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Le chemin de Boris Pasternak vers sa pratique poétique est plein de coupures, d’abandons et de renonciations. En 1907, il est un musicien de 17 ans engagé vers une carrière musicale : fasciné par le compositeur Alexandre Sсriabine, il se prépare pour rentrer au conservatoire en classe de composition. En 1909 intervient la première rupture avec ce qu’il croyait être sa vocation : malgré les encouragements de Scriabine, il perd confiance en ses dons musicaux et abandonne brusquement la musique. En 1910, il étudie la philosophie, avec une prédilection pour la pensée allemande : passant de Leibniz à Kant et le néokantisme, il se concentre sur les problèmes de philosophie de la connaissance, séduit par la logique inébranlable d’une pensée scientifique qui cherche toujours à se fonder elle-même. La transition de la musique vers la philosophie rationaliste allemande ne sera pourtant pas définitive. En 1912, à l’issue de son voyage à Marbourg, au début de sa dernière année universitaire, Pasternak rejette la carrière philosophique qu’il aurait pu entamer en Allemagne sous la protection d’Hermann Cohen[1]. Il se résout finalement à l’écriture poétique.

Dans cette ascension vers le poétique, qui n’est ni planifiée ni tout à fait contingente — comme cela s’avérera plus tard — le parcours de Pasternak épouse presque le schéma historico-dialectique de Hegel, à une exception près : bien que le système des beaux-arts chez Hegel s’achève par la poésie, c’est la philosophie ou la pensée qui est au bout du développement global de l’Esprit. Si l’on peut parler d’un déroulement dialectique dans le devenir-poète du jeune Pasternak, c’est seulement dans la mesure où cette double rupture, avec la musique d’abord et la philosophie ensuite, peut être envisagée dans une continuité structurée en deux temps, chaque activité étant à la fois niée et conservée sous une nouvelle forme, dans sa progression envers la poésie. En passant de la musique, en tant que forme ultime de l’intériorité autonome et libre de tout contenu objectivable, à la philosophie, qui, contrairement à la conception hégélienne, se présente dans le cas de Pasternak comme l’extrême opposé de la musique, son cheminement culmine dans l’art de la poésie qui pourrait être considérée comme une façon, pour Pasternak, d’opérer une relève (Aufhebung). La poésie, accomplissant ainsi la tâche d’une synthèse supérieure, ne peut donc pas, selon ce schéma hégélien, être pensée séparément des deux stades précédents : la pure intériorité et l’abstraction, qui caractérisent la musique, et l’extériorité de la réflexion, visant l’explication exhaustive de son objet, dans le domaine de la philosophie. C’est que je crois, et telle sera l’hypothèse de ce travail, que la poésie de Pasternak porte les empreintes, à la fois dans son contenu et sa forme, de la musique, comme expression totale quoique muette de la vérité, et de la philosophie, comme un effort toujours renouvelé de parvenir à une expression adéquate de la vérité des choses[2]. Si, en effet, entre la musique et la philosophie la différence semble radicale, c’est la poésie, telle qu’elle était pratiquée par Pasternak, qui fait paradoxalement ressortir à la fois ce qui sépare l’art en général (et la musique en particulier) de la philosophie et ce qui les réunit. Sa poésie par-delà la musique rejoint la philosophie et, inversement, déborde le mode de représentation philosophique afin d’atteindre la pure expression musicale.

À ce titre, citons une formule éclairante d’Adorno, pour mettre le doigt sur la distinction entre art et philosophie : « Si, en art, la vérité, ou l’objectivité ou l’absolu, devient entièrement expression, en philosophie, inversement, l’expression, au moins selon sa tendance, devient vérité[3] ». Autrement dit, dans l’art, l’absolu tend à se manifester dans une singularité, et par conséquent sans la médiation du concept, tandis que le mouvement philosophique est inverse : le singulier (le penseur, sa situation, etc.) tend vers la vérité, c’est-à-dire l’objectivation au travers de la conceptualité.

Pasternak a expérimenté l’un après l’autre ces deux mouvements ; il a fait le chemin de l’expression à la vérité dans les deux sens : en éprouvant d’abord l’immanence de l’art à soi-même, son complet auto-référencement, c’est-à-dire la coïncidence de la vérité et de l’expression (car l’absolu se donne dans le singulier de la musique), puis en empruntant, avec la philosophie, le chemin des concepts, qui mène depuis l’expression vers la vérité (car le singulier cherche à se faire absolu dans la vérité philosophique). Or la poésie a été pour lui une troisième forme de l’expression, un mouvement qui dépasse et ressaisit les deux premiers : comme l’accomplissement, sur un mode hégélien, d’un système des arts, mais anti-hégélien en ce qu’il inclut la philosophie en son sein, non comme son aboutissement, mais comme un de ses moments. Le retournement est complet : ce n’est plus l’art qui mène à la philosophie mais c’est la philosophie qui se trouve intégrée comme une forme d’expression à l’intérieur du système des arts. En effet, dans son autobiographie Sauf-Conduit (1930), après avoir parlé longuement de ses premières expériences dans le domaine de la musique, Pasternak se retient de porter un jugement sur ce « qu’était la musique et ce qui y menait[4] », en choisissant explicitement d’orienter son récit vers ce qui était pour lui « l’art par excellence, l’art dans sa totalité, autrement dit […] la poésie[5] ». La musique est pour lui en quelque sorte une forme préalable d’art, encore irréfléchie, encore trop sensible et intériorisée, pour faire l’objet d’une considération théorique. Mais c’est bien son statut préalable, préparatoire à un « vrai » art, qui nous permettra désormais de parler d’une ascension vers la poésie comme un achèvement du système de l’art chez Pasternak. De même en ce qui concerne la philosophie, comme nous allons le voir, pour le jeune Pasternak elle coïncide avec l’art dans sa première impulsion, car la pensée également peut être vécue comme une inspiration. La philosophie comme une objectivation et réflexion vient après la musique comme un pur sensible, mais elle manque à sa tâche, car elle devient vite, comme Pasternak l’avoue dans une de ses premières lettres de Marbourg, un ensemble de savoirs et de connaissances pédantes inutiles, qui étouffe la réflexion immédiate et spontanée[6]. Ainsi, pour revenir aux termes employés par Adorno, le passage de l’expression à la vérité, qu’ambitionne la philosophie, échoue pour Pasternak, car il ne parvient pas à retenir le moment initial de l’expression tout au long du parcours conceptuel.

