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Un « remake secret » chez Quentin Tarantino ? La proposition pourrait sembler cultiver le paradoxe, tant le cinéaste n’est pas réputé pour la discrétion de ses reprises ou allusions : c’est bien au contraire l’une des premières remarques formulées à l’endroit de ses films que d’être bardés de références cinéphiles. Tarantino est souvent présenté comme l’archétype du cinéaste postmoderne ou maniériste [1], emblématique d’une pratique désinhibée de la seconde main et du recyclage, imitant et hybridant les éléments stockés dans le magasin de l’histoire culturelle, en un tissu alliant signes de grand art légitimé et pop — sinon junkculture. Cet enjeu de la seconde main induit un corollaire fréquemment invoqué : il n’y aurait là que « second degré ». L’expression évoque d’emblée l’ironie ou la dérision, la frivolité ludique, voire le cynisme. C’était déjà ce que Gérard Genette (1982) affrontait dans Palimpsestes, son maître livre consacré à l’hypertexte — aux textes écrits (d’)après un autre texte — et précisément sous-titré La littérature au second degré : il y regrettait notamment la « confusion fort onéreuse » associée au mot « parodie », rappelant qu’il s’agit d’un procédé rhétorique précis et que « la littérature au second degré » peut s’exercer de manière sérieuse (et non pas seulement ludique ou satirique). La catégorie proposée par Marie Martin, celle du « remake secret », peut être un biais pour prendre en effet Tarantino « au sérieux [2] ».

Crash

D’abord un constat : Tarantino, supposément amateur de la reprise, pratique peu le remake [3]. Parmi les multiples citations ou allusions que son cinéma sollicite, il ne s’en trouve pas une à laquelle il se consacre jusqu’à ce point. Le cinéaste pratique plutôt l’annonce de remake déjouée ou démentie. Certains de ses films affichent des titres de ce point de vue trompeurs, se plaçant sous l’égide de productions passées qu’ils ne transposent pas réellement : Inglourious Basterds (Le commando des bâtards, 2009) évoque certes (en l’écorchant orthographiquement) le titre anglais (The Inglorious Bastards) du film de guerre d’Enzo Castellari, Une poignée de salopards (Quel maledetto treno blindato, 1978), mais s’en affranchit largement, de même que Django Unchained (Django déchaîné, 2012) emprunte seulement un nom et une chanson au Django (1966) de Sergio Corbucci. Tarantino réalise bien plutôt des pastiches de genres tels que le film de sabre : Kill Bill (Tuer Bill, 2003-2004), le road movie : Death Proof (Boulevard de la mort / À l’épreuve de la mort, 2007) ou le western-spaghetti : Django Unchained — la logique du genre allant, dans Pulp Fiction (Fiction pulpeuse, 1994), jusqu’à accaparer le titre, à la manière de l’étiquette des boîtes de soupe d’Andy Warhol. Même à la plus petite échelle de la séquence, Tarantino pratique rarement le remake [4]. C’est curieusement dans le champ historique qu’il s’y est le plus distinctement essayé : dans Inglourious Basterds, il réécrit l’histoire sur le mode de l’uchronie, puisqu’il y fantasme un commando de Juifs vengeant, durant la Seconde Guerre mondiale, le martyre de leur peuple et parvenant in fine à assassiner Hitler et Goebbels[5].

Un film de Tarantino apparaît dès lors atypique, en ceci que la logique du remake y est plus « structurelle » : c’est Death Proof. Le film n’est pas, une fois de plus, un remake au sens classique. Comme les autres, il agrège de multiples citations, à la croisée de l’épouvante et du road movie. Cela peut s’opérer par la reprise d’un motif visuel, scénaristique ou mythologique — comme le véhicule prédateur du Duel (1971) de Steven Spielberg ou les rallyes improvisés de Two-Lane Blacktop (Macadam à deux voies, Monte Hellman, 1971) —, au moyen d’une référence explicitement convoquée par les personnages — par exemple le modèle de voiture que conduisait le héros de Vanishing Point (Point limite zéro, Richard Sarafian, 1971) — ou à la faveur d’une conjonction d’indices renvoyant à une oeuvre tout entière — en l’occurrence celle de John Carpenter, via la coprésence de son acteur fétiche, Kurt Russell, et de la figure de la voiture tueuse évoquant Christine (1983). Autant d’allusions, parmi d’autres, qui peuvent laisser fantasmer leur durable déclinaison, autant de possibilités de remake que Death Proof laisse en suspens ou ruine abruptement.

