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Introduction : le débat sur l’émergence des nations

Depuis le célèbre article de Walker Connor (1990), When Is a Nation ?, la question du moment d’émergence des nations est devenue centrale dans le champ des études sur le nationalisme. Suivant les travaux d’Anthony D. Smith (1983 ; 1998), c’est autour de cette question qu’a émergé la division de la discipline en trois paradigmes théoriques : modernisme, pérennialisme et primordialisme. L’introduction de cette question dans le débat a été une réaction au consensus qui régnait alors autour du caractère moderne des nations dans les principaux ouvrages fondateurs de la discipline (Nairn, 1981 ; Gellner, 1983 ; Hroch, 1985 ; Hobsbawm, 1990 ; Anderson, 1991 ; Breuilly, 1993). Pour Smith (2002 : 6), la question de l’origine des nations ouvrait la porte a reconsidérer la place de celles-ci dans l’histoire, les différentes formes qu’elles prennent à différents moments et différents endroits, ainsi que les continuités et les ruptures avec des formes plus anciennes d’identités culturelles collectives.

C’est donc autour de cette question que le « débat classique » en théorie du nationalisme s’est structuré. Si nous mettons de côté les primordialistes, qui naturalisent le concept de nation avec des explications biologiques, culturelles, ou même ces deux types, le débat tourne essentiellement autour de l’émergence ancienne ou moderne de nations, opposant les positions pérennialistes et ethnosymboliques[1], pour lesquelles la nation est un type d’organisation politique et sociale dont les racines historiques peuvent remonter jusqu’au Moyen Âge (Hastings, 1997) ou même l’Antiquité (Grosby, 2005 ; Smith, 2005 : 104-109), et les positions modernistes, qui présentent l’émergence des nations comme le résultat d’une matrice de changements sociopolitiques et culturels associés à la modernité.

Comme en témoigne la table des matières de récents ouvrages introductifs en la matière (Ichijo et Uzelac, 2005 ; Hearn, 2006 ; Özkirimli, 2010), ce débat demeure central à la discipline. Le présent article propose une étude bibliographique critique de trois récents ouvrages qui s’engagent directement dans ce débat. Il a comme objectif de replacer ces travaux à l’intérieur du paysage de la discipline des études sur le nationalisme, mettant de l’ordre dans les différentes questions soulevées et identifiant les principaux points de friction. C’est par le biais de cette démarche qu’émergera notre argument central, qui pointe dans la direction de la stérilité théorique autour de la question du moment de l’émergence des nations. La prépondérance de cette polémique tend à détourner l’attention d’approches qui court-circuitent la question pour amener l’étude du nationalisme dans d’autres directions : ses dimensions cognitive (Brubaker et al., 2006 ; Langmann, 2006), discursive (Calhoun, 1997), genrée (Yuval-Davis, 1997), postcoloniale (Chatterjee, 1986) et internationale (Wimmer, 2013). De plus, la compartimentalisation des approches, sous l’égide de catégories énoncées par Smith, tend à masquer les différences entre les auteurs et à réduire les tensions productrices de nouvelles interrogations (Coakley, 2012 : 200). Cet aspect se remarque particulièrement chez les modernistes, qui ne sont pas sans débattre à propos des dimensions de la matrice processuelle moderne sur lesquelles ils devraient insister comme facteurs explicatifs centraux de leurs récits : le capitalisme (Nairn, 1981), la formation étatique et bureaucratique (Breuilly, 1993) ou la « société industrielle » (Gellner, 1983).

La première section de l’article est consacrée à l’élaboration de cette critique et aux tentatives de maintenir la question de l’émergence des nations au centre du débat théorique sur le nationalisme. La deuxième présente l’approche constructiviste, comme une nébuleuse de travaux qui convergent vers un débat « post-classique » dont l’interrogation centrale se déplace de l’émergence à la reproduction des nations. La section finale est construite sur la base d’une critique méthodologique des ouvrages étudiés pour conclure sur une piste de réflexion concernant la production théorique au sein de l’étude du nationalisme.

Vieilles questions et vieilles réponses : la critique du débat fondateur

C’est en dialogue avec le débat classique qu’Azar Gat (2013), auteur de Nations : The Long History and Deep Roots of Political Ethnicity and Nationhood, introduit la problématique menant son argument. Insatisfait du schisme qui est reproduit par ce débat, il prétend vouloir transcender ce dernier en offrant une perspective élargie sur les phénomènes de l’ethnicité et du nationalisme et leur relation historique. L’émergence des nations correspond, selon lui, à la formation des premiers États : elle est le résultat de l’évolution des liens biologiques et culturels qui ont donné naissance d’abord aux tribus et par la suite aux premières formes d’organisation politique[2]. Cette thèse s’appuie sur une définition de la nation que Gat, malgré l’absence de citation directe, affirme emprunter à Ernest Gellner (1983), un des théoriciens principaux de l’approche moderniste : « the nation as a rough congruence between culture or ethnicity and state » (Gat, 2013 : 2). L’auteur fait ici une interprétation très libre des propos de Gellner qu’il soustrait de leur contexte moderne ; il ne faut donc pas confondre leurs positions.

Après avoir exposé ces bases, l’objectif de l’ouvrage devient alors un retour historique afin d’identifier cette « congruence ». C’est de cette manière que Gat entreprend de démontrer l’importance politique de l’ethnicité à l’intérieur de différentes formes historiques d’organisation politique : Cités-États, royaumes dynastiques et empires. Depuis aussi longtemps qu’il y a eu des États, il y a eu, selon lui, des ethnies dominantes autour desquelles se sont bâties des nations, et les habitants de ces États nationaux prémodernes ont expérimenté des sentiments de solidarité envers leurs compatriotes (kinsmen), qu’ils soient « réels » ou « imaginaires ».

