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Le tournant subjectif qui marque la modernité depuis deux décennies a rappelé le charisme au centre de l’expérience religieuse. Quoique désormais incontournable dans le paysage religieux contemporain, ce mouvement qui privilégie la ritualité et la spontanéité de la foi n’a pourtant rien d’inédit. Il se situe dans une tendance propre à l’histoire longue du christianisme qui a vu émerger, à plusieurs reprises et de façon épisodique, diverses vagues de renouveau ciblant une religiosité chrétienne alors décrite comme appauvrie par une liturgie ossifiée : Franciscains au xiie siècle, Jansénistes et Quiétistes des xviie et xviiie, Camisards, Albigeois et Églises vaudoises au xiiie, mais aussi Quakers, Puritains et Méthodistes du xviie au xixe, tous ont voulu revitaliser la vie religieuse (Prosser 1978 ; Poewe 1994). Les pentecôtismes protestants et les groupes de Renouveau Charismatique catholique qui exercent aujourd’hui un fort pouvoir d’attraction sur les croyants de tous milieux se situent dans cette lignée ancienne et fertile, soit celle d’une « long, slow, and consistent increase in religious participation » (Poewe 1994, 4), qui vise à réactualiser l’expérience religieuse des croyants. Communément appelés « mouvements d’Effusion de l’Esprit », ces derniers prônent la réactivation des charismes exercés jadis par les premières communautés pauliniennes, revivifiant ainsi l’expérience religieuse de leurs contemporains, et bousculant les structures établies. Leurs adeptes revendiquent une relation personnelle à Dieu qui, en apparence, s’accommode mal des intermédiaires ecclésiastiques et semble heurter les sensibilités des grandes dénominations en place (Poloma 1982 ; Lemieux et al. 1993 ; Csordas 1997). Si, dans le protestantisme, le courant donne naissance à une myriade d’Églises indépendantes, dans le catholicisme, il est rapidement intégré à l’institution. En 1967, le Concile Vatican II, qui favorise la participation des laïcs à la vie liturgique et pastorale tout en recommandant aux leaders des communautés nouvelles de s’inspirer du charisme de leur fondateur, crée une ouverture pour l’expression des charismes dans la praxis catholique.

Dans l’acception chrétienne, les charismes sont des « dons de grâce » octroyés par l’Esprit saint[1], parmi lesquels on compte : la glossolalie, la guérison, la connaissance, le miracle, la prophétie et le discernement. Certains pentecôtistes[2] classent ces dons au sein de trois domaines spirituels : puissance, inspiration, révélation. Chacun de ces dons étant considéré comme la manifestation de l’Esprit saint, ils relèvent tous du registre de la spontanéité et de la libre expression du sujet croyant, dont l’autonomie et l’individualité sont ainsi favorisées.

Comment s’assurer cependant que les expériences manifestées par les individus émanent d’une origine divine et non d’autres forces invisibles, voire de la subjectivité propre aux acteurs (De Rosny 1992 ; Meintel 2005) ? Parce qu’il se présente comme l’« art ou [le] don de reconnaître ce qui vient de Dieu et ce qui n’en vient pas » (Custeau et Michel 1974, 12-13), le don du discernement permet de distinguer parmi les déploiements des charismes les comportements insufflés par l’Esprit, de ceux provenant de forces démoniaques ou des dispositions à la ruse de l’homme. Par exemple, une expérience de glossolalie dont l’expression perturberait ostensiblement le cours de la célébration ne pourrait de toutes évidences pas émaner de Dieu, et serait donc attribuée à un esprit malin. Le dispositif charismatique comporte donc des balises à la libre expression de l’individu apparemment autorisée et encouragée par la réactualisation des charismes de l’Église primitive. Le discernement peut se manifester dans diverses circonstances : pendant une retraite charismatique que nous avons observée lors d’un congrès charismatique catholique tenue au cours de l’été 2011, des hommes se sont « fait prier dessus » afin que le discernement accompagne leur désir de s’engager dans le sacerdoce. Charisme d’autorité s’il en est un, le don du discernement est toutefois lui-même encadré par l’institution qui en stimule les manifestations à l’aide d’exercices d’ascèse et de purification spirituelle, tout en en limitant les expressions à l’intérieur d’espaces hautement ritualisés.

Au-delà de sa facture proprement théologique, la notion de charisme s’est vu opérationnalisée dans le champ de la sociologie, où Max Weber la définit au sens large comme « une qualité particulière possédée par un individu qui, par le fait, est considérée comme extraordinaire, et son porteur, doté de pouvoirs exceptionnels, parfois même surnaturels ». Bien que ces qualités uniques soient réputées accessibles à tous, elles ne sont reconnues qu’à une minorité d’acteurs, les élevant alors au rang de leaders. Le sociologue inscrit ainsi la notion de charisme et ses déclinaisons (dont le discernement) dans un schéma de rapports de pouvoir. Récemment, les recherches en sciences sociales ont abordé le concept de charisme dans un cadre plus large de changement et d’innovation sociale, d’une part, et selon une perspective performative qui associe la puissance du rituel à celle du discours, d’autre part. C’est cette dernière lecture que nous privilégions. Inspiré par ces acceptions sociologiques quelque peu influencées par le terme chrétien, nous avons déjà montré comment certains comportements religieux contemporains participent d’un renouveau global des charismes (Mossière et LeBlanc 2012). À partir d’exemples ethnographiques collectés au sein de plusieurs traditions monothéistes, nous avons identifié quelques facettes des manifestations charismatiques actuelles, entre autres : la valorisation de l’expérience extatique individuelle, l’accent porté sur la ritualité, l’émergence de nouveaux experts religieux légitimant leur statut par leurs dons extraordinaires.

Nous proposons ici de prolonger notre réflexion sur les charismes en nous focalisant sur le don de discernement tel qu’il est vécu et interprété au sein de groupes religieux liés au Renouveau charismatique catholique (centres de prière charismatiques et communautés nouvelles) et au courant pentecôtiste, ainsi que dans un ashram montréalais[3]. Si l’importance aujourd’hui reconnue à la notion de charisme s’intègre dans un projet de réalisation et de transformation du sujet que nous associons à un processus d’herméneutique du soi désormais caractéristique des sociétés modernes (Mossière 2013), nous voulons ici nuancer cette observation en soulignant le rôle des techniques de socialisation et par là, de la communauté et de la hiérarchie, dans l’encadrement et l’orientation de ce travail opéré sur le soi. En tant que charisme d’autorité, le discernement illustre ces mécanismes de façon particulièrement significative : en effet, si le don du discernement participe d’une logique d’empowerement des laïcs, il n’en représente pas moins également un mécanisme de maintien consensuel de l’autorité (religieuse).

Dans cet article, nous commençons par situer le discernement dans le cadre d’un rapport à soi dont la relation privilégiée au divin constitue le vecteur principal. En ce sens, la pratique du discernement valide les théories désormais classiques de l’individualisation et de la capacité d’agence reconnues au sujet croyant. Pourtant, nos observations indiquent que l’acquisition et l’exercice de ce don s’opèrent via un dispositif de socialisation qui en contraint les possibilités d’existence. Plus précisément, le discernement se manifeste sous des formes ritualisées qui font l’objet d’un apprentissage progressif dirigé par une autorité qui, en dépit de sa relative discrétion, encadre attentivement les espaces d’expression du sujet. Enfin, nous soutenons que l’exercice du don de discernement induit un rapport de pouvoir qui s’articule autour de l’enjeu du savoir et de la reconnaissance. À ce titre, le charisme pourrait se penser comme une ritualisation des rapports de pouvoirs institués dans le groupe. Notre présentation situe alors la question du discernement au sein d’une dynamique pouvoir / savoir, à l’intersection d’enjeux d’authenticité (du soi), d’autorité (du groupe) et de reconnaissance (de l’un sur l’autre).