Le seul remake que Death Proof réalise dans les faits, c’est le sien propre, par l’entremise d’une structure en diptyque laissant à penser que le film, à mi-parcours, fait table rase et se « re-fait », reprend à zéro ses coordonnées de départ. Death Proof suit d’abord une bande de copines en virée dans un bar, où elles croisent un certain Stuntman Mike (Kurt Russell), cascadeur sur le retour qui s’avère psychopathe : au sortir du bar, Mike, au volant de sa voiture, fonce volontairement dans l’automobile transportant quatre des filles qu’il vient d’entreprendre. Aucune n’y survivra, tandis que le cascadeur, harnaché dans son bolide, s’en sort avec quelques fractures. Ellipse : un an plus tard, quatre autres jeunes femmes se retrouvent pour une escapade entre amies, et il apparaît que l’insatiable Mike les a élues pour un nouveau carnage automobile — mais cette fois-ci, le prédateur trouve plus résistant que lui et sera châtié.

Il est ainsi envisageable de considérer la seconde partie de Death Proof comme un remake de la première, la collision meurtrière faisant recommencer le film — et le scénario assassin de Mike [6]. A posteriori, les victimes de la première partie sont vengées : la revanche apparaît bien comme un horizon essentiel du remake selon Tarantino (à moins qu’il ne considère la loi du talion comme un remake d’un genre particulier). Tout comme des Juifs re-font aux nazis ce que ceux-ci leur font subir dans Inglourious Basterds, tout comme un Noir décime un clan d’esclavagistes dans Django Unchained [7], des figures féminines finissent ici par avoir raison d’un monstre phallocrate (ce qui était déjà le cas dans Kill Bill [8]).

Tout cela pourrait nourrir, encore une fois, le soupçon du « second degré » : ironie jouant avec les limites du politiquement correct, jeu de massacre ou encore formalisme ludique cultivant la distanciation, le simulacre [9] et la mise en abyme. Ce qui serait dommage, car il me semble qu’il advient là le contraire : non pas un embrayage sur l’ironie, invitant le spectateur à se placer en surplomb, mais plutôt une remise à plat, la réinstauration d’un premier degré aussi burlesque que périlleux, tant pour les personnages que pour le réalisateur. L’explosion de Death Proof — et le remake de soi qu’elle enclenche — ne constitue pas seulement un feu d’artifice : elle dévoile une incorporation ou une internalisation [10], c’est-à-dire aussi une « physique » de la reprise [11].

Notons d’abord que la figure du remake de soi n’est pas sans précédent. L’un des cas récents les plus évidents dans ce registre — qu’on pourrait appeler le diptyque ex abrupto — est Mulholland Drive (2001), de David Lynch : le film se plie à mi-parcours, en plongeant les mêmes actrices dans des identités et des circonstances différentes, mais se répondant par de multiples échos. Mulholland Drive peut être considéré comme un « auto-remake secret » : si l’on suit la plus courante des hypothèses concernant son récit, le premier volet retranscrit le rêve du personnage incarné par Naomi Watts dans la seconde partie, celle-ci révélant le soubassement traumatique de l’idylle d’abord fantasmée. Le film de David Lynch est aussi un remake secret de Persona (Ingmar Bergman, 1966), autre représentant du diptyque ex abrupto — puisqu’il raconte le soudain passage de l’amour à la haine entre deux femmes : Lynch a simplement encore radicalisé la fameuse faille au centre du film de Bergman, marquée par l’embrasement simulé de la pellicule. Chez Bergman comme chez Lynch, l’apparente extravagance formelle, loin de se délier de toute considération narrative et de se concentrer sur une mise en scène spéculaire du médium lui-même (le projecteur inaugural et la pellicule qui brûle dans Persona, la machinerie hollywoodienne dans Mulholland Drive), conflue avec une épreuve psychologique et existentielle. La mise en scène du support filmique lui-même peut ainsi mimer un état mental, un certain mode d’expérience [12] : chez les couples des deux films, le désamour est bien un remake de l’amour [13].