La poésie viendrait, dans un mouvement que nous avons rapproché de l’Aufhebung hégélienne, accomplir ce qu’aucun des deux premiers mouvements, le mouvement musical comme le mouvement philosophique, ne permet d’atteindre. La portée de l’oeuvre de Pasternak est alors celle d’une réinterprétation des rapports entre philosophie et art, et surtout entre philosophie et poésie. Cependant, ce mouvement d’Aufhebung est en même temps un mouvement anti-hégélien. Poète, Pasternak ne saurait subordonner les différents arts à la philosophie. Mais du fait de sa formation philosophique pointue, il n’entérine pas une complète évacuation de la philosophie. Musique, philosophie et poésie sont d’abord envisagées comme trois formes de création. Et lorsque, dans un deuxième temps, la poésie l’emporte finalement sur la philosophie (et mutatis mutandis sur la musique), ce n’est pas pour l’annuler entièrement. Si bien, et c’est l’essentiel de ce que je voudrais exprimer dans cet article, que la conception pasternakienne de la poésie qui n’est peut-être pas, en elle-même, d’une grande originalité, présente toutefois l’intérêt de proposer une solution au problème de son articulation avec la philosophie, qui passe par une réactivation paradoxale (paradoxale, car anti-hégélienne dans sa conclusion) d’un schème hégélien.

Je vais procéder en quatre temps, qui sont à la fois biographiques et théoriques puisqu’ils correspondent aux étapes qu’on peut discerner dans l’engagement de Pasternak avec la musique d’abord, la philosophie ensuite, avant d’en venir à l’écriture poétique et littéraire. 1) D’abord je tenterai d’identifier le projet général pasternakien : avant tout choix de forme artistique, il s’agit pour Pasternak, de dévoiler les articulations secrètes de la réalité pouvant nous donner des preuves de la nécessité d’une approche esthétique du monde ; 2) cependant, dans ses textes de jeunesse, Pasternak accorde quand même à la musique une place privilégiée et cherche à fonder la théorie de la musique comme art suprême ; 3) ensuite, j’étudierai le moment philosophique de Pasternak, après sa rupture avec la musique. 4) À la fin du parcours, je montrerai comment, conformément à l’hypothèse que j’ai énoncée, la poésie comme art du langage fonde finalement sa suprématie sur un dépassement et une reprise tant de la musique que de la philosophie. Dans mon parcours, je me limiterai donc à l’examen des textes et de la correspondance de Pasternak relevant de ses années de formation (de 1907 à 1911), dans lesquels il s’emploie à élaborer sa théorie poétique. J’utiliserai également ses écrits autobiographiques relatant cette période, et notamment Sauf-Conduit et Homme et positions. En ce qui concerne ses poèmes, je me référerai à son livre Ma soeur la vie, puisqu’il s’agit du premier recueil considéré par Pasternak comme réussi (même s’il a publié d’autres poèmes et notamment le recueil de 1913 Le jumeau dans les nuages) et celui qui l’a rendu célèbre.

I. La réalité transfigurée

L’oeuvre de Pasternak témoigne — peut-être à son insu — d’une étonnante cohérence entre sa réflexion philosophique initiale sur l’art, ses propos théoriques plus tardifs et sa façon de composer la poésie. C’est qu’il développe une méthode, ou du moins une approche très caractéristique, qui domine son esthétique poétique sa vie durant. Et c’est bien dans la philosophie de la connaissance de son temps qu’il a pu trouver une assise inébranlable pour ses explorations poétiques du monde. Or, la lecture des premiers écrits de Pasternak ne permet pas seulement de définir précisément en quoi Pasternak est tributaire de la philosophie, mais de dévoiler le rapport entre philosophie et art(s). Même si Pasternak n’a pas fourni de théorie de l’art, il y songea : notamment, dans les lettres à ses proches, il évoque à plusieurs reprises son intention d’écrire un livre « théorique » qui porterait sur l’essence de la création, sur les origines de l’art, et la destination de l’homme[7].

En 1907, Pasternak est fortement versé dans la musique, mais il lit également beaucoup et notamment de la philosophie. Dans une de ses lettres de cette période encore adolescente, il se montre perplexe devant la nécessité de départager entre philosophie et art et pare les reproches qu’on lui adresse fréquemment d’être trop vite porté à philosopher : « […] qu’est-ce que l’art, sinon la philosophie en état extatique, sinon une Betrachten [observation] de la connaissance passée dans le domaine du sens de l’exaltation (Ruskin) ou de la souffrance (Przybyszewski)[8] ? » Il avoue à son correspondant être sensible à une sorte d’appel qu’émettent les choses. Les choses, ou la beauté qu’elles dégagent, l’interpellent, lui commandent, d’une façon telle qu’il y ressent un impératif, une exigence d’agir. Il lui incombe de répondre à cet appel, en trouvant une forme appropriée : serait-ce par la philosophie — qui est une « plongée dans l’essence de la fatalité », du destin, ou par l’art — qui est une « réponse sous la forme d’un transport émotionnel », quoique « vague, indéfinissable, douloureux[9] ». La philosophie et l’art relèvent donc du même ordre pour Pasternak, car tous deux sont des formes de réaction à l’attirance et la beauté des choses : on passe sans arrêt de l’observation à l’exaltation, et inversement.

Dans une lettre écrite quelques années plus tard et qui date précisément du 23 juillet 1910, Pasternak, déjà étudiant en 2e année de philosophie, parvient à ressaisir cette même expérience de l’appel de façon plus conceptuelle. Il décrit longuement à sa cousine Olga Freidenberg ce que deviennent les choses une fois libérées de ce regard pratique qu’on porte sur elles dans la vie quotidienne :

Parfois, les objets cessent d’être définis, achevés, réglés. Réglés, une fois pour toutes par la conscience commune, et la vie commune […] alors ils deviennent (tout en restant réels pour mon bon sens) irréels, ils deviennent des images encore irréalisées, pour lesquelles doit encore advenir la forme d’une réalité nouvelle, analogue à la précédente, celle qui a « réglé » les objets par la réalité du bon sens ; c’est une forme inaccessible à l’homme, mais ce qui lui est accessible c’est de s’élancer vers cette forme, de l’exiger[10].

