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Say a conduit une carrière et une vie professionnelle en trois dimensions, exigeant de sa part de répondre à trois « soucis » : respectivement, de clarté, en tant que journaliste, puis de pragmatisme, en tant qu’entrepreneur, et, enfin, de pédagogie, en tant qu’« enseignant-chercheur ». Il n’est pas fortuit que G. Minart ait été lui-même ces « trois patrons », selon sa propre expression, à savoir une activité de journaliste (rédacteur en chef, éditorialiste), puis de manager (vice-président du directoire de la Voix du Nord) et enfin d’auteur, essentiellement de biographies, activité dans laquelle il combine clarté et érudition (comme l’atteste la précieuse bibliographie en fin d’ouvrage).

L’auteur peut à bon droit être considéré comme un spécialiste de Jean-Baptiste Say, tant en ce qui concerne sa vie que ses oeuvres. Cet ouvrage est en effet le deuxième qu’il lui consacre, après celui dédié plus spécialement à son parcours personnel et à sa contribution à la pensée économique (Jean-Baptiste-Say, maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale. Paris, Éditions de l’Institut Charles-Coquelin, 2005), de sorte que les deux contributions s’avèrent étroitement complémentaires.

L’intérêt que porte G. Minart à Say s’inscrit dans un ensemble de publications sur des personnages marquants de l’« entre-deux-siècles », entre la révolution jacobine et la période post-napoléonienne, notamment Pierre Daunou (L’anti-Robespierre. Privat, 2001), et Les opposants à Napoléon – dont Say – (Privat, 2003), sur Frédéric Bastiat (Le croisé du libre-échange. L’Harmattan, 2004), sur Armand Carrel (L’homme d’honneur de la liberté de la presse. L’Harmattan, 2011) et Gustave de Molinari, malheureusement méconnu des spécialistes d’entrepreneuriat (Pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre. Institut Charles-Coquelin, 2012). On ajoutera un ouvrage sur l’« actualité de Jacques Rueff » (Éditions de l’Institut Charles-Coquelin, 2007), dont le plan Rueff-Armand contribua à débloquer (partiellement) la société française, et qui reste, hélas, d’une grande actualité.

Plutôt qu’une partition en grands chapitres, G. Minart a préféré une série de contributions (15 au total) qui sont autant d’éclairages sur le positionnement de Say quand à l’identification de l’entrepreneur. L’auteur s’appuie, pour l’essentiel, sur le Traité d’économie politique de 1803, lequel fit l’objet de nombreuses rééditions, impliquant autant de révisions, à mesure que la révolution industrielle (manufacturière) se développait.

L’auteur présente d’abord, et successivement, le chef d’entreprise comme un créateur d’« utilité », d’« incertitude » et de « revenus », en positionnant Say par rapport à ses prédécesseurs (Cantillon, Turgot, et, bien sûr, Smith, dont il sera un émule de plus en plus critique, à mesure qu’il se rapproche des saint-simoniens). G. Minart insiste particulièrement sur le rôle fondateur de l’entrepreneur et de ses pratiques, tel qu’il est décrit par Cantillon, mais aussi, ce qui est moins connu, sur les apports de Turgot concernant les classifications d’entrepreneurs.

Ensuite, il développe certaines observations contenues dans le Traité (de 1803, puis des éditions ultérieures, jusqu’à 1823). Ainsi Say souligne le rôle du « savant » dans le progrès technique (annonçant son rôle au Conservatoire national des Arts et Métiers, créé sous la Révolution), l’influence civilisatrice de la production, conforme à l’idéal républicain hérité des Lumières.

Un troisième groupe de considérations a trait au rôle de l’entreprise dans une économie de l’offre. Say considère en effet que l’expansion de l’entreprise est limitée par le « marché », c’est-à-dire la demande des classes montantes (la petite bourgeoisie). G. Minart s’interroge alors sur le rôle « destructeur » de l’entrepreneur (au sens schumpétérien), ainsi que sur les facteurs favorables (l’« écosystème ») à l’épanouissement de l’entrepreneuriat. On rappellera que Say a stigmatisé les « dégâts du progrès » en particulier dans ses cours du Cnam.

Un quatrième groupe de considérations concerne ce que nous appellerons les bases de légitimité de l’entrepreneur en industrie, dans le « zeitgest » de la révolution industrielle. Say souligne le rôle « pacificateur » de l’entrepreneur, « travailleur productif », opposé au militaire, « travailleur destructif ». En conséquence, il convient de former les chefs d’entreprise – ce à quoi il s’attachera dans ses cours au Conservatoire, suivis passionnément par des auditeurs issus des classes modestes ou de la petite bourgeoisie. G. Minart en rappelle les thèmes essentiels : esprit d’entreprise (vie « toute d’action ») et qualités morales.

Enfin, l’auteur montre la supériorité de l’école française (Say) sur l’école anglaise (Ricardo), laquelle évacuera, au moins jusqu’à Marshall, l’entrepreneur dans l’analyse économique classique. Il montre, pour conclure, la filiation qui va de Say à Kirzner dans l’édification d’une théorie de l’entrepreneur.

L’ouvrage comprend une annexe très utile sur les principaux événements de la vie de J.-B.Say. On rappellera notamment la création de la filature d’Auchy-lès-Hesdin, en 1804, et sa déconfiture en 1815, suite à l’arrêt du Blocus continental. Un congrès a d’ailleurs été organisé cette année sur les lieux mêmes de la manufacture par le Réseau de recherche sur l’innovation de Dunkerque. Notons également que son frère Louis est à l’origine du groupe sucrier Béghin-Say – constituant ce que Joseph Schumpeter appellerait une dynastie – et que son neveu, Léon Say, économiste et académicien, a écrit un ouvrage estimable sur Turgot.

Au total, cette lecture ne peut être que recommandée à tous les chercheurs sur l’histoire de l’entrepreneur et de l’esprit d’entreprise.