Dans Death Proof, comme chez Bergman ou Lynch, le remake n’est pas extérieur à la diégèse : il en est l’un des éléments ou des ressorts. Son maître d’oeuvre n’est pas seulement le cinéaste, mais également l’un des personnages : Mike est bel et bien un tueur en série, un maniaque du remake. Il ne reproduit pas ses pièges routiers pour plaisanter, mais pour tuer. Death Proof, au passage, montre encore une fois comment la figure du tueur en série peut transformer la citation ou le remake en enjeux proprement vitaux, le tueur se répétant, et répétant éventuellement, dans ses modes opératoires ou ses rituels, des assassinats passés — ce dont Scream (Frissons, 1996), de Wes Craven, fut à sa manière un manifeste.

Par-delà ces extrémités assassines, il est naturel que le remake devienne une catégorie existentielle pour Tarantino. En tant que segment du film Grindhouse (Grindhouse en programme double), Death Proof évoque aussi un âge passé du cinéma comme lieu de vie : celui des cinémas permanents qui diffusaient autrefois des films d’exploitation. Le film de Tarantino ne revendique pas simplement ce label : il a tenté d’en réinstaurer le mode de réception même. Death Proof, en effet, n’a pas été diffusé indépendamment dans les salles d’Amérique du Nord, mais comme l’une des composantes d’un programme comprenant un long métrage de Robert Rodriguez, Planet Terror (Planète Terreur, 2007), ainsi que les bandes-annonces de films fictifs. La scission interne de Death Proof prend à cette aune un relief particulier. Elle répercute les collures entre des productions hétérogènes, nécessaires à la constitution d’un programme. Elle rappelle aussi que le grindhouse est moins un genre à part entière qu’un mode d’expérience du cinéma : dans son dispositif de réception originel, chaque film n’était pas nécessairement perçu comme une unité autonome, pris qu’il était dans un continuum de projection et souvent lui-même rapiécé, les copies mises à l’épreuve étant en permanence rafistolées [14]. Ce que Death Proof mime dans sa texture même : la première partie simule une copie usée (rayures, coupes sauvages, couleurs encrassées…), tandis que la seconde, censément remake de la première, paraît flambant neuve — le spectateur, en salle, pourrait se dire que le projectionniste a mélangé les bobines, ou qu’il a accolé deux films ou deux copies.

Chez Tarantino, la référence culturelle n’est plus un élément rapporté dans la quotidienneté, mais ce dont toute vie est tissée — dans leurs conversations, ses personnages se font souvent exégètes de produits culturels, et ce dès l’ouverture de son premier film, Reservoir Dogs (Les enragés, 1992), et la fameuse table ronde des malfrats commentant les paroles de la chanson de Madonna Like a Virgin. Dans Death Proof, les filles parlent naturellement de cinéma. Bien plus, elles veulent concrètement manier un accessoire de film (une Dodge Challenger comme celle que conduisait le héros de Vanishing Point). Chez Tarantino, le genre humain passe son temps à commenter, à citer, à imiter, la plupart des personnages de Death Proof gravitant dans la sphère aussi vague qu’envahissante du spectacle (animatrices de radio, actrices, mannequins, cascadeuses…), brouillant les frontières entre existence quotidienne et numéros répétitifs. « Étonnez-moi », réclame à ses amies, au début du film, le personnage de Jungle Julia, se plaignant de les voir toujours rejouer les mêmes scénarios écrits d’avance.