Le changement de paradigme de la perception dont parle Pasternak peut être facilement mis en parallèle avec les doctrines philosophiques de son temps. Nous songeons à la réduction phénoménologique de Husserl, qui vise une rupture avec l’attitude naturelle, autant qu’à la philosophie de Bergson, qui prône une perception désintéressée, une perception pure qui accorderait aux choses le droit d’exister pour elles-mêmes, sans être toujours et exclusivement à notre disposition. Puisque, comme l’affirme Pasternak, les choses ne sont plus sous notre tutelle, elles manquent, pour ainsi dire, de passer à l’acte, notre perception ne les « réalise » plus, les laisse inachevées, pleines de potentialités insoupçonnées. C’est ce caractère d’emblée indéfini des choses qui nous trouble et séduit en même temps notre sens esthétique. Les choses aspirent à un accomplissement, mais à un accomplissement d’un autre genre que celui qu’on leur apporte dans l’attitude pratique. Elles se manifestent désormais comme faisant partie d’une nouvelle réalité, « inaccessible à l’homme ». Dans un monde qui ne présente plus d’intérêt pragmatique, le monde de l’art ou de la philosophie, les choses viennent se régler sur un nouveau principe. Lorsque nous changeons d’attitude envers les choses, ce qui est supprimé c’est d’abord le sujet pratique, le sujet de connaissance ou le sujet esthétique prenant sa place — puisque, ajoute Pasternak, notre réponse au monde « peut se manifester comme sentiment lyrique ou se concevoir comme une idée[11] ».

Cette libération de la perception se produit selon deux étapes. Dans un premier temps par l’abandon de notre emprise utilitaire sur les choses, nous nous distancions d’elles. Dans un deuxième temps, nous revenons sur elles avec une autre exigence, un nouveau désir : de dévoiler leur raison d’être, la forme qui régit leur existence pour elles-mêmes. Mikel Dufrenne décrit très bien ce fonctionnement de l’imagination esthétique, qui introduit à la fois un recul vis-à-vis des choses « réglées » dans l’attitude naturelle, et une nouvelle ouverture à leur égard, qui permet de pratiquer un nouveau type de perception : « Un recul, car il faut bien que soit rompue la totalité formée par l’objet et le sujet, et que soit accompli le mouvement, caractéristique d’un pour-soi et constitutif d’une intentionnalité, par quoi une conscience s’oppose un objet. Une ouverture, parce que ce décrochement creuse un vide, qui est l’a priori de la sensibilité, où l’objet pourra prendre forme[12] ». L’a priori de la sensibilité dont parle Dufrenne n’est pas l’a priori de la sensibilité dans le sens kantien. C’est un concept qui est élaboré par Dufrenne dans le domaine de l’esthétique artistique, et qu’il appelle « l’a priori affectif » pour désigner les structures à la fois objectives et subjectives rendant possible l’expérience de l’art. Il semble que la préoccupation de Pasternak est similaire : il tâche de définir un nouveau type de perception, qui dépasse la perception pragmatique commune, mais s’attaque également aux mécanismes décrits dans l’esthétique transcendantale kantienne, car le rapport esthétique au monde présuppose un autre type de synthèse.

Dans une autre lettre de la même période, mais qui n’a jamais été envoyée, nous trouverons quelques éclaircissements supplémentaires. Pasternak y affirme que le monde décomposé, dépourvu de forme, ne peut plus être l’objet de la synthèse opérée par notre perception habituelle, mais doit être pris en charge dans un acte de création. Lorsque le monde déjà accompli, « réglé » dans la perception de tous les jours se mue en cette réalité nébulaire, que Pasternak appelle la « matière » de la création artistique, il se pose devant nous en tant que problème à résoudre, et notre tâche est de lui apporter une nouvelle forme. Mais cette matière de création permet une multiplicité de solutions, c’est-à-dire de synthèses possibles. « Cette réalité qui appelle la conscience lyrique et le sujet lyrique, cette réalité de la perception est indéfinie et irréelle vis-à-vis de la création, parce que c’est encore sa tâche […]. Les objets viennent comme autant de grandeurs inconnues lyriques, comme des tâches lyriques assignées au sujet lyrique[13] ». Dans la perception de tous les jours, on apporte des solutions au monde, on le réalise de façon automatique, sans nous en rendre compte, car le sujet de la connaissance naturelle est « un sujet de la perception profond, inconscient, non objectivable[14] ». Dans l’état de l’inspiration créatrice, le monde « en vient comme une tâche supérieure nouvelle à un autre sujet, sujet de la création lyrique[15] » et ce sujet se détermine, devient conscient dans et par son activité créatrice même. Ce sujet n’est pas ou n’est plus simplement un sujet de connaissance, qui doit résoudre les questions que lui pose la réalité. Ainsi, Pasternak énumère trois formes de manifestation ou d’objectivation de ce sujet : l’inspiration, l’exaltation et l’élan créateur. Sa tâche supérieure n’est plus pour lui la réalité en tant que telle, mais la beauté qui le sollicite en tant que sujet de l’exaltation. L’art ne saura pas accomplir la tâche posée par la réalité, mais explorera toujours de moult façons toute une multiplicité de solutions possibles. C’est pourquoi, dit Pasternak, l’art ne peut parler que de « l’inaboutissement de toute solution lyrique[16] ». Dans ce cas, le moi, le sujet de l’art proclamé par Pasternak serait tout le contraire du sujet kantien : il ne visera pas une synthèse accomplie, mais « une continuité de solutions synthétiques, d’accomplissements, etc., de sa tâche assignée à la perception[17] ». Ou plus précisément, c’est un sujet kantien qui prend conscience de lui-même, mais non pas comme un sujet psychologique, sujet de l’expérience particulière, mais en tant que condition de possibilité de toute création artistique.

II. La musique ou « Absolute Sinnlichkeit »

Dès son entrée dans le domaine de l’art, on peut constater chez Pasternak un intérêt prépondérant moins, en fin de compte, pour le sujet esthétique, et la forme de réponse choisie, que pour la réalité des choses en tant que telle. La fidélité aux choses, au monde extérieur dans toute sa spontanéité, se trouve aux principes de son esthétique. Quel que soit l’art pratiqué, la poésie ou la musique, l’artiste doit impérativement savoir se soumettre à cette réalité. Or, la musique, en tant qu’art qui a le plus à voir avec la spontanéité de l’expression, devrait, de toute évidence, jouer un rôle privilégié dans l’esthétique pasternakienne.

À côté de la poésie et la philosophie et même bien avant leur apparition dans la vie du jeune Pasternak, la musique est déjà présente : la composition à laquelle Pasternak se destine est une première réponse qu’il souhaite apporter à la réalité qui réclame de lui une intervention créatrice. Ainsi, la lettre à Ettinger de 1907, citée plus haut, se conclut sur une expérience musicale véritablement extatique qui témoigne pour Pasternak de la puissance exceptionnelle de cet art et de son caractère intrinsèquement véridique, car répondant à notre expérience immédiate — préverbale — des choses. Il assiste à une soirée musicale chez des voisins, qui jouent une symphonie de Beethoven au piano. Au moment du crescendo, de l’apogée à la fin d’un mouvement, à ce moment « où l’art demande un demi-tour, une rechute », la nature prend miraculeusement le relais : le tonnerre gronde en fusionnant avec le dernier accord du mouvement, joué fortissimo. Et Pasternak de s’exclamer : « Le génie sous la forme de l’art s’est lié en mariage avec la beauté de l’élément naturel[18] ». L’extase ou le ravissement de la musique rejoint la vie, puisqu’elle est capable de démultiplier, d’amplifier l’effet produit par la nature. Sa manifestation est directe et immédiate, de la même façon que peut l’être celle de la nature : l’orage, la pluie et le tonnerre, mais également celle de la ville avec son agitation, ses bruits incessants, ses mouvements de vagues humaines, etc.