En développant son argument, Gat doit nécessairement entrer en dialogue avec les approches modernistes qui soulignent l’impossibilité au sein des sociétés prémodernes de développer des sentiments horizontaux transcendant les inégalités économiques et statutaires. Ces sociétés sont essentiellement agraires et formées de communautés paysannes disparates et isolées : si certaines formes de solidarité peuvent se développer dans ce contexte, celles-ci ne peuvent franchir les barrières de classe et demeurent limitées aux élites (Malesevic, 2013 : 20-21). En réponse à ces oppositions, Gat s’appuie sur deux « traits culturels » majeurs, la langue et la religion, pour démontrer comment ceux-ci ont constitué des véhicules d’« identités nationales » pouvant pénétrer en largeur et en profondeur les sociétés prémodernes. C’est ainsi que des « communautés imaginées » ont été constituées à grande échelle, empruntant le concept moderniste de Benedict Anderson (1991) pour l’appliquer à un contexte prémoderne (Gat, 2013 : 12).

Malgré son intention de transcender le débat présenté en introduction, la contribution de Gat semble plutôt se limiter à une reformulation de la position pérennisaliste (Suny, 2014 : 108). Pour ce faire, il mobilise une définition très limitée de la nation. Comme mentionné, il prétend emprunter cette définition à Gellner (1983 : 1), toutefois, il laisse de côté une partie importante de cette définition de la nation en tant que forme principale de légitimité politique. C’est essentiellement ce flou conceptuel qui lui permet d’identifier la présence de nations en remontant jusqu’à l’Égypte et la Judée antiques. Faisant écho aux critiques de Brendan O’Leary (1996 : 90), il est possible de voir le nationalisme là où on le veut bien si on accorde au concept une telle étendue empirique. On assiste à une instance de concept stretching qui diminue considérablement le contenu théorique et heuristique du concept de nation (Collier et Mahon, 1993).

En présentant cette définition partielle, Gat refuse de s’engager sérieusement dans un débat avec les positions modernistes. Pour justifier son argument, il se doit de présenter une caricature de la position moderniste. En confondant cette position avec l’instrumentalisme, il présente les auteurs modernistes comme étant insensibles à l’existence de cultures prémodernes et voyant le nationalisme simplement comme une manipulation des élites (2013 : 13-15). Il justifie également son intervention sur l’incapacité des modernistes – qui considèrent le nationalisme comme une « tradition inventée » (Hobsbawm et Ranger, 1983) – d’expliquer la puissance émotionnelle attachée au nationalisme.

Le problème majeur de l’ouvrage de Gat est qu’il tente de ranimer un débat déjà mené il y a vingt ans, ignorant au passage l’évolution du champ depuis ce temps. Une majorité d’auteurs de tendances moderniste et constructiviste (nous verrons ce dernier courant plus tard dans l’analyse) reconnaissent l’existence de communautés culturelles et linguistiques et de leurs connotations politiques avant l’ère moderne, ajoutant toutefois que celles-ci coexistaient avec d’autres formes de loyauté dominantes, qu’elles soient de nature religieuse, politique ou locale (Symmons-Symonolewicz, 1981 : 158-163).

En ce sens, Sinisa Malesevic (2013), dans Nation-States and Nationalisms : Organization, Ideology and Solidarity, propose un récit historique qui prend en compte les formes prémodernes de solidarité politique, tout en soulignant comment elles sont différentes du concept moderne de nation. Les Cités-États, les royaumes dynastiques et les empires étaient tous des formes d’organisation sociale construites sur les bases de « protoidéologies » de légitimité politique, qu’elles soient centrées autour d’une mythologie, d’une religion ou d’une doctrine universaliste (Malesevic, 2013 : 16). Toutefois, de tels discours n’entraînent pas automatiquement le développement d’une conscience commune ; ces formes d’organisation politique n’avaient ni les moyens institutionnels, ni la volonté de pénétrer les sphères microsociales de solidarité (la famille, le village, la tribu, la guilde) qui demeuraient dominantes. L’étude des formes prémodernes de légitimité politique ainsi que le rôle de l’ethnicité et de la culture à l’intérieur de ces phénomènes sont des questions qui méritent d’être prises en compte. Mais en tentant de subsumer toutes ces formes à l’intérieur d’un concept « fourre-tout » de nation, effectuant ainsi une « nationalisation rétrospective » de phénomènes culturels et d’identités prémodernes (Özkirimli, 2010 : 214), Gat masque les différences fondamentales qui peuvent aider à mieux comprendre les phénomènes historiques associés au nationalisme.