L’envoi d’un simple texto amoureux, par exemple, est ici coupé de son hypothétique affect fondateur, devant lequel s’interpose un souvenir de cinéma : lorsque la même Julia conte fleurette par SMS, un extrait de la bande originale du film Blow Out (Éclatement, Brian De Palma, 1981) surgit, sans qu’on sache s’il s’agit d’une musique off ou d’une ritournelle intérieure investissant l’esprit du personnage. À tous égards, Julia semble moins éprouver un sentiment proprement personnel qu’accueillir le remake d’une bluette déjà voilée : le film cité, Blow Out, se présente lui-même comme un remake — celui de Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966) —, inclut un remake de la scène de la douche de Psycho (Psychose, Alfred Hitchcock, 1960) et se déroule dans le milieu du cinéma. Blow Out exacerbe le sentiment d’un monde contrefait (son ouverture montre un slasher movie de série Z sur lequel travaille son héros Jack, ingénieur du son) ou truqué (le vrai-faux accident de voiture dont Jack analyse, dans son studio, la mise en scène et qui fait aussi de Blow Out une sorte de road movie en chambre). Martelant le constat d’une simulation généralisée, le film s’achève toutefois sur la mort bien réelle d’une jeune femme, et sur les larmes d’un homme brisé se repassant en boucle l’enregistrement sonore des derniers instants de la disparue, désespéré d’avoir reproduit un accident de son passé — sa négligence a autrefois, lorsqu’il travaillait dans la police, causé la mort d’un collègue : le nouveau drame est le remake d’un trauma antérieur.

Alors que, dans Blow Out, le tueur ridicule de la série Z inaugurale pouvait apparaître comme une farce, De Palma fait ensuite du remake ou de la reprise une opération littéralement assassine — comme si re-faire, en l’occurrence, induisait un deuil, nécessitait de tuer le modèle premier, qu’il s’agisse de l’objet initial de la représentation ou de celle-ci [15]. Chacune des reprises entraînant une déperdition, leur succession est susceptible de produire des figures radicalement dissemblables et possiblement monstrueuses ou grotesques — tel le slasher movie de pacotille qui ouvre le film et qui deviendra, aussi risible soit-il, le tombeau de l’héroïne, puisque Jack choisira de greffer le cri de la disparue dans sa bande-son. Analysant tous les remakes de la scène de la douche de Psycho chez De Palma, Nicole Brenez (1996) voit notamment dans l’ouverture de Blow Out :

[…] l’invention superfétatoire [par rapport à l’original de Hitchcock] d’une image manquante : l’arrivée de Norman Bates envisagée de son point de vue, comme son fantasme à lui. […] Ici, on suit le point de vue du tueur, on le voit, il se voit dans la glace […] Cet aperçu de monstre ordinaire, corps épais, contrefait, visiblement sans âme, c’est bien sûr l’inversion d’une inversion : il est le redoutable cliché initial que l’élégance du séduisant Norman Bates occultait, la pulsion de mort représentée en Chose, en débris humain […]

Le « redoutable cliché » grotesque et le deuil sont indissolublement liés chez De Palma, qui invente ainsi un lyrisme de la secondarité : on pleure, chez lui, de toujours re-produire, de ne plus pouvoir « innocemment » pleurer, d’être immédiatement assailli de mille références extérieures et de perdre de vue son affect propre. Si affect il y a, c’est la tristesse — sinon la mélancolie — d’avoir perdu tout affect premier ou spontané. Dans Death Proof, le ricochet est parfait : la musique de Blow Out constitue en effet une citation de plus, dont la charge originelle est évacuée avant de terriblement se rétablir — puisque Jungle Julia va en effet mourir dans le crash orchestré par Mike. Pianotant sur son téléphone portable, l’insouciante jeune femme galvaude malgré elle une musique funèbre en en faisant un simple refrain sentimental, ignorant qu’elle est promise au même destin tragique que l’héroïne immolée de Blow Out. Comme chez De Palma, la déperdition inhérente à la reprise finit paradoxalement par réinstaurer l’oublié affect premier.

Dépense

Un remake surgit après la destruction préalable de son « modèle » : le crash central de Death Proof laisse entrevoir une dimension souvent éludée du remake, celle de la dépense, dans toute l’ambivalence — à la fois dilapidation et jouissance — que prend cette notion au sens où l’entend Georges Bataille (1949). La collision assassine est un terrible feu de joie. Le film accumule, comme une pile, un carburant citationnel pour le brûler d’un coup, consumer la toile référentielle, afin de se retisser à neuf, pour soi, de recommencer à zéro, en ne comptant que sur ses propres ressources. Manière de se mettre à l’épreuve, sur le mode d’un crash test [16] : Death Proof peut-il « tenir », « consister », sans toutes les réminiscences ou citations qu’il sollicite ? De prime abord, réaliser un remake paraît pourtant s’inscrire dans une perspective de perpétuation, de valorisation ou de recyclage — bref, de rentabilisation ou de plus-value. Toutefois, refaire nécessite tout autant de défaire, de défigurer et, pourquoi pas, de gaspiller — ici, à mi-parcours de Death Proof, un film entamé et des corps qui sont dépensés d’un coup.

