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Le 4 avril 1968, le Père Paul-Aimé Martin, fondateur des Éditions Fides, prononce une allocution empreinte de fierté, au moment du lancement de six ouvrages patrimoniaux, dont deux figurent dans la collection « Écrivains canadiens[1] d’aujourd’hui » :

Le Canada français montre actuellement, sur le plan culturel, des signes de regain encourageants. L’un d’eux, à coup sûr, est la mise en valeur de notre patrimoine littéraire. Le temps n’est plus où il était de bon ton de bouder nos écrivains et leurs oeuvres. Nous comprenons enfin qu’une littérature nationale ne vaut pas uniquement par ces « miracles » que sont les chefs-d’oeuvre, mais aussi par la richesse d’un terreau préparé de longue main par d’obscurs artisans. À ceux-ci comme aux plus grands il importe de rendre justice[2].  

Placée sous les auspices d’un comité de lecture composé d’universitaires, cette collection, publiée entre 1963 et 1975, répond aux caractéristiques génériques de la « monographie illustrée » : elle présente, pour chaque auteur, un parcours biographique, une étude critique et des extraits de l’oeuvre. Qui plus est – et cette question sera ici centrale –, chacun des volumes comprend de nombreuses illustrations destinées à rendre vivants ces auteurs « d’aujourd’hui ». Au final, les collaborateurs sont appelés à faire ressortir « ce par quoi cette oeuvre est authentiquement canadienne et rejoint l’universel[3] ». 

Ces deux impératifs qui peuvent sembler a priori contradictoires posent d’entrée de jeu une question intéressante : que nous dit, dans cette collection, l’usage de la photographie quant à ce qu’est (ou n’est pas) un écrivain québécois consacré, au moment où on tente de consolider le corpus patrimonial digne d’être enseigné? Dans la foulée, qu’est-ce qu’un écrivain québécois « universel », sachant que ces volumes s’inspirent directement des collections françaises, et en particulier d’« Écrivains de toujours » et de « Poètes d’aujourd’hui » (le nom même de la collection de Fides ne faisant qu’amalgamer un peu facilement les deux noms de ses consoeurs…)? La collection aura-t-elle tendance, à travers la photographie, à « distinguer » l’écrivain québécois en le montrant dans ce qu’il a de plus spécifique, ou plutôt à le rendre « universel », en modelant sa représentation sur celles déjà en cours dans les collections françaises?

Cet article vise donc à réfléchir à la monographie illustrée d’écrivain en tant que « genre », en particulier dans la perspective de l’histoire du livre (à travers les illustrations, quels objets – du portrait d’écrivain jusqu’à la couverture du livre publié, en passant par la page manuscrite – sont mobilisés, et pour créer quels effets?). Afin d’y parvenir, il importe d’inscrire notre étude dans la perspective sérielle produite par la collection. La sérialité, comme le note Adeline Wrona à propos du portrait d’écrivain dans la presse, met « en visibilité non pas l’identité singulière de chacun, mais les systèmes d’appartenance qui fondent la cohérence des corps sociaux[4] ». Dès lors, il « s’agit désormais d’examiner les systèmes énonciatifs qui ordonnent les visages comme parties d’un tout[5] ». Comme le remarque très justement Wrona,

le genre du portrait s'articule intimement à la nécessité d’inventer les figurations les mieux adaptées non pas seulement à l’état provisoire d’une identité individuelle, mais plus largement à l’identité collective d’un vivre ensemble. Les traits de l’individu représenté entrent ainsi en relation permanente avec l’attente supposée d’un public, ainsi qu’avec les contraintes matérielles exercées par les modes de circulation de l’image[6].

Replacé dans son ensemble, le portrait de l’écrivain, bien plus que la simple désignation d’un individu, devient l’emblème tangible d’une négociation entre un éditeur, qui dicte le contenu de la collection, et le public qu’il cible[7]. Phénomène éminemment collectif, la collection de monographies illustrées d’écrivains relève d’une pluri-auctorialité qu’il importe d’interroger. Basé sur le dépouillement des archives de Fides et sur l’analyse de l’iconographie déployée dans les volumes de la collection[8], cet article vise donc à montrer de quelle façon cette fabrique de l’écrivain québécois engage une sociabilité des acteurs de la collection, pour produire, au final, une sociabilité figurée dans les volumes[9].

Après avoir défini le rôle des Éditions Fides quant au développement de collections patrimoniales dans l’histoire du livre au Québec, nous cernerons les contours généraux de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », principalement dans ses dimensions paratextuelles. Enfin, nous analyserons les représentations se dégageant des 353 clichés qui constituent l’ensemble iconographique de la collection. Dans la foulée des travaux du GREMLIN, cette dernière section abordera la figure auctoriale en tant que témoin de

la contradiction inhérente à la vie littéraire moderne, laquelle repose, d’un côté, sur l’adoption d'un régime de singularité et l’élaboration d'une mythologie littéraire qui valorise hautement le génie retiré du monde, et, de l’autre côté, la mise en place d'un univers social spécifique mais hautement concurrentiel, le champ littéraire et la multiplication des réseaux et médiateurs[10]

Les Éditions Fides et les collections patrimoniales

Il convient d’abord de situer les Éditions Fides dans le champ éditorial québécois. Fondées en 1941 par le Père Paul-Aimé Martin (1917-2001), les Éditions Fides incarnent assurément l’un des plus importants éditeurs québécois de l’après-guerre. Sous la bannière de l’humanisme intégral de Jacques Maritain, les Éditions Fides, maison d’édition religieuse rattachée à la Congrégation des Pères de Sainte-Croix, se donnent pour mandat de publier des ouvrages adaptés aux besoins spécifiques de la jeunesse catholique québécoise. Dès sa première année d’existence, Fides publie une quarantaine d’ouvrages dans plusieurs domaines, affirmant ainsi son statut d’éditeur généraliste. Plus de 40 % des titres parus la première année constituent des rééditions d’ouvrages français, et cela n’est pas un hasard en cette période de guerre. En effet, un arrêté exceptionnel du gouvernement fédéral autorise les éditeurs canadiens à réimprimer les ouvrages français moyennant le versement d’une redevance de 10 % au Bureau du Séquestre des biens ennemis. Comme plusieurs autres éditeurs québécois, Fides vise donc un marché international[11]. Pendant la guerre, Fides écoule ses publications de propagande catholique sur le marché anglophone, en exportant plusieurs traductions aux États-Unis principalement. En 1945, une succursale de Fides est ouverte à São Paulo au Brésil ; en 1949, c’est au 58 de la rue Notre-Dame-des-Champs, à Paris, que Fides installe ses bureaux. Dès l’année suivante, l’éditeur déménage boulevard Raspail, dans un local dont la façade fait 16 mètres et comporte quatre immenses vitrines[12] : c’est dire toute l’ambition de la maison québécoise, qui souhaite incarner « […] en France un centre de documentation sur la vie spirituelle, intellectuelle et artistique du Canada français[13] ».

Image 1

Édifice Fides boulevard Raspail, Paris 1950-[1955?], Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke, (désormais SBAUS), Fonds Fides P64/B123/DO4.

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Malgré tous ses efforts pour promouvoir le livre canadien sur le marché français, et en dépit d’un travail d’animation plutôt dynamique (la librairie du boulevard Raspail accueille en conférence les écrivains canadiens de passage à Paris, organise des expositions, présente même en 1953 un récital offert par le chansonnier québécois à la mode, Félix Leclerc…), la succursale parisienne éprouve d’importantes difficultés financières. Conscient de l’importance du capital symbolique pour un éditeur, le Père Martin n’est pourtant pas prêt à en fermer les portes : fin stratège, il voit clairement en la présence de Fides à Paris un moyen d’accroître la réputation de la maison d’édition au Québec. Selon lui, cette présence à Paris

contribue beaucoup à manifester la puissance de Fides au public canadien et à montrer que Fides est une oeuvre désintéressée qui n’hésite pas à entreprendre et à maintenir des initiatives qui au point de vue strictement commercial sont très osées ou même irréalisables[14].

La maison d’édition parviendra à maintenir sa succursale parisienne jusqu’à la fin des années 1960, mais ce qu’il importe de retenir ici, c’est qu’en étendant ses activités jusqu’en France, Fides garde les yeux tournés vers le Québec.