1. Les données ethnographiques et leur collecte

Les réflexions que nous proposons ici reposent sur des observations et entrevues menées auprès de groupes liés à divers courants religieux au sein desquels la question du charisme d’autorité, voire celle de l’autorité découlant du charisme semble centrale. Entre autres, les données proviennent d’un terrain ethnographique extensif que Géraldine Mossière a débuté en 2004 au sein d’églises pentecôtistes africaines. Suite à l’étude approfondie d’une congrégation congolaise établie à Montréal depuis 1992, l’anthropologue a étendu son projet à d’autres églises pentecôtistes africaines installées dans la métropole. Afin de développer une perspective multisite, elle a également conduit des recherches en République démocratique du Congo (RDC) où ces églises sont plus communément appelées « églises de réveil », ce qui traduit fidèlement leurs origines et orientations doctrinales et liturgiques. Les observations et entrevues qu’elle rapporte ici ont été collectées auprès d’une vingtaine d’églises pentecôtistes que Mossière a examinées à des degrés divers, allant d’une étude de cas à des visites sporadiques aux rituels dominicaux, d’entrevues formelles menées avec plusieurs membres d’églises à des conversations tenues ad hoc avec des pasteurs. Notre analyse retiendra de ces enquêtes la forte théâtralité des charismes, lesquels sont mis en scène dans le cadre de rituels construits et orchestrés autour d’un combat spirituel manichéen, une telle lutte opposant la puissance de Jésus telle que manifestée par les onctions de l’Esprit saint d’un côté, aux intentions malignes des esprits locaux de l’autre. Si les sermons des officiants rituels et discours des acteurs religieux informent du sens qui est donné à ces mises en scène, ils révèlent également de quelle façon les manifestations de dons charismatiques sont réinterprétées dans le cadre d’idiomes locaux.

D’autres données présentées ici ont été rassemblées grâce à un travail d’équipe mené depuis 2006 auprès de groupes religieux installés au Québec à partir des années 1960[4]. Cette recherche ethnographique vise à documenter la diversité religieuse qui est apparue suite au processus de sécularisation radicale et de modernisation accélérée qu’a connu le Québec au cours de la phase historique aujourd’hui définie comme la « Révolution tranquille » (1960-1970). Les observations couvrent un large éventail de courants religieux incluant des religions récemment implantées au Québec (Baha’i, néochamanisme, druidisme et wicca), des pratiques religieuses novatrices apparues au sein de religions établies de longue date (Renouveau charismatique catholique, judaïsme reconstructionniste), ainsi que des religions importées par les immigrants (islam, hindouisme, certaines formes de bouddhisme, etc.). La seconde phase du projet s’est concentrée en partie sur les groupes catholiques d’installation récente (depuis les années 1960) ou proposant de nouvelles formes de pratiques. C’est dans ce cadre que Guillaume Boucher et Karine Geoffrion ont mené leurs enquêtes au sein de trois groupes liés au Renouveau charismatique catholique pour l’un, et d’un ashram montréalais pour l’autre. Deux centres de prières du Renouveau charismatique catholique fondés dans les années 1970 attirent un nombre limité de fidèles auxquels ils donnent accès à des retraites de ressourcement, des soirées de guérison, des séminaires sur l’exercice des charismes ainsi que des soirées de prière animées par des laïcs. Un autre groupe à l’étude est associé à la Communauté du Chemin Neuf fondée en France qui, s’inspirant du Renouveau charismatique catholique, prône parmi les frères et les soeurs qui la composent, la pratique des exercices spirituels et du discernement ignaciens, la lecture et la méditation quotidienne de la parole de Dieu, l’accompagnement spirituel et les retraites, l’obéissance et la soumission fraternelle, la simplification de la vie — comprise comme le partage des biens — l’apprentissage du discernement, la disponibilité pour la mission, le service de l’Église et du monde et un engagement pour la justice. Soulignons que les catholiques charismatiques sont présents sur l’ensemble du territoire québécois où ils comptent parmi les croyants les plus actifs de la population catholique. Dans le diocèse de Montréal, le Renouveau catholique charismatique dénombre 61 groupes de prière[5] dont la taille varie de 3 à 100 membres. Auprès des trois groupes étudiés, Boucher a mené des observations suivies pendant plusieurs mois, en particulier lors des rituels réguliers ou des activités spécifiques (retraites, etc.). Il a également rencontré des responsables et des fidèles des communautés afin de mieux comprendre leur trajectoire religieuse et le rôle des centres charismatiques dans leur vie et leur quotidien.

Karine Geoffrion a employé la même méthodologie au sein d’un centre de méditation libre et d’étude des différents mouvements religieux ou spirituels qui se présente comme un « ashram ». Cette auto-appellation qui réfère directement aux traditions asiatiques rend bien compte de la tension qui existe dans ce centre entre la forte solidarité communautaire qui s’y déploie et la relation fortement différenciée que le maître, ou gourou, établit avec les membres du centre. Si l’autorité qui lui est attribuée repose sur le savoir ésotérique et sur la maturité spirituelle qui lui sont reconnus, ses interactions avec les adeptes prennent la forme d’enseignements destinés à leur initiation et à leur « avancement » spirituels. Bien que dispensés de façon parfois cinglante, les conseils prodigués par le gourou sont considérés comme des miroirs de vérité pour chacun, puisque éclairés par la sagesse du maitre ancrée dans sa propre initiation. Dans ce groupe spirituel qui fait de la croissance personnelle une priorité pour l’adepte, le discernement dans son acception théologique, s’articule à l’autorité au sens sociologique ; la notion de charisme se situe ici au point de jonction entre théologie et sciences des religions.

2. Discernement et retour sur le soi : l’herméneutique et le charisme

— Un homme demande : « Comment savoir que c’est vraiment la décision et pas ta décision ? »

— Réponse du vicaire : « C’est difficile de savoir où c’est l’humain, où c’est le divin. Il y a toujours de l’humain, mais il faut avoir le réflexe de s’en remettre à Dieu. C’est souvent après relecture que tu vois où Dieu t’a conduit. Il faut prier pour les dons de l’Esprit ».

— Une femme renchérit : « Mais tu amenais un bon point : le discernement amène la paix, la joie ».

— Un jeune responsable de la mission ajoute : « Les fruits de l’Esprit ».

— La femme poursuit : « Quand ce n’est pas le bon choix, on sent un tiraillement ».

Extrait d’un enseignement sur le discernement donné lors d’une rencontre du groupe jeunesse de la Communauté du Chemin Neuf, Montréal, 19 octobre 2012

2.1 Le discernement, une herméneutique du soi

Dans les courants du Renouveau axés sur le charisme, la réception de l’Esprit est réputée actualiser les dons reçus lors du baptême sacramentel. Les cultes pentecôtistes et charismatiques sont ainsi ponctués de divers modes d’expressions de ces dons allant de la glossolalie (parler en langues) aux messages prophétiques, en passant par les scènes de guérison. Ces manifestations spontanées sont habituellement attribuées à l’onction de l’Esprit saint, et intégrées dans le rituel dont elles peuvent par ailleurs consolider la légitimité sacrée. Dans les cultes pentecôtistes, elles sont concentrées au cours de la première partie du culte qui est dévolue aux louanges et à l’adoration. Si l’exercice de ces charismes amène leur porteur à donner voix à des pulsions internes, surtout lorsqu’il s’agit de paroles de sciences ou de prophéties, celui-ci doit cependant faire montre de vigilance quant à la provenance générale de ces pulsions. Il arrive en effet que de telles manifestations acquièrent une dimension spectaculaire et qu’elles perturbent le cours du rituel, en particulier lorsqu’elles surviennent pendant le sermon du pasteur qui suit les louanges. Quel rôle attribuer à ces évènements non organisés ? Ont-ils valeur de révélation divine destinée à bénir le culte ou s’agit-il d’interventions malines visant à le plonger dans le chaos ? Les dons charismatiques ne se donnent pas seulement à voir dans le cadre organisé du rituel. Ils agissent également dans l’intimité de la prière du croyant, voire dans son quotidien. Ainsi sont considérées les intuitions, inspirations et autres pensées spontanées que les fidèles interprètent pour orienter leur cheminement quotidien et spirituel. Comment toutefois s’assurer que ces pensées proviennent de source divine et non d’une autre source invisible, telles que des entités surnaturelles ou les caprices de l’ego, par exemple ?