En ce qui a trait à la question des sentiments, comme l’affirme Craig Calhoun (2007 : 40-41), le fait de présenter les nations comme des constructions sociales issues du discours nationaliste ne revient pas à prétendre qu’elles ne sont pas « réelles » et ne peuvent commander de puissants sentiments. C’est justement en tentant de répondre à cette question que les pérennialistes tendent à réifier des concepts comme la nation et l’ethnicité, en présentant ceux-ci comme des faits objectifs dont les liens avec le passé expliqueraient la force émotionnelle. En procédant de cette façon, ces approches confondent les « catégories pratiques », soit celles par lesquelles les entrepreneurs ethniques construisent la nation, et les catégories analytiques qui aident à appréhender ce phénomène sociologiquement (Brubaker et Cooper, 2000 : 4-5). Au lieu de contribuer à comprendre les passions générées par le nationalisme, la réification du concept ne fait que les assumer (Eller et Coughlan, 1993 ; Laitin, 2001 : 176-178). La puissance émotionnelle associée à la nation peut s’expliquer par d’autres variables. Par exemple, différentes études démontrent que la détermination entêtée des soldats de la Wehrmacht devant l’inévitable défaite du régime nazi fut moins l’effet d’un zèle nationaliste envers le volk que le produit de la cohésion à petite échelle au niveau des escouades qui fonctionnaient par l’entremise de liens se rapprochant de ceux de parenté, d’où l’expression « frères d’armes » (cité dans Malesevic, 2013 : 173).

En tentant de reformuler la position pérennialiste, Gat duplique également plusieurs problèmes méthodologiques qui ont été reprochés à ses prédécesseurs. Son analyse se veut historique, mais souffre d’un important biais dans la sélection des cas mobilisés. Il fonctionne selon une méthode que John Breuilly (2005 : 15) définit de « copier-coller », soit l’utilisation sporadique de courts exemples historiques sans contextualisation détaillée. De plus, la majorité du matériel empirique cité par Gat est constituée de sources secondaires dont la plupart partagent son point de vue sur l’antiquité des nations.

La démarche méthodologique de Gat ne lui permet pas non plus de démontrer empiriquement les liens causaux qu’il implique. L’auteur reconnaît à plusieurs endroits l’obstacle empirique auquel il fait face dans le déploiement de son argument. Devant le « voile de la protohistoire » qui masque les sentiments collectifs qu’il tente de mettre en évidence, Gat a recours à l’épreuve de l’invasion externe comme unique moyen d’exposer ces sentiments. Ainsi, la résistance face à l’invasion étrangère serait le signe fondamental d’une conscience et d’une solidarité nationales pénétrant jusqu’aux bases de la société, et ce, dans des cas aussi variés que la Grèce antique, l’Europe médiévale et la Chine impériale. Ce traitement historique ne permet dans aucun de ces cas d’isoler la variable à l’étude et d’établir un lien causal entre résistance et conscience nationale : un traitement adéquat démontrerait une multitude de variables pouvant expliquer ce résultat. Reprenant une critique déjà soulevée par Connor (2004 : 40-41), les pérennialistes sont incapables de fournir l’évidence pouvant confirmer leurs revendications de l’existence d’une conscience nationale à l’ère prémoderne.

En résumé, comme l’affirme Ronald Grigor Suny (2014 : 110), en réactivant des questions associées à un débat qui a déjà suivi son cours, Gat semble frapper à une porte qui est déjà ouverte :

Here Gat is knocking on an open door. Few would deny that culture, often believed to be based on kinship, gives a “thin coherence” to a community’s sense of self. But the homophily of one’s neighbours and relatives and hostility toward foreigners and “barbarians” are common to almost any group, since “groupness” is always based on inclusion and exclusion. Something more fundamentally historical is important to modernists : the group’s understanding of the “we” and the “they,” the style in which its members imagine themselves and others. That is what changes in history and separates different polities and communities over time.

Ainsi, la majeure partie de ce qui est problématique dans l’ouvrage de Gat peut être liée à une critique du débat classique des études sur le nationalisme. Plusieurs auteurs s’entendent sur le fait que ce débat a été inutilement polarisé autour de certaines questions à un tel point que celui-ci en fait plus pour obstruer que faciliter la compréhension du nationalisme (Özkirimli, 2010 : 70, 214 ; Coakley, 2012 : 198). Notamment, tout le débat en ce qui a trait au moment d’émergence des nations semble de plus en plus stérile d’un point de vue théorique (Connor, 2004 : 45 ; Breuilly, 2005 : 48). Comme l’affirme Philip Gorski (2006 : 154), l’identification d’un point d’origine est peu conséquente puisqu’on est en présence d’un processus historique : « it is very difficult to fix such a point of origin, both because the evidence goes so far back in time and because it becomes thinner the farther back we go ». De plus, cette question dépend de la définition du concept de nation : « If by nation one means essentially ethnic group, then nations have always existed, but if one means that distinctive political form to which the label is now applied, then nations are recent constructions. » (Schnapper, 1998 : 50)

L’approche constructiviste : de l’émergence à la reproduction

C’est à partir de notre critique du débat fondateur que nous tenterons de mettre en lumière, nous basant sur l’ouvrage de Malesevic, les nouvelles interrogations qui marquent ce que certains auteurs définissent comme un débat « post-classique » dans l’étude du nationalisme (Day et Thompson, 2004 ; Özkirimli, 2010). La principale caractéristique de cette nouvelle « vague » de travaux est sa posture critique face au débat classique. À partir de cette critique se forme une position constructiviste, qui remet en cause notamment la notion statique de culture, présentée comme un tout harmonieux, et propose une interprétation plus fluide et dynamique, traitant la culture comme un concept contesté dont le sens est sujet à être négocié, révisé et réinterprété par différents acteurs participant à la définition du « national » (Özkirimli, 2010 : 69).