C’est que, dès son origine, l’éditeur souhaite consacrer une bonne portion de son catalogue à la publication d’oeuvres d’écrivains québécois[15]. En 1944, Fides lance d’ailleurs une des collections qui constituera le socle de son prestige : la « Collection du Nénuphar », dédiée aux « classiques canadiens ». Après le peu d’engouement suscité notamment par la collection « Selecta », qui reproduisait des extraits de classiques français et dont les invendus finiront par être soldés, la maison d’édition est consciente de l’importance de recruter les meilleurs écrivains québécois afin de s’établir solidement dans ce créneau. Les tirages globaux de la « Collection du Nénuphar », établis par Jacques Michon, démontrent qu’en ceci le Père Martin ne s’est pas trompé : de 1944 à 1979, les différents titres de la collection ont connu 173 éditions ou rééditions, totalisant près de 423 000 volumes imprimés[16].

Forte de ce succès, Fides continue d’agir comme chef de file dans le lancement de collections patrimoniales au Québec. La collection « Classiques canadiens », lancée en 1956, reprend des extraits de textes de la « Collection du Nénuphar », mais dans un format plus accessible et destiné au marché scolaire, soit le format de poche. Au début des années 1960, Fides lance aussi la collection « Alouette », censée, elle, concurrencer le livre de poche à 1$, qui fait alors son entrée sur le marché québécois. Visant à la fois le grand public et le marché scolaire, la collection reprend des oeuvres de la « Collection du Nénuphar », mais également des titres qui n’ont pas encore le statut de « classique » : c’est le cas notamment de certains textes de Félix Leclerc[17], qui ne se verra offrir une place au panthéon de la « Collection du Nénuphar » qu’en 1987[18] (il refusera, d’ailleurs). En 1965, « Alouette » est remplacée par la « Bibliothèque canadienne-française », réorientée plus clairement vers le marché scolaire, comme en témoigne son péritexte : ces livres de poche sont en effet assortis d’une introduction rédigée par un spécialiste, d’une chronologie, d’une bibliographie.

Entre 1940 et la fin des années 1960, Fides a donc acquis une solide réputation sur le marché du livre québécois : d’abord en affichant sa puissance sur le plan international, ensuite en agissant comme meneur dans la publication de « classiques canadiens », à une époque où la notion même de « classique » est loin de faire l’unanimité dans le milieu lettré du Québec. Devançant ses concurrents dans l’élaboration de collections destinées à promouvoir les meilleurs textes des écrivains québécois, la maison Fides occupe assurément, dans les années 1960, une bonne part du marché scolaire en ce qui concerne les collections patrimoniales. Pour l’éditeur, ces succès relèvent en réalité d’une nécessité, puisque la décléricalisation de la société québécoise, alors en pleine Révolution tranquille, engendre un important recul des ventes de livres religieux, source de revenus jusqu’alors fondamentale. Heureusement, la Révolution tranquille va également entraîner une réforme de l’éducation et un intérêt accru pour la littérature québécoise, avec le développement des collèges d’enseignement général et professionnel (CEGEP) et l’essor, dans les universités, de la recherche en littérature québécoise.

« Écrivains canadiens d’aujourd’hui » : contours de la collection

Un document daté du 13 septembre 1961, et disponible dans les archives de Fides, définit le mandat et la nature des livres qui paraîtront dans la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » : « faire mieux connaître les meilleurs écrivains du xxe siècle[19] ». Ainsi, chaque « volume comportera : une étude critique de l’oeuvre, un choix de textes, une bibliographie succincte, une chronique et de nombreuses illustrations. En page 3 de la couverture, un texte sur le collaborateur[20]. » Le comité de publication, essentiellement formé d’universitaires (Jacques Brault, Micheline Dumont, Romain Légaré, Jean Ménard), devra siéger au moins deux fois l’an; chaque volume sera soumis à l’évaluation de trois lecteurs, lesquels « pourront être des membres du Comité, ou toute autre personne désignée par le Comité pour sa compétence à juger du sujet traité[21] ».

D’entrée de jeu, la collection se place sous l’autorité d’un comité dont l’expertise en littérature est reconnue; qui plus est, elle se dote d’un processus d’évaluation rigoureux. Cette volonté de « crédibilité scientifique » se reflétera également dans le choix des collaborateurs : six des 12 auteurs occupent un poste de professeur à l’université, une autre est chercheure boursière dans le milieu universitaire, deux auteurs enseignent la littérature au niveau collégial. Quant à André Major, jeune écrivain associé au groupe Parti pris, il possède assurément la légitimité nécessaire à la rédaction de son Félix-Antoine Savard. Encore faut-il ajouter que Major, le plus jeune des collaborateurs, a accepté de remplacer au pied levé le professeur Jean Hamelin, qui s’est désisté. Et Major développe jusqu’à un certain point des scrupules à collaborer à cette collection, ainsi qu’en témoigne son avant-propos :

N’étant ni professeur ni spécialiste, je veux dire que n’étant pas un personnage sérieux et incontestable, je dois avouer, pour donner la mesure de mon entreprise, que je n’ai qu’un but […] : tracer le portrait d’un poète […] et parler de ses livres, de ses poèmes plutôt, comme on parle des choses que l’on connaît et qu’on aime[22].

Deux auteures de la collection sont moins bien dotées en termes de capital symbolique : il s’agit de Rita Leclerc (Germaine Guèvremont) et de Julia Richer (Léo-Paul Desrosiers). Employées chez Fides, ce sont elles qui, au sein de tous les auteurs de la collection, subiront les jugements les plus sévères de la part de la critique. Si l’on reproche, par exemple, à Julia Richer le caractère anecdotique de son texte sur Desrosiers, c’est clairement aux faiblesses de l’analyse de Rita Leclerc qu’on s’en prend, ainsi que l’exprime un article de Gilles Marcotte, qui qualifie ses méthodes de « scolaires » et réclame une « analyse sociologique des textes[23] ». Signe des temps, plus les auteurs de la collection restent collés, dans leur explication du texte, à l’approche « l’homme et l’oeuvre[24] », plus la critique questionnera la qualité de l’étude présentée.

Tel que spécifié dans les statuts de la collection, chacun des volumes compte 192 pages : la moitié de celles-ci comporte la biographie et l’étude critique attribuables au collaborateur; l’autre moitié présente des extraits de l’oeuvre de l’écrivain. Dès les premiers volumes, on publie une bibliographie, péritexte qui sera bientôt enrichi par une chronologie et des extraits de critique. En ceci, on voit que la maison d’édition a à coeur de s’ajuster à la demande. Les archives de Fides nous démontrent que l’éditeur est très attentif à la réception critique de chacun des volumes (il la collige dans des fiches au nom de chaque auteur), et qu’il répond aux voeux qui s’y expriment, dans la mesure de ses moyens. Guy Sylvestre, après la parution du volume consacré à Rina Lasnier, émet par exemple le commentaire suivant :

Il est regrettable que les ouvrages de cette collection, dont l’utilité est évidente, ne comportent pas comme ceux de la collection “Écrivains de toujours” des Éditions du Seuil (dont la formule a été partiellement copiée ici), une chronologie assez complète de consultation rapide, non plus qu’une bibliographie plus considérable[25]

Dès le troisième volume de la collection, portant sur Anne Hébert, Fides ajoute une chronologie.

La facture même des volumes est fortement inspirée de, sinon calquée sur, ses consoeurs françaises (et ce, jusque dans le format et le nombre de pages, identiques à « Écrivains de toujours », au Seuil). La critique ne manque pas de relever les ressemblances, au moment du lancement de la collection. Le plus sévère à cet égard est certainement Gilles Marcotte qui, devant le premier volume de la série consacré à la romancière Germaine Guèvremont, remet en question la notion de « classique québécois » :

Les limites de notre production littéraire sautent aux yeux quand on aborde la nouvelle collection des « Écrivains canadiens d’aujourd’hui ». Cette collection ressemble, dans son propos et sa formule, aux « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers) et aux « Écrivains de toujours » (Le Seuil). Mais voilà, il est un peu plus difficile de parler de Germaine Guèvremont que, par exemple, de Malraux ou de Reverdy. L’oeuvre est de qualité, mais peu considérable – trois livres seulement –, et les échos qu’elle a suscités ne sont pas encore d’une grande abondance. Il faut bien l’avouer : avec Malraux et Reverdy, nous sommes dans l’histoire; avec Germaine Guèvremont, dans la petite histoire. L’exiguïté du sujet a d’ailleurs obligé les responsables de la collection à des prouesses dangereuses, en particulier dans le domaine de l’iconographie[26].

