaine. Le boulevard, symbole de la rapidité des déplacements dans la ville, devient aussi un lieu où l’expérience corporelle s’enrichit ; il y est agréable de flâner, de s’asseoir et de discuter. Nicolas Kenny met au jour le paradoxe de la modernité en insistant sur une histoire du corps, autant celui des habitants que celui de la ville, qui se décline dans un ordinaire qui relève les temporalités multiples de l’espace urbain. Comme il l’affirme en conclusion : « this suggests a need to reconsider the reading of modernity as corporeal disconnect, a reading which has a tendency to substitute the proclaimed and oft-repeated ideal for the actual historical outcome » (p. 204). Essentielle, la lecture de The Feel of the City s’impose comme marqueur déterminant pour une histoire de la sensibilité urbaine au Québec comme en Belgique, et peut-être même davantage.