Renforçant la critique du débat classique, cette définition rend la question du moment d’émergence de la nation peu conséquente puisque son contenu est constamment sujet à réinterprétation et reformulation (Delanty et O’Mahony, 2002 : 83). À la suite de cette réflexion, l’interrogation centrale se déplace de l’émergence des nations à celle de leur reproduction. Michael Billig (1995), dans son ouvrage Banal Nationalism, est crédité d’être le premier à avoir posé cette question. Son oeuvre s’inscrivait dans le contexte immédiat de l’après-guerre froide et s’opposait à la tendance de réduire le nationalisme à ses manifestations extrêmes : mouvements séparatistes, politiques d’extrême droite et violences ethniques (Malesevic, 2013 : 91). Cette conception participait à déplacer le nationalisme vers la périphérie, en tant que propriété de l’« autre », masquant les multiples façons dont le nationalisme se reproduisait à l’intérieur d’États-nations implantés (Billig, 1995 : 17-55). C’est à partir de cette discussion que Billig construit le concept de nationalisme banal afin de rendre compte de la dimension invisible de la reproduction du nationalisme chez les « nations établies » de l’Occident. Le nationalisme ne s’efface pas lorsqu’il devient « pacifié » à l’intérieur d’un État, mais s’institutionnalise et se reproduit dans « la vie de tous les jours », à l’intérieur des discours politiques, médiatiques et scientifiques.

Malesevic développe sa position à partir des interrogations soulevées par Billig. Toutefois, le premier critique l’approche du second en ce qu’elle sous-tend une polarisation entre une forme banale et une forme « chaude » du nationalisme. Cette polarisation tend à véhiculer l’idée selon laquelle l’expression violente du nationalisme (le nationalisme chaud) serait sa forme historiquement dominante, alors que le nationalisme banal serait un phénomène nouveau associé à la seconde partie du vingtième siècle (Malesevic, 2013 : 125). Si Billig est plutôt ambivalent sur la relation historique entre ces deux expressions du nationalisme, Malesevic pousse plus loin la critique de la surreprésentation des formes extrêmes du nationalisme : ces expressions tendent à se limiter à de courts épisodes à l’intérieur d’une histoire non violente du nationalisme. De plus, Malesevic (2013 : 127) rejette l’idée selon laquelle ces deux formes seraient liées à des réalités historiques différentes et incompatibles entre l’Occident et le « reste du monde », mais les présentent plutôt comme deux dimensions interdépendantes d’un même processus présent à l’échelle mondiale.

Malesevic s’oppose également à la conception répandue selon laquelle le nationalisme banal serait une expression faible et inoffensive du nationalisme en contraste avec ses expressions virulentes. Pour exposer ce point, il mobilise une comparaison entre les nationalismes danois et nord-coréen. Ici l’expression virulente du nationalisme nord-coréen est plutôt un signe de faiblesse ; la nécessité de l’État de constamment reproduire ce sentiment par une propagande agressive démontre que les principes nationalistes ne sont pas complètement intégrés par la population. En contraste, l’invisibilité du nationalisme danois en fait sa force, puisque cela signifie que les principes nationalistes ont pénétré les sphères microsociales de solidarité (ibid. : 148-150).

Le problème du nationalisme banal sous-tend une question théorique fondamentale qui a récemment fait surface au sein des études sur le nationalisme, soit la question de la relation entre agence et structure. Construisant à partir d’une critique de l’approche top-down des positions modernistes associées au débat classique (Gellner, 1983 ; Beuilly, 1993), Rogers Brubaker et ses collègues (2006) ont réalisé une étude ethnographique des populations roumaines et hongroises de la ville de Cluj, en Transylvanie, qui s’intéresse à la façon dont les individus utilisent leur bagage de connaissances communes sur l’identité nationale dans le contexte de la « vie de tous les jours ». S’inscrivant dans une kyrielle d’ouvrages empruntant à l’approche psychologique (entre autres Langmann, 2006), cette perspective démontre comment l’ethnicité et la nation deviennent des cadres interprétatifs permettant aux individus de faire sens du monde social qui les entoure. La nation n’est pas un attribut objectif possédé par un individu : la prise en compte de celle-ci est un phénomène intermittent qui fait surface dans des moments et des contextes particuliers. Ainsi, les catégories nationales et ethniques ne sont pas omniprésentes, ni toujours déterminantes, particulièrement dans les préoccupations quotidiennes de la population (Brubaker et al., 2006 : 207-208).

C’est sur les bases de cette critique de l’approche top-down et de sa réification du concept de nation que Malesevic tente d’identifier les processus par lesquels les formes de solidarité microsociales en viennent à être subsumées à l’intérieur des principes macrosociaux de solidarité que sont la nation et l’État-nation. Cependant, Malesevic se distancie de l’approche de Brubaker : « Although this approach rightly acknowledges the importance of human agency on the variety of articulation and consumption of nationalism, its epistemological idealism makes it insensitive to the complexities of the organizational and ideological embedment of nationalist experience […] there are objective structural limits to how widely one can choose » (Malesevic, 2013 : 130). Cette critique fait toutefois peu justice à la sophistication de l’argument de Brubaker, qui, loin d’ignorer les dimensions institutionnelles et organisationnelles, tente de réconcilier les dimensions matérielles (conception « forte » du constructivisme) et idéelles (conception « faible » du constructivisme) du nationalisme en mettant de l’avant la relationnalité entre agent et structure (Brubaker et Cooper, 2000).

Les limites structurelles dont parle Malesevic sont créées par le développement du discours nationaliste et son institutionnalisation par l’entremise du pouvoir organisationnel de l’État-nation. Ainsi, en accord avec Craig Calhoun (1997 : 99), il affirme que c’est le nationalisme qui crée la nation en tant que forme particulière de légitimité politique. Ce dernier reprend l’argument de Gellner (1983 : 53-62), mais insiste sur l’aspect discursif du nationalisme. Cette approche ne nie pas que certains traits culturels ou ethniques ont pu former la base d’identités collectives et que certaines populations et territoires avaient des histoires communes avant l’apparition du discours nationaliste, mais ce n’est que rétrospectivement que ces traits collectifs ont été reconstitués en tant qu’histoire nationale par ce même discours (Calhoun, 1997 : 9).