Et le critique d’ajouter : « Il y a de bien beaux enfants dans la famille Guèvremont, mais enfin[27]… »

La richesse des 40 mètres d’archives du fonds des Éditions Fides nous permet de voir comment l’éditeur s’y prend pour convaincre le public de la pertinence de son catalogue. Les fiches « Auteurs » de Fides comprennent en effet les textes d’allocutions prononcées par le Père Martin à chacun des lancements de volumes. En replaçant ces discours dans leur sérialité, il est frappant de constater à quel point l’éditeur (une fois expédiés les compliments d’usage lancés aux écrivains qu’il publie), parle surtout, et fondamentalement, de ses collections. Ainsi, dès le lancement du troisième volume d’« Écrivains canadiens d’aujourd’hui » consacré à Anne Hébert, le Père Martin déclare, comme une manière de réponse à ceux qui mettent la collection en rapport avec ses consoeurs françaises :

Cette collection, dont la haute tenue fut soulignée l’an dernier par l’attribution à l’un de ses collaborateurs d’un prix de la province de Québec, a été fondée dans le but de rendre hommage aux écrivains les plus marquants du Canada français, en les faisant mieux connaître au public lecteur, trop enclin peut-être à chercher à l’extérieur de nos lettres un objet à son admiration et à sa ferveur. Devant le succès grandissant remporté par cette collection, nous sommes à même d’affirmer aujourd’hui qu’elle répond à un besoin[28].

Ainsi l’éditeur se trouve à réaffirmer l’intérêt des « classiques canadiens », justifiant par le fait même son travail des 20 dernières années :

Il est de plus en plus évident que nos écrivains cessent d’être pour leurs compatriotes d’illustres inconnus et d’anonymes bâtisseurs. Nous nous réjouissons d’un tel changement, car il n’est que de juste que nos hommes et nos femmes de lettres reçoivent des leurs l’accueil qu’ils méritent. La conviction d’avoir travaillé utilement à cette petite révolution – pour employer un terme à la mode – ne nous laisse pas indifférents, vous le pensez bien[29].

Si l’on se fie à la réception critique, force est d’admettre que le Père Martin réussit à persuader les commentateurs, puisque la pertinence de la collection n’est plus soulevée après quelques années, dans la presse. Cet élément pointe bien le rôle de l’éditeur en matière de patrimonialisation des corpus nationaux : il provoque, on le voit, le débat quant à la définition qu’une société se donne de la littérature, voire force les prises de position face au canon.

Reste à dresser un portrait des écrivains jugés dignes de représenter ce qu’incarne la littérature québécoise (et néanmoins universelle, comme le veut le mandat de la collection!) du xxe siècle. Les « auteurs Fides » ont la part belle dans la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » et cela n’a rien d’étonnant. Certes, l’éditeur n’a pas envie de délaisser sa propre écurie, néanmoins il semble assez logique que la collection reprenne les auteurs du « Nénuphar » et des « Classiques canadiens », bassin d’auteurs qui avaient en quelque sorte déjà subi un premier écumage. Ainsi, huit des 12 volumes de la collection portent sur des auteurs qui ont déjà publié chez Fides : chronologiquement, il s’agit de Germaine Guèvremont (1963), de Léo-Paul Desrosiers (1967), de Robert Élie (1968), de Félix-Antoine Savard (1968), de Ringuet (1970), de Robert Charbonneau (1972), et d’Alain Grandbois (1975). En reprenant essentiellement des auteurs de son catalogue, Fides évite un intermédiaire, en l’occurrence l’autre éditeur, à qui Fides devrait verser des droits pour la reproduction de textes. Dans le cas d’Anne Hébert, par exemple, Fides doit transiger avec le Seuil et avec HMH. Cela minimise évidemment la marge de profit, déjà mince si l’on en croit les archives : en 1964, Fides ne réalise que 0,015$ de bénéfice par exemplaire pour la première impression, dont le tirage est fixé à 5 000 exemplaires[30]. Le gain serait donc de 75$ seulement, et ce, dans l’éventualité d’une édition entièrement écoulée… Tout porte à croire qu’en développant cette collection, c’est son image de marque que Fides travaille.

Hormis les auteurs Fides, qui sont donc les autres écrivains choisis pour la collection? Il s’agit, dans l’ordre, de Rina Lasnier (1964), d’Anne Hébert (1965), de Marcel Dubé (1970) et de Gabrielle Roy (1975). La publication du Rina Lasnier sert en réalité d’amorce à une possible collaboration, à plus long terme, avec Fides. Jean-Paul Pinsonneault, directeur littéraire, tente d’entrée de jeu de convaincre la poétesse de publier ses textes dans la « Collection du Nénuphar » : elle y fera finalement son entrée en 1972[31].

Anne Hébert et Gabrielle Roy ont quant à elles en commun d’avoir connu du succès à l’international, notamment à Paris, où leurs oeuvres sont publiées : ce sont assurément des incontournables et l’éditeur en est bien conscient. À propos d’Anne Hébert, le Père Martin n’hésite pas à affirmer, dans son allocution au lancement, que

de tous les écrivains canadiens-français contemporains, Anne Hébert est à coup sûr l’un de ceux dont le prestige et la valeur ne sauraient être mis en doute. Poétesse internationalement connue, l’auteur du Tombeau des Rois est un de nos créateurs les plus en vue et les plus unanimement admirés[32]

Dans l’esprit de l’éditeur, Hébert représente « un écrivain dont le seul nom ajoute à la valeur même de la collection[33] ». Enfin, Marcel Dubé incarne une étoile montante du milieu théâtral québécois. Au moment de la publication dans « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », la renommée de Dubé est solidement établie, puisque ses grandes pièces ont été écrites dans la décennie précédente. Notons tout de même qu’il s’agit du seul dramaturge de la collection : il y a fort à parier que Fides ait ici voulu combler les besoins du marché scolaire en couvrant différents genres.

Sur les 12 « écrivains canadiens d’aujourd’hui », seulement quatre sont décédés. Il s’agit d’Émile Nelligan (disparu depuis 26 ans au moment de la parution du titre en 1967), de Ringuet (disparu depuis 10 ans en 1970), de Robert Charbonneau (disparu depuis cinq ans en 1972), et enfin d’Alain Grandbois, qui meurt en 1975, seulement quelques mois avant la publication du volume. En somme, Nelligan et Ringuet mis à part, ces écrivains n’ont quitté la scène culturelle que depuis fort peu de temps quand le volume leur étant dédié paraît. D’ailleurs, certains critiques semblent hésiter face à l’orientation de la collection : on remarque par exemple la difficulté de traiter de l’oeuvre d’un écrivain vivant[34], ou, à l’inverse, on souligne l’incongruité d’intégrer, dans une collection supposée parler de littérature contemporaine, des écrivains décédés : « Les “Écrivains canadiens d’aujourd’hui”, ou la littérature dans le vent, presque yé-yé. Y paraîtront prochainement un “Anne Hébert” de Pierre Pagé, un “Émile Nelligan” (qui est tout de même un peu d’hier) de Paul Wyczynski et un “Léo-Paul Desrosiers” de Julia Richer[35]. »

Enfin, d’autres commentateurs avancent une position mitoyenne : « Une telle collection doit s’en tenir aux valeurs sûres, aux fruits plutôt qu’aux fleurs, à des oeuvres qui, bien qu’elles ne soient pas terminées, ont déjà livré l’essentiel de leur apport[36]. » Cet élément pointe la délicate opération consistant à ériger une collection patrimoniale sur la double obligation de l’actualité et de la légitimité. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant de constater que l’âge moyen des écrivains, au moment de la parution du volume qui leur est consacré, est de 59 ans : pour reprendre la métaphore citée plus haut, le fruit a remplacé la fleur, mais il n’est pas tombé de l’arbre...

