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La diffusion sur le réseau Internet de copies numériques des documents conservés dans les fonds des grandes archives, telles que la Library of Congress, est perçue de manière nuancée par les chercheurs travaillant sur le concept d’archive.

Un article de Marlene Manoff (2010) illustre bien les différentes manières de percevoir le phénomène de la dématérialisation des contenus. Décrivant l’archival effect produit par la présence d’un nombre toujours croissant de documents du passé sur les réseaux numériques, Manoff affirme que nous nous trouvons dans une période où la facilité de capturer des données rencontre un besoin d’archiver. L’accès aux catalogues numériques des archives, une certaine vogue de l’archive, les échanges à propos d’événements passés et présents que suscitent ces phénomènes favorisent selon elle l’interaction entre anciens et nouveaux médias. Manoff nuance néanmoins son propos en interrogeant la base de données comme forme contraignant la constitution et l’accessibilité des archives numériques ; elle appelle à interroger les principes et les choix qui président à la construction de ce type de catalogues, ainsi que l’appropriation des bases de données par des intérêts privés. C’est à une conclusion similaire (bien qu’il adopte une approche différente) qu’en arrive le théoricien allemand des médias Wolfgang Ernst (2013) ; le fait de confier une part de plus en plus importante du patrimoine culturel à la machine rend nécessaire selon lui l’étude des logiques médiatiques (computationnelles notamment) ; le « temps propre » (Eigenzeit) des médias doit être analysé, son influence sur notre vision du passé appréhendée. S’inscrivant dans le cadre de cette interrogation, la recherche de Matteo Treleani se focalise quant à elle sur une des étapes du processus de diffusion des archives sur le Web : celle de la lecture, par les visiteurs des sites Internet des institutions patrimoniales, des clips vidéo redoublant le contenu des archives.

Dans son ouvrage intitulé Mémoires audiovisuelles. Les archives en ligne ont-elles un sens ? [1], Treleani s’intéresse à la lecture par le grand public de l’archive audiovisuelle mise à la disposition des internautes. Il développe une « sémiotique de l’archive » qui se situe dans la lignée des travaux d’Umberto Eco. Son analyse prend notamment appui sur un corpus d’allocutions télévisuelles du général de Gaulle mises en ligne sur le site Internet de l’INA (l’Institut national de l’audiovisuel français). Au fil de son parcours des enjeux entourant la publication sur le Web des documents audiovisuels, Treleani parvient à nous faire partager son questionnement concernant la réception des clips visionnés par les internautes. Il cite quelques exemples de lecture naïve de faux reportages présentés dans le catalogue en ligne de l’INA sans mise en garde claire. Les commentaires des usagers gardent la trace de leurs interrogations dans l’après-coup du visionnement. Après avoir regardé une vidéo intitulée Le déplacement de la Tour Eiffel, certains se demandent, suivant au premier degré la logique de ce reportage diffusé à l’origine le 1er avril 1964, comment vérifier que la tour Eiffel a toujours occupé sa place actuelle. La crédulité ainsi exprimée sur différents blogues et forums met en lumière les enjeux de l’ouverture des archives sur le Web, en montrant que le public qui les consulte ne possède pas forcément la grille de lecture nécessaire à leur compréhension.

Éviter la multiplication des interprétations — tout en rendant les fonds d’archives accessibles au plus grand nombre — passe selon Treleani par une éditorialisation ou « recontextualisation intentionnelle », dans la perspective de trouver un équilibre — toujours sur un plan immanent au texte (l’organisation des éléments de la page présentant les contenus) — entre la réactualisation du document d’archives et sa sauvegarde.

Le premier chapitre du livre présente l’approche choisie par Treleani, qui souhaite, pour appréhender la recontextualisation des archives audiovisuelles, « tenir compte des “entours” du document, des éléments paratextuels (présents sur le site web), situationnels (concernant la mutation du dispositif sociotechnique de diffusion) ou historiques » (p. 30). La notion de contexte est capable, selon lui, de fédérer au sein d’une approche sémiotique ces différents apports disciplinaires. Les deuxième et troisième chapitres détaillent et mettent en application cette affirmation, dans un premier temps sur le plan du document, puis sur celui des archives. Treleani distingue trois niveaux historiques : les documents, les souvenirs qu’ils éveillent et les événements auxquels ils se rapportent. Si le document est capable de relier ces différents niveaux en faisant le lien entre l’histoire et la mémoire individuelle, Treleani souligne, à la suite d’Arlette Farge (1989), la nécessité d’interroger les traces qu’il contient ; non seulement le document ne « parle » pas de lui-même, mais l’analyse ne doit pas s’arrêter à son rôle de « mémoire technique », entendue au sens que Bernard Stiegler (1996) donne à cette expression. L’auteur aborde donc d’un point de vue sémiotique la manière dont le contenu du document appelle un renvoi vers le passé et la problématisation de ce renvoi au sein de la construction mémorielle d’une culture donnée. Interrogeant à travers plusieurs disciplines (dont l’herméneutique et l’anthropologie) la place du document dans la collectivité au cours du temps, Treleani (p. 77) en arrive à la constatation suivante :

La dimension temporelle est […] vue comme équivalente à la transmission du document dans la société avec les interprétations conséquentes (le niveau culturel) et comme la sauvegarde d’un support physique dont on change les valeurs et pas la matérialité (le sémiophore). […] nous souhaitons cependant définir une dimension proprement historique, celle que l’on perçoit clairement lorsqu’on parle de recontextualisation diachronique, soit de modification de notre intelligibilité amenée par l’oeuvre du temps.