En lien avec les critiques formulées dans la première section, la prise en compte de la dimension cognitive et discursive du nationalisme détourne l’attention portée par les approches pérennialiste et ethnosymbolique sur les racines ethniques et culturelles des nations. Suivant l’historien Patrick J. Geary (2002 : 155-156), la présence au cours de l’histoire d’un vocabulaire commun et stable, auquel plusieurs associent une dimension ethnique réifiée, cache des réalités sociopolitiques changeantes :

The history of European peoples in Late Antiquity and the early Middle Ages is not the story of a primordial moment of a continuous process. It is the story of political appropriation and manipulation of inherited names […] It is a history of constant change, of radical discontinuities, and of political and cultural zigzags, masked by the repeated reappropriation of old words to define new realities.

Le courant constructiviste dans lequel s’inscrit Malesevic a été l’objet de plusieurs critiques qui portent toutes sur un thème similaire : si le discours nationaliste est responsable de la création des nations, l’approche nous en dit peu sur les conditions d’émergence de ce discours (Smith, 1998 : 219-220 ; Day et Thompson, 2004 : 107). Plusieurs auteurs caractérisent ces chercheurs de postmodernes (notamment Leoussi, 2002 : 256 ; Hutchinson, 2005 : 5 ; Hearn, 2006 : 200). Ce qualificatif est généralement utilisé de manière péjorative en lien avec la critique, déjà formulée plus haut, selon laquelle l’approche constructiviste présenterait la nation comme un phénomène cognitif, discursif et donc non « réel ». Cette critique en termes de postmodernisme est très peu substantifiée et tend à confondre le postmodernisme en tant que condition historique (et épistémologique) et le postmodernisme en tant que critique méthodologique des métarécits positivistes (Walker, 2001).

L’approche constructiviste de Malesevic emprunte à la méthode déconstructionniste postmoderne, mais cherche ensuite à reconstruire les croyances et les pratiques sociales par le biais d’un cadre d’analyse ancré dans l’étude des processus historiques. Il répond à ces critiques en mettant en lumière les processus qui ont permis le développement du discours nationaliste. Son récit historique se base sur trois processus centraux qui sous-tendent la formation et l’institutionnalisation de l’État-nation et du nationalisme : le développement du pouvoir organisationnel de l’État, le développement d’idéologies de légitimation politique et la pénétration des sphères microsociales de solidarité (2013 : 8-16). Nous reprenons ici le récit brièvement entamé dans la première section de cet article : les formes prémodernes d’organisation politique, Cités-États, royaumes dynastiques et empires, représentent des points dans le développement historique des trois processus mentionnés ; toutefois aucune ne dispose des capacités et de la volonté de développer un discours nationaliste. Ainsi, contrairement à Gat, Malesevic établit une différence claire entre les formes politiques prémodernes et l’État-nation : ce n’est que par le processus de formation des États-nations que les nations sont « créées » (ibid. : 56).

En ce sens, cette approche est définitivement sympathique à l’endroit des auteurs classiques de l’approche moderniste (Gellner, 1983 ; Hroch, 1985 ; Hobsbawm, 1990 ; Anderson, 1991 ; Breuilly, 1993). Malesevic reconnaît l’importance des changements institutionnels identifiés par ces auteurs ; toutefois, selon lui, ceux-ci ont davantage de difficulté à déterminer l’origine de ces changements (2013 : 62). C’est à partir de ces critiques que Malesevic propose une reconstruction historique des origines du nationalisme et de l’État-nation. Ce récit va dans le sens de Gat en soulignant une continuité entre les organisations politiques prémodernes et modernes, mais celle-ci est plutôt d’ordre organisationnel que culturel. Il développe l’idée d’une bureaucratisation cumulative, principe qui s’inspire fortement de la notion d’infrastructural reach présente dans les travaux de Charles Tilly (1985) et ceux de Michael Mann (1993). La formation étatique devient le résultat de l’expansion des capacités infrastructurelles de l’État en réponse aux pressions géopolitiques générées par un état de guerre constant. Le récit de Malesevic dévie très peu de celui de Tilly ou de Mann : l’État, à mesure que son pouvoir bureaucratique augmente, va être apte à progressivement pénétrer les sphères de la société civile (Malesevic, 2013 : 67-68).

C’est cette bureaucratisation cumulative qui sous-tend le passage des formes d’organisation politique prémodernes à l’État-nation moderne. Toutefois, la base organisationnelle de l’État représente une condition nécessaire, mais non suffisante au développement du nationalisme. À la notion de bureaucratisation cumulative, Malesevic ajoute celle d’idéologisation centrifuge (ibid. : 77). Comme nous l’avons mentionné dans la première section, ce dernier reconnaît que toutes les formes prémodernes d’organisation politique ont été articulées autour d’une protoidéologie de légitimité politique ; toutefois, l’État-nation est la seule forme politique qui tire sa légitimité de la souveraineté populaire, formulée par l’entremise de l’idéologie du nationalisme. Il situe les moments clés de l’émergence du nationalisme dans les révolutions américaine et française. Cela ne signifie pas que le nationalisme, en tant que discours intellectuel, ne précède pas ces événements ou que des organisations politiques ne se soient pas inspirées de ces principes, mais ce sont ces événements qui ont donné au nationalisme sa forme précise et ce sont les États nés de ces révolutions qui ont fourni au nationalisme des véhicules organisationnels permettant sa prolifération. C’est ainsi la critique et l’effondrement de l’ancien régime qui ont permis l’établissement d’un nouveau principe de légitimité politique (Malesevic, 2013 : 78).