Tableau 1

Âge des écrivains biographiés vivants, au moment de la parution du volume de « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » leur étant consacré

Âge des écrivains biographiés vivants, au moment de la parution du volume de « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » leur étant consacré

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À cet égard, Marcel Dubé et Anne Hébert occupent un pôle dans la collection, et la représentation de leur jeunesse tranche franchement avec l’iconographie des autres auteurs. À l’opposé, nous verrons également que les écrivains appartenant au pôle des 60 ans et plus exhibent leur vieillesse de façon quasi ostentatoire, ce qui a sans doute pour effet d’établir solidement leur statut de « classiques ».

L’écrivain québécois classique, en images

Plusieurs travaux récents ont démontré les riches possibilités heuristiques de l’iconographie des écrivains[37]. Toutes convergent vers un même constat : l’iconographie de l’écrivain constitue une forte composante de sa posture, celle-ci étant le résultat de conduites verbales certes, mais également non verbales, comme l’a montré Jérôme Meizoz dans plusieurs de ses ouvrages[38]. Appliquée précisément à la collection patrimoniale en tant qu’objet, que nous apprend l’analyse de l’iconographie sur la figure de l’écrivain « classique »? Pas plus que toute autre forme de discours, l’iconographie n’est reçue comme une pure transparence, et – nous y reviendrons – la réception critique de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » l’atteste.

Fidèle aux impératifs du genre, la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » présente en couverture une photographie de l’auteur biographié (sauf pour Rina Lasnier). À l’exception d’une auteure (Gabrielle Roy), aucun des écrivains illustrés ne fixe l’objectif. Le regard peut être tourné vers le haut (Ringuet), vers le bas, (Grandbois), vers la gauche (Dubé) ou la droite (Desrosiers), ou l’écrivain peut être carrément de profil (Savard, Hébert), voire presque de dos (Charbonneau).

Images 2-3-4

Couvertures de différents volumes de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui ».

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Sauf Germaine Guèvremont – dont la maquette a justement été fortement critiquée –, aucun de ces écrivains ne sourit. Ces éléments font assurément partie des topoï attendus de la figure auctoriale, mais il en existe d’autres, opposés, comme l’a montré Mathilde Labbé qui affirme que, « par l’orientation du regard, détourné ou frontal, le sujet choisit d’habiter l’image ou d’en être la proie[39] ». Dès l’incipit, la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » place l’écrivain en dehors d’un système relationnel qui le lierait au photographe et, derrière lui, au public. En ceci, la collection réinscrit ses auteurs dans la lignée des premiers portraits d’écrivains, inspirés et hors du monde réel, dans tous les cas solitaires, tel Érasme toujours représenté de profil[40].

Quoi qu’il en soit, la critique n’est pas indifférente à la présentation de la couverture et le moins qu’on puisse dire est que Gilles Marcotte se montre, à cet égard, très franc : « Dans une maison comme Fides, on devrait pouvoir se permettre de réaliser des livres d’une présentation visuelle impeccable, voire originale. Celle des « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » est laide, cafardeuse à souhait[41]. » À telle enseigne que l’auteure prévue au deuxième volume de la collection, Rina Lasnier, choisira pour illustration de couverture un fusain (« de bon goût et [qui] ne fait pas vedette[42] »), plutôt qu’une photographie; malgré tout, elle croise les doigts : « J’ai bien hâte de voir la couverture. J’espère qu’elle sera moins critiquée que celle de madame Guèvremont[43]. »

L’iconographie présentée à l’intérieur des volumes vient évidemment préciser les contours de la figuration auctoriale. Si on totalise les images réunies dans les 12 volumes de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », on obtient une somme de 353 clichés, ce qui signifie une moyenne de près de 30 illustrations par volume, dont plusieurs occupent une pleine page. Pour le directeur littéraire, Jean-Paul Pinsonneault, la « documentation photographique » n’est « jamais trop abondante[44] ». Reste que, d’un auteur à l’autre, le nombre de photographies varie, le minimum étant de 13 (Charbonneau), le maximum atteignant les 95 clichés (Guèvremont).

Aux fins de l’analyse statistique, nous avons répertorié les clichés dans une base de données. Suivant les propositions des chercheurs du GREMLIN, l’objectif poursuivi était de départager les représentations relatives à l’une des grandes tensions du champ littéraire moderne : d’un côté, la nécessité, pour l’écrivain, d’évoluer sur la scène sociale pour obtenir une légitimité (phénomènes de parrainage, de cooptation, etc.); de l’autre, la tenace croyance selon laquelle pour créer, l’authentique écrivain doit se retirer de cet univers social et apparaître comme solitaire et singulier. Une observation minutieuse des photographies nous a ainsi permis de dégager trois grands ensembles : 1) les différentes sociabilités de l’écrivain mises en scène; 2) les représentations du créateur solitaire. De ce classement a naturellement découlé la troisième catégorie, soit l’ensemble iconographique sur lequel l’écrivain n’apparaît pas, mais qui donne à voir d’autres scénographies, et que nous avons simplement intitulée : 3) Autres représentations, d’où l’écrivain est absent. Précisons que cette dernière catégorie n’inclut bien sûr pas toutes les photographies d’où l’écrivain est absent, car on peut très bien vouloir illustrer par exemple les sociabilités familiales de l’écrivain en reproduisant un cliché de ses parents dont il ne fait lui-même pas partie. La troisième catégorie comprend donc plutôt les photographies qui n’ont pu entrer dans les deux premiers ensembles, car non seulement l’écrivain n’y apparaît pas, mais elles ne renvoient de surcroît ni à l’imagerie du créateur solitaire, ni aux liens sociaux qu’il entretient.

Tableau 2

Répartition des photographies de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », selon les scénographies

Répartition des photographies de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », selon les scénographies

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Si l’on envisage la monographie illustrée d’écrivain comme genre, est-il étonnant de constater qu’une des récurrences iconographiques soit l’écrivain lui-même, qu’il soit seul ou en groupe? Ici, l’écrivain lui-même apparaît sur 54 % des photographies, mais en réalité, 78 % des photographies concernent directement sa vie, alors que 22 % des clichés ne réfèrent qu’à son oeuvre.

Encore faut-il de nouveau poser la question : qu’est-ce qu’un écrivain? Un créateur dans sa tour d’ivoire ou un animal social? On le voit du premier coup d’oeil : la collection « Écrivains canadiens de toujours » tend à pencher vers la représentation du loup solitaire. En effet, sur les 353 clichés du corpus, 139 (soit 39 % des photographies) le représentent seul.

Premier constat devant ces portraits, l’écrivain est surtout désigné comme étant d’âge moyen (la quarantaine et la cinquantaine). Ces photographies de l’écrivain en pleine possession de ses moyens le montrent presque toujours dans le feu de l’action, par exemple devant sa dactylographie ou un crayon à la main, comme si c’était vers 40 ou 50 ans qu’on devenait pleinement écrivain. Il semblerait que quelques photographies suffisent pour marquer l’enfance (de toute façon déjà surconnotée par la présence des parents et des grands-parents et de la maison familiale). Au sein des portraits, l’accent est ainsi mis sur l’écrivain mature, mais l’iconographie ne manque pas de souligner son entrée dans le monde littéraire (les photographies de l’écrivain entre 20 et 30 ans comptent pour 27 % de cette rubrique, elles sont prises au moment des « débuts » dans le monde littéraire), de même que sa vieillesse, qui pourrait être perçue comme le signe de la sagesse, voire de la consécration (les photos de l’écrivain ayant 60 ans et plus concernent 26 % des clichés de cette catégorie). L’exposition de la vieillesse ne se mesure pas ici uniquement en termes quantitatifs : le traitement même des images témoigne d’une volonté d’afficher les rides de près. L’effet créé entre en pleine congruence avec la dualité de la collection : recueillir des écrivains « classiques », mais « d’aujourd’hui », donc vraisemblablement âgés mais encore vivants.

Image 5

Léo-Paul Desrosiers, dans Julia Richer, Léo-Paul Desrosiers, Montréal et Paris, Fides, 1966, p. 154.