Le dispositif charismatique prévoit que la capacité de distinguer les pensées véritablement issues de l’onction du Saint Esprit constitue un don en soi. Autrement dit, le don de discernement relèverait d’un méta-don. L’exercice d’un tel charisme requiert par conséquent des outils d’observation et de constante vigilance opérées sur le soi. À cet égard, le don de discernement constitue sans doute une des techniques privilégiées du processus d’herméneutique du soi qui caractérise les comportements religieux contemporains. Un tel travail d’adéquation de soi à soi comprend à la fois une relecture du potentiel déjà présent au sein d’un individu et un dévoilement de la capacité de discernement du sujet.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les conseils, pratiques et exercices prodigués dans les groupes charismatiques et pentecôtistes de notre étude, lesquels visent à une lecture et à une surveillance du soi dans le but d’y distinguer les signes d’expression du divin des pièges du diable et de ses avatars (ego, etc.). À cet égard, les exercices varient. Dans les congrégations congolaises que nous avons observées, les interventions charismatiques qui perturbent le culte sont habituellement associées à des actes de sorcellerie typiques du contexte africain. Pour prévenir ces débordements, l’espace de culte est géré par les membres du ministère du protocole qui sont chargés de placer les participants et qui font oeuvre de vigiles lors du culte. À leur initiative ou à celle d’un officiant rituel qui leur transmet les consignes, ils identifient les participants dont le comportement est suspecté d’inspiration maligne, après quoi ils les évacuent de l’espace de culte. Ces derniers font alors l’objet de séances d’exorcisme organisées à huit clos entre le pasteur ou l’officiant en charge et le membre en proie à des entités dites démoniaques. Dans le contexte congolais, celles-ci sont souvent attribuées à des résidus de pratiques fétichistes perpétrées antérieurement par l’individu.

Dans les centres charismatiques de notre étude, des activités assez formelles sont organisées pour aider les croyants à identifier la source de leurs pensées. Plus que la forme des manifestations (comme dans le pentecôtisme), c’est leur contenu et leurs effets sur leur porteur qui sont examinés. Lors d’un enseignement précédant le ministère de guérison hebdomadaire d’une paroisse de Montréal, l’animateur spirituel du centre propose de distinguer la provenance des pensées en s’interrogeant sur les voies où elles entrainent leur récipiendaire : conduisent-elles vers la paix ? Dans ce cas, elles viennent de Dieu car « prier en famille ne peut pas faire autrement que de dégager la paix. Nos pensées exercent-elles une influence malsaine ou nous mènent-elles vers le désespoir, vers le malheur, la jalousie ? Alors elles ne viennent pas de Dieu et doivent donc être chassées car elles viennent des mauvais esprits ». Il s’agit par conséquent de faire concorder la présence divine et les sensations éprouvées, ou encore les finalités de la pensée. En guise d’introduction à l’enseignement préalable au ministère de guérison, le Père Leclerc insiste sur l’importance d’exercer son discernement sur la nature des pensées :

Tout ce qu’une personne pense ne vient pas forcément d’elle. En plus de nos propres pensées, certaines peuvent venir de Dieu par le ministère de notre ange-gardien ainsi que des mauvais esprits […] Dans les derniers temps, beaucoup de gens se détournent de la foi pour s’attacher aux esprits. Il faut tester les esprits pour savoir s’ils viennent de Dieu.

Les pensées auraient donc trois sources potentielles : l’esprit de l’individu, Dieu par l’intermédiaire de son ange-gardien, et les mauvais esprits.

À la communauté du Chemin Neuf, plutôt que transporter son porteur dans certains états, exercer ce discernement consiste à évaluer la pertinence de la pensée à l’aide de signes extérieurs identifiés dans la Bible, dans le quotidien ou dans l’entourage, autant de sources de communication avec le divin. Le témoignage du vicaire illustre ce parcours qui, dans son cas, visait à discerner s’il devait s’engager dans le sacerdoce ou non : au cours d’un processus s’échelonnant sur plusieurs mois, le vicaire a franchi différentes étapes l’amenant à s’engager toujours plus profondément dans la vie religieuse. Au départ, cet « appel » est indistinct et le pousse à fréquenter différents groupes de prière. Il déniche par la suite un emploi dans une garderie dirigée par des Soeurs, un évènement qui lui parait significatif et qu’il décrit comme le catalyseur de sa rencontre avec le Chemin Neuf. Les frères et les soeurs de la Communauté joueront un rôle décisif en prononçant régulièrement des paroles de prophétie concernant le sacerdoce lors des soirées de prières. Finalement, la force et la chaleur qu’il ressent lors des séances de bénédiction des huiles, servant entre autres à l’ordination, confirment l’origine de ses intuitions. Une rencontre avec Laurent Fabre, fondateur de la Communauté, scellera sa vocation : celui-ci l’envoie aux Dombes pour y suivre une formation de prêtre. Craintif à l’idée d’entreprendre de telles études, son attention est attirée par une phrase de la Bible qui trouve une résonnance profonde chez lui : une Parole — « Quitte ton pays » adressé à Abraham — le convainc qu’il se trouve sur la bonne voie. Le vicaire souligne que parallèlement à ce cheminement, il adopte de nouvelles pratiques religieuses : retraites, installation d’un coin de prière à domicile et fréquentation de multiples groupes de prière.

Si le don du discernement consiste à « distinguer, mettre de l’ordre », il invite le croyant à identifier et à reconnaitre la nature de ses motions intérieures. L’exercice de ce don amène le charismatique à opérer un processus d’herméneutique du soi (Foucault 2001 ; Mossière 2013), soit un effort continu de retour vers le soi qui vise à purifier le sujet par des techniques de filtrage de ses sentiments et pulsions spontanées. Pour mener à bien ce projet de relecture du soi, les clercs de la Communauté du Chemin Neuf recourent à un dispositif inspiré des exercices d’Ignace de Loyola, dont la pédagogie spirituelle fait autorité en matière de discernement. Selon ces enseignements, Dieu emprunterait quatre vecteurs de communication : la Bible (la Source rendue vivante par le travail de l’Esprit), les évènements du quotidien (une embauche, un article de journal), les individus (qui peuvent transmettre des messages divins via des prophéties ou des visions, lors de groupes de prières par exemple), ou enfin les motions de l’Esprit saint, c’est-à-dire des pensées ou des émotions omniprésentes. Ces quatre portes s’inscrivent dans un processus cumulatif de discernement qui prend la forme d’une herméneutique du soi, en situant le sujet au coeur d’un rapport réflexif de soi à soi.

2.2 Authenticité et agentivité : retrouver le soi sacré

Parce qu’il est pensé comme une lutte contre des influences externes et maléfiques, l’exercice de discernement est aussi vécu comme un combat contre le soi, comme le suggère cet échange entre le vicaire de la Communauté du Chemin Neuf et un membre du groupe jeunesse assistant à son enseignement sur le discernement :

— Un jeune demande : « Comment peut-on faire ce discernement dans le monde d’aujourd’hui ? On a entendu que ça prend beaucoup de temps de silence alors qu’il y a peu de temps ? »

— R : « Le temps, c’est nous qui le gérons. C’est notre choix, on le prend ou non. Le matin, c’est plus facile. Tout seul, c’est très difficile. Il y en a qui font tout pour couper ça. Prier à deux, ça change beaucoup. L’adoration en groupe, ça passe tout seul, on est en communauté ».