Sans doute faudrait-il également entendre ainsi la notion de « remake secret » : certes l’éventualité d’un remake clandestin ou non prémédité, « détaché de toute intentionnalité », mais aussi « le secret du remake », la manifestation de la dépense sur laquelle il repose, sa « part maudite », pour parler comme Bataille. Selon celui-ci, en effet, les espèces vivantes disposent d’une abondance incommensurable, celle de l’énergie solaire, qu’elles ne savent comment dépenser. Comme toutes les étoiles, le Soleil s’est longtemps consumé en pure perte jusqu’à ce que la vie apparaisse incidemment sur Terre. Le vivant, toutefois, n’a pas représenté un mode de stockage énergétique, bien au contraire — plutôt un moyen pour l’énergie de se dépenser plus vite.

L’histoire de la vie sur la terre est principalement l’effet d’une folle exubérance : l’événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses

Bataille 1949, p. 85

Le luxe, poursuit Bataille (p. 90-91), est au principe même de la biologie, l’espèce humaine constituant le luxe suprême :

[…] de même que l’herbivore est, par rapport à la plante, un luxe, — le carnivore par rapport à l’herbivore —, l’homme est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement, l’excédent d’énergie que la pression de la vie propose à des embrasements conformes à l’origine solaire de son mouvement.

Selon Bataille, la plupart des grands systèmes symboliques ou idéologiques, ne pouvant tolérer cette « part maudite » qui se dépense à travers nous en pure perte, ont pour fonction de la refouler et stigmatisent les dépenses improductives : la dénégation de la gabegie fondatrice est favorable à son maintien. L’art (comme la sexualité) constitue pour Bataille l’un des sommets de la dépense improductive, le luxe du luxe que nous sommes. Le remake n’est-il pas l’expression même de cette continue dépense artistique ? Si l’on suit Bataille, il existe bien une « vie des formes », comme l’écrivait Henri Focillon (1934) — mais une vie luxuriante, dévorante, infiniment dispendieuse, et d’autant plus en cette ère de reproductibilité débridée. Il y aurait tout à gagner à considérer la reprise culturelle non plus comme un simple jeu sans retombées matérielles, mais comme partie prenante de la furieuse thermodynamique ambiante, ce brasier de profusions dans lequel l’humanité et son environnement sont en train de se consumer ; ce qui revient aussi à éventuellement envisager l’art comme une dépense rendant sensible la dépense. De ce point de vue, Tarantino nous apparaît comme un gaspilleur éclairé, organisant de grandes déperditions ne dissimulant pas, comme à l’accoutumée, leur part maudite.

Il y a certes, chez Tarantino, un délire fondateur de l’inépuisable, le fantasme d’un cinéma et de personnages capables d’infiniment se dépenser, sans contrepartie — le titre Death Proof, « résistant à la mort », sonne comme un programme. Toutefois, cette passion de l’inépuisable n’est que l’envers d’une hantise, s’installant à la limite de l’épuisement. La moindre faiblesse, la moindre inattention sont susceptibles de s’avérer fatales : aussi hyperactifs soient-ils, bien des personnages de Tarantino s’effondrent d’un coup. En l’occurrence, Mike n’est pas définitivement death proof, puisqu’il succombe vraisemblablement à la fin du film [17].