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Confirmant la scénographie imposée par la couverture de la collection, l’écrivain portraituré, en grande majorité, ne regarde pas l’objectif. Qui plus est, sauf exception, il ne sourit presque jamais, et les illustrations renvoient à l’imagerie traditionnellement associée aux écrivains (surreprésentation des mains, dont la cigarette, omniprésente, constitue l’extension; accent sur le crâne en tant que centre de l’inspiration, etc.). À cet effet, le sourire d’Anne Hébert, qui, à 49 ans, constitue une des plus jeunes auteures de la collection, détonne fortement. Cette représentation, en décalage avec l’iconographie généralement admise, dérange : nous y reviendrons.

Dès lors que le portrait de l’écrivain était couplé avec un objet ou un décor significatif, nous avons choisi d’en isoler les différentes déclinaisons pour dégager des tendances. Ainsi, 68 des 136 photographies (50 %) montrant l’écrivain seul désignent « quelque chose de plus » que le seul individu. Placé dans un décor, soit l’écrivain travaille (26 clichés, donc 38 % de cette sous-catégorie), soit il ne travaille pas et est donc, pour reprendre l’expression de Barthes, « en vacances » (42 clichés, donc 62 % de cette sous-catégorie). Curieux constat, a priori, que de voir que l’écrivain n’est pas surtout montré dans le cadre de ses fonctions, comme si l’activité d’écrire comptait moins dans sa vie que celle de se reposer. Mais ce serait faire là abstraction de la croyance selon laquelle l’écrivain a besoin de réfléchir et de vivre pour nourrir son oeuvre.

Sans équivoque, la nature constitue un des décors les plus importants dans la représentation de l’écrivain dans cette collection et, en cela, on aura vite fait de constater que lorsqu’il ne travaille pas, le principal loisir de l’écrivain québécois semble être la promenade et/ou la médiation. Le cas limite d’une photographie d’Anne Hébert écrivant adossée à un arbre (et donc déplaçant le cabinet de l’écrivain dans un cadre propre à ses loisirs) est emblématique du lien entre loisirs et inspiration chez l’écrivain.

Image 6

Anne Hébert dans le parc du Mont-Royal, en 1962, dans Pierre Pagé, Anne Hébert, Montréal et Paris, Fides, 1965, p. 90.

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Dans cet ordre d’idées, on sent ici Félix-Antoine Savard en train de communier spirituellement avec le paysage de Charlevoix, le « pays de Menaud », qu’il a illustré dans son célèbre roman.

Image 7

Félix-Antoine Savard, dans André Major, Félix-Antoine Savard, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 48-49.

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Souvent, le lien intrinsèque entre inspiration et nature est directement réaffirmé par la légende, comme ici : « Félix-Antoine Savard, poète de l’hiver canadien[45] ».

Image 8

Félix-Antoine Savard, dans André Major, Félix-Antoine Savard, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 156.

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En fait, dans la nature, l’écrivain semble toujours sur le point de déclamer un vers.

Image 9

Félix-Antoine Savard à Saint-Joseph de la Rive, dans André Major, Félix-Antoine Savard, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 122.

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Notons que les représentations de l’écrivain « en ville » sont quasi inexistantes : la série de clichés plaçant Anne Hébert dans un décor montréalais, en 1962, fait figure d’exception.

Image 10

Anne Hébert devant le Musée des Beaux-Arts de Montréal, dans Pierre Pagé, Anne Hébert, Montréal et Fides, 1965, p. 108.

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Mais la nature ne remplit pas uniquement une fonction d’inspiration pour l’écrivain. Sur plusieurs clichés, elle incite à la détente et lui permet au contraire de s’éloigner de l’oeuvre pour prendre quelque repos. Ainsi s’explique la présence de plusieurs photographies liées à la chasse ou à la pêche, où l’écrivain descend de sa tour d’ivoire pour redevenir simple mortel.

Image 11

Germaine Guèvremont, dans Rita Leclerc, Germaine Guèvremont, Montréal et Paris, Fides, 1963, p. 58.

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Image 12

Félix-Antoine Savard, dans André Major, Félix-Antoine Savard, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 41.

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Ces représentations relèvent évidemment de la mythologie de « l’écrivain en vacances », telle qu’analysée par Barthes et au terme de laquelle il conclut : « Pourvoir publiquement l’écrivain d’un corps bien charnel, révéler qu’il aime le blanc sec et le bifteck bleu, c’est me rendre encore plus miraculeux, d’essence plus divine, les produits de son art[46]. » Il n’est alors pas étonnant de constater que les représentations des loisirs de l’écrivain sont suivies de près par celles de l’écrivain en voyage (18 photographies).

Image 13

Alain Grandbois, dans Madeleine Greffard, Alain Grandbois, Montréal et Paris, 1975, p. 44.

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Mais, comme l’écrivait Barthes, « faux travailleur », l’écrivain est aussi un « faux vacancier » et le voyage sert manifestement à acquérir une expérience transposable dans l’oeuvre. La légende concourt ici encore à faire cette lecture des photographies, en les assimilant à une « formation » qui sera utilisée ultérieurement dans le parcours, comme c’est le cas pour Robert Élie : « À 19 ans, voyage inattendu en Europe en compagnie d’un cousin; deux mois à parcourir l’Italie et la France et premiers contacts avec les chefs-d’oeuvre qui nient le temps[47]. » Dans le contexte particulier de la littérature québécoise, dite littérature périphérique, la représentation du voyage relève également d’un deuxième usage : elle permet, bien entendu, de cristalliser un rite de passage, celui où l’écrivain touche le continent européen[48]. Implicitement, il complète ainsi sa formation d’intellectuel : huit des 18 clichés représentant l’écrivain en voyage le transposent en Europe, dont quatre en France. À l’occasion, le pouvoir de légitimation conféré par le lieu se trouve même décuplé par les personnes avec qui l’écrivain apparaît, en témoigne l’exemple de Léo-Paul Desrosiers photographié avec, selon la légende, « un ami très cher[49] », l’auteur français Henri Pourrat. Encore faut-il ici croiser cette rubrique avec celle des « lieux ». Sur les quatre photographies « d’écoles », trois concernent des institutions européennes : ainsi, lorsque les écrivains ont fréquenté des institutions européennes, l’iconographie ne manque pas de l’illustrer.

Même lorsqu’il ne travaille pas, l’écrivain travaille, donc. Toutefois, la mise en scène de l’écriture est un passage obligé vers l’adoubement final. Parmi les représentations de l’écrivain au travail, on remarque deux sous-catégories, dont l’une semble clairement subordonnée à l’autre : l’écrivain a pratiqué un second métier (majoritairement le journalisme), qui lui a permis de s’adonner à sa « véritable » passion, l’écriture, dont le statut hiérarchique est confirmé par le nombre plus élevé de clichés. De toutes les photographies montrant l’écrivain au travail, une seule accepte explicitement la présence du photographe et du public : il s’agit d’Anne Hébert qui fixe directement l’objectif, toujours en souriant.

Image 14

Anne Hébert, à Montréal, en 1962, dans Pierre Pagé, Anne Hébert, Montréal et Paris, Fides, 1965, p. 115.

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Sur tous les autres clichés, la relation de l’écrivain à son oeuvre exclut systématiquement le spectateur : le public, voyeur, semble ainsi avoir la chance d’observer le créateur en pleine inspiration.

Image 15

Félix-Antoine Savard, dans son cabinet de travail, vers 1958, dans André Major, Félix-Antoine Savard, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 77.

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Bien entendu, ces photographies peuvent arborer des allures hautement artificielles : quelles sont les chances effectives de surprendre un auteur en train de feuilleter nonchalamment son propre livre?

Image 16

Ringuet en 1949, dans Jean Panneton, Ringuet, Montréal et Paris, Fides, 1970, p. 138.

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À cet égard, parmi les signes du travail de l’écrivain, le manuscrit est nettement plus présent que l’objet-livre, somme toute assez rare, sauf en arrière-plan, bien rangé dans la bibliothèque. En insistant sur les notes et les brouillons plutôt que sur la matérialité du livre, l’iconographie pointe, ici encore, vers le rôle de l’écrivain-créateur dans l’élaboration de l’oeuvre, camouflant sans surprise l’action des médiateurs qui ont contribué, en cours de route, à sa fabrication. Signalons toutefois qu’une autre rubrique se charge d’incarner le travail de l’écrivain : il s’agit des « Renvois à l’oeuvre », catégorie qui exclut l’écrivain de la représentation. Ces illustrations sont surtout constituées de feuilles manuscrites, plus rarement de couvertures de livres, de lieux ou même d’individus ayant inspiré l’oeuvre, ou encore des dessins représentant les personnages fictifs créés par l’auteur. On y trouve également des scènes de tournage, lorsqu’un roman a donné lieu à une adaptation cinématographique ou télévisuelle. Cette catégorie concerne 22 % du total des clichés, ce qui signifie que tout le reste concerne la biographie et la personne même de l’écrivain, plutôt que « l’oeuvre ». Même si, comme nous l’avons vu, la critique réclame une étude « sociologique » des textes, le paratexte iconographique boude résolument cette idée en insistant clairement sur la femme et l’homme de lettres.