Sa première rencontre avec la musique de Scriabine, qui confirme son désir de devenir compositeur, survient au sein de la nature et de sa fraîcheur. Le moment où il entend Scriabine composer dans une datcha voisine des morceaux de ce qui deviendra le Poème divin, est précédé d’une description longue et inspirée de la forêt où il se promena.

Seigneur ! quelle musique ! La symphonie s’écroulait et s’éboulait sans discontinuer comme une ville sous des salves d’artillerie et, resurgissant des décombres, se reconstruisait tout entière. Elle débordait d’une matière, travaillée jusqu’à la folie et aussi neuve qu’était neuve la forêt respirant la vie et la fraîcheur, dans la parure matinale de son feuillage du printemps 1903[19].

La nouveauté de la musique rejoint la nouveauté de la forêt. Et le caractère de véracité de la musique ainsi engendrée est soutenu par la remarque sur sa « matière détaillée ». La précision, la diversification du matériau musical répond à la singularité de la forêt matinale, à sa profusion unique et inimitable. La matière, dans la musique, ainsi que dans la poésie et même dans la philosophie est ce qui toujours compte le plus pour Pasternak. Ou, plus précisément, la forme n’est pas simplement le pendant de la matière, c’est un principe de création, tel qu’il l’a expliqué dans la lettre à Freidenberg, une « forme inaccessible à l’homme », mais à laquelle celui-ci aspire.

L’idée que la forme soit liée à l’acte de création revient dans un extrait inachevé de 1913, récit d’une expérience traumatique survenue dix ans plus tôt. Après une chute à cheval, qui lui vaut de se fracturer la jambe et le laisse légèrement boiteux pour toute sa vie, il se voit allongé, en pansement de plâtre, et vit dans son délire fiévreux « des rythmes ternaires syncopés du galop et de la chute ». Et il en conclut : « Désormais le rythme sera un événement pour [moi], et, inversement — les événements deviendront des rythmes ; la mélodie, la tonalité et l’harmonie [seront] le milieu et la substance de l’événement[20] ». On voit que Pasternak tâche ici de tracer une ligne de partage entre la forme (le rythme, l’événement) et la matière (la substance de cet événement). Tandis que la mélodie, la tonalité et l’harmonie relèvent de moyens d’expression propres à la musique, le rythme dépasse largement le domaine musical. L’événement, dont le prototype est la chute, une rupture brusque de rythme, sera désormais pensé par Pasternak selon une structure rythmique. Et cette forme rythmique naissante engendrée par le galop du cheval, précédant la chute, marquera aussi et de façon encore plus importante, le début de son activité créatrice en musique : « Et le premier réveil en entraves orthopédiques apporta du nouveau : une aptitude de disposer de l’inattendu, commencer de soi-même ce qui, jusqu’à maintenant, arrivait sans commencement et à la première découverte, ce qui fut déjà planté ici, comme la nature[21] ». Le commencement, le nouveau départ se produit toujours après une chute, un déclin, une perte — telle sera la métaphore principale utilisée par les commentateurs de Pasternak pour expliquer ses ruptures consécutives : d’abord avec la musique, ensuite avec la philosophie, et après, une fois dans la poésie, avec son premier style d’écriture[22].

Cette hypothèse de la prévalence de la vie et de son expérience sensible chez Pasternak et de la signification de la musique comme un mode d’expression plus immédiat, se manifeste en 1910, lorsque Pasternak, étudiant en philosophie, écrit un récit inachevé intitulé « Commande d’un drame ». Dans ce récit, il propose une division tripartite du monde, qui semble pour le moins énigmatique. Le monde se composerait de trois domaines indépendants : la musique pure, les objets inanimés qui nous entourent, et la vie qui se déroule autour de nous, « derrière la fenêtre ». C’est la conscience qui assure que ces trois domaines sont étroitement liés ensemble :

Dans la conscience sont cousus ensemble — par des fils fermes, de suture, ceux qui s’implantent — trois moments. La musique, pays sans voisins, où l’on tombe, tombe dans les sons […] ; le monde des objets — le monde d’une réalité frêle et grandiose — tout ce qui t’accueille, lorsque tu te lèves après la musique ; et le troisième, là-bas, dans la fenêtre : flocons de la rue, flocons du ciel d’hiver, flocons de lampadaires […] — tout cela s’est mis à courir afin de rattraper la musique[23].

Si Pasternak entreprend d’opérer esthétiquement sur la vie, ou plutôt sur la conscience, afin d’en distiller les composants élémentaires, c’est pour la recomposer ensuite, de nouveau, mais selon une configuration dictée par l’art, par la pure création. Comme cela déjà a été remarqué par des commentateurs[24], ce passage retranscrit une idée confiée précédemment à Olga Freidenberg. Toutefois la différence tient à ce qu’ici l’opération dissociative ne porte pas sur la réalité, sur les choses mêmes, mais sur la conscience de celui qui en fait l’expérience. En outre, ici nous nous trouvons en présence des trois et non plus deux éléments comme c’était le cas dans la lettre à Freidenberg. En effet, si la musique joue le rôle d’une forme inconnue, d’un principe lyrique, et que la vie extérieure se met en branle à la recherche de ce principe lyrique, qu’en est-il du monde des objets inanimés ? Pasternak appelle ce monde « la réalité sans mouvement », le monde enfermé sur soi, rempli de souvenirs, de passé, mais inaltérable, mélancolique. On peut trouver un passage dans la lettre à Freidenberg évoquant ce genre de sentiment. La dimension de mélancolie, des choses comme « ayant été », comme « byl’ », y est mise en relation avec ce que Pasternak appelle la qualité « légendaire » des choses : en parlant de la « perception inspirée » du monde, Pasternak remarque que « tous ces promeneurs de la Strelka […] deviennent des qualités sans objets, abandonnées, rejetées, tristes et pour cela légendaires ». Mais l’analogie ne va pas plus loin, car Pasternak refuse à ces « qualités sans objets » d’avoir une substance quelconque, et il continue : « […] et ce fantastique sans substance est fatal et passager, et sa causalité est le rythme. Et il survient, et le temps le balaie, et il survient encore et toujours[25] ». Toute la réalité est pour lui déjà défaite, débarrassée des liens causaux, sa seule causalité est le rythme, auquel se soumettent ces purs phénomènes en manque de substance.