— Une femme témoigne : « Dans mon appartement, le combat est difficile. Mon erreur, c’est quand tout baigne, d’écourter. Il ne faut jamais écourter, ne jamais arrêter. C’est comme un entrainement de sport. C’est un temps béni, un temps fort. Il faut en profiter et aller de l’avant. Ne jamais lâcher parce que c’est dur après. Ici, c’est le temps de faire le plein. Il faut saupoudrer les temps de retraite. Dans les transports en commun, je fais des dizainiers ».

— R : « Marthe Robin[6] dit qu’il faut 3 jours pour faire une retraite. La durée est importante. Le temps compte. »

Montréal, 19 octobre 2012

La maitrise des clés de discernement proposées par Ignace de Loyola constitue une technique de discipline du soi qui s’acquiert par diverses pratiques telles que la lecture du Bréviaire, le retour à la pratique régulière du chapelet, la recherche de pèlerinages et l’exercice de charismes qui offrent autant d’occasions de reliance au soi. La retraite spirituelle axée sur le silence ainsi que l’oraison comme prière méditative représentent la pratique de discernement par excellence. Au centre charismatique métropolitain, les retraitants sont logés dans une chambre minuscule rappelant les origines du Centre qui fut jadis une maison de Soeurs. Ils s’astreignent à une routine de prières, de chants et d’adoration qui les confrontent à eux-mêmes, et suscitent de fortes émotions, souvent des larmes. Lors de son terrain au Chemin Neuf, la retraite de discernement d’une durée d’une semaine a été refusée à Boucher sous prétexte qu’elle serait trop exigeante pour lui. Ce type de ritualisation de la vie du chrétien charismatique permet un premier travail d’intériorisation de la pratique du discernement de l’Esprit qui choisit le corps comme vecteur de transmission. En effet, les motions intérieures s’inscrivent avant tout dans la chair dont elles orientent les pulsions, elles se manifestent ainsi par le truchement des sensations corporelles : crispation abdominale associée à la peur, oppression thoracique comme symptôme d’anxiété, sentiment de légèreté pour la joie. Pour identifier ce que le vicaire du Chemin neuf considère comme une « physiologie énergétique chrétienne », l’exercice de discernement nécessite une démarche de profonde introspection que seul rend possible le travail de conscience du corps et de ses somatisations. Telle qu’enseignée et transmise au croyant, la pratique du discernement relève d’une approche phénoménologique qui, en mettant ses propres présupposés culturels entre parenthèses, développe une grille de perception de facture chrétienne et charismatique. En cela, elle façonne un « mode somatique d’attention » particulier (Csordas 1993) au sein duquel les sentiments de paix, de sérénité et de bien-être sont associés à la présence divine.

Bien que la pratique du discernement se vive comme un effort continu de retour à soi, son telos ne s’actualise pas dans l’immanence d’une volonté d’adéquation de soi à soi ou de réalisation personnelle. Il s’agit en fait d’éprouver la qualité du lien qui unit l’individu au divin en évaluant sa capacité à en identifier les messages. L’extraordinaire est donc qualifié sans être contraint ; ainsi reconnue, l’existence de Dieu valide l’inscription du croyant sur un chemin menant à une vie plus féconde, en relation avec le divin. Parce que la communication avec le divin est porteuse d’ascèse pour l’individu, elle est appelée et organisée dans le cadre rituel : lors des louanges, le vicaire accompagne les chants à la guitare selon des rythmes rapides et entrainants, il implique le corps à l’aide de chansons à geste ou tente d’orchestrer un contact direct avec le divin en insérant des interjections entre chaque chant : « Je crois en toi », « Tu nous attends », « Nous t’attendons, envoie-nous ton esprit ».

Le spontané, le fortuit, voire l’inattendu, constituent alors autant d’occasions d’interroger un rapport réflexif de soi à soi, en intégrant l’intervention du divin comme vecteur de transformation, voire de sacralisation du sujet. Thomas Csordas (1997) parle à cet égard d’un « sacred self » dont il associe l’émergence aux caractéristiques culturelles des sociétés contemporaines. Chez les catholiques charismatiques qu’il a étudiés aux États-Unis, Csordas (1993) constate que ce « soi sacré » réitère et manifeste trois thèmes psychoculturels qu’il considère comme typiquement « américains » et dont il montre les tensions : la spontanéité (qui explique une première aversion, plus tard surmontée, envers la ritualisation des manifestations de l’Esprit saint), le contrôle (dont la perte explique la crainte de l’intervention des démons lors des séances d’effervescence collective), et l’intimité (qui se reflète dans l’accent mis sur la communauté, l’imposition des mains, le Dieu personnel et le témoignage). Chez les charismatiques, la notion de soi sacré ne peut mieux s’illustrer que par la distinction que le discernement permet d’opérer entre une oeuvre pour Dieu et l’oeuvre de Dieu. Tandis que la première est « construite sur le sable » c’est-à-dire sur le besoin des individus d’aller vers Dieu, la seconde est « construite sur le roc » et intègre l’acceptation de la prière et de la louange pour devenir acteur et messager des desseins attribués au divin. Le vicaire évoque un échange personnel entre le croyant et son Dieu : « Dire oui. Tu veux m’utiliser ? Je suis là. Priez pour l’humilité », soit « quelque chose de l’ordre d’entrer en soi, de laisser la place au Seigneur ».

C’est dans l’authenticité du soi que se pratique le discernement, par le travail du corps et de l’intuition, inspiré d’exercices spirituels. Il s’actualise alors dans un rapport entre le soi et son Dieu, c’est-à-dire un rapport intersubjectif particulier entre le croyant et son « soi sacré ». Quelle autonomie la construction d’une telle intimité accorde-t-elle au sujet croyant ? Si le discernement se situe dans l’interaction entre la personne, ses pensées, ses émotions d’une part, et les comportement et message manifestés et identifiés d’autre part, il invite son récipiendaire à poser des gestes matériels et habituellement transformateurs. En cela, il catalyse le potentiel créateur de l’individu et se constitue comme un vecteur d’agentivité. En effet, tous les groupes charismatiques observés attribuent un rôle central à la guérison des individus, que ce soit par l’imposition des mains, l’onction d’huile sainte, des retraites spirituelles ou via les formes élaborées de lithothérapie qui sont proposées dans le ashram montréalais.

Dans ce dernier groupe, la guérison de l’individu par le pouvoir des pierres constitue le fondement de son processus de transformation personnel. Si les préceptes du ashram ne reposent pas sur le dogme chrétien, et donc pas sur l’exercice des charismes de l’Esprit saint, les adeptes adoptent la même sémantique et la même optique de purification du soi et des pensées parasitaires. Là, comme dans les groupes charismatiques chrétiens, la capacité à agir du sujet reste entière bien que, comme le souligne la sociologue française Martine Cohen (Cohen et al. 2004), elle ne relève pas d’une forme de résistance à l’autorité, sinon d’une « re-sacralisation » de celle-ci, soit d’une redistribution de ses fondements. En se dissociant des principes cognitifs, le discernement fonde l’autorité sur un engagement et un mode d’expérience personnels qui deviennent eux-mêmes source d’autorité, et sont vécus dans un sens de transformation individuelle et subjective. Cet encadrement donne lieu à « l’intériorisation d’un devoir-être » (Fer 2007, 193) qui se laisse voir dans la vie quotidienne des membres.

