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Au cours de la dernière décennie, les activités qui dépendent du financement public ont été appelées à déployer des justificatifs de plus en plus étoffés quant à leurs retombées sociales. Il en est ainsi, certainement, du secteur culturel, comme il en est de la recherche universitaire. Dans ce contexte, les chercheurs en sciences humaines en général et en lettres en particulier ont multiplié les efforts pour rendre accessibles à la communauté les résultats de leurs travaux. Dans cette optique, parmi d’autres véhicules, l’exposition, greffée à des problématiques de recherche plus pointues, est apparue comme un moyen concret de sortir des tours d’ivoire et de rejoindre la population. Toutefois, l’organisation d’une exposition sollicite une multitude de savoirs, résolument interdisciplinaires, relevant de la muséologie, de la bibliothéconomie, de l’histoire, de la littérature, des communications, etc. Exposer la littérature, collectif dirigé par Jérôme Bessière et Emmanuèle Payen, pourra servir de guide à quiconque souhaite monter une exposition littéraire.

L’ouvrage est divisé en deux parties de nature distincte et comportant des objectifs spécifiques, ainsi convient-il de les traiter séparément : la première partie propose une réflexion sur les « enjeux » de l’exposition littéraire, alors que la deuxième constitue en quelque sorte un « guide pratique » des étapes menant à l’élaboration d’une exposition et des différents problèmes qu’un tel projet soulève.

La première partie du volume comprend neuf articles signés par des professeurs de littérature, des historiens, des critiques d’art, des professionnels de la programmation culturelle, des commissaires d’exposition. En l’abordant sous différents angles, elle vise en somme à répondre à la question suivante : comment exposer (faire voir, montrer, mettre en valeur) ce qui est d’abord destiné à être lu ? Car c’est là tout le défi de l’exposition « littéraire », au contraire d’autres types d’expositions qui, d’emblée, en appellent à un support de nature explicitement visuelle, comme les arts plastiques ou le cinéma. Pour Dominique Viart, qui signe un article sur « L’identité de l’oeuvre », l’exposition de la littérature pose problème, parce que « la littérature n’a pas de visage » (p. 67). Certes, on peut remettre en question cette vision restrictive qui définit la « littérature » uniquement à partir du « texte » et en exclut de facto toute sa construction sociale. Ainsi, toujours selon Viart, le « texte » étant immatériel, « il faut donc [lui] substituer une matérialité autre. » (p. 67) Pour l’auteur, le commissaire d’exposition en est donc réduit à emprunter des « figurations indirectes », des « détours » (p. 68), qui le conduisent, soit à représenter la vie de l’auteur, soit « la vie de l’oeuvre » (p. 69). En satirisant l’approche de Ste-Beuve et le « fétichisme biographique », Viart semble faire haro sur des décennies de recherche en sociologie de la littérature, qui contestent la centralité du « texte » comme unique élément de définition de « la littérature ». Car qu’est-ce, au fond, que « la littérature » ? Ne serait-ce pas, justement, la conjonction d’un texte et d’un contexte, qui subissent tous deux l’action d’une multitude de médiateurs, action qu’il est tout à fait possible de donner à voir dans une exposition, car elle se traduit par des objets éminemment matériels (manuscrits raturés parfois avec colère, lettres courroucées à des éditeurs, devis d’imprimerie, livres de comptabilité et rapports d’impôts, bibliothèques d’écrivains dont les livres sont annotés, portent des ex libris, etc.) ? La « littérature » n’est « immatérielle » que si on la réduit au seul élément « texte », composante parmi d’autres du phénomène social englobant qu’elle représente.