Si l’on en croit cette collection, l’écrivain est aussi un animal social, puisque, tout de même, 51 % des clichés l’inscrivent dans une relation avec au moins une tierce personne. Cette donnée contredit le topos de la solitude de l’écrivain qui, comme le note Nathalie Heinich, « apparaît non seulement comme une quasi-obligation professionnelle, mais parfois comme un choix existentiel[50] », susceptible de fonder ce que Dominique Maingueneau appelle une paratopie. Il semble que, dans ces collections, la présence de l’Autre soit essentielle pour confirmer l’identité de l’écrivain : ainsi l’écrivain est fortement représenté dans un monde non pas seulement social, mais bien littéraire, puisque 14 % du total des photographies le donnent à voir dans ce cadre. À première vue, ce constat peut surprendre, puisque, comme le soulignait encore Heinich dans son étude sur le discours identitaire des écrivains, les auteurs ont plutôt tendance à afficher une distance par rapport au « milieu » :

la création en régime de singularité impose de privilégier la réalisation de l’oeuvre –dont l’évaluation doit être laissée à l’arbitrage du temps, où se joue la postérité – par rapport à la réussite de la personne – qui dépend de l’espace relationnel, où se joue la notoriété[51].

Force est d’admettre que, dans la représentation de l’écrivain digne de figurer parmi les « classiques », le parrainage, qui permet un certain transfert de capital symbolique, joue à plein. Cela est d’autant plus convaincant si on considère qu’en dehors de ses liens familiaux (sur lesquels nous reviendrons) et de ses liens littéraires, l’écrivain semble n’entretenir aucune autre forme de relation. Ainsi, les sociabilités purement amicales (n’impliquant donc pas des écrivains ou autres personnalités du milieu littéraire) ne concernent qu’à peine un pourcent des clichés : et les amis, dans le cas de Félix-Antoine Savard par exemple, ne portent même pas de noms[52].

Nous avons choisi d’isoler les relations « purement amicales » des sociabilités littéraires pour des fins heuristiques, ce qui ne signifie évidemment pas que les écrivains représentés sur un même cliché ne peuvent pas être amis – bien au contraire. Non seulement l’amitié littéraire est souvent mise de l’avant dans la légende, mais elle semble servir de gage d’authenticité, en présentant l’écrivain dans un rapport intime avec d’autres de ses semblables. Ainsi, parmi tous les représentants du milieu littéraire susceptibles de figurer dans la catégorie des sociabilités littéraires, on trouve majoritairement d’autres écrivains (31 occurrences sur 49 photographies, soit 63 % de ce sous-ensemble). La logique du « qui se ressemble s’assemble » confirme l’identité de l’écrivain dans la mesure où la qualité d’écrivain reconnue à l’un pourra vraisemblablement être transférable à l’autre. Notons que la plupart des écrivains réunis ici sont Québécois (seulement six auteurs français sont représentés au total, ce qui ne veut pas dire que le tropisme français ne joue pas : il traverse, nous le verrons plus loin, d’autres catégories). Donc ces écrivains, rassemblés le temps d’une photographie, appartiennent pour la plupart à la même génération et ont travaillé ensemble. Ainsi ne cherche-t-on pas tellement à dire que tel auteur sut se faire agréer par les générations qui le précèdent et/ou qui lui succèdent. Il semble plus important, dans ces ensembles iconographiques, de montrer l’écrivain comme partie prenante de mouvements littéraires, intellectuels et artistiques susceptibles de changer son époque. Le cas du poète Nelligan est à cet égard révélateur. Certes, sa célèbre photographie, utilisée en couverture, l’incarne en poète de la solitude, mais, pourtant, on réussit malgré tout à le réintégrer dans la collectivité, le faisant figurer en bonne place parmi les membres de l’École littéraire de Montréal.

Image 17

Membres de l’École littéraire de Montréal, 1899-1900, dans Paul Wyczynski, Émile Nelligan, Montréal et Paris, Fides, 1967, p. 27.

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Plus encore, on utilise précisément son image individuelle pour souligner son appartenance à un réseau, au moyen de la publication de cette photographie de Nelligan, dédicacée par Charles Gill et offerte à Albert Lozeau, deux autres poètes du groupe.

Image 18

Photo d’Émile Nelligan dédicacée par Charles Gill et offerte à Albert Lozeau, dans Paul Wyczynski, Émile Nelligan, Montréal et Paris, Fides, 1967, p. 36.

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Ici, la sociabilité se manifeste donc par une dédicace, qui réunit en plus les trois poètes sous le sceau de la malédiction :

À mon ami Albert Lozeau, ce portrait du grand Nelligan. Tous trois, nous avons adoré la poésie; nous l’avons adorée, parce qu’elle est divine. Est-ce pour cela que nos trois noms se rencontrent ici, ou bien est-ce parce que le malheur nous a frappés tous trois? Charles Gill[53].

On remarque également que la sociabilité littéraire peut s’afficher à rebours, de façon rétroactive. La légende qui accompagne la photographie de la classe de rhétorique de Robert Élie annonce en effet le caractère exceptionnel de cette génération destinée à produire de grands intellectuels :

Robert Élie est dans la rangée du haut, deuxième à partir de la gauche. Plus bas, au centre de la photo, son ami le poète Saint-Denys Garneau. Plus bas encore, à gauche de la photo, Jean-Marie Morin, un grand ami d’enfance qui devait mourir après une carrière de journaliste engagé. […] Enfin, au premier rang, deux autres compagnons d’enfance : à gauche, Louis-Philippe de Grandpré et, à droite, Roger Duhamel, écrivain et Imprimeur de la reine[54].

Ici, le paradigme de l’enfance, proféré à deux reprises, sert deux fins : il fait d’abord de ces adolescents des « écrivains » déjà attestés, selon une lecture propre à l’illusion biographique rétrospective, et solidifie par ailleurs cette identité par la force du nombre. Dès les années de collège, ces destins exceptionnels se sont reconnus et regroupés, et le recours à cette antériorité n’est pas anodin, car, comme le note Heinich :

La précocité apparaît comme la quintessence de la vocation et du don, permettant d’inscrire l’identité dans une nature et pas seulement dans une culture : on reconnaît là le principe de grandeur par la naissance propre à l’aristocratie – mais individualisée dans le cas de l’artiste, hors de toute lignée, de toute filiation[55].

Le reste des représentations, en ce qui a trait aux sociabilités littéraires, donne à voir l’auteur avec des membres du milieu associatif, des metteurs en scène, des musiciens, des chercheurs, des traducteurs et un journaliste. Au sein de l’ensemble des agents du champ littéraire, l’éditeur n’apparaît que quatre fois : il se tient aux côtés de l’auteur lors des lancements, mais son travail dans la carrière de ce dernier demeure sous le boisseau. Ouvrier de l’ombre, l’éditeur n’a pas intérêt, dans ce type de collection, à détourner l’attention vers la fabrication du livre et de son succès, éléments qui, replacés en série, pourraient s’apparenter à des « recettes » ou à une « mécanique » : tout l’éclairage est alors centré sur l’oeuvre et l’auteur. Dans cette perspective, il est intéressant de noter que, pour ses propres auteurs, Fides bénéficie, dans ses archives, d’une abondante iconographie documentant les lancements, iconographie qui ne sera pratiquement pas exploitée dans la collection.