La notion de rythme, qui n’apparaît pas dans « Commande d’un drame », est néanmoins sous-entendue dans la fonction que Pasternak accorde à la musique. Si le monde des objets est « réalité sans mouvement », la musique est mouvement, mais sans réalité. La musique, forme artistique par excellence ici, exprime « le devoir de quelque chose d’impensé de devenir la réalité [ou plutôt effectivité] et la vie », ce devoir étant comme « un résidu, après le troisième [moment], après la vie, qui opère elle aussi, mais ne s’aperçoit pas d’elle-même et ne fait que se proposer en caryatides d’un lyrisme non réalisé[26] ». C’est donc la vie, comme le milieu où le mouvement pur et la réalité substantielle se rejoignent, « le mouvement de la réalité », qui doit s’imposer en premier, qui doit être vécue, avant d’être « pensée » ou exprimée en paroles.

La vie se cherche elle-même, mais elle n’a pas de voix pour s’exprimer. Les choses, le « byl’ » — le passé des objets — sont en demande de sens, de signification lyrique. Car nous sommes habitués à vivre entourés de notre passé, rassurés par la présence immuable des objets, et c’est la tâche de l’artiste que de les éveiller de leur immobilité autosuffisante. La musique (l’être, pure présence abstraite, ou le principe lyrique), à son tour sans rapport à la vie ne fera jamais sens, elle sera noyée dans son mouvement, mais sans forme, ni contenu, sans disposer de but ultime pour son déroulement. La musique, comme acte d’un compositeur, réalise donc la vie, lui rend sa « Wirklichkeit » (effectivité), pourrait-on dire en langage hégélien.

On comprend mieux le fameux « réalisme » pasternakien. Les deux composantes, la vie en tant que telle et les choses dans leur intimité, bien avant toute intervention du lyrique, sont essentielles comme « matériaux » de la création. D’une part, la réalité substantielle appartenant aux choses, aux objets que nous côtoyons, qui ont pour nous une valeur affective, puisqu’ils gardent en eux tout notre passé. D’autre part, la mobilité insouciante qui traverse la vie, le caractère décousu des événements qu’elle apporte, la spontanéité du sentir — une sorte de musicalité innée de la vie elle-même. Mais c’est au musicien en tant que compositeur qu’il appartient de coudre ensemble ces trois couches pour en faire un tout. C’est pourquoi le héros principal du récit « Commande d’un drame » est un professeur de musique. Toutefois, à suivre la réflexion de Pasternak, la place de composition musicale pourrait être occupée par toute autre créativité artistique (d’ailleurs il ne compose pas un morceau mais il écrit un récit !). Car, il faut souligner que la musique joue ici le rôle de principe lyrique, de forme universelle que chaque création artistique doit pouvoir viser.

La dette de Pasternak envers la musique jusqu’au début du moins de sa pratique poétique peut être résumée par l’expression qu’emploie Peter A. Jensen dans son analyse comparative de l’attitude esthétique chez Pasternak et Kierkegaard : la sensibilité absolue (absolute Sinnlichkeit). Et Jensen d’insister sur le fait que si le début de la pratique littéraire de Pasternak trahit « une intention musicale », c’est justement parce que malgré son abandon de la musique, Pasternak a conservé l’ambition d’une sensibilité esthétique extrême, mais qu’il cherche désormais à rendre au moyen de la poésie[27]. Ayant pratiqué la musique pendant six ans, Pasternak en tire le bilan : s’étant laissé envahir par la musique, il n’a pas « eu […] l’occasion d’en vivre la problématique[28] », écrit-il dans Sauf-Conduit. La musique n’a donc pas pu recevoir de détermination. Une telle détermination aurait impliqué, selon le schéma hégélien que je suis de nouveau tentée de convoquer, une négation, et l’entrée en scène d’un élément antagonique. La philosophie, qui conquerrait graduellement une place dans sa réflexion, est précisément ce qui viendrait s’opposer à la musique en la rendant ainsi capable de détermination.

III. Kleist ou le détour par la philosophie

Un an plus tard, dans le préambule introductif à son essai inachevé sur Kleist, Pasternak reprend cette réflexion sur l’épaisseur vécue de la vie. Cette fois-ci, l’impulsion qui pousse à la création en premier, c’est le passé qui ne cesse d’interpeller le narrateur et le fait revenir dans la ville de son enfance. Son souvenir est « un morceau de pure vie, détaché du quotidien », affirme Pasternak. Dans son évolution, cette vie, lorsqu’elle n’est pas retravaillée esthétiquement, « devient dans son passé, ce qu’elle aurait dû devenir dans ses drames, s’il avait été poète, ce qu’elle aurait été dans ses références implicites, dans ses illustrations silencieuses à la théorie, s’il avait été systématicien de transfigurations — s’il avait été philosophe[29] ». La vie se dépose en lui, dans un passé sans appel, au lieu d’être reprise dans un acte créateur — par un homme des lettres, un philosophe ou un artiste. Des années plus tard, le narrateur effectue une deuxième visite dans cette ville. Par son retour, il désire répondre à la question que son passé ne cesse de lui poser. La vie n’a plus rien d’immédiat pour lui. Car à travers les années ce morceau de vie, ce souvenir, s’est transformé en un thème qu’il semble désormais posséder fermement dans son passé, il est devenu un symbole. Sa réponse est « une conscience éclaircie de la culture[30] », de la culture créée pour la vie. Or, à son arrivée, il découvre « la collision entre ce qui se fait et ce qui s’incarne[31] », entre la réalité de la vie et le passé comme symbole. Il se rend compte qu’aux habitants de la ville manque l’idée de culture : ils s’en servent, mais ne la possèdent pas. Ils ne pratiquent pas ce qu’il appelle « l’ascèse dans la culture ».

C’est après ce préambule mettant en évidence la confrontation entre la vie et la culture que la figure de Heinrich von Kleist entre en scène. Pasternak le caractérise d’emblée comme : « […] un grand ascète de la création, dont le suicide est un produit de sa vénération singulière pour la vie[32] ». Ascète parce qu’il ne cesse de pratiquer par sa vie même une renonciation constante à l’égard de toutes formes d’activité que la vie lui offre ; suicidaire bien avant que poète, épris de la vie, parce que c’est la vie qui le pousse, le compresse, le remplit de projets incessants. C’est un ascète à tel point conséquent que l’issue logique de son ascétisme ne peut être que le suicide. Car pour être fidèle à l’élan vital, il faut déjouer toutes formes de sa réalisation, de son épuisement dans des projets achevés. Mais le constant renouvellement de cet élan ne peut qu’épuiser son acteur, l’écrivain lui-même, qui dans son renoncement à toute finalité, à toute détermination, aboutit à nier jusqu’à sa propre vie singulière. C’est bien cette opposition entre la vie et la culture que Pasternak se donne pour tâche d’exposer dans son essai : la culture est comprise comme une forme d’ascèse, suivant un modèle qu’il trouve chez Kleist et qu’il revendique pour soi lors de son cheminement à travers la philosophie vers la création littéraire.