C’est l’objet du troisième chapitre du livre, où, à la suite de Bruno Bachimont (2009), Treleani se demande comment garantir une continuité dans la lecture des documents. L’un des écueils rencontrés par cette perpétuation du sens réside dans le « fossé d’intelligibilité [2] » qui se creuse entre le système de sens du présent et celui qui entourait le document lors de sa création. Les archives permettent la fixation sur un artefact d’un élément de sens qui pourra à l’avenir faire contraste avec ce qui, autour de lui, aura changé. Pour que le document puisse jouer ce rôle, le rendre accessible ne suffit pas. Il faut, selon Treleani (p. 95), « donner un sens au document en construisant la relation entre le réseau intertextuel du passé et le réseau intertextuel du présent ». Cette recontextualisation comporte des enjeux éthiques et méthodologiques. Dans son quatrième chapitre, Treleani reprend les mises en garde concernant la réutilisation des documents d’archives déjà formulées au sein de la discipline historique (école des Annales), des études cinématographiques (par Laurent Véray et Francesco Casetti notamment) et de l’histoire de l’art (par Georges Didi-Huberman) ; après une présentation des effets créés par le « vide autour du document », à la fois source d’attrait pour les archives et cause de leur possible dévoiement (cinquième chapitre), l’auteur transpose les mises en garde examinées précédemment en règles d’éditorialisation de l’archive sur le Web (sixième chapitre).

Il s’agit, tout d’abord, de mettre à la disposition des internautes des informations sur la conservation (et la restauration, dans certains cas) des contenus mis en ligne, mais aussi sur les éléments ajoutés dans le cadre du processus d’éditorialisation. Chacun devrait ainsi pouvoir se faire une idée de l’influence de l’institution patrimoniale sur la construction du sens des archives et donc poser un regard critique sur les documents publiés. Parallèlement, la présentation des archives, si elle doit se donner de manière transparente, devrait s’élaborer à partir de la vision critique des contingences du présent qu’enseigne la tradition scientifique en histoire. Ce lien avec le présent permet notamment de mettre en valeur le document. Enfin, il incombe à l’archiviste qui publie des contenus d’éviter les mauvaises interprétations. Treleani ne préconise pas pour autant la communication, à travers la diffusion du document, d’un seul et unique sens. Au contraire, il invite les centres d’archives à laisser aux internautes une certaine liberté d’interprétation, tout en empêchant les lectures scientifiquement (historiquement) erronées.

En évoquant ces quelques lignes directrices, Treleani tente de favoriser la rencontre entre le document et le regard de celui ou de celle qui le consulte. Il s’agit de briser la solitude (paradoxale) des contenus sur le Web en convoquant les références nécessaires à leur lecture. Il importe d’ajouter à la présentation du document des éléments de contexte, mais aussi d’adapter ceux-ci au besoin d’informations complémentaires de l’usager. Treleani (p. 142) parle ainsi de « commensurabilité » entre le document et le regard. Il souligne la centralité de ce dernier. Le regard de l’internaute renvoie à un intérêt pour l’objet présenté, et donc à sa consultation sur la page de l’INA, ainsi qu’au type de lecture pratiqué par l’usager. C’est pourquoi l’auteur insiste sur la notion de contexte. Finalement, à travers la rencontre réussie d’un lecteur avec le document d’archives, on touche à la rencontre de deux contextes : celui qui prévalait lors de la création, voire de l’utilisation du document, et celui qui entoure la lecture du document au sein du monde actuel.