Autre phénomène très peu représenté dans la collection, et qui se rattache à la catégorie des « sociabilités littéraires » : les prix remportés par l’écrivain. Ils ne concernent que cinq photographies. À elle seule, Germaine Guèvremont s’accapare trois de ces photographies (dont deux sont liées à l’attribution du prix du Gouverneur général du Canada pour la traduction en anglais de son roman Le Survenant); les autres soulignent l’attribution du prix Duvernay à Anne Hébert et la remise du Trophée du Festival national d’art dramatique à Marcel Dubé. Pour une collection destinée à établir la légitimité des « classiques » qu’elle contient, la quasi absence des prix littéraires peut surprendre. Peut-être faut-il en chercher les raisons du côté du faible degré de légitimation des prix littéraires québécois[56]? Ou encore du côté de la double identité de la collection qui, en présentant des « écrivains d’aujourd’hui », se prive d’un bassin d’auteurs dont les manches seraient décorées de galons plus nombreux? Vraisemblablement peut-on attribuer cette relative absence à une volonté d’asseoir l’autorité de l’écrivain sur les relations qu’il cultive avec d’autres créateurs plutôt que sur les prix décrochés, lesquels sont davantage tributaires de ses contacts « avec le milieu »… Ainsi, les prix participeraient d’une construction de la gloire qu’il vaudrait mieux ne pas montrer, un peu à l’instar du travail de l’éditeur.

En ce qui a trait aux liens sociaux, il faut encore remarquer que les sociabilités familiales arrivent quasi ex aequo avec les sociabilités littéraires (49 clichés de sociabilités littéraires et 48 clichés de sociabilités familiales). Cet élément est contraire aux conclusions de Michel Lacroix qui, dans ce même numéro, analyse la représentation de l’écrivain français dans des collections semblables. Sans doute l’écrivain québécois est-il d’abord un écrivain (lié à d’autres écrivains), mais très rapidement apparaît-il aussi comme un fils, une fille, un frère, une soeur, un père ou une mère de famille.

D’une part, ces scénographies sont conformes aux valeurs encore défendues par Fides dans les années 1960; d’autre part, elles concordent assurément avec un lieu commun de la figure d’écrivain québécois, du moins pour la période antérieure aux années 1960. C’est d’ailleurs ce qu’a démontré la thèse de Marie-Ève Riel portant sur la muséification dont ont fait l’objet des auteurs tels que Claude-Henri Grignon et Félix Leclerc[57] : les murs des maisons consacrées à ces écrivains sont ornés de photographies rappelant leur rôle de père et d’époux.

Au sein de la galaxie familiale, ce sont les grands-parents et les parents qui apparaissent le plus souvent dans la collection : la représentation des relations familiales ascendantes (catégorie dans laquelle nous avons aussi inclus la fratrie) représente 69 % des clichés de cette rubrique. Sauf exception, les volumes refont chronologiquement le récit de la vie des écrivains, qui commence, on s’en doute, avec la monstration d’une filiation. Les parents (et, moins fréquemment, les grands-parents) sont chargés ici d’accréditer les origines de l’écrivain. Tendance typique de l’illusion biographique, les parents deviennent a posteriori, selon la légende, pères ou mères d’un « écrivain », même s’ils tiennent dans leur bras un individu encore bébé[58]. L’antériorité de la vocation (même bébé, la légende le dit « écrivain »), corollaire de son authenticité, se trouve alors, par magie, proclamée. Notons que cette filiation se prolonge dans une autre catégorie, associée aux lieux : la maison d’enfance ou le village natal, souvent représentés. Symboliquement, c’est encore l’appartenance originelle au milieu familial qui s’exprime ici, aussi cette rubrique aurait pu, à la limite, être annexée aux sociabilités familiales.

Fut-il en contact avec le monde inspiré, l’écrivain québécois ne se dérobe pas à ses devoirs parentaux, et ces devoirs, qui plus est, ne sont pas dévolus qu’aux femmes, comme l’attestent les représentations paternelles de l’écrivain s’occupant volontiers de ses enfants.

Image 19

Léo-Paul Desrosiers, dans Julia Richer, Léo-Paul Desrosiers, Montréal et Paris, Fides, 1966, p. 154.

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Image 20

Robert Élie et sa fille, dans Marc Gagnon, Robert Élie, Montréal et Paris, Fides, 1968, p. 114.

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Toutefois, la représentation de la parentalité, plutôt que d’éloigner l’écrivain de son oeuvre, peut tout aussi bien l’y ramener. Ainsi cette légende accompagnant la photographie de Robert Élie lisant avec sa fille (voir image 8) : « À Paris, en 1963, Robert Élie et le plus jeune de ses enfants, Suzanne. À la lecture des beaux livres d'images, tous deux préféraient retrouver les héros d'une histoire inventée de toute pièce[59]. » Réfugiés dans un monde imaginaire dont ils possèdent la clé, père et fille sont donnés à voir comme des créateurs au quotidien.

Les enfants occupent donc majoritairement la rubrique « Écrivain en famille », au détriment des époux ou épouses, qui semblent presque oubliés dans la collection. Certes, ils servent d’auxiliaires attendus dans les photographies de famille, mais apparaissent somme toute assez peu seuls en compagnie de l’écrivain, si l’on excepte le cas de Léo-Paul Desrosiers, dont la femme, Michelle Le Normand, est elle-même écrivaine (ce qui revient à inscrire une sociabilité littéraire plutôt que familiale). Rarissimes sont les portraits du conjoint seul : ils figurent au nombre de deux (Marie-Marthe Élie et Marguerite Grandbois). Cette donnée pourrait être expliquée par une volonté de garder le cap sur l’écrivain plutôt que sur sa vie amoureuse, dont l’exploitation relève plus du sensationnalisme que de l’essai savant; il n’empêche qu’en regard de l’importance accordée aux nombreuses photographies des parents et des grands-parents, l’être aimé compte pour peu. Ici encore, cette représentation tranche avec celle observée par Michel Lacroix dans les collections françaises où, au contraire, la femme apparaît comme muse et matrice de l’oeuvre. En contexte québécois, cette scénographie semble avoir été tout simplement remplacée par le rapport avec la famille, au contraire chargée de reconnecter le créateur au monde réel.

En somme, quel rôle joue l’iconographie au sein des livres de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui »? Et qu’est-ce qu’être écrivain « canadien » (québécois) ET « universel »? D’abord, notons que cette collection lancée par Fides dans les années 1960 reste modelée sur la collection « Écrivains de toujours ». À partir des maquettes de cette dernière, Mathilde Labbé identifie trois moments dans l’histoire d’« Écrivains de toujours », dont les choix éditoriaux témoignent parallèlement d’un positionnement tangible par rapport au débat entourant la place de l’auteur dans l’analyse littéraire. Si les premières maquettes des années 1950 n’accordent que le quart de la couverture à la photographie de l’écrivain, celle-ci tend à prendre plus d’espace au cours des années 1960 : l’attention converge vers le regard de l’écrivain. Enfin, dans les années 1970, « la maquette fait apparaître la volonté de représenter l’activité d’écriture comme un travail[60] » : l’écrivain sera alors un « écrivain-écrivant ». Comme le note Labbé, il s’en trouve au final désacralisé : l’opération de déconstruction atteindra son apex dans la collection avec la publication du Ronceraille[61], qui, par le canular, satirise le genre biographique.

De façon manifeste, la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » se rapporte au deuxième temps, alors que la maquette accorde toute l’importance à l’écrivain et à son regard, sans nulle référence à quoi que ce soit d’autre. D’entrée de jeu, dans le débat entourant « l’homme » et « l’oeuvre », la maquette semble pencher pour l’analyse biographique, et force est d’admettre que l’iconographie présente dans les livres confirme cette approche, puisque le récit de la vie de l’écrivain est reconstruit en images, avec une forte insistance, certes, sur l’écrivain qu’il est, mais aussi sur la famille dans laquelle il évolue. Sa figure même prend beaucoup de place : l’écrivain apparaît sur 54 % des clichés, qu’on le montre seul ou avec d’autres (ses pairs, ses parents, ses enfants), dans un décor (en voyage, dans la nature ou dans son cabinet), travaillant ou se délassant. En réalité, la plupart des rubriques que nous avons identifiées dans l’iconographie sont biographiques : on se rappelle que seulement 22 % des clichés concernent « l’oeuvre », le reste renvoie à la vie de l’écrivain. Un peu avant le célèbre manifeste « La mort de l’auteur » de Barthes[62], la maquette de Fides se positionne du côté d’une approche biographique traditionnelle et les photographies reflètent en général les topoï attendus de la figure de l’écrivain, créateur inspiré par la nature, qui sait à l’occasion se détendre, mais qui réutilisera l’expérience cumulée (par exemple les voyages) pour la transformer en matériau de l’oeuvre.

