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Absent, faible, irresponsable, vaincu, violent, incestueux, tyrannique, autant d’adjectifs qui sont régulièrement convoqués pour décrire le père dans la fiction littéraire, et même dans la culture générale. Lori Saint-Martin rappelle à ce propos, à la suite de Germain Dulac, que « l’une des images fortes de la culture occidentale dans son ensemble est celle du père défaillant[1] ». Au Québec en particulier, nous dit François Ouellet, « [o]n retrouve [dans les romans et dans les films] toutes les formes de représentations possibles [du père], mais toujours, ou presque, marquées par l’échec[2] ». Car plus qu’ailleurs, le père y serait impuissant, incapable d’assumer le meurtre du père symbolique pour enfin « passer au rang de père », confiné depuis la défaite des Patriotes « dans une position de fils qui n’en finit plus[3] », installé à demeure dans une paternité inachevée depuis la Révolution tranquille, période pourtant de « volonté parricide[4] ». Dans L’écologie du réel, Pierre Nepveu note que la sociologie littéraire des années 1960 avait déjà fait le constat que « “le meurtre du père n’a jamais lieu dans notre littérature” » et qu’« [i]l y a dans la littérature de la Révolution tranquille, un discours pathétique sur la paternité exploitée, dépossédée »[5]. En éternelle quête de paternité/d’indépendance sans jamais l’atteindre, le Québec produirait des enfants « se complai[san]t dans la posture du fils[6] », une posture de fils victimaire qui, « faute de se distinguer de manière exceptionnellement positive, […] a la satisfaction morbide d’échouer de manière exceptionnelle[7] ». S’il est vrai que « [l]’on écrit pour se faire père[8] », il n’est dès lors pas étonnant que dans un tel contexte d’« incapacité », la littérature québécoise, qui s’écrit forcément du point de vue du fils selon cette logique, soit l’expression « d’une volonté sans cesse brisée d’accéder à la paternité symbolique[9] ». Ailleurs, Ouellet avance que « la notion d’enfant-roi est liée à une représentation défaillante de la paternité. Le règne de l’enfant-roi a été fondé sur la faillite de la figure paternelle et du patriarcat[10]. » En ce sens, si le père fait défaut, « l’enfant-roi est né “par défaut”, sur les cendres d’une paternité vidée de son sens[11] ».

Dans son ouvrage sur « La question du père », qui traite des romans écrits par les hommes autant que par les femmes, Lori Saint-Martin offre une étude à la fois plus riche et surtout moins politique que celle de François Ouellet : du père incestueux au père empêché en passant par le père « in extremis », toutes les figures paternelles font l’objet d’analyses éclairantes. Sans aller jusqu’à dire que la paternité a perdu tout son sens, bien que « pèse sur les pères littéraires, comme sur les pères réels, ce “soupçon” […] qui les rend vulnérables et hésitants, voire coupables d’un crime indéfini[12] », la critique en arrive tout de même à cette conclusion pas du tout réjouissante :

Le père bienveillant mais distant a cédé la place dans une large mesure à un père plus inquiet et plus fragile, mais aussi plus présent et plus chaleureux.

Frappe pourtant, dans le corpus québécois actuel, l’omniprésence de la violence et de la mort. Procès du père, séparations père-enfant, inceste, parricide, mort du père, mort de la mère, mort de l’enfant : le bilan est sombre au-delà de toute attente. La littérature a un parti pris pour le drame et le malheur, mais tout de même[13]