Répliques

Soit donc la tentation de brusquement consumer un monde citationnel — pourquoi pas aussi une tentation de l’abstraction cherchant à se défaire de toute scorie figurative, de la dette infinie des copies à l’égard d’hypothétiques modèles. On met le feu aux poudres : l’écran se vide, mais c’est pour tout de suite se remplir à nouveau. Quasi immédiatement, l’explosion centrale de Death Proof se réverbère, fait elle-même l’objet de remakes. Nous reverrons en effet le crash au ralenti quatre fois de suite, mais sous un angle différent, focalisé sur la mort de chacune des occupantes de la voiture. À ce propos, Tarantino (2007) a pu expliquer qu’il calait là le film sur la perversion de Mike (et vraisemblablement celle du spectateur) — l’explosion étant trop brève et rapide pour en jouir, il la répète et la diffracte mentalement. On serait tenté ici de solliciter la notion de « répliques » — lesquelles désignent certes des réponses ou des copies, mais aussi les secousses qui suivent, à la manière d’échos, un séisme.

Non seulement le crash est répété, mais il s’avère qu’il est aussi le remake d’autres explosions, émanant de films antérieurs. L’incendiaire est d’emblée archiviste : ce qui se rêvait pure dépense a toujours des dettes, car il existe bien une iconographie des explosions [18], comme de tout autre objet. La collision de Death Proof est la conflagration de plusieurs répliques, dont l’épicentre se situe au début des années 1970 : s’il y a une tradition de la destruction, cette décennie-là a été prodigue en la matière — Jean-Baptiste Thoret (2006) a pu en avoir une lecture à la lettre thermodynamique, en suggérant que le cinéma américain de cette époque expérimente diverses manières de dépenser un excès énergétique, au risque de l’explosion [19]. Deux films s’interposent vite entre nous et le crash de Death Proof. C’est d’abord la scène finale du troisième film de Dario Argento, Quatre mouches de velours gris (1971), détaillant, en un ralenti extrême, un corps de femme pris dans la pluie de verre et d’acier d’un crash automobile. C’est ensuite la dernière séquence de Zabriskie Point (1970), de Michelangelo Antonioni, montrant à répétition, sous divers angles, l’explosion d’une villa.

Si l’invocation d’Argento ne surprend pas chez Tarantino (le giallo est typique de sa cinéphilie), celle d’Antonioni peut paraître plus étonnante, notamment en ce que la prolixité du cinéma de l’Américain contraste avec la propension de l’Italien au mutisme. Il y a pourtant bien un intercesseur — ou un pivot — entre Antonioni et Tarantino [20] : c’est Vanishing Point. On le disait, dans le second volet de Death Proof, les deux cascadeuses de la bande souhaitent ardemment essayer une voiture du même modèle que celle du film de Sarafian, dont le héros, Kowalski, est un livreur d’automobiles désabusé et toxicomane qui doit conduire une Dodge Challenger depuis le Colorado jusqu’à la Californie en une quinzaine d’heures. Le délai est impossible à tenir, et s’avérera en effet suicidaire. Poursuivi par la police de la route, Kowalski va dans le mur, ou dans le décor : Vanishing Point, s’apparentant à un compte à rebours, s’ouvre sur l’installation du barrage routier sur lequel Kowalski choisira d’aller s’écraser à la fin du film — il y a là aussi, entre les premiers et les derniers plans du film, un effet de réplique [21].

Sorti un an après Zabriskie Point, Vanishing Point a beaucoup en commun avec le film d’Antonioni, à commencer par le Point de son titre : celui d’Antonioni relève de la toponymie (un site géologique), mais l’Italien aurait pu revendiquer le « point d’évaporation » qui donne son titre original à la réalisation de Sarafian. Dans les deux cas, une fuite en avant dans le désert et un moteur poussé jusqu’à la limite de ses capacités : chez Antonioni, le jeune Mark, à tort accusé du meurtre d’un policier durant une mobilisation étudiante à Los Angeles, subtilise un avion et s’envole au hasard vers la Vallée de la Mort. Dans les deux cas, le désir d’échappée s’achève tragiquement (si son avion n’explose pas, Mark trouvera la mort à son bord). S’entrevoit certes, d’abord, l’éventualité d’une robinsonnade régénératrice et d’une libération des corps : c’est, dans Zabriskie Point, la rencontre de Mark avec Daria (donnant lieu aux fameuses visions d’amours collectives dans le désert), tout comme Kowalski, dans Vanishing Point, croise une amazone nudiste à moto. Contrairement à Mark, Kowalski ne paraît plus croire à la possibilité d’une rencontre — et c’est sans doute là que réside la plus grande différence entre les deux films. Chez Sarafian, l’énergie vitale, et notamment libidinale, est entièrement dépensée. Kowalski n’en a plus l’usage : plus aucune cause ni aucun désir ne semble pour lui justifier de continuer. De ce point de vue, dans Death Proof, Mike pourrait apparaître comme un Kowalski certes revenu de tout, mais n’ayant pas choisi la mort pour autant, et dévoyant perversement l’énergie libidinale qui animait encore Zabriskie Point.