Cependant, ces développements n’ont pas entraîné immédiatement la formation d’États-nations comme on l’entend aujourd’hui. Tout au long du dix-neuvième siècle, les principes de légitimité nationaux et impériaux n’étaient pas mutuellement exclusifs et la plupart des puissances européennes représentaient une combinaison des deux. De plus, le nationalisme a émergé en tant que la prérogative d’une élite privilégiée, et ce n’est que par la combinaison des processus de bureaucratisation cumulative et d’idéologisation centrifuge (soit la diffusion du discours nationaliste aux masses) que le nationalisme est devenu la forme principale de légitimité politique (Malesevic, 2013 : 78).

Le récit historique du développement du nationalisme et de l’État-nation de Malesevic a plusieurs affinités avec la position moderniste de Breuilly (1993 : 390) qui met l’accent sur le rôle essentiel de l’État dans la diffusion du nationalisme. Toutefois, celui-ci affirme que le but du projet nationaliste de l’État est d’éliminer la dichotomie entre État et société civile, entraînant paradoxalement la fin du nationalisme.

Il est faux, selon Malesevic (2013 : 84), de croire que cette dichotomie peut être abolie : c’est plutôt cette ambiguïté entre public (État) et privé (société civile) qui nourrit le projet nationaliste. Comme l’affirme Gellner (1997 : 74), les nationalistes parlent de l’idiome du Gemeinschaft lorsqu’ils sont réellement en train de construire une Gesellschaft : une société anonyme et impersonnelle présentée dans les termes d’une communauté interpersonnelle. L’État-nation est une entité externe et artificielle qui ne peut parvenir à établir sa légitimité que par la projection d’une image d’une communauté fermée, d’un microcosme social associé à la parenté, à la famille, à l’amitié et à la proximité. C’est en articulant cette ambiguïté et en traduisant le concept abstrait de nation en termes microsociaux (comme une « famille élargie ») que le discours nationaliste parvient à pénétrer les sphères microsociales de solidarité. C’est ainsi que se réalise le troisième processus historique identifié par Malesevic. Pour revenir à la question initiale de cette section, c’est l’interaction de ces trois processus historiques, soit le développement du pouvoir organisationnel de l’État, le développement d’idéologies de légitimation politique et la pénétration des sphères microsociales de solidarité, qui donne lieu à la nature banale et invisible que prend la reproduction du nationalisme (Malesevic, 2013 : 56-87).

Comme nous l’avons laissé entendre dans la première section, la polémique autour de la question de l’émergence des nations a en quelque sorte donné lieu à un débat théorique sans fin centré sur une guerre de définitions : soit l’énumération d’un ensemble de conditions nécessaires à partir desquelles il est possible d’identifier la présence ou non d’une nation (Uzelac, 2002 : 34). L’approche constructiviste apporte une piste de solution à ce « cul-de-sac » théorique en se penchant plutôt sur le processus de construction nationale. Ce qui donne sa force émotive à la nation n’est pas l’activation de sentiments primordiaux ou pérenniaux, mais l’institutionnalisation du discours nationaliste et sa pénétration jusqu’aux sphères privées de l’activité humaine. En ce sens, des concepts tels que l’« hégémonie » chez Antonio Gramsci (1971) ou le « biopouvoir » chez Michel Foucault (2002) semblent plus enclins à nous informer sur la nature de la formation nationale que des études historiques sur l’Égypte et la Judée antiques, où Gat prétend identifier les premiers signes d’émergence de la nation.

En développant son récit historique, Malesevic tente de faire avancer le programme de recherche constructiviste en se penchant sur le processus de construction des nations et les fondations institutionnelles qui sous-tendent le pouvoir du discours nationaliste. Sa démarche historique soulève néanmoins plusieurs problèmes. Malgré le fait qu’il répète à plusieurs reprises que le développement des pouvoirs organisationnels ne résulte pas d’une simple logique évolutive et est un phénomène hautement contingent, le principe de bureaucratie cumulative semble évoquer un récit téléologique liant les formes d’organisation politique prémodernes et l’État-nation moderne : « there is a clear, identifiable pattern in the cumulative increase of organisational power over the last 12,000 years » (Malesevic, 2013 : 69). Au lieu d’expliquer plus en détail les causes de ce développement cumulatif, il se limite à mentionner la présence d’obstacles structurels expliquant que ce n’est que durant les 300 dernières années que celui-ci s’est radicalement accéléré.

De plus, en reproduisant une acceptation non critique du récit de la formation étatique ouest-européenne chez Mann et Tilly, Malesevic se limite à la dimension quantitative du développement de l’État, en tant qu’accumulation de capacités infrastructurelles. Il éprouve beaucoup plus de difficulté à articuler les changements qualitatifs expliquant le passage de forme d’organisation prémoderne à l’État-nation moderne. Afin d’expliquer le triomphe du nationalisme en tant qu’idéologie dominante du monde moderne, Malesevic se contente d’affirmer, dans un esprit fonctionnaliste, que le nationalisme fut l’idéologie la plus efficace pour combler le vide laissé par l’effondrement de l’ancien régime (Malesevic, 2013 : 78-79). Il ignore ici un processus majeur participant à la transformation de l’État, soit le développement du capitalisme. Comme le démontrent Benno Teschke (2003), Hannes Lacher (2006) et Frédérick-Guillaume Dufour (2007), c’est la séparation formelle des sphères de l’économie et du politique entraînée par le développement du capitalisme, soit la distanciation de l’État face aux relations d’exploitation, qui permet l’émergence de l’État moderne et de l’égalité « formelle » des citoyens sur laquelle se base l’idéologie nationaliste en tant que forme particulière de légitimité politique.