Kleist se livre avec assiduité à la déconstruction de tout ce qui est simplement donné, en le transformant en ce qui ne fait qu’arriver, advenir perpétuellement. Son rapport au monde est celui d’une constante préparation, d’un débroussaillage, d’un déblaiement. Mais son ascétisme est d’abord celui de la création pure, car « dépourvu de finalité pure et concrète[33] ». La création ne peut être qu’ascétique, c’est la grande idée de Pasternak. Cet acte ascétique se trouve à la source de l’inspiration poétique kleistienne. C’est pourquoi Pasternak propose de penser la vie de Kleist non pas comme « une histoire de déviations à l’égard de sa vocation[34] » ou comme une suite de déceptions, mais de faire de la déviation même le principe de sa vie et de sa vocation artistique. Assailli par des idées, des projets, des aspirations, des entreprises jamais réalisées, il ne réussit qu’à se dérober, à s’échapper, à dévier, à bifurquer de ce qui aurait pu être un chemin plus droit vers sa pratique d’écrivain. Il se dérobe non seulement aux occupations, aux métiers, aux tâches (même scientifiques) qu’on lui propose, mais également à la société, aux hommes, à toute activité qu’il juge vaine ou inutile pour le grand but de sa vie, qu’il ne parvient par ailleurs jamais à déterminer. Ainsi, se dérobant au service militaire il aborde la philosophie ; ensuite, après sa déception auprès de la philosophie, il en vient à la littérature, et il ne peut s’en échapper qu’en se dérobant définitivement dans le suicide[35].

Lorsque Kleist se met à s’exercer à la philosophie, c’est la forme la plus parfaite de la purification ou de l’ascèse logique que, selon Pasternak, il atteint. Dans cette description détaillée de l’attitude « ascétique » de Kleist, nous trouvons toujours la même idée quant à la nature des rapports que l’artiste ou le philosophe, bref, tout homme qui pratique la création, doit entretenir avec le réel. La philosophie et l’art se rejoignent dans ce stade qui est seulement préparatoire, préliminaire pour la philosophie, mais constitue le tout de la création artistique. Si le philosophe franchit vite la première étape d’aliénation, de réduction, de négation par rapport à la réalité entachée d’attitude naturelle, et s’élève au rang de systématicien, un poète authentique se consacre entièrement à cette première étape, il s’attelle à l’aliénation de toutes les parcelles de la vie qui se présentent comme naturelles, comme allant de soi. Car l’artiste ne crée pas la culture, il ne cherche pas à fonder un système de savoir. Il s’exerce indéfiniment dans son ascèse, il explore, comme dit Pasternak, en abusant de nouveau du jargon kantien, « la possibilité pour une idée de devenir transcendantale et non pas la transcendantalité de sa possibilité[36] ». C’est dire que l’art, en l’occurrence la poésie, va bien plus loin que la philosophie : il ne s’arrête pas à la discussion des conditions de possibilité, car l’idée transcendantale elle-même relève pour lui de l’ordre du possible. C’est bien ce travail méthodique d’interrogation incessante que Kleist exerce jusqu’à l’abnégation totale, cette forme de catharsis logique qui devrait préparer à quelque chose, mais qui n’aboutit jamais, était constamment différée.

Kleist donc, dans son rapport conjoint à la philosophie et à l’art, permet de tracer exactement la ligne de partage entre philosophie et poésie au moment où la poésie évince et dépasse définitivement la philosophie. La philosophie dans son commencement et la poésie comme ascétisme convergent à ce stade de renonciation au monde tel qu’il se donne dans la perception naturelle, et divergent aussitôt que la philosophie tâche de se diriger vers une synthèse finale. Il y a donc une bifurcation de la philosophie vis-à-vis de l’art. Mais comment rester dans ce rapport privilégié au monde qu’entretient la poésie ? La vie de Kleist et son dévouement à la pratique ascétique à l’égard de la culture, ainsi que Pasternak la comprend, n’apporte pas de solution véritable. Elle manifeste plutôt une position extrême en face de la réalité. Culture, Bildung, est bien un mot sacré pour Kleist, mais il reste à jamais au seuil de la culture. Dans l’alternative qu’elle lui offre entre la poésie romantique et la philosophie systématique, il n’a pas su ou n’a pas voulu choisir. Son approche n’est ni celle du poète romantique, ni celle du véritable philosophe. Pour Pasternak, un poète romantique qui aborderait la philosophie en tirerait une expérience douloureuse de déception et vivrait une crise qui l’instruirait et le fortifierait dans son chemin d’artiste[37]. Mais Kleist manque de l’ironie que pratiquent les Romantiques, et il ne peut dépasser le stade de la négation dans la dialectique philosophique. Sa vie n’est qu’une suite de négations, car elles échouent toutes à le rapprocher de la vérité, de l’immédiat de la vie. Convaincu — faussement, dirait Pasternak — qu’il faut toujours passer par une détermination unique dans chaque acte de négation, il ne parvient pas à atteindre l’unité de la multiplicité vivante et de sa détermination.

Or, si Pasternak est fasciné par Kleist, c’est qu’il voit en lui quelqu’un qui par sa vie même a prouvé, a démontré ce que c’était que la création ou créativité. L’activité de l’artiste est un pur commencement qui doit se renouveler sans fin, parce qu’elle est une quête de détermination de l’affirmation incessante de la vie. Elle n’a pas de but précis, elle est même essentiellement sans but, sans aboutissement. Ce qu’il voit dans l’expérience tragique de Kleist, ce n’est pas juste le malheur de s’être trompé sur sa vocation. La crise de désespoir que connaît Kleist dans sa Kant-Krise, et qui le pousse à rompre avec la philosophie, n’est pas le genre de crise qui ouvre ensuite une voie royale vers la création littéraire, loin de là (c’est pourquoi Pasternak tient à distinguer Kleist de tous les autres poètes de son époque, surtout des Romantiques). Ce n’est finalement que l’un de ses projets, parmi une infinité d’autres inachevés, dont chacun est la transposition existentielle d’une difficulté somme toute théorique à atteindre le principe (poétique) au coeur de tous les projets possibles.