Sarafian et Antonioni se rejoignent en revanche dans un constat simple : il n’y a plus de désert, de territoire absolument exempt de signes, d’imageries ou de références — et c’est bien pour cela que leurs fuites sont vouées à l’échec. Même au milieu de nulle part, il paraît impossible d’échapper aux émanations ou aux ondes de la civilisation — d’où la tentation de la table rase. La logique de la ville, l’urbanisme au sens le plus large, sont agissants en tout lieu, y compris dans des espaces vides et supposés sauvages. Dans les deux films, le quadrillage policier en est l’expression. C’est aussi, dans Vanishing Point, le rôle essentiel de la radio — où qu’il soit, Kowalski entend le récit en direct de son équipée par un disc-jockey prêcheur, un bonimenteur qui invente d’ailleurs ainsi un autre genre de reprise, sur le mode du commentaire simultané. Dans Zabriskie Point, cet urbanisme envahissant, rendant impossible toute retraite au désert, se cristallise dans le projet immobilier Sunny Dunes, pour lequel travaille Daria : un spot publicitaire, des plans d’architecte et des maquettes (des répliques, donc) préfigurent la conformation stylisée de ce lotissement qui doit être édifié en plein désert. Sunny Dunes avance, la ville avance : dans l’esprit d’Antonioni, il n’est pas certain que ce quadrillage expansionniste de l’urbanisme et du design se distingue radicalement de celui de la police. Dans l’esprit de Daria, en tout cas, cette activité immobilière deviendra l’emblème du système — l’apathie consumériste — ayant finalement provoqué (ou du moins laissé advenir) la mort de Mark : de rage, elle se figure mentalement, à répétition, la désintégration de la villa du patron de Sunny Dunes [22].

Alors qu’il prépare Zabriskie Point, Antonioni (1968, p. 254) déclare dans un entretien avec Alberto Moravia dans L’Espresso colore : « […] d’un point de vue figuratif l’Amérique m’a beaucoup frappé. Cela a été un choc. Surtout la publicité. Tout est si photogénique qu’on ne sait plus où donner de la tête. » Cet enjeu de la photogénie — qui s’apparente à une industrialisation du sensible — est essentiel : c’est ce qui, dans Zabriskie Point, à la fois fascine, excite et exaspère Antonioni. Comment donc rivaliser avec la photogénie publicitaire dès lors que l’art est lui-même désormais enclin à la stylisation et au graphisme, que ses reproductions, reprises et effets participent du design généralisé ? Sans doute Antonioni entrevoit-il alors que son imaginaire, comme tout autre, est susceptible de verser dans sa propre contrefaçon marchande — cette « beauté » désormais devenue le meilleur gage de vente dans tous les domaines.

Blow Up constituait déjà une forme d’aveu, dévoilant l’envers mortifère de l’imagerie pop. L’avènement de la couleur dans le cinéma d’Antonioni ne fut sans doute pas pour rien dans cette soudaine hantise du décoratif, qui s’accompagne chez le réalisateur de reprises cinéphiles, ce dont il n’était pas coutumier auparavant. Ce faisant, Antonioni admet qu’il n’échappe pas au « commerce » cinématographique et culturel (alors qu’il affichait plutôt à cet égard des gestes de rupture). Zabriskie Point investit bien sûr l’imaginaire du grand Ouest — celui du western et du road movie. Mais sa plus flagrante variation cinéphile réside dans cette séquence si curieuse (et éloquente sur la question de la dépense, citationnelle et libidinale) de séduction motorisée, entre l’avion de Mark et la voiture de Daria : à plusieurs reprises, Mark vole à si basse altitude qu’il effleure de sa carlingue le toit de la voiture conduite par la jeune femme. Il serait difficile de ne pas penser à la séquence de North by Northwest (La mort aux trousses, Alfred Hitchcock, 1959) durant laquelle le personnage de Cary Grant est poursuivi par un avion volant en rase-mottes — la translation opérée par Antonioni donnant à voir, même si c’est sur un mode bon enfant, une manoeuvre de harcèlement sexuel [23].