Qu’il soit mort, manquant, inattentif ou trop présent, trop autoritaire, le père semble ainsi toujours faire défaut, et pas seulement en Occident, puisque certaines littératures de l’Extrême-Orient, notamment chinoise, regorgent de représentations négatives du père – du simple mauvais père au plus cruel et sadique, sans oublier le père débauché et pervers – qui précèdent d’ailleurs les contestations radicales du xxe siècle[14]. Mais si la littérature préfigure les changements sociaux et politiques, ce n’est qu’au xxe siècle, à partir du mouvement de mai 1919, que l’on assiste au déclin de l’ordre patriarcal et du pouvoir paternel en Chine. En France, bien que « l’effritement progressif » débute dès 1760[15] et que la démocratie libérale est née « de la chute du père au Siècle des Lumières[16] », ce n’est qu’« à la fin du xixe siècle que s’impose l’idée de “carence paternelle”, soit l’inaptitude à exercer l’autorité paternelle[17] ». Dominique Vinet précise quant à lui, dans son essai sur des oeuvres d’auteurs anglais et d’écrivains anglophones originaires d’anciennes colonies, que le dernier quart du xxe siècle « fait apparaître […] une évolution de l’image paternelle liée à l’échec de la fonction, symbolisée par la mort, la décolonisation et la fin de l’empire[18] ». En Asie comme en Occident, l’autorité des pères s’est donc considérablement affaiblie au point que cet affaiblissement est devenu un fait historique[19].

Étant donné la multitude de pays et de cultures qui forment le vaste ensemble qu’est la francophonie, il est difficile de faire le même constat de manière absolue. Se dégage néanmoins des corpus dits francophones un portrait global du père qui n’est pas non plus reluisant. De fait, entre le père absent, « oblitéré[20] », silencieux, impuissant devant le pouvoir colonial et le père dominant, abusif, les représentations de la figure paternelle rejoignent celles qui viennent d’être évoquées. Le spécialiste du Maghreb Charles Bonn souligne que chez Kateb Yacine, « véritable père[21] » de la littérature algérienne, « le père est le plus souvent traîtreusement absent, en faillite[22] » et que la production maghrébine est marquée par le « meurtre du père[23] ». Le passé simple (1954) de Driss Chraïbi et La répudiation (1969) de Rachid Boudjedra sont à cet égard devenus des textes emblématiques d’une révolte violente contre l’autorité paternelle. Dans les romans fort connus de Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable (1985) et La nuit sacrée (Goncourt 1987), le père est un tyran, alors que dans Jour de silence à Tanger, récit plus intime, le patriarche devient cet « homme leurré par le vent, oublié par le temps et nargué par la mort[24] ». Si la figure paternelle devient plus vulnérable, s’humanise en quelque sorte, c’est, il faut bien le remarquer, lorsqu’il est au seuil de la mort. Qu’il soit « tué » par le fils ou qu’il meure de vieillesse, le père est généralement associé à la mort. Ce n’est d’ailleurs pas que dans le contexte politique québécois qu’il y a (eu) désir de tuer le père, puisqu’on le retrouve également dans la fiction africaine des années 1950 et 1960, chez « ces fils des indépendances [qui] se sentaient prêts à réussir une révolution oedipienne : se débarrasser de leurs pères, et les remplacer[25] ». Or contrairement à la thèse de Ouellet selon laquelle « [i]l suffirait […] que le Québec réalise l’indépendance, donc passe enfin au rang de père pour soi-même, c’est-à-dire passe du mythe au pays réel, pour que la nostalgie tombe d’elle-même et que la question oedipienne “se normalise”[26] », l’indépendance des pays africains n’a pas permis au fils de devenir père : « Partout en Afrique, [de] nouveaux chefs d’état [sic] se sont proclamés les pères de la nation. […] Ainsi, les gens du pays ne sont pas devenus des citoyens, dont l’identité et le sens de la liberté sont investis dans l’état, mais restent plutôt des sujets, toujours au service d’un père plus puissant que jamais[27]. » Certes, le Québec n’est pas l’Afrique[28], mais puisqu’il a été « doublement colonisé[29] », il n’est pas sûr que la réponse à la relation oedipienne soit si simple. Et supposons que le contexte politique ait effectivement créé des pères ratés, des pères absents parce qu’ils ne sont jamais sortis de la posture du fils, que dire de l’absence des pères en ce qui concerne Haïti, « pays sans père » ? « Être Haïtien, est-ce être sans père ? », demande le poète Joël Des Rosiers dont la question suggère en elle-même la réponse, ajoutant qu’« [e]n Haïti, la mémoire du père est traumatique, […] et ça n’est toujours pas réglé[30] ». Haïti, qui est pourtant indépendante depuis 1804…

