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« À une époque où la génération des baby boomers québécois abandonnait avec une ardeur certaine un catholicisme qu’elle trouvait étouffant et dépassé, aller contre ce courant relevait du tour de force » (p. 2). Voilà ce qui fait tout l’intérêt de l’objet auquel est consacré ce livre. Comme l’auteur nous informe en effet, quatre nouvelles communautés monastiques masculines sont apparues au Québec depuis le concile Vatican II. En 2013, elles comptaient 24 moines d’un âge moyen nettement inférieur à celui des quatre autres communautés plus traditionnelles qui comptaient 83 membres (p. 142, tableau 4).

Sociologue et professeur émérite de l’Université Laval, Michel O’Neill nous livre, dans cet ouvrage destiné au grand public, une étude sociologique d’une des nouvelles communautés religieuses, les Petits frères de la Croix, érigée en 1980 par l’archevêque de Québec, le cardinal Maurice Roy. Dans le titre, le mot « histoire » correspond à la première partie du livre (80 pages) divisée en trois chapitres : la biographie du fondateur, Michel Verret (ch. 1), les premières années de la communauté (ch. 2), jusqu’à la mort du fondateur et les suites de cette mort prématurée (ch. 3).

La partie principale est la deuxième, intitulée « La communauté aujourd’hui ». Elle porte sur la communauté en 2013, le charisme, la vie quotidienne et les défis que rencontrent les communautés monastiques en général. Les annexes répertorient les noms et fonctions des personnes interviewées, les entrées et sorties de la communauté, la mobilité au sein de la communauté, et présentent les biographies de chaque Petit frère actuel. Une trentaine de pages de sources et de références bibliographiques complètent l’ensemble et confèrent à l’ouvrage un caractère érudit qui jusque-là était demeuré sous-jacent. Malheureusement, il n’y a pas d’index. L’auteur s’appuie surtout sur les oeuvres sociologiques de Van Lier pour la sociologie religieuse et sur les écrits de Michel Verret lui-même pour la confection de la biographie du fondateur et de l’histoire de la communauté. La force du livre réside dans sa seconde partie.

Dans la biographie, Raymond Lemieux et Michel O’Neill dressent un portrait plutôt sympathique de Michel Verret, mais les faits présentés sont déconcertants : une étude psychologique aurait aidé à mieux cerner la piété précoce du jeune Michel, encouragée par une mère qui avait reçu une formation supérieure mais était prisonnière de la pauvreté de la basse-ville de Québec. La même étude aurait fait comprendre l’attrait éprouvé par le jeune homme pour la prêtrise, ses problèmes d’apprentissage, de socialisation avec ses confrères de classe et, enfin, son intérêt pour l’érémitisme. L’importance de la musique et du dessin dans son jeune âge (des arts eux aussi inculqués par sa mère) apparaît dans son intérêt pour les rites byzantins et son habitude de dessiner des monastères imaginaires. Ses mortifications, ses jeûnes supplémentaires et le temps additionnel d’adoration dérangent ses camarades de classe et ses professeurs, avec raison. Sa santé chancèle. Il ne comprend pas que les moqueries de ses camarades dissimulent la peur qu’ils éprouvent devant les mortifications excessives que s’inflige Michel Verret en voulant se faire « prêtre et victime » (p. 22).

Son orientation ultérieure vers Charles de Foucauld est particulièrement intéressante lorsqu’on la situe dans la période d’instabilité faisant suite au concile Vatican II. Cette spiritualité si populaire au Canada et dans le monde entier mérite qu’on s’y arrête et l’auteur nous aide à mieux la comprendre. La spiritualité de Foucauld offre en effet un refuge et une structure à la fois, au moment où la Fraternité sacerdotale, communauté d’attache de Verret, devient plus active dans la vie apostolique des paroisses et où lui-même veut devenir plus contemplatif. Débordé de travail, il subit une première crise cardiaque à l’âge de 29 ans. Sa sortie de la vie religieuse le plonge encore plus profondément dans la vie apostolique du diocèse de Québec ; il réussit bien auprès des jeunes.

Il rencontre le Renouveau charismatique « dont il deviendra une des figures marquantes au Québec » (p. 33). Les relations du fondateur avec le Renouveau charismatique ne sont qu’effleurées dans ce livre, ce qui nous laisse sur notre faim. Il est important de signaler que son travail auprès des jeunes en paroisse et avec le Renouveau charismatique attire quelques personnes vers son projet d’ermitage, soit comme candidats, soit comme collaborateurs laïcs ou comme conseillers financiers. Le désir de tant de jeunes pour une structure spirituelle est évident. Michel Verret, après avoir survécu au flou des années 1960 et 1970, devient un père maître. Il se montre autoritaire, ce qui dissuade plusieurs vocations. Les négociations pour encadrer des femmes intéressées à poursuivre un chemin semblable (les Petites soeurs de la Croix) sont abandonnées. Un projet d’essaimage vers l’Algérie n’a pas de suite faute de personnel. Dans ce livre, la biographie du fondateur et le récit de la fondation de la communauté et de ses débuts seraient à réécrire pour corriger les lacunes et silences (disons contemplatifs) de l’auteur.

La partie sociologique, par contre, est touffue et fascinante. L’auteur décrit la vie complète des moines et ses défis : ceux, par exemple, de la technologie moderne et des communications par rapport à la solitude et la prière. Les hommes (et les femmes) continuent d’être attirés par la vie contemplative au Québec. Ils sont plus vieux (42,4 ans en moyenne), plus scolarisés, et il se peut qu’ils aient eu des relations sexuelles, des carrières, des enfants avant l’entrée en religion. Même si une partie importante des vocations semble toujours venir des grandes familles catholiques rurales, la vie religieuse s’insère davantage le long d’un parcours spirituel au lieu d’être un stade final comme traditionnellement. À part le fondateur, il n’y a pas eu encore de décès dans la communauté, ce qui témoigne de sa jeunesse mais aussi de son instabilité, car plusieurs la quittent. Quand l’archevêché exige que la liturgie byzantine (dûment approuvée par le Saint-Siège en 1990) soit abandonnée pour des rites latins, la communauté se plie à cette décision. La raison de ce changement reste obscure dans le texte (p. 71-72), même si l’épisode peut faire sursauter ceux qui sont sensibles à la latinisation apparente des autorités de l’Église catholique du Québec qui n’ont pas complètement compris la contribution byzantine et l’attrait que la nouvelle communauté offrait à la société québécoise.

La conclusion déçoit un peu. L’auteur y compare l’Église à une entreprise dont les fidèles sont les clients. Le charisme, la spiritualité, la vie des Petits frères ne sont perçus que comme un nouveau produit pour attirer des clients et rehausser la marque de commerce de l’Église au Québec. Après tant d’informations, tant d’études, d’interviews avec les personnes concernées, après tant de déclarations d’intérêt et de sympathie de la part de l’auteur, on se serait attendu à une conclusion dépassant les banalités de la pensée sécularisée et matérialiste actuelle au Québec. Mais il reste que c’est un beau livre, facile à lire et qui sera utile à ceux qui s’intéressent à la réalité religieuse au Québec, qu’ils soient universitaires, fidèles ou touristes spirituels.