Antonioni, avec Zabriskie Point, paraît donc rattrapé par la logique générale du remake, et y répond, y « réplique », par l’explosion finale de la villa : il s’agit soudain de balayer tous les colifichets du design, saisis juste avant comme des natures mortes — il s’agit de passer du plastifié à une plasticité retrouvée. Comme dans Death Proof, cette explosion ne pourra durablement demeurer un magma vierge. Les répliques font leur oeuvre dans l’esprit de Daria, réitérant son fantasme destructeur pour mieux purger sa colère : la déflagration se répète et s’étire dans un ralenti extrême. Ce qui devait rompre avec l’imagerie industrielle s’avère un formidable générateur d’iconographie : au ralenti, la désintégration des pièces de mobilier produit des blasons de la destruction, ne tranchant pas si radicalement avec le régime décoratif qu’on voulait fuir.

Death Proof, se re-faisant via un crash et « répliquant » l’explosion réverbérée de Zabriskie Point, explicite tout autant l’angoisse latente d’un film antérieur que le refoulé de tout remake : cette « part maudite » de l’art qui consiste à consommer encore et encore des figures, quitte à finir par les détruire. En évoquant à propos de Death Proof les simulacres de Baudrillard, Aaron Anderson (2007) parle aussi du sadisme de Mike, mais étrangement sans envisager que ces deux enjeux soient liés. C’est pourtant le cas : Mike considère en effet ses victimes comme des images (au début du second volet, il observe les photos qu’il a prises du nouveau groupe de filles), dont il désire ensuite parfaitement disposer. Death Proof rend patent le soubassement premier, prédateur et anthropophage, de toute représentation, de tout acte de figuration [24], mais aussi son ambivalence, dès lors qu’il se réplique ou se répète : tour à tour, nous nous approprions les images, nous les happons, et nous nous y soumettons, nous nous laissons happer. Les images sont nos esclaves et nos maîtresses, nos fétiches et nos idoles. Que nous veulent-elles [25] ? Que leur voulons-nous ? Telle est, entre autres, la fable de Death Proof, qui s’apparente à un ring où les images prendraient leur revanche. Je parlais plus haut de l’intrication, chez Tarantino, entre remake et vengeance. Il y a bien de cela dans Death Proof : permettre aux images de se venger (de leur instrumentalisation) et de nous venger aussi (en remettant en cause, en une logique carnavalesque, les clichés et autres baudruches qui sont censés nous représenter).

Autrement dit, Death Proof pourrait être conçu comme une course-poursuite entre nos images et nous. C’est aussi pour Tarantino l’occasion de s’exposer, par le biais du remake, à la revanche de ses propres images. Mike ne constitue pas seulement l’allégorie couturée du film lui-même, il est l’autoportrait angoissé de Tarantino — à qui on a suffisamment reproché de maltraiter ses personnages et à qui les filles de Death Proof donneraient finalement une leçon. En cela, le film, sorte de crash test s’exposant aux chocs des répliques, démultiplie les signes d’auteurisme pour dans le même temps mettre à mal l’instance auctoriale, à la merci de ses propres artefacts. Ce que j’ai pu ailleurs tenter de résumer ainsi :

[Après Jackie Brown], le cinéaste choisit pour ses premiers rôles des dominés ou des persécutés (femmes, Juifs, Noirs) châtiant leurs oppresseurs avec leurs propres armes. […] ces opérations remettent en cause, de l’intérieur, le système Tarantino lui-même, son charisme à l’évidence fasciné par la force, comme s’il s’agissait de dérégler sa propre machine à dominer, en la prenant au pied de la lettre, en en tirant toutes les conséquences, souvent comiques, c’est-à-dire possiblement horribles

Aubron 2013, p. 48-49