« Fils des indépendances africaines », « génération des fils sans père[31] » en Haïti depuis la dictature de « Papa Doc », « fils orphelins[32] » au Québec, « défaillance de la figure paternelle en tant que signifiant pour le fils [qui] empêche le processus de meurtre symbolique du père[33] », « règne des fils[34] », le rapport à l’autorité paternelle s’articule le plus souvent en termes masculins. Au sujet du Québec précisément, Lori Saint-Martin écrit : « Le Québec dont il est question chez Vanasse et chez Ouellet se pense uniquement au masculin : il est habité par des pères et des fils […]. En effet, une femme ne peut en aucun cas, cela tombe sous le sens, “passer au rang de père”[35]. » Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael indiquent, pour leur part, que « [j]usqu’à présent, la discussion concernant les relations de famille dans la littérature a été largement déterminée par la critique de littérature féministe. L’accent a été mis sur la relation mère-fille[36]. » Cette affirmation, quoique nuancée par Saint-Martin qui précise qu’il faut « se tourner du côté de la critique féministe, qui, après s’être attardée à la relation mère-fille, a posé la question du père[37] », paraît assez juste. En littératures francophones, la figure du père demeure de fait peu explorée et une réflexion approfondie soutenue par un travail de recherche comme celui de Lori Saint-Martin pour le corpus québécois reste à venir. Ce dossier ne saurait avoir la prétention, ni même l’ambition d’être cette étude substantielle pour l’immensité de la francophonie littéraire, mais il s’inscrit néanmoins dans un intérêt que d’aucuns souhaiteraient grandissant pour cette figure. À contre-courant de la plupart des analyses qui ont été mentionnées et de l’image globalement négative, pour ne pas dire catastrophique, du père, ce numéro réunit plusieurs articles qui montrent, au bout du compte, une sorte de victoire des pères. Qui plus est, presque tous les articles abordent la relation père-fille, que ce soit un rapport biologique ou affectif entre personnages ou dans une filiation littéraire entre auteurs. Ce qui ressort de cet ensemble, c’est que la relation au père ne se place pas sous le signe du « meurtre », même lorsque celui-ci est mort. S’il y a conflit et accusations, il ne s’agit pas pour autant d’un désir de « tuer » le père, biologique, adoptif ou symbolique, mais plutôt d’une volonté d’« engendrer » sa voix, de lui donner une sépulture par l’écriture, de le faire « revivre » ou encore de cohabiter avec le père. Dans la mesure où, comme nous venons de le voir, le corpus québécois a déjà suscité un intérêt certain sur ces questions[38], les contributions à ce dossier portent sur des oeuvres d’auteurs francophones originaires de pays dits du Sud.

À la différence de l’ouvrage Relations familiales dans les littératures française et francophones des xxe et xxie siècles. La figure du père, qui ne fait « aucune distinction entre la littérature française et les auteurs de la francophonie[39] », ce numéro a donc délibérément exclu les écrivains « français français ». Il n’est sans doute pas faux d’avancer qu’il y a « beaucoup de similarités dans la manière dont sont regardées dans la culture française et par exemple africaine les relations de famille : le pouvoir des pères a une longue tradition dans les deux cultures[40] », mais il semble par ailleurs important, voire essentiel, de tenir compte de la question coloniale, qu’elle soit explicite ou en filigrane, et ce, même en cette ère dite postcoloniale. De plus, si le terme « francophonie » n’a cessé (et ne cessera) de soulever des questions, de nous jeter dans l’embarras par son origine coloniale, par ses catégories qui « marginalisent » ou « ghettoïsent » au point qu’on a voulu en sonner le glas dans un manifeste devenu fameux, ne faire aucune distinction entre les écrivains francophones et les auteurs français comporte à mon avis un autre risque : celui qui ferait en sorte que la francophonie soit assimilée, absorbée dans la littérature française, aux dépens des écrivains francophones.

