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Dans la seconde moitié du xixe siècle, les travaux académiques concernant les cultures amérindiennes, s’ils commençaient à se multiplier, demeuraient la plupart du temps du ressort de la philologie : tandis que l’immense majorité de ces cultures continuait à transmettre oralement leurs traditions, c’étaient leurs textes qui fascinaient et que recherchaient les premiers américanistes. L’idée de sortir des bibliothèques pour prendre langue avec les détenteurs contemporains des savoirs qu’ils souhaitaient transformer en objets d’étude restait saugrenue et nombreux étaient les orateurs du premier Congrès des américanistes, inauguré à Nancy en 1875, qui n’avaient jamais traversé l’Atlantique. Ce fétichisme de la chose écrite rendit ces philologues particulièrement réceptifs aux étranges spécimens d’écritures amérindiennes qui parvinrent régulièrement jusqu’à eux tout au long du siècle, soit qu’ils fussent reproduits en fac-similé dans des ouvrages érudits, soit qu’ils se présentassent sous la forme de manuscrits originaux, trésors inestimables dont l’authenticité n’était toutefois jamais définitivement garantie.

La querelle dont il sera question dans les pages qui suivent s’enracine dans un contexte où se mêlaient la curiosité du déchiffreur envers des formes d’écritures inconnues, l’emprise d’une approche paradoxalement textuelle des traditions orales, mais aussi la naissance conquérante d’une science nouvelle qui souhaitait, en organisant d’importants congrès internationaux, légitimer une nouvelle pratique de la recherche, éloignée des doctrines religieuses comme des romans fantaisistes, orientée vers les faits positifs, seuls susceptibles d’assurer le triomphe de la vérité. Vérité qui, comme on le découvrira, ne se cachait pourtant ni dans les propos vindicatifs d’un missionnaire ultramontain, Émile Petitot, qui pouvait pourtant s’enorgueillir de treize années passées dans l’extrême nord du Canada, ni dans les hypothèses érudites de Léon de Rosny, philologue que son adversaire qualifiait de libre penseur ; vérité qu’il faudrait poursuivre du côté de Terre-Neuve, des Indiens micmacs et de leur singulière écriture.

Léon de Rosny

La silhouette tranchée par un pupitre sculpté, les doigts lissant avec assurance une barbe fournie, par endroits filandreuse, l’orateur achève la lecture publique du bref mémoire que lui a remis le professeur Foucaux, détenteur de la chaire de sanskrit au Collège de France. Les applaudissements de la salle, plutôt timides, s’éteignent rapidement – en raison peut-être d’une digestion laborieuse – et l’orateur, dont l’habit est orné des palmes académiques, se tourne vers le président de séance pour lui demander la permission de commenter le mémoire. Le baron Guerrier de Dumast, détenteur de la sonnette, lui en donne l’autorisation avec une pointe non dissimulée d’accent mosellan. Le sujet est grave, il s’agit de déterminer si les Tibétains ont influencé, au commencement de notre ère, les civilisations du Mexique, et en cet après-midi ensoleillé du mois de juillet 1875, un petit bataillon de messieurs très sérieux, gilet, montre de gousset, ruban, pilosité fournie, sueur au front, s’est rassemblé en rangs serrés pour faire le point sur la question de l’origine des peuples d’Amérique, au premier étage du palais ducal de Nancy, ville frontalière d’où les troupes d’occupation allemandes ne se sont retirées que deux ans auparavant.

Faire le départ de la science sérieuse et de la fantaisie sera la gloire du Congrès de Nancy, et cette gloire rejaillira sur la ville qui a fait pour le Congrès ce que plus d’une capitale d’Europe n’aurait pu faire. Notre devoir est d’établir enfin, contre les lubies qui ont jusqu’à présent infesté le domaine de l’américanisme, une méthode. Toute hypothèse qui ne s’appuie pas sur des preuves certaines n’a aucune valeur scientifique.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 136-137

Ce petit discours de la méthode à l’usage des congressistes est accueilli dans une partie de la salle par une salve d’applaudissements. On se réveille, les yeux s’entrouvrent, les corps se redressent, il va falloir discuter. Léon de Rosny, l’orateur, affiche une évidente satisfaction. Il sait qu’un auditoire, quel qu’il soit, ne prête attention qu’aux grandes déclarations de principe et il avait observé un avachissement progressif mais généralisé des membres du congrès durant son exposé des idées approximatives de Humboldt sur les religions tibétaine et aztèque et d’Ampère sur les langues tonales otomie et chinoise.