Bien que les subjectivités croyantes modernes se travaillent dans des exercices spirituels axés sur la connaissance du soi, leur construction demeure contenue autant que favorisée par les balises et normes institutionnelles, implicites ou explicites, discrètes ou visibles. L’anthropologue Christophe Pons voit dans la tradition chrétienne la possibilité d’un mysticisme accessible à tous : « la religion chrétienne, notamment avec les protestantismes évangéliques des églises de type (néo) -pentecôtistes, en donnant à tous l’accès à une relation intime et intérieure avec Dieu, fourni[t] l’occasion d’une découverte de « soi » susceptible de transformer les conceptions locales de la personne, et plus largement les sociétés » (2013, 15). Fennella Cannell (2006) ajoute que le christianisme a son rôle dans le processus de constitution moderne du sujet, notamment avec la pratique de la confession chrétienne qui, comme le montre Foucault (2001), constitue une des techniques majeures de production d’un savoir légitime sur le soi, c’est-à-dire d’une vérité supposée reposer au creux de l’intériorité de l’individu, le projetant ainsi dans la modernité.

Pour les croyants de tradition chrétienne, la pratique du discernement est donc ancrée dans un héritage normatif dont le potentiel pour l’individualisation est fort (Taylor 2008). Les pentecôtistes d’origine congolaise que nous avons rencontrés sont quant à eux imprégnés d’une toute autre cosmologie qui situe la personne en interaction constante avec son environnement matériel, social et spirituel. Ici, le rapport au soi est surtout médiatisé par une définition dividuelle de la personne selon laquelle les personnes se constituent dans « a constant movement from one state to another, from one type of sociality to another, from a unity (manifested collectively or singly) to that unity split or paired with respect to another » (Strathern 1998, 14). Ces échanges contribuent alors à construire la personne par effet cumulatif ou rétrocessif. Tandis que pour les croyants d’héritage chrétien, le processus de transformation participe d’une perspective évolutive de la personne, pour les Pentecôtistes congolais, il s’inscrit dans des dynamiques plus ou moins tendues de continuité et de fluidité, qui nuancent la dimension téléologique du discernement pour la ramener à la contingence de la pratique religieuse.

3. Le discernement : un foyer de pouvoir

Le troisième jour du Xe congrès national charismatique, un prêtre fait une prédication particulièrement bien sentie. L’église, remplie au-delà de sa capacité (1500 personnes selon la coordonnatrice du Centre) vibre dans la profession de foi que le clerc fait réciter. Soudain, un homme se met à crier violemment « Alleluiah ! », à maintes reprises, en levant le bras au ciel, le visage crispé. Le président du Centre se penche dans notre direction et dit : « c’est un esprit qui vient de sortir. Quand l’Esprit saint entre, il chasse les influences néfastes. C’est une manifestation de ça ». Et tandis qu’il accuse l’homme d’être victime d’un mauvais esprit, le prêtre du haut de sa chaire proclame, les yeux fermés : « Épargne-nous, Seigneur, de ceux qui veulent détourner l’assemblée ».

Extrait de journal de bord, Guillaume Boucher, 20 août 2011

Les expressions de ferveur religieuse ne sont pas toutes reçues favorablement, ni par la communauté, ni par les officiants rituels qui encadrent ces manifestations en les différenciant entre celles provenant de Dieu, et celles provenant du malin. L’exercice du discernement peut donc devenir une pratique de pouvoir, notamment en vertu de la part d’arbitraire et d’autoritaire qu’il comporte. À l’instar du prophète qui en constitue l’archétype, le porteur du don de discernement se voit reconnaitre le pouvoir d’ordonner et de donner sens au chaos, soit un charisme au sens wébérien. S’il circule selon la volonté de Dieu qui choisit le véhicule « de ses actions, des personnes ou des phénomènes qui ne relèvent pas des institutions préétablies » (Lehmkhuler 2011, 111), comment intégrer et contrôler un tel ministère charismatique dans le cadre d’une communauté ? Et comment le distinguer du ministère institutionnel qui, lui, est collectif et organisé ? Par un jeu de routinisation des charismes habituellement spontanés, le discernement constitue en réalité un des critères d’éligibilité des leaders pastoraux. Par exemple, ces derniers se distinguent par leurs qualités de retenue et de maîtrise du soi ; ils doivent également se montrer capables de limiter les débordements rituels[7]. De ce glissement entre charisme d’autorité et charisme institutionnel, il découle que le discernement est avant tout un processus social. Dans son étude d’une église membre du Vineyard Christian Fellowship — une dénomination néopentecôtiste — Tanya Lurhmann (2007) montre que l’exercice d’un tel don s’associe à des règles collectives qui associent des expériences fortes à la présence intentionnelle de Dieu. Parce qu’il repose sur l’apprentissage d’une grille d’interprétation de ses propres expériences subjectives et ultimement, sur la modification de sa propre subjectivité, le discernement constituerait donc une compétence apprise, permettant l’interprétation d’expériences subjectives fortes.

3.1 Des techniques de socialisation, des formes de ritualisation

Dans son enseignement dispensé au cours d’une soirée jeunesse du Chemin Neuf (Montréal, 19 octobre 2012), le prêtre en charge de la leçon introduit les membres présents au discernement en les invitant à s’attarder à « ce qui monte en eux, aux effets que ces pensées et paroles » provoquent chez eux. Il ajoute que si le discernement permet de nourrir un sentiment de bien-être, celui-ci n’apparait pas spontanément, il résulte du respect de certaines exigences. Sociologues et anthropologues s’accordent en effet sur le caractère construit des manifestations charismatiques. Dans son étude du pentecôtisme au sein des Assemblées de Dieu de Polynésie française, Yannick Fer démontre comment le travail institutionnel des cadres pastoraux (pasteurs, laïcs de longue date) rend possible l’expérience de Dieu, vécue comme un enchantement par les participants. Les normes de conduite morale et cultuelle sont alors transmises aux fidèles à l’aide de paroles et de prophéties (2005, 2007). Face au chaos engendré par l’expression individuelle des charismes, le rétablissement de la cohésion du groupe passerait donc d’abord par la stabilisation de la norme. Ainsi, des rappels à l’ordre plus ou moins ritualisés ou démonstratifs répondent à des épisodes de déviance.

De fait, le discernement semble souvent instrumentalisé dans le but de canaliser certains débordements rituels, et de les contenir en une facture socialement acceptable. D’après l’animateur spirituel du centre de prière charismatique métropolitain, une assemblée de Québécois d’origine canadienne-française est beaucoup plus frileuse qu’une assemblée composée d’Haïtiens, de sorte que les formes d’expressivité évaluées comme des manifestations de l’Esprit acceptables et authentiques se situent à un seuil beaucoup plus bas. Dans le milieu congolais où les rituels sont typiquement fortement théâtralisés, Mossière (2014) a pu observer que des manifestations charismatiques particulièrement exubérantes étaient interprétées comme des expressions spirituelles. À l’inverse, dans le contexte sécularisé du Québec, des comportements similaires étaient immédiatement attribués au malin, notamment dans un souci de déconstruire certains stéréotypes en vogue dans la province qui tendent à reléguer l’émotion religieuse au registre de l’irrationnel et du pré-moderne. Ces effets de « déspectacularisation » ont également touché le RC alors que l’Église catholique recommandait la pratique du discernement de façon à endiguer des « formes revêtant un caractère hystérique, artificiel, théâtral ou sensationnel » détournant de l’action de Jésus (Lemhkhuler 2011, 127-128). En témoigne le Père Leclerc : « Au début, le Renouveau a commencé avec une telle puissance que l’Église s’est demandée si c’était authentique, si on n’allait pas trop loin. Certains évêques ont demandé de calmer le jeu, d’exercer du discernement dans les manifestations » (Montréal, 23 août 2011). Au Canada également, des directives ont été rapidement diffusées dans l’Église : « To the bishop of the diocese belongs the competence of discerning the gifts » (Roman Catholic Church 1974, p. 580), de telles affirmations furent répétées à satiété par le président du Renouveau Charismatique Canadien (CCRC) lors de son Xe congrès annuel (Montréal, 20 août 2011).