Réfléchir à la question du père dans les littératures francophones, c’est en effet interroger la violence du système (post)colonial qui a soit exacerbé le pouvoir patriarcal des sociétés traditionnelles, soit détruit dès « la scène primitive » la possibilité d’une paternité viable aux Antilles[41]. Dans son article consacré au corpus africain subsaharien, Isaac Bazié analyse la représentation du père avec en toile de fond cette violence (post)coloniale qui crée un clivage entre un père autoritaire, occupant une position privilégiée dans la sphère privée, et un père soumis devant le Père blanc, incarnation de la loi coloniale. S’attardant aux textes de femmes (Mariama Bâ, Calixthe Beyala, Tanella Boni) et d’hommes (Camara Laye, Ferdinand Oyono, Kossi Efoui), Isaac Bazié met en relief les multiples facettes de cette figure : le père insouciant, qui abandonne femme et enfants, le père incestueux, le père martyr et protecteur, qui se sacrifie pour sa fille et la mère, et le père aphone, infantilisé par la colonisation, dont le fils « engendre » la parole, le récit. Cet article, qui insiste sur les rapports complexes entre le père et le fils ou la fille, et le père et la mère, dans le contexte des violences postcoloniales et du choc des cultures occidentale et traditionnelle, offre une réflexion qui nuance l’affirmation selon laquelle la famille africaine est « comme un régime politique où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul et unique chef. C’est de cet absolutisme que naissent les conflits intrafamiliaux[42]. »

Complexe, la relation entre la narratrice d’Assia Djebar et son père l’est certainement aussi. Après l’enfance et l’adolescence africaines des romans retenus par Isaac Bazié, l’article d’Anne Marie Miraglia nous mène dans l’univers maghrébin colonisé, entre tradition musulmane et école française, de L’amour, la fantasia et de Nulle part dans la maison de mon père. Examinant le rapport de la narratrice-fille à son père dans ces deux romans autobiographiques de Djebar, élue à l’Académie française en 2005 et décédée en 2015, Anne Marie Miraglia signale à quel point, contrairement à la représentation de la mère, le portrait du père est riche, nuancé, « complet », ce père qui occupe la singulière position d’être le seul instituteur arabe de l’école française. À la fois émancipateur et « gardien du gynécée », ouvert et austère, le père est celui grâce auquel la fille obtient le « don » de la langue française, en même temps qu’il interdit à sa fillette d’à peine cinq ans de montrer ses jambes en enfourchant une bicyclette. Cet incident représente une véritable blessure pour la narratrice-écrivaine, qu’elle considère comme étant peut-être la « seule » blessure infligée par le père. D’une certaine façon, le père demeure insaisissable chez Djebar, il est « cette ombre impossible à boire ou à déraciner[43] », selon la belle formule de Kateb Yacine. Pour Kateb, tout comme pour Djebar, le père est celui grâce auquel – ou à cause duquel – l’enfant est, pour reprendre les mots devenus célèbres du romancier et dramaturge, jeté « dans la “gueule du loup”, c’est-à-dire à l’école française[44] », véritable « infidélité[45] » envers la mère. Si, comme le met en lumière la pensée féministe, « [é]crire est bien une activité qui se poursuit dans la Maison du Père[46] », l’écriture est doublement subversive chez Djebar, qui témoigne de la difficulté de trouver sa place dans la maison paternelle. L’article d’Anne Marie Miraglia porte ainsi une attention particulière à Nulle part dans la maison de mon père et analyse la relation ambivalente de Fatima (le vrai prénom de la romancière, qui est aussi celui d’une des filles du prophète Mohammed) avec son père, Tahar, relation placée sous le signe de la gratitude et du désir de braver les interdits.