Ce mouvement, qui part du document tel qu’il est présenté sur une page Web pour explorer les conditions de sa lecture dans un contexte donné, redouble en quelque sorte le cheminement analytique de Treleani. Celui-ci, à partir d’une approche sémiotique rigoureuse, étend son analyse aux éléments qui entourent la consultation des archives en ligne : depuis les différentes raisons (juridiques, historiques, satiriques) de réactualiser les contenus, jusqu’à l’adaptation au nouveau support de diffusion, en passant par des réflexions historiographiques sur la mémoire et sa perpétuation à travers les documents. C’est là l’une des forces de son ouvrage. À partir d’un sujet bien délimité — l’organisation du sens accompagnant visuellement la diffusion des archives en ligne —, Treleani évoque de nombreux enjeux associés à l’ouverture des archives sur Internet, comme la tension entre le rôle de conservateur et celui de producteur médiatique qu’endossent aujourd’hui de nombreuses institutions patrimoniales, ou encore la constitution d’un patrimoine à travers la mise en valeur des documents. Cette exploration d’éléments venant compléter la position textuelle revendiquée par Treleani est sélective. On peut par exemple s’étonner de l’absence des théories de Pierre Nora (1992) sur les « lieux de mémoire » ; ce passage difficilement contournable des études sur la mémoire et l’histoire n’est pas évoqué par l’auteur, qui lui préfère les réflexions de Paul Ricoeur (2000). Au même titre, les travaux de François Niney (2000) sur le réemploi des images d’archives ont peut-être été jugés trop connus pour nécessiter un détour. Néanmoins, on ne saurait reprocher à l’auteur ces choix théoriques, puisque les éléments en question font avant tout office d’accompagnements ; ils ajoutent à la réflexion principale qui, elle, se focalise sur la sémiologie de l’archive en ligne.

Un autre aspect de la recherche menée par Treleani mérite d’être abordé. Il s’agit du rôle dévolu à l’institution patrimoniale qui décide de publier une partie de ses archives sur les réseaux numériques. Treleani choisit, c’est là l’une des prémisses de son étude, de lier la vie du document sur le Web à l’institution. Son rôle de chercheur au sein de l’INA, durant quelques années, peut éclairer le choix de cette posture. Selon lui, l’institution reste garante des lectures possibles du document et devrait dans cette perspective se conformer à certaines règles. En mettant des vidéos en ligne, les centres d’archives interviennent cependant dans un champ qui leur est en quelque sorte étranger. Les commentaires naïfs des internautes apparaissent, à cet égard, révélateurs. Le Web agrège et hiérarchise l’information selon des logiques qui lui sont propres.

Bertrand Müller, en 2001 déjà, constatait que la numérisation des documents implique la nécessité d’inventer de nouvelles manières de les lire. Au sein de la discipline historique, l’informatique favorise notamment le travail collaboratif et la possibilité de relier les textes à la présentation de leurs différentes interprétations. Dans sa contribution à un ouvrage collectif récent, Leonardo Quaresima (2014) s’interroge à propos de la dématérialisation des films d’archives. Il refuse de prolonger le débat sur la qualité référentielle des copies numériques par rapport à leurs originaux. Envisager les documents vidéo comme des traductions de leurs versions analogiques conduit inévitablement à dénoncer leur utilisation en dehors du cadre de l’archivistique classique. Quaresima appelle, au contraire, à les considérer comme des « modes de transcendance [3] » de cette forme particulière d’art que sont les films. Les copies numériques d’un film ne sont pas des « doubles menaçants », mais des manifestations de l’oeuvre dérivées de son support original. Ce changement de perspective permet d’appréhender les contenus numériques au sein du nouveau champ que constituent les réseaux, où les documents d’archives sont consultés selon les logiques relationnelles, de réemploi et d’échange propres à l’univers numérique. Les institutions patrimoniales qui souhaitent diffuser leurs fonds sur le Web doivent donc opérer une distinction entre leur rôle traditionnel et celui qu’elles pourraient jouer sur les réseaux. Au-delà de la tension décrite par Treleani entre une tâche de conservation et une fonction de producteur médiatique (proposant des contenus éditorialisés), l’éclairage de Quaresima semble mener à un deuxième niveau d’interrogation autour du rôle des archives au sein de l’univers numérique. Les centres d’archives sont-ils prêts à laisser circuler librement les copies numériques, traces non plus des documents conservés dans leurs voûtes, mais bien des oeuvres elles-mêmes ? S’il apparaît illusoire de considérer les pages du site ina.fr comme des îlots sur lesquels l’INA pourrait diffuser ses contenus sans risquer de les voir s’amalgamer avec d’autres éléments (les publicités affichées à côté des vidéos consultées, par exemple), il semble tout aussi inconcevable d’imaginer que certains contenus échappent complètement à la responsabilité de l’INA. Le Web ne saurait se substituer aux institutions patrimoniales, qui gardent leur raison d’être. Néanmoins, entre ces deux pôles (contrôle de l’interprétation et circulation), l’éditorialisation des contenus se doit de trouver un équilibre qui permettra aux documents d’être présents sur les réseaux numériques, tout en tenant compte des logiques « anarchivantes [4] » du Web.

Treleani, en énonçant les principes qui devraient régir la mise en ligne des archives, apporte une contribution importante au corpus théorique entourant le passage au numérique des organismes chargés de la conservation du patrimoine audiovisuel. Parce que sa réflexion cerne avec pertinence les enjeux de la lecture des documents électroniques par les internautes, elle ouvre aussi vers une réflexion plus large à propos des processus de diffusion des documents numériques issus des archives.