L’idée de culture présente incontestablement une médiation par rapport à l’expérience sensible et spontanée de la vie que la poésie veut saisir dans sa pureté. Contrairement à la musique, la poésie et la philosophie travaillent avec le langage, toutes les deux visant à exprimer la vérité de cette vie. Mais c’est en revenant à l’esthétique du sensible (incarnée dans la musique) que la poésie l’emporte sur la pure réflexivité de la philosophie et l’exclut par la délimitation et détermination d’un ordre encore plus élevé.

IV. Une relève poétique ?

Lorsque Pasternak se tourne vers la poésie[38], la rupture avec la philosophie semble nette. Car la poésie de Pasternak ne porte aucune trace apparente de philosophie, ni dans sa façon d’aborder le monde, ni dans les thèmes qui la traversent. Elle ne met jamais en scène une théorie et ne manifeste aucun goût pour la spéculation : pur lyrisme sans rapport explicite à la philosophie. Et pourtant c’est justement là, dans la création d’un sujet lyrique irréductible et même opposé au sujet philosophique, que la poésie de Pasternak permet de dépasser la philosophie sans pourtant en perdre l’essentiel : la manière dont elle amène le monde à la détermination. Très exactement, il s’agit pour Pasternak de défaire l’instance du sujet de connaissance afin de l’élever au rang de sujet poétique. Et ce sujet, à la différence du sujet de connaissance (kantien, transcendantal) n’opère pas de synthèse, ou du moins pas une synthèse du même type que celle du sujet transcendantal kantien. Il permet aux déterminations du monde de subsister ensemble et cependant dans leur multiplicité, et laisse par conséquent exister le monde dans sa profusion. La poésie joue donc aussi le rôle de la musique, mais dans la détermination, pourtant propre à la philosophie.

La musique et la philosophie furent, pour Pasternak, deux tentatives inverses et même contradictoires de résoudre un même problème d’ordre esthétique, et toutes deux se sont révélées également insatisfaisantes. Dans sa pratique musicale, Pasternak se voit bien accéder à l’infinité du monde, mais trouve frustrante l’absence totale de détermination. Dans la philosophie, il est confronté à l’astreinte d’opter pour une seule détermination, ou suivant l’expérience de Kleist qui cherche à échapper à cette limitation, à passer d’une détermination à l’autre indéfiniment. La poésie, pour Pasternak, doit réaliser l’impensable : une forme de relève à l’égard des deux solutions précédentes, qui permettrait d’en contourner les impasses. Une détermination purement poétique, qui ne repose pas sur l’instance du sujet, comme c’est le cas dans la philosophie, mais trouve sa configuration à même le monde et sa multiplicité intrinsèque. Par une extrême précision dans les détails, par un renvoi exact à des choses vues, Pasternak croit se rapprocher de cette nouvelle forme de détermination. Lors de la rédaction de ses vers, il est extrêmement soucieux de bien choisir le mot qui correspond exactement à l’objet désigné — la plupart du temps un objet de la vie quotidienne. C’est pourquoi l’on trouve chez lui des termes techniques, des expressions idiomatiques ou régionales, dont le lecteur russe même avouera qu’il lui faut souvent chercher la signification dans un dictionnaire. Le fameux « prosaïsme » de Pasternak, que ses contemporains lui ont souvent reproché, n’est qu’une expression de cette tentative de se tenir fermement au monde, de n’en rien lâcher, jusqu’à ses plus infimes détails. En s’assurant cette assise solide dans le monde, Pasternak s’évertue cependant à faire éclater sa détermination trop univoque, à libérer ses qualités diverses et contradictoires de leur exclusion mutuelle au sein du poème. À partir de cet enracinement dans la vie de tous les jours, grâce à l’obstination d’en saisir le mouvement réel dans des lignes poétiques dix fois revues et précisées, Pasternak procède à l’effacement du sujet comme source de détermination unique.

Alors que la détermination, dans la philosophie, passe par l’univocité du sens assurée par l’unité du sujet connaissant, le propre de la parole poétique est de recouvrir une pluralité de significations. Pasternak tâche de mettre à profit cette spécificité du langage poétique, tout en conservant la précision de la détermination dont il charge la parole poétique. Ceci implique pour lui de déplacer le lieu de la détermination : depuis le sujet, destitué d’emblée de ses pouvoirs d’agent synthétique, vers le monde qui doit assumer désormais l’activité liée à la détermination. C’est dans cette perspective que Pasternak introduit une écriture poétique très particulière : métonymique. Selon la thèse de Roman Jakobson qui fut le premier à ériger la métonymie en trope dominant de la poétique pasternakienne, il n’y a pas de première personne qui s’explicite comme telle chez Pasternak. Celle-ci est seulement figurée, reflétée indirectement, métonymiquement par les objets environnants ou les phénomènes de la nature[39]. L’unicité du point de vue se diffracte dans les objets environnants : Pasternak ne cherche pas à atteindre à l’intégrité de ses images, mais essaye de donner une vue simultanée de l’ensemble, qui peut amener à la vérité d’une seule détermination, mais qui est en soi néanmoins multiple. Cette volonté de supprimer la première personne participe justement de l’ambition pasternakienne de préserver la multiplicité et l’infinité de la vie, en permettant d’éviter la synthèse d’un sujet transcendantal de connaissance. Certes, contrairement à la musique, qui ne supporte aucun recul, aucune prise de conscience réfléchie, le sujet est toujours présent, mais son instance est déplacée, désintégrée dans l’espace du poème. Il s’agit, comme le dit un autre commentateur de Pasternak, le sémioticien russe Iouri Lotman, de « la protection de la vie, c’est-à-dire du principe objectif, contre les mots[40] », en d’autres termes contre des énoncés et des jugements émis par un sujet surplombant.

Reprenons quelques lignes de Pasternak, analysées par Iouri Lotman, en guise de brève démonstration. De ses premiers essais poétiques, il nous reste quelques brouillons, dont une tentative de traduction d’un poème de Rilke figurant sous forme de plusieurs incipit. Ils montrent très bien l’intention qui guide déjà Pasternak poète. Il s’efforce de transposer poétiquement une image précise : une difficulté de lecture à la lumière d’une bougie ébranlée par les courants d’air. Il cherche à le rendre par un seul syntagme et hésite entre plusieurs : « le livre en flammes coule », « les mots coulent, se consument », etc.[41] En effet, le livre est éclairé par la bougie, mais en même temps, la lecture est empêchée par la cire qui « coule » (« oplyvaet » — un verbe consacré en russe pour désigner l’état de la bougie lorsqu’elle risque de s’éteindre dans la cire abondante). L’objet absorbe alors les attributs du sujet, celui qui regarde le livre et tâche de discerner les mots. Cette inclusion du sujet dans une situation concrète répond exactement, pour Pasternak, à la dynamique des rapports entre sujet et objet telle qu’elle existe réellement dans le monde[42].