Évelyne Ledoux-Beaugrand et Anne Martine Parent se penchent, quant à elles, sur Moze, premier récit de Zahia Rahmani, auteure également d’origine algérienne née l’année même de l’indépendance du pays. L’étude s’attache à la double injustice vécue par les harkis, considérés comme des traîtres en Algérie et des oubliés en France, et montre comment la fille de Moze, telle Antigone, se voue à « relever le mort », selon les termes de Sophocle, à lui rendre justice en faisant « oeuvre de sépulture ». À l’instar d’Antigone refusant une loi qui bafoue la dignité humaine, la narratrice s’emploie à « redresser » le harki au rang de père et au statut de fils de la République, sans pour autant « tuer » le père symbolique, en l’occurrence l’État français. Les auteures soulignent que, partout banni, exclu de la société civile et exilé de la communauté humaine, le père harki était mort bien avant son suicide, réduit à la honte, déshumanisé par cette honte devenue sa seule identité. S’il est coupable d’avoir trahi ses frères algériens, faute « impardonnable » selon la fille, la France est encore plus coupable que le père, car elle a refusé de pleinement reconnaître la légitimité des fils qu’elle a elle-même « fabriqués ». Autre figure de père empêché, de père qui n’en était pas un, le harki n’est restitué à son rang de père que dans la mort, mais grâce aux mots de la fille, à son récit qui somme maintenant la France d’avouer sa propre honte, il retrouve une paternité légitime et une patrie. Ici, « relever le père harki », c’est simplement – et c’est déjà énorme – le ramener aux portes de l’humanité.

Revenir aux « pulsations de l’humanité[47] », voilà ce à quoi Aimé Césaire n’a cessé de nous convier à travers toute son oeuvre. Figure tutélaire des lettres francophones, père de la négritude et des lettres antillaises, poète-député ayant eu droit à des obsèques nationales en 2008 et entré au Panthéon en 2011, Césaire est incontournable pour ce numéro, car penser les rapports au père ou à la paternité – et en particulier pour ce qui est des littératures francophones – implique également un retour aux écrivains fondateurs de la francophonie. Bien que la France n’ait jamais relégué l’auteur du virulent Discours sur le colonialisme (1950) à une position de « honte », il faut toutefois rappeler que les hommages n’étaient pas si nombreux avant le décès de celui qui, on se plaît à le répéter, n’a même pas été élu à l’Académie française, honneur réservé dès 1983 à son ami Senghor, dont les écrits sur la « condamnation » de la colonisation sont beaucoup plus modérés. Alors que les polémiques entre Césaire et ses fils créolistes ont déjà fait couler beaucoup d’encre, ses relations avec ses filles spirituelles n’ont pas retenu la même attention, donnant l’impression que les débats littéraires dans la famille antillaise sont une « affaire d’hommes », l’héritage – quoique contesté – de Césaire, un legs « viril ». Pourtant, dès les années 1970, donc bien avant la parution d’Éloge de la créolité en 1989, Condé critiquait déjà vertement la négritude, tout en affirmant que Césaire était l’« ancêtre fondateur » des écrivains antillais. Mon article retrace l’évolution des rapports de Condé à Césaire, puisant dans les textes critiques autant que dans les oeuvres de fiction de l’écrivaine. La lecture se fait en parallèle avec sa relation à l’autre père de la Caraïbe francophone, Frantz Fanon, son « deuxième maître », envers lequel Condé manifeste aussi un double mouvement de rébellion et de fidélité.