Reste que, comme le souligne Alain Fleischer, l’oeuvre « d’un écrivain n’est pas destinée à être regardée : la parole imprimée n’est pas une image [...] » (p. 84). Plusieurs autres articles de ce volume, en se dépouillant d’une stricte vision de la littérature comme « texte immatériel », font l’effort de réfléchir honnêtement aux problèmes liés à la monstration du littéraire. Ainsi, Alain Fleischer traite de la nécessité de trouver l’équilibre entre « l’exposition de la personne et celle de l’oeuvre » (p. 84). Jean-Max Colard propose quant à lui l’exploration de nouvelles « formes » de l’exposition littéraire (musées d’une fiction, exposition de personnages, adaptations expositionnelles, lectures performées, archives chorégraphiées, etc.) (p. 98-99). C’est sans doute d’ailleurs un des mérites de cette partie de l’ouvrage, que de chercher à dynamiser l’exposition littéraire par un renouvellement des formats et des pratiques. On lira avec intérêt le texte d’Olivier Chaudenson et l’entretien avec Guy Walter, lesquels insistent sur l’interaction entre l’exposition et d’autres manifestations liées au champ de la parole (lectures publiques, festivals, etc.). À ce propos, le portrait que trace Olivier Chaudenson de « l’écrivain, lecteur public » (p. 112) s’avère particulièrement édifiant en ce qu’il cerne une approche sinon nouvelle, du moins de plus en plus répandue de la promotion du littéraire, et qui consiste à faire participer l’écrivain à des soirées de lectures publiques. Les témoignages d’écrivains cités indiquent une revendication de la « performance orale » qu’il serait intéressant d’approfondir : « Il y a encore une quinzaine d’années, affirme Jeanne Benameur, […] on avait cantonné l’écrivain à devoir rester derrière une table pour signer (ou non, d’ailleurs !), balayant toute une tradition de l’oralité […].» (p. 113)

La seconde partie de l’ouvrage, qui comprend sept articles signés pour la plupart par des professionnels du monde des archives, bibliothèques et musées, entend fournir « un ensemble d’outils pratiques et des restitutions d’expériences » permettant « d’aborder en connaissance de cause un projet d’exposition littéraire, sous ses aspects les plus concrets » (p. 131). Force est d’admettre que ce mandat est parfaitement rempli et qu’à cet égard, le volume sera en effet utile à quiconque s’apprête à créer une exposition littéraire. On lira par exemple avec attention l’article d’Anne-Hélène Rigogne sur les défis que pose à l’exposition la monstration de manuscrits, aussi bien en termes de préservation (par exemple avec l’exigence de ne pas dépasser les 50 lux de luminosité) que de volume dans l’exposition (combien de manuscrits montrer, où les placer) et enfin que de présentation (les manuscrits d’écrivains sont-ils condamnés à la présentation horizontale ?). On comprendra également mieux le rôle de la scénographie dans l’exposition littéraire et on en circonscrira concrètement les différentes étapes grâce au texte de Monique Pauzat. Mentionnons enfin l’article d’Anne-Laure Stérin, qui fait le tour des nombreuses questions de droit liées à l’exposition des pièces d’archive. Il est dommage —mais tout à fait compréhensible— que ce texte se base uniquement sur la juridiction française : on ne peut qu’en appeler à la production de tels guides pour d’autres espaces géographiques, notamment pour le Québec. Il en va de même pour l’article sur « le financement des expositions littéraires », qui fait état des programmes subventionnaires français. Conçu sans doute essentiellement pour des lecteurs français, cet ouvrage s’avèrera certes utile pour des lecteurs francophones hors de France, mais ce sera au prix d’une certaine perte. Dans l’ensemble de l’ouvrage, les exemples d’expositions sur lesquels s’appuie le propos présupposent trop souvent une connaissance concrète des expositions tenues dans les grandes institutions françaises au cours des dernières années… institutions qui n’ont pas, pour des raisons évidentes, été fréquentées de façon aussi assidue par le reste de la francophonie.

En demeure tout de même un livre à acquérir et à parcourir avant l’élaboration d’une exposition littéraire, ne serait-ce que pour mesurer plus pleinement l’ampleur du défi auquel l’on s’attaque.