Le discernement agit donc comme agent d’imposition d’une certaine normativité dans l’exercice des charismes : un des croyants rencontrés par Boucher décrit ainsi le tabou qui l’amène à taire son élan spontané pour prononcer les paroles de consécration de l’Ostie en même temps que le prêtre. Parce que ces normes déterminent la socialisation des membres et les inclinent à rendre présent et à reconnaitre leur Dieu, elles travaillent leurs dispositions au charisme. Au sein du Renouveau charismatique, celles-ci s’appuient sur une pléthore de retraites, conférences, formations et manuels, dont ceux du couple Kevin et Dorothy Ranaghan (1972 (1969), du père Edward O’Connor (1971), des pères Custeau et Michel (1974), et sur des publications de l’actuel président du Conseil Canadien du Renouveau Charismatique, lesquels sont rigoureusement suivis dans les deux centres de prière étudiés. Ils établissent les fondements des groupes de prière, les conditions des réunions, leur mode de déroulement, les charismes qui peuvent y être développés, ou encore l’esprit dans lequel les entretenir. Par exemple, à la Communauté du Chemin Neuf, l’humilité est présentée comme une clé d’accès aux charismes.

Ainsi sont posées les balises d’une ritualisation du discernement. Karsten Lemkhuler (2011) propose des critères pour encadrer « l’habileté de mise en scène médiatique » des laïcs. Clairement codifié, le don est ici défini par des caractéristiques précises destinées à ménager une mesure d’objectivité dans le jugement du bien-fondé des expériences et manifestations rituelles attribuées au divin. Selon le théologien, la prière chrétienne doit être faite au nom de Jésus-Christ ; les prières et liturgies doivent être examinées à la lumière de leur conformité aux Écritures ; les cultes de guérison doivent se préserver de toute attitude tapageuse ou de culte érigé autour de figures de guérisseurs ou de prophètes, ils ne doivent pas non plus être annoncés comme un dû ou comme un évènement prévisible. Doit aussi être évitée toute forme de commercialisation des cultes ou de pression exercée sur les croyants en quête de guérison. Les rituels de guérison sont également soumis à des règles : position des mains, type de prières, pourcentage de réussite, causes de l’échec, etc. Ces repères étant établis, l’origine des manifestations charismatiques peut être posée.

Comme le souligne Le Breton (2008), ces motifs de ritualisation visent également « l’ordonnance précise du corps » (p. 150) qu’ils transmutent en un outil phénoménologique permettant

to attend to the body’s situation in the world. The sensation engages something in the world because the body is «always already in the world». Attention to a bodily sensation can thus become a mode of attending to the intersubjective milieu that give rise to that sensation.

Csordas 1993, 138

C’est ainsi que les charismatiques répondent aux impératifs d’intériorisation associés au développement du discernement. Au-delà du corps comme grille de perception, la réceptivité au divin se travaille également à travers la collaboration avec les coreligionnaires, selon une logique d’interprétation de la gestuelle (Hoenes Del Pinal 2011). Par exemple, le sociologue français Sylvain Parasie (2005) préconise d’examiner « comment le dispositif de la prière (chant collectif, louanges, paroles d’exhortation, lectures) permet aux participants, dans un jeu interactionnel, de s’accorder sur la présence de Dieu, de Jésus, de l’Esprit saint » (p. 347). Les gestes et interactions de tout un chacun peuvent alors être décodés comme des manifestations de l’Esprit, le groupe socialisant de fait ses « members’ very senses to perceive divine power » (McGuire 2008, 33). Dans les cultes pentecôtistes que nous avons observés, le consensus établi autour des chants de louange, des prières d’adoration et des danses ou gestuelles qui leur sont associées sécurise l’espace rituel en un lieu propice aux manifestations charismatiques. Combiné aux formes d’expression de joie typiquement culturelles comme les yuyus africains, des comportements corporels tels que les yeux fermés, les bras ouverts en supination sont collectivement interprétés comme des dispositions invitant aux manifestations sereines de l’Esprit, par opposition aux comportements nerveux et agités qui sont attribués à la présence d’entités malignes.

3.2 Discernement et encadrement du groupe : des balises à l’expressivité, la norme stabilisée

Dans sa « Petite ethnographie d’une tradition monastique », Laurent Denizeau (2010) avance que « l’expérience religieuse est avant tout une expérience de la présence de Dieu qui se fait au travers de l’expérience des autres » (p. 148). Or le discernement permet — ou plutôt requiert — de poser un jugement sur l’expression des charismes, des siens comme de ceux des autres. En ceci, il supposerait nécessairement la présence d’une communauté entre ceux qui manifestent les dons de l’Esprit, et ceux qui en sont les spectateurs ou les bénéficiaires. En effet, le groupe lui-même peut être appelé à discerner l’origine des comportements des uns et des autres. Comme l’a observé Aubrée (2003) au cours d’un rituel pentecôtiste brésilien à Paris, si un membre manifeste des comportements considérés comme trop exubérants ou enthousiastes, ses pairs ne tarderont pas à remettre en question soit l’authenticité des charismes exprimés, soit l’origine de ces comportements. Le discernement serait donc avant tout un acte social qui implique l’intersubjectivité des acteurs, leurs actions et paroles d’une part, et la communauté qui évalue l’origine de ces charismes, encadre leur expression et ultimement, juge l’authenticité de l’expérience religieuse de l’individu d’autre part.

En soi, l’exercice du discernement place le croyant en relation avec ses coreligionnaires et avec leur appréciation de son charisme. Ainsi, selon la responsable du centre de prière La Moisson établi en région, « Il faut vraiment être pauvre et petit pour être animé par l’Esprit quand il transmet un mot de science, une prophétie. Il faut un laisser-aller. Le discernement, ça appartient à la communauté, mais pour qu’il y ait discernement, il faut s’ouvrir la bouche. Si tu as peur de perdre la face… » (Sainte-Sophie, 5 mai 2012).

Bien que le charisme soit mu par l’Esprit, muri, intériorisé puis émis par l’individu, l’accueil de la parole et du geste revient donc ultimement au groupe. C’est lui qui appose le sceau final de l’authenticité du discernement en le validant, ou non. À cet égard, les observations des jeux d’interactions qui entourent la socialisation religieuse indiquent la présence de relations de pouvoir qui, de façon subtile, régissent les courants charismatiques et pentecôtistes et leur usage des charismes. Les cadres pastoraux tout comme les leaders pentecôtistes habilités à discriminer ce qui relève de Dieu ou non, sont habituellement les membres les plus investis dans le groupe, et dont l’appartenance au mouvement est la plus ancienne. Par exemple, les vétérans intercèdent en premier, ce sont eux qui accompagnent les participants aux rituels et qui guident les néophytes dans leur apprentissage des charismes. Parce qu’ils démontrent le plus de savoir-faire pour manipuler les charismes, leur discernement fait figure d’exemple pour leurs coreligionnaires.