Si la figure de Césaire apparaît dès les premiers articles et romans de Maryse Condé, elle représente à bien des égards la nouveauté dans le roman « médicisé » de Dany Laferrière, paru en 2009, c’est-à-dire un an après la mort du poète martiniquais. Analysant les liens entre l’hypotexte que constitue le Cahier de Césaire et L’énigme du retour, Yolaine Parisot souligne que le narrateur ne revient pas au pays natal pour enterrer le père, mais pour y accomplir le deuil, ce que permet la relecture du poème césairien. Mais Yolaine Parisot insiste moins sur le deuil du père, entamé et resté inachevé dans Pays sans chapeau et Le cri des oiseaux fous, que sur l’importance des photographies des pères, biologique qu’est Windsor Klébert Laferrière et littéraire qu’est Aimé Césaire, dans le passage du narrateur du statut d’« observateur du monde » à celui de « critique d’art ». Cette position l’ouvre à une communauté cosmopolite de pères spirituels – écrivains, mais aussi peintres – et à une « fratrie-monde », dont Alain Mabanckou qui, comme Laferrière, avait signé le manifeste « Pour une littérature-monde en français ». En faisant place à une « poétique de la fiction », le « tombeau littéraire » devient ainsi un tableau « primitif », qui forme une communauté d’écrivains et d’artistes, une « famille-monde », pourrait-on dire. L’article note également avec raison l’importance de distinguer un « Césaire haïtien » chez le poète, profondément marqué par l’histoire haïtienne et son séjour dans ce pays en 1944.

Également tournée vers Haïti, l’étude de Christiane Ndiaye porte sur des romans contemporains qui appartiennent à ce que la critique appelle la « paralittérature », le roman-feuilleton et le polar, des genres « populaires » transformés sous la plume de Kettly Mars et de Gary Victor, qui renouvellent du même coup l’imaginaire littéraire des pères. À rebours de l’image prédominante de la mère « potomitan », Christiane Ndiaye signale une transformation significative et intéressante dans l’univers romanesque haïtien, puisque ce sont les mères qui sont absentes. Comme le souligne Dominique Chancé, et le corpus haïtien n’y échappe pas, la littérature antillaise 

témoigne abondamment de ce mal-être et de cette aliénation, articulant souvent ses récits autour de la relation entre la femme « potomitan », abandonnée et démunie socialement, mais en même temps toute-puissante dans la famille, et le père, géniteur volage, « irresponsable », étranger à son destin et à celui des siens[48].

S’il existe bien des pères qui dérogent à la règle, par exemple le père distant, inintéressant mais « sans reproche[49] », de Maryse dans Le coeur à rire et à pleurer de Condé, ce dernier est aussitôt opposé au « beau nègre coureur » qui a « donné un ventre à chacune des petites parentes de la campagne qu’on lui avait confiées pour leur éducation[50] ». En ce sens, la contribution de Christiane Ndiaye est des plus originales, puisqu’elle met en relief, par une analyse de Kool-Klub de Kettly Mars, de Saison de porcs de Gary Victor et d’Absences sans frontières d’Évelyne Trouillot, des personnages inédits : le père sensible, attentionné, le père divorcé mais qui vit avec ses enfants, le « père célibataire », voire le « père poule ». Même le personnage atypique de Gary Victor, l’inspecteur Azémar qui aime un peu trop l’alcool et dont la « fibre paternelle » sert de rempart contre le désespoir total et la débauche, rejoint pratiquement le rang des « pères exemplaires » dans son rôle de nourricier. Certes, les types plus « traditionnels », dont le « géniteur volage et irresponsable » et le « père autoritaire », ne sont pas complètement éclipsés de ce nouveau « paysage paternel », mais leurs parcours servent de leçons aux personnages et au lectorat de ces romans. Se dessine à travers cet univers ce que Christiane Ndiaye nomme un « pays sans mère » où l’idéalisation des pères participe d’un imaginaire utopique, mais n’en exprime pas moins un « sentiment d’urgence » de repenser la question du père. C’est à cette invitation que voudrait répondre l’ensemble des articles de ce numéro.