Dans un poème tiré du recueil Ma soeur la vie (1922) [Sestra moïa jizn’], intitulé « Le miroir » (1917) [Zerkalo], une ligne, par sa récurrence, en fait le thème : « Le jardin gigantesque gigote au salon / Et la glace est entière, ô miracle[43] ! » Le miroir est ce jardin qui envahit le salon, il fait joindre l’intérieur et l’extérieur, sans casser la vitre de la fenêtre, il fournit de plus des perspectives multiples et toujours inattendues sur le monde. Cette configuration que prend le monde est basée sur un rapprochement par contiguïté qui s’opère toute seule sans la participation de l’observateur. Le miroir reflète le dehors et le dedans en les superposant l’un à l’autre. Le poème « Maladie » (1917) [Bolezn’], métonymiquement très dense, manifeste une volonté de faire saisir des états de souffrance sans passer par la figure du malade. « Rongés par le ciel, par la peur rendus blancs, / l’hiver dans les yeux, bouffissaient les buissons[44] ». Les buissons incarnent à la fois le sujet de contemplation et le malade lui-même (ils « bouffissent »). Comme de coutume, Pasternak délègue les pouvoirs d’observation aux choses mêmes en refusant ainsi une place à quelconque sujet « humain », à une détermination définitive. En changeant fréquemment de points de vue à l’intérieur du même poème, il réussit néanmoins à garder le thème central de chaque poème, son intégrité poétique. C’est à l’intérieur de cette détermination dominante qu’il varie des effets de multiplicité de prise de vues. Aucune situation ne sollicite donc la présence d’un sujet, et cependant elle se trouve structurée en sorte que le sujet soit imperceptiblement inclus dans cette situation, au travers d’une substitution de ses attributs par ceux des choses.

Le fait que Pasternak cherche à maîtriser poétiquement les choses, en rendant justice à leur profusion, sans toutefois plaquer une détermination univoque à leur égard, témoigne de la direction dans laquelle est orientée son entreprise poétique de relève — à la fois vis-à-vis de la philosophie, dont il retient les déterminations de base (des catégories et des oppositions simples : l’animé et l’inanimé, l’abstrait et le concret, le psychique et le physique), mais pour mieux les brouiller ensuite ; et vis-à-vis de la musique qu’il garde comme principe régulateur pour éviter les débordements de la philosophie et des surplus du langage dans la poésie. Le poème est à la fois formalisé, par le truchement des oppositions, par l’emploi de termes et d’expressions précis, mais de par ses procédés métonymiques, tend vers leur dépassement et l’accès à une multiplicité de sens non séparés.

*

Par la musique et la philosophie, Pasternak a pu expérimenter deux limites de l’activité créatrice. Son commencement au sein de la pure sensibilité de la vie, et sa fin, son épuisement, dans la tentative philosophique de détourner les mots du contact immédiat avec la vie dans leur conceptualisation. L’élément de la philosophie exclut la musique comme immédiate, non rationnelle, mais se trouve aussitôt lui-même dépassé par la poésie. La poésie, qui effectue la relève de la musique et de la philosophie, fait un usage spécifique du langage. La poésie s’efforce, pour ainsi dire, de passer outre la médiation qu’instaure le langage, par son refus de représenter les choses, en supprimant tout écart entre sujet et objet. Ainsi que Pasternak tente de l’expliquer dans son récit autobiographique tardif Hommes et positions : « Je ne cherchais pas à obtenir ce rythme martelé de la danse ou de la chanson, sous l’effet duquel, presque sans participation des mots, les mains et les pieds se mettent à remuer d’eux-mêmes […] ». Et il continue : « Je ne tentais pas d’exprimer, de refléter, d’incarner, de représenter quoi que fût […]. Bien au contraire, ma préoccupation constante était le contenu, mon rêve constant était que le poème en lui-même contînt quelque chose, une pensée nouvelle ou un nouveau tableau ; qu’il fut gravé avec toutes ses particularités dans le livre[45] ». Si la première partie de la citation fait référence à la musique, et indique la réticence de Pasternak à faire un usage abusif, purement musical, du rythme, la deuxième peut bien renvoyer à la philosophie : si la philosophie représente forcément son objet, c’est-à-dire le met à distance, s’y réfère comme à un contenu extérieur qu’elle thématise, la poésie doit procéder autrement — au lieu de chercher ce qui est à exprimer, un contenu, des événements, des impressions, des idées ou des sentiments particuliers, il s’agit d’inventer un nouveau contenu, de faire du poème lui-même la chose, et ainsi de supprimer l’extériorité introduite par la représentation. La poésie crée son monde aussi bien que son langage. On ne peut pas se passer de mots (et sombrer dans la pure musicalité inarticulée), ni se vouer entièrement à la signification, toujours nécessairement limitée, qu’ils portent. Boris Gasparov voit d’ailleurs dans la poésie de Pasternak deux plans indissociables « d’expression de soi » : sa musicalité, qui se traduit par « le processus de l’improvisation spontanée », que Pasternak pratique sans retenue, d’où le caractère fragmentaire de son monde ; et son plan philosophique — l’autoréflexion, à l’instar des Romantiques, qui accorde du « sens » tout en manifestant l’inachèvement structurel de tout mouvement poétique[46]. C’est pourquoi chaque prise de vues sur le monde, chaque « élan » poétique ne peut être qu’une esquisse, une ébauche infiniment renouvelée, et en même temps, dans son inachèvement même, devenue nécessaire par son inscription formelle dans le poème.

La poésie qui vient après la musique et après la philosophie parvient à supprimer et en même temps sauvegarder les deux, ou du moins ce que Pasternak considère comme l’essentiel des deux. La musique est un double de la vie, son reflet spontané, son image la plus rapprochée. Elle effectue une opération esthétique vis-à-vis de la vie. La philosophie nie la musique, la rejette au plus profond de la sensibilité inarticulée. Il n’y a entre les deux qu’un rapport de négation. Si la musique est une figure de l’infinité, qui ne supporte aucune détermination possible, et la philosophie une tentative de détermination ultime, absolue, la poésie pourrait bien être une façon d’échapper à cette alternative trop rigide. Elle offrirait alors une multiplicité intrinsèque de sens, en cherchant une figure de la détermination qui intègre en soi cette multiplicité propre à la réalité dans la profusion de ses qualités et le miroitement incessant de ses nuances.