Cette exercice d’autorité reconnu aux membres les plus « avancés (ou matures) spirituellement » lie les formes de pouvoir qui structurent le groupe aux dispositions au savoir, plus précisément au savoir-faire qui, dans ce cas, constitue un savoir-interpréter la présence de l’Esprit. Leaders pentecôtistes, représentants ecclésiastiques, cadres pastoraux, laïcs impliqués de longue date, les détenteurs d’un tel savoir exercent un pouvoir d’encadrement des manifestations charismatiques, et balisent les possibilités d’autonomisation des croyants ayant noué une relation personnelle avec Dieu (Fer 2005, 185). Si invoquer l’inspiration de l’Esprit saint rend quelque peu invisible cette posture d’autorité, celle-ci n’en réside pas moins au principe même de l’ouverture de l’institution à l’expression du charisme. Jeanne Larouche, coordonnatrice du centre de prière charismatique métropolitain, décrit ainsi le rôle des accompagnants lors de sa première rencontre avec Boucher : « Chaque personne est accompagnée par un laïc. Ils vont aider à comprendre les blessures qu’ils ont subies et à les accueillir. Ils vont aussi prier sur les gens. Le Seigneur passe par eux pour faire découvrir l’amour de Dieu ». Bien que les mouvements de la Pentecôte ont souvent été perçus comme des forces de démocratisation en raison du rôle qu’ils octroient aux laïcs, les divers degrés de maturité spirituelle attribués aux laïcs, et la différenciation des rôles qui en résulte, a clairement introduit des formes de hiérarchie dans ces groupes : « Quand il y a des congrès, ce sont des personnes qui ont une grande expérience dans le Renouveau qui viennent partager leur propre vécu et à partir de cela, ceux qui écoutent se disent “Il y a peut-être telle ou telle chose qu’il faudrait que je redresse, que j’applique davantage, etc.” ».

Comme l’explique l’animateur spirituel du centre de prière charismatique métropolitain, certains laïcs seraient donc plus égaux que d’autres quand il s’agit de dispositions aux charismes. Lors d’une retraite axée sur la vie dans l’Esprit, l’abbé enseignant sacralisait le dispositif : « Le grand besoin du Renouveau charismatique, c’est l’accompagnement spirituel pour exercer les charismes dans un objectif de sainteté » (Montréal, 9 février 2013). Car elle se vit en communauté, l’expérience rituelle du sujet charismatique est donc constamment encadrée : attitude dans la prière — un tel a dû cesser de prier en groupe parce qu’il tombait en oraison et dérangeait son entourage ; source d’inspiration religieuse — une telle dissimule ses consultations auprès de prophètes parce que « ce n’est pas tout le monde qui accepte » ; ou attentes relativement à la participation dans la vie du Centre — insistances de la part de la responsable des bénévoles, l’expérience de la relation personnelle à Jésus est sans cesse balisée par les coreligionnaires. Le discernement n’échappe pas à ces règles disciplinaires.

Pour plusieurs, les groupes de prière et rituels pentecôtistes apparaissent comme des lieux de remise en question de l’autorité, de « [d]émocratisation de la mystique » (Côté et Zylberberg 1990), ou encore comme « l’occasion, pour les laïcs, d’échapper à une médiatisation institutionnelle rigide » (Parasie 1995, 349). Or, selon des responsables, la greffe charismatique n’a pas été évidente au Québec : la modération demandée par les évêques démontrait leur circonspection face à cette pentecôte catholique. De facto, l’autorité cléricale est restée fort présente dans le Renouveau charismatique : lors de son Xe congrès annuel, le président du Renouveau Charismatique Canadien (CCRC, Montréal, 20 août 2011) réaffirme que l’autorité dans l’Église appartient aux évêques. Ainsi, bien que le centre de prière charismatique métropolitain soit essentiellement dirigé par des laïcs — à l’exception de l’animateur spirituel, le conseil d’administration n’est composé que de laïcs — ses dirigeants ne laissent pas de proclamer leur fidélité à l’Église et leur soumission à l’autorité des évêques, soulignant leur désir de maintenir « l’unité derrière le chef de l’Église catholique ». Les services qui y sont offerts se déroulent sous la supervision d’un animateur spirituel, un prêtre qui s’assure « que tout ce qui est enseigné, tout ce qui est vécu dans la maison soit en lien et ne vient pas en contradiction avec ce que l’Église diocésaine propose ». Le centre propose une spiritualité présentée par sa coordonnatrice comme « l’essence de la foi catholique : la prédication de la parole, et les signes qui l’accompagnent, comme la guérison et la libération ». Il préconise « le respect des dix commandements, les sacrements, l’adoration du Saint-Sacrement et le rosaire. Le Renouveau, c’est un peu le passage de l’Ancien au Nouveau Testament. On ne veut pas abolir mais parfaire ». Preuve de l’ambivalence de la notion d’autorité dans les charismes, l’Église tente ainsi de se prémunir contre toute forme éventuelle de subversion, en spécifiant que sa gouverne vise avant tout à faciliter et à permettre l’épanouissement des charismes des fidèles.

4. Le discernement en-dehors du champ chrétien : subjectivation et authentification du croyant

L’étude performative du discernement ne peut ignorer les origines chrétiennes de la notion, en particulier ses manifestations propres aux courants pentecôtistes et charismatiques. Or si l’acception commune du discernement gravite autour de sa définition charismatique, son domaine d’application excède aujourd’hui le registre chrétien et tend à englober d’autres types de comportements religieux. C’est peut-être dans l’étude de ces champs particuliers situés à la marge des identités religieuses dominantes que se donne le mieux à voir l’habile articulation entre possibilités de retour sur le soi, et encadrement social qui l’autorise. C’est sans doute là aussi que se situe l’intersection entre charisme chrétien et charisme sociologique. Dans un ashram montréalais, observons comment, sans se nommer, le discernement façonne les comportements et interactions religieuses.

L’ashram de Montréal se présente comme un « Centre qui a le mandat d’enseigner le meilleur de la pensée et de la philosophie de l’Est de l’Ouest. Reconnaissant l’unité de l’humanité entière, son mandat est de promouvoir la synthèse moderne des traditions religieuses et spirituelles, occultes et ésotériques ». Les activités de l’ashram se limitent à des séances d’enseignement bimensuelles et des pratiques de méditation de pleine lune, l’essentiel de la pratique des membres étant focalisé sur leur cheminement individuel qui est encadré par leur relation avec le maître. Motivé par l’ambition d’atteindre l’étape ultime de l’illumination, ce parcours spirituel est parsemé de plusieurs étapes appelées « initiations », lesquelles sont souvent des épreuves de vie considérées nécessaires à l’apprentissage spirituel du disciple. Au cours de ce parcours, l’adepte tente d’identifier et de décrypter les signes qui peuvent orienter ou donner sens à son cheminement. Il interprète notamment les visions et expériences ésotériques ou occultes éventuellement reçues lors de la méditation ou encore en rêve. Dans ce processus, l’aide du gourou lui est essentielle car celui-ci est le seul à connaître l’état d’avancement du disciple. Son autorité lui provient des qualités extraordinaires qui lui sont reconnues, en particulier ses capacités de guérison et son pouvoir de canalisation de maîtres spirituels non incarnés. En vertu de cette autorité charismatique, sa tâche consiste à renvoyer à l’adepte le reflet de ses propres faiblesses, comme un miroir.