Questions méthodologiques : l’utilisation de l’histoire et de la comparaison

Nous avons déjà amplement critiqué la méthodologie de Gat dans la première section. En ce qui a trait à Malesevic, son utilisation de l’histoire en tant que matériel empirique n’est pas systématique et sert simplement à illustrer au passage différents aspects de sa réflexion théorique, reproduisant la méthode « copier-coller » précédemment mentionnée. Le même énoncé s’applique quand ce dernier prétend avoir recours à une méthode comparative, comme dans les cas abordés des nationalismes danois et nord-coréen. Or, cette comparaison ne représente pas plus qu’une figure de style ; la polarité des deux cas considérés nous permet de mieux comprendre l’argument présenté, mais ne nous en apprend pas davantage sur les différentes formes par lesquelles le nationalisme pénètre le monde microsocial.

Suivant Umut Özkirimli (2010 : 219), les études sur le nationalisme souffrent d’un problème méthodologique concernant la relation entre théorie et matériel empirique :

At present, the field is saturated with a vast number of abstract theoretical works and individual histories with relatively little interaction between the two. Theorists of nationalism generally refrain from applying their ideas to particular nationalisms, contenting themselves with passing references to a limited number of cases for illustrative purposes. Historians of nationalism, on the other hand, remain innocent of recent theoretical developments in the field, embracing, more often than not, descriptive narratives of particular nationalisms. What we need is to bring the two together and test our theoretical frameworks against historical evidence, reformulating and improving our initial assumptions as we go along, enriching our analyses with empirical insights based on “real-life” cases.

C’est autour de ce problème que John Coakley, auteur de Nationalism, Ethnicity and the State : Making and Breaking Nations, formule l’objectif central de son ouvrage. Son but est de développer une approche mitoyenne entre l’étude empirique de nationalismes particuliers et la discussion théorique du nationalisme en tant que phénomène politique. C’est en se basant sur une approche historique comparative, mobilisant un large échantillon de cas substantiellement différents (cependant, les principaux cas étudiés demeurent européens), que Coakley entend atteindre cet objectif (2012 : x).

La première partie de son ouvrage est consacrée à l’identification de divers facteurs, la race, le genre, le langage, la religion, l’histoire et la culture, et leurs effets sur la formation d’identités nationales dans les différents cas étudiés. Toutefois, cette section offre un portrait largement statique du nationalisme et apporte peu à la réflexion que nous avons développée jusqu’à présent. La deuxième section de son ouvrage aborde plus directement l’analyse de l’émergence du nationalisme et de ses différentes trajectoires de développement. Coakley propose l’ébauche d’un cadre théorique qu’il développe à partir des travaux de Johan Galtung (1971) et de Michael Hechter (1975), mettant en action trois acteurs : un centre métropolitain, un centre régional et une périphérie régionale, qui sont différenciés en termes de pouvoir, de statut socioéconomique et d’affiliation ethnique. Ainsi, ce sont la répartition des ressources (militaires et économiques) et le degré de « cohésion ethnique » de la périphérie qui décident de l’issue de la compétition entre ces trois acteurs et déterminent les trajectoires de développement du nationalisme :

  1. Nationalisme intégrationniste : le centre métropolitain est victorieux face à une périphérie faible et divisée, il étend son pouvoir militaire et politique et intègre économiquement et culturellement les périphéries. Exemples : France, Allemagne, Italie, Russie, Chine.

  2. Nationalisme colonial : le centre régional possède les ressources et la cohésion nécessaires pour établir son indépendance par rapport au centre métropolitain tout en absorbant politiquement, culturellement et économiquement la périphérie régionale. Exemples : Argentine, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Canada.

  3. Nationalisme séparatiste : c’est la périphérie régionale qui émerge victorieuse, se libérant de la domination du centre régional et établissant son indépendance politique culturelle et économique. Exemples : Estonie, Algérie.

Toutefois, ce modèle explique les trajectoires de développement national, mais ne dit rien sur le processus d’émergence des mouvements nationalistes. Pour remédier à cette lacune, Coakley s’inspire de Miroslav Hroch (1985) et propose trois phases de formation nationaliste. La première est marquée par une résistance des élites régionales face à la pénétration du pouvoir politique métropolitain. La deuxième phase voit l’émergence d’une dissidence politique au centre métropolitain et la formation de différents partis politiques, ce qui ouvre la porte à une alliance entre les élites régionales et les dissidents. À ce moment, si la périphérie régionale est assez puissante, on peut assister à l’émergence d’un mouvement (ou parti) séparatiste. La troisième phase est marquée par l’aboutissement du développement d’un système politique de partis au centre métropolitain. Dépendant des développements durant la deuxième phase, cela peut faciliter l’intégration des régions ou, au contraire, leur développement politique autonome. Dans ce cas, la question centrale devient la balance de pouvoir entre le centre et la périphérie régionale.