Cette représentation « classique », pour ne pas dire prévisible, de l’écrivain, nous amène à répondre ainsi à la question posée en introduction : voulant présenter l’oeuvre d’écrivains « québécois » et « universels », la collection, par son usage iconographique, insiste bien davantage sur ce qui fait d’un écrivain un écrivain (élaboration de manuscrits, rapports avec ses semblables, les autres écrivains). On pourrait dès lors supputer que l’éditeur cherche surtout à rendre universels ces écrivains canadiens et ce, par deux moyens : le recyclage d’une maquette française qui permet un transfert de capital symbolique (car qu’y a-t-il de plus « universel » que la littérature française?) ; le recours à une iconographie des plus convenues quant à la figure auctoriale.

Il n’empêche que l’écrivain québécois est doté d’au moins deux spécificités : dans sa vie, sa famille prend autant de place que les sociabilités littéraires – ainsi pourrait-on dire qu’il est autant fils et père qu’écrivain. De plus, il trouve clairement son inspiration dans la nature (et jamais dans les cafés, par exemple, au contraire de l’écrivain français), laquelle apparaît ici comme son environnement naturel. Il s’agit d’ailleurs là d’un vieux poncif maintes fois glosé, dans l’histoire littéraire du Québec. En effet, une longue tradition critique a défendu l’idée de produire des oeuvres québécoises fortement inspirées de la nature nord-américaine, afin de ne pas se cantonner à jouer le rôle « d’écrivains français égarés sur les bords du Saint-Laurent[63] ».

Quoi qu’il en soit, au final, les commentaires que la critique réserve à l’iconographie avancée par Fides montrent que l’orientation fortement biographique dérange, car elle est perçue comme un détournement vers des enjeux non essentiels, extérieurs à l’« oeuvre ». L’iconographie relative au Anne Hébert est certainement celle qui suscite les plus vives réactions. Outre leur aspect racoleur, la légèreté des photographies d’Anne Hébert tranche, dit-on, avec la profondeur de son oeuvre. Ainsi, le critique Jean-Éthier Blais affirme-t-il :

À ce propos, je reprocherai au livre de l’abbé Pagé de ne nous offrir d’Anne Hébert que des photographies personnelles de tourisme; elles sont trop léchées. Cela fait un peu sucre à la crème. À quoi sert-il d’écrire des poèmes tragiques qui, dans une certaine mesure, enveloppent une nation, si c’est pour figurer dans une collection d’images à l’usage des apprenties-stars? Entre le propos sérieux de l’abbé Pierre Pagé et cet album d’invites à aller acheter ses citrons sur la Côte d’Azur, il y a un décalage pénible[64].

Cette réaction, partagée par plusieurs autres commentateurs, atteste la difficulté, pour ces collections, de conjuguer des positions a priori incompatibles, attribuables à la pluralité des discours convoqués au sein même de l’espace livre. Alors que les collaborateurs, issus du milieu universitaire pour la plupart, tendent à concentrer leur analyse sur les textes, les photographies, nombreuses, tirent le propos vers l’approche biographique : « [l]es auteurs de ces livres doivent dès lors composer avec les principes imposés par le médium que constitue la collection, en même temps qu’avec les impératifs de leur propre positionnement au sein du champ littéraire[65] ». Comme le rappellent David Martens et Mathilde Labbé, ces collections émergent au moment où, dans l’histoire de la critique, le débat entourant la place de l’auteur dans l’analyse littéraire atteint son point culminant. La collection québécoise n’échappe pas à l’identité générique problématique identifiée chez ses consoeurs françaises (« Écrivains de toujours » et « Poètes d’aujourd’hui »), à cheval entre approche textuelle et discours biographique.

Il en résulte un voisinage parfois étrange : ainsi François Ricard qui, après avoir mentionné qu’il n’existe que de « rares photographies » de Gabrielle Roy (dans un livre qui contient pas moins de 14 clichés de l’auteure sur un total de 24 illustrations…), écrit : « Moins l’écrivain se montre, et plus nous sollicite son oeuvre[66]. » Plus étonnant encore, Ricard réussit le tour de force de commenter les photographies de l’écrivaine pour éloigner le lecteur du biographique et le ramener plutôt à l’oeuvre :

Même son visage nous fascine. Les rares photographies que nous avons nous montrent une figure nette et calme, aux traits rectilignes, dont toute la vie vient se concentrer intensément dans les yeux, et par eux fuir vers quelque lieu précis mais inconnu, à la fois paysage intérieur abrité au coeur de l’être, et horizon contemplé au bout lointain de son regard. […] Et cette imprécision séduit tout en inquiétant, rendant perceptible une distance entre ce visage et nous, ou bien entre ce visage et lui-même, et nous rappelant ainsi à notre propre intime division. […] Lointaine, Gabrielle Roy nous l’est donc d’abord par ce secret de sa vie et de sa personne […], comme si elle tenait à nous échapper toujours pour que nous soyons d’autant plus impérativement confrontés à son écriture[67]

Dans l’ensemble iconographique dégagé par la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », d’autres représentations émergent, qui sont peut-être moins convenues. L’écrivain est surtout représenté seul, mais il a pourtant besoin de l’Autre. Ici – et c’est sans doute là qu’il s’inscrit davantage dans le contexte du champ littéraire québécois – : les signes de reconnaissance que confère l’obtention de prix semble moins importante que le fait d’avoir été agréé par ses semblables, les autres écrivains du Québec. La référence à la France se révèle somme toute moins appuyée qu’on aurait pu le supposer au départ : omniprésente dans la facture matérielle de la maquette de collection, elle agit de façon relativement discrète dans le discours iconographique. Cette donnée confirme les velléités « nationalistes » du projet mené par le Père Martin, à une époque où le Québec se tourne vers sa littérature nationale et cherche à s’appuyer sur des livres pour l’enseigner. Au moment où Fides lance « Écrivains canadiens d’aujourd’hui », la maison est déjà reconnue pour ses collections patrimoniales, notamment la « Collection du Nénuphar » et les « Classiques canadiens ». En créant cette nouvelle collection, l’éditeur profite en quelque sorte du potentiel de consécration d’une maquette calquée sur les collections françaises, tout en lui assignant un contenu spécifiquement québécois. En cela, l’éditeur force le positionnement des différents commentateurs – à commencer par la critique – en ce qui a trait à la définition de la littérature consacrée au Québec.

Ces considérations orientent les projecteurs vers une piste qu’il nous apparaît fondamental de creuser quant à ce type de collections, à savoir le rôle précis de l’éditeur en tant que médiateur responsable de la sérialisation, et donc des effets de lecture possibles de ces livres. L’analyse des documents d’archives nous montre par exemple que, lorsque les auteurs sont vivants – ce qui concerne la majorité des livres d’« Écrivains canadiens d’aujourd’hui » –, ce sont eux qui fournissent à l’éditeur et au biographe un ensemble de photographies. Le choix final relève d’une négociation entre auteurs, biographes et éditeurs (à ce sujet, voir, dans ce numéro, les articles de Dragos Jipa et de Mathilde Labbé). Si la documentation iconographique n’est pas jugée suffisante, l’éditeur revient à la charge et oriente clairement le propos : « Il pourrait s’agir de documents de votre enfance, vos séjours à l’étranger, la représentation de vos oeuvres théâtrales et vos voyages. J’aimerais également reproduire certaines pages manuscrites retravaillées[68]

On le voit, les collections de monographies d’écrivains illustrées, en tant qu’objets d’étude, ont intérêt à être appréhendées sous l’angle des archives, et en particulier des archives éditoriales. Comme le notaient David Martens et Mathilde Labbé, seul un « tel travail permettra d’éclairer à nouveaux frais les enjeux des sociabilités qui se nouent dans la constitution de ces médiums […], en rendant en particulier compte des négociations qui ont présidé à l’adoption des formules retenues pour assurer la coexistence de ces deux espaces de discours (l’oeuvre et sa critique), traditionnellement distincts[69] ».