Le gourou parle peu, mais ses paroles sont décrites comme percutantes, car elles renferment souvent un double sens que seul le disciple visé peut comprendre. Par exemple, lors des enseignements, le gourou s’adresse personnellement à certains participants en soulignant leurs défauts et comportements à travailler et à améliorer. Ces interventions, qui ne sont pas sans susciter de fortes émotions (pleurs, sensations d’être vidées), sont toutes considérées comme des messages spirituels, le gourou étant réputé canaliser des énergies subtiles ; à ce titre, il s’exprime dans un langage ésotérique défini par son degré d’initiation, ou par ce qu’il qualifie de « rayons cosmiques ». Selon un informateur, un gourou ne dit jamais un mot inutilement, et le disciple doit tout prendre en compte et analyser. Les paroles du gourou renferment toujours une clef vers une meilleure compréhension du soi. Même si le gourou transmet parfois des commentaires personnalisés à certains de ses disciples pendant les cours-conférences, c’est après le cours, dans l’informel, qu’il parle en profondeur à ses élèves. L’exemple de Jonathan illustre cette technique visant à « débloquer » le parcours de l’adepte : « Assez rapidement, j’ai reçu des commentaires qui pointaient vraiment certaines illusions, certains comportements ou certaines attitudes que j’avais, pour que je les change. Ce n’est pas toujours doux et gentil. On va se moquer de tes rigidités, de tes cristallisations mentales. »

En adhérant aux principes du centre, les adeptes s’engagent formellement à entamer une démarche d’amélioration du soi, motivée par un telos spirituel. Ce cheminement s’opère à l’aide d’épreuves de lecture du soi, de façon à identifier les obstacles à ce parcours, lesquels sont attribués à l’égo de l’individu. Une telle herméneutique de filtrage du soi n’est pas sans rappeler l’expérience des charismatiques qui interprètent leurs pensées comme des manifestations de l’Esprit saint ou d’esprits démoniaques, qui orientent leur chemin vers Dieu, et révèlent son degré d’avancement. Dans les groupes charismatiques comme dans l’ashram, le processus d’amélioration du soi repose sur la capacité de discernement dont le sujet fait preuve et qu’il lui incombe de s’approprier. L’observation de tels parcours individualisés au sein de courants religieux non chrétiens suggère que la réémergence des charismes dans le christianisme participe d’un mouvement plus large axé sur la réflexivité des sujets croyants, et qu’il s’inscrit dans les impératifs de la (post) modernité, notamment celui du développement personnel. La présence de tels dispositifs à l’oeuvre dans un groupe religieux minoritaire qui attire pourtant des individus issus de la classe majoritaire met en lumière certains mécanismes propres aux comportements religieux contemporains. Bien que le processus herméneutique des adeptes de l’ashram participe du tournant subjectif qui marque les religiosités actuelles, les relations que les adeptes entretiennent avec le gourou, et qui se situent au coeur de leur démarche, illustrent les rapports de pouvoir qui gravitent autour des charismes actuels. Ici apparaît et se justifie la transposition de la notion de charisme au sens théologique chrétien dans le champ de l’étude sociologique des groupes religieux. Car si l’ashram n’accorde pas plus de reconnaissance aux dogmes chrétiens qu’à ceux d’autres traditions religieuses, l’autorité qui est dévolue au leader est bien une autorité de charisme, le gourou étant reconnu comme un maître, et les adeptes lui vouant une dévotion quasi affective. Certains adeptes justifient leur constance au sein de l’ashram et accréditent leur foi envers leur maître en évoquant des histoires personnelles extraordinaires vécues avec lui à divers niveaux de réalité (rêves, etc.), comme la guérison miraculeuse du fils d’une des membres qui était atteint d’une maladie dégénérative incurable.

Bien que les qualités du gourou soient décrites comme des catalyseurs et adjuvants pour le parcours du sujet, elles visent également à la discipline de ses adeptes. Fort de sa connaissance privilégiée du degré d’avancement des disciples acquise grâce à ses dons extraordinaires, il peut prescrire ou proscrire certaines actions, de façon directe ou détournée. Bien que ses motifs puissent sembler incompréhensibles au disciple, ce dernier les accepte car il leur reconnait une valeur ésotérique et les inscrit ainsi dans le registre charismatique. Le discernement du sujet est donc directement subordonné à celui du gourou dont les enseignements sont réputés offrir des clés d’accès au soi authentique. C’est la nature de la relation au gourou qui détermine la qualité du processus d’herméneutique du sujet ; aussi le disciple est-il exposé à certaines épreuves qui testent sa confiance envers le maître et la sincérité de sa démarche. Le gourou est littéralement intouchable, personne ne peut lui adresser directement la parole ni le contacter. Il est donc situé au sommet de la hiérarchie de l’ashram qui est calquée sur la hiérarchie spirituelle insufflée par la reconnaissance des degrés d’initiation de chacun. Cette hiérarchie étant légitimée par le registre charismatique dans lequel les qualités du gourou et de chaque adepte les inscrivent, elle génère également des tensions, conflits et jalousie au sein de la communauté des membres qui gravitent autour de lui. Par exemple, les nouveaux disciples sont d’abord exposés à la condescendance des membres plus anciens, jusqu’à ce que le gourou reconnaisse leur engagement sur la voie de la connaissance et du filtrage du soi, les intégrant ainsi formellement au groupe en les faisant accéder au statut de disciples.

Conclusion. Discerner : discriminer et transformer

Le retour aux charismes que marquent les religiosités contemporaines participe d’un mouvement de démocratisation de l’accès au religieux dont atteste l’actuelle centralité des notions de capacité d’agence, de création rituelle et de transformation du sujet. L’accent porté sur le discernement indique cependant la présence de mécanismes destinés à contrer la spontanéité des charismes, et donc à baliser l’autonomie religieuse caractérisant la relation personnelle à Dieu professée par les charismatiques. Dans le Renouveau charismatique catholique comme dans le pentecôtisme, les croyants sont encouragés à subjectiviser leurs expériences religieuses en les interprétant comme autant d’interventions divines guidant leurs choix de vie et leur quotidien. Ces vécus charismatiques formalisent un long travail de retour sur le sujet et d’amélioration du soi qui passe par l’intégration de nouvelles pratiques rituelles.

Dans cet article, nous avons proposé une analyse performative du discernement comme un charisme particulier qui forme le sujet au décryptage et à l’écoute du soi, et de l’autre… Par la pratique du discernement, les croyants opèrent en effet un filtrage sur eux-mêmes afin de distinguer, parmi leurs comportements, les manifestations spirituelles acceptables de celles qui sont prohibées. Ainsi se façonne un sujet charismatique modèle dont les nouveaux adeptes visent à se rapprocher de façon asymptotique. En un sens, on pourrait dire que c’est en apprenant le discernement que les charismatiques font d’eux d’authentiques croyants. Ce regard discriminant porté sur le soi reflète les rapports de pouvoir qui traversent la communauté dont l’effet catalyseur médiatise l’expérience charismatique. Plus qu’une disposition naturelle, le discernement s’acquiert par la discipline, les retraites, les enseignements transmis et encouragés par les pairs, ou par le leader qui accompagne l’être en devenir. Car le processus de subjectivation du croyant se déroule à l’intérieur d’un cadre clairement défini, et présenté comme l’oeuvre de l’Esprit, tout en étant régulièrement renforcé par certains acteurs en position d’autorité. Ainsi, le discernement crée un espace d’exercice de pouvoir pour et par les coreligionnaires. Balises rituelles, encadrement du groupe, techniques de socialisation, discipline du culte et gouvernance de la structure construisent le charisme sur le mode de la différenciation entre laïcs et clercs, selon les niveaux de maturité spirituelle.

Si la notion de charisme s’enracine dans une épistémologie proprement chrétienne, notre analyse prend le parti de la développer dans un cadre sociologique dont l’application permet de saisir des comportements religieux typiquement contemporains qui intègrent le projet d’adéquation de soi à soi à des structures de pouvoir admises, voire reconnues comme des vecteurs privilégiés de décryptage du soi. La relation de maître à disciple observée dans de nombreuses spiritualités actuelles constitue un archétype de ces tendances, et atteste de la centralité du discernement comme clé de compréhension des subjectivités croyantes actuelles. C’est donc à l’intersection des questions d’authenticité (du soi) et d’autorité (de l’institution) qu’opère le charisme de discernement, par lui s’exerce en effet la reconnaissance mutuelle de l’un sur l’autre. Loin d’inscrire ces mouvements dans un schéma statique cristallisant les rapports de pouvoir (du soi à soi et du soi à l’autre), ces charismes portent également la fluidité des comportements religieux contemporains ; ils participent d’une dynamique de circulation, d’émission et de réception qui transforme la nature même de la communauté et, à l’instar du vicaire de la Communauté du Chemin Neuf, transforme sans cesse les rôles et les statuts des individus.