Ici, Coakley décrit diverses trajectoires sans toutefois développer de façon précise les relations causales entre leurs différentes étapes. On voit à présent apparaître les limites de son approche méthodologique. Sa méthode, pour en arriver à une proposition théorique applicable dans un maximum de cas, s’apparente à ce que Peter Evans a défini comme le « parasitisme théorique » : soit l’« emprunt » de différents aspects de différentes théories (d’où la notion de parasitisme) afin d’en articuler une synthèse (Kohli et al., 1995 : 5-6). La question cruciale devient alors la systématisation des diverses positions théoriques mobilisées et c’est là que l’ouvrage atteint sa limite. La conclusion de l’analyse comparative offre une proposition théorique très diluée qui, de l’aveu même de Coakley, ne s’applique que partiellement aux cas étudiés.

Cette limite s’explique principalement par l’absence d’une discussion méthodologique poussée. Malgré son intention de développer une position historique comparative, Coakley n’engage aucune réflexion sur des questions aussi cruciales que la sélection des cas, l’isolation des variables étudiées et l’identification des relations causales. L’absence de cette réflexion résulte dans un échantillon instable de cas, dont plusieurs sont mal définis. L’abondance des cas et le passage rapide d’un à l’autre empêchent une contextualisation adéquate qui permettrait de mieux identifier les relations causales qui sont évoquées.

Cette critique méthodologique peut se généraliser à un nombre significatif d’interventions dans le débat théorique de la discipline (Özkirimli, 2010 : 219). À partir de cette critique, nous proposons quelques pistes de réflexion sur la nature du développement théorique dans l’étude du nationalisme. Face au problème de rétablir le dialogue théorique qui a été mis à mal par la polarisation du débat classique, une masse critique d’auteurs majeurs se sont montrés pessimistes quant aux possibilités de développer un cadre d’analyse commun (notamment Breuilly, 1993 : 35-36 ; Hall, 1993 : 1 ; Smith, 1998 : 223). Pour sa part, Calhoun (1997 : 8) semble pencher vers une approche davantage « empirique » et « particulariste » : « Why nationalism comes to dominate in those settings where it does [is a question] that by and large can be answered only within specific contexts, with knowledge of local history, of the nature of state power, and of what other potential and actual movements competed for allegiance. »

Toutefois, l’accent mis sur la spécificité historique des processus de formation nationale n’empêche pas une réflexion théorique et conceptuelle dont les intuitions peuvent s’appliquer à d’autres cas. En ce sens, notre proposition pointe vers le développement de théories conditionnelles incorporant à la fois des récits et une temporalité conjoncturelle, des comparaisons guidées par la théorie et des généralisations historiques conditionnées (Paige, 1999 : 781-784). Elle tend vers une approche problem-driven qui court-circuiterait le débat « classique » pour se concentrer sur des questions historiques particulières, dont les réponses pourraient contribuer à une discussion théorique mieux ancrée historiquement.

Cette proposition implique une discussion méthodologique qui est dérivée de la sociologie historique comparative, soit l’importance de travaux historiques combinant une méthode comparative avec une analyse détaillée d’un nombre limité de cas (petit N). Suivant James Mahoney (2007 : 124), cette méthode est particulièrement adaptée aux études sur le nationalisme, compte tenu de l’absence de consensus et de la nature « éclatée » de la discussion théorique. Cette démarche permet une contextualisation développée des phénomènes analysés et une isolation des variables permettant d’identifier de façon convaincante les relations causales déduites et de tester la validité de différentes propositions théoriques à l’enjeu. Cette méthode à l’avantage d’offrir une position médiane entre les explications de types idéographique et nomothétique et de poursuivre les deux projets simultanément : s’assurer de bien comprendre un phénomène particulier à l’intérieur d’un contexte historique spécifique tout en poussant les limites du récit en explorant ses applications dans différents cas (Lange, 2013 : 182-183). Contrairement à la méthode « diluée » de Coakley, la connaissance intensive des cas peut permettre à la fois de tester des hypothèses et d’extraire de nouveaux concepts à partir des chaînes complexes de causation qu’il est possible d’identifier (Mahoney, 2007). Ces pistes ne donnent pas de réponses définitives aux multiples fractures qui marquent le champ, mais la généralisation de ces pratiques a le potentiel de produire des synthèses théoriques beaucoup plus substantielles que celles de Coakley.

Conclusion

La discipline des études sur le nationalisme est en pleine évolution ; elle semble prendre un virage vers une position plus constructiviste, mais demeure fortement imprégnée de son débat fondateur entre pérennialistes et modernistes. Comme nous l’avons argumenté au fil de notre critique de l’ouvrage de Gat, cette discussion semble de plus en plus stérile, et sa reproduction en fait peu pour faire progresser la discussion théorique, qui devient en quelque sorte un débat conceptuel sans issue. La position constructiviste soulève de nouvelles questions, s’intéressant plutôt au nationalisme en tant que processus et aux façons dont celui-ci est mobilisé et reproduit jusque dans ses expressions microsociales. Toutefois, cette discussion théorique manque de bases empiriques, témoignant de la lacune du champ en termes de travaux historiques comparatifs. C’est sur la base de cette critique que nous avons proposé une réflexion méthodologique mettant l’accent sur la nécessité d’une réflexion sur la relation entre théorie et histoire, qui ne peut être menée à terme que grâce à une multiplication d’approches mettant en oeuvre des méthodologies comparatives et historiques rigoureuses. Cela permettrait également, en mobilisant des cas non européens, de sortir du caractère ethnocentré de la discipline, qui, comme le démontre notre analyse de l’ouvrage de Malesevic, dispose essentiellement de concepts théoriques basés sur l’expérience historique européenne.