Léon de Rosny aimerait que ce premier Congrès international des américanistes dont, en tant que président de la Société d’ethnographie de Paris, il est le principal inspirateur, ne s’attarde pas à des questions oiseuses et hors de propos (pour le contexte de ce premier Congrès des américanistes, voir Logie et Riviale 2009 ; Laurière 2010). Le Congrès nancéien doit selon lui être l’occasion pour la discipline américaniste naissante de reléguer les affabulations fantastiques au pays des chimères et de leur substituer de rigoureuses études philologiques, comme il est de mise dans l’orientalisme contemporain.

Nous n’admettons ni l’autochtonie ni la non autochtonie des races américaines, parce qu’en fait de science, il ne faut pas d’affirmation sans preuve. Il en est de même pour l’autochtonie ou la non autochtonie des civilisations américaines. Quelles preuves nous apporte-t-on en faveur de l’origine asiatique de la civilisation mexicaine ou péruvienne ? Comme ces civilisations n’ont rien de scandinave, dit Humboldt, tout semble nous porter vers l’Asie orientale. Mais de ce que l’origine scandinave des civilisations américaines est inadmissible, s’ensuit-il que l’hypothèse de l’origine asiatique en soit plus admissible, et que tout nous porte réellement ou semble nous porter vers l’Asie orientale ? Non seulement la solution de cette question n’est pas proche, mais même poser cette question, dit M. de Rosny, est prématuré. On n’est pas encore arrivé à déchiffrer le plus grand nombre des monuments des littératures indigènes de l’Amérique et l’on veut comparer cette civilisation avec celle de l’Asie ! On commence à épeler et déjà l’on veut tirer des conclusions !

Congrès international des américanistes 1875 : I, 137

Léon de Rosny a alors trente-huit ans. Son arrière-grand-père, naturaliste, philologue et historien, avait été membre correspondant de plusieurs académies ; son grand-père maternel avait rédigé de nombreux travaux sur les systèmes pénitentiaires ; son grand-père paternel, franc-maçon, secrétaire particulier du roi Louis de Hollande, avait publié une quarantaine d’ouvrages touchant tous les genres ; son père, grand bibliophile, ne publia quant à lui qu’une vingtaine de livres. Il n’est donc pas étonnant qu’à quinze ans Léon de Rosny soit entré à l’École impériale et spéciale des langues orientales et qu’il ait fait paraître la même année son premier opuscule, Observations sur les écritures sacrées de la presqu’île trans-gangétique (sur Léon de Rosny, voir Fabre-Muller, Leboulleux et Rothstein 2014).

Léon Prunol de Rosny est un héritier, l’ultime représentant d’une lignée qui se transmit de manière ininterrompue propriétés, capitaux, relations, intonations, gestuelles, regards, connaissances, goûts, évidences. Il accomplit naturellement les desseins de son père, n’eut pas même l’idée ou la tentation de se démarquer du rôle social et de la carrière qui lui avaient été assignés. Très tôt fasciné, comme souvent les jeunes gens, par le déchiffrement des écritures, émulé par l’exemple de Champollion, il collectionne depuis ce temps les spécimens de codes graphiques issus du monde entier. Enfant, il aimait les recopier à l’encre, un à un, dans de petits cahiers soigneusement tenus et ses fantasmes de jeune érudit le conduisirent naturellement vers les fronts pionniers de la philologie de son époque, l’Asie orientale et l’Amérique.

À trente-huit ans Léon de Rosny est un savant reconnu, il dirige une revue de première importance, a fondé la Société d’ethnographie, a été récipiendaire du prix Volney et des Palmes académiques, a organisé à Paris le premier Congrès international des orientalistes, a atteint le dix-huitième grade dans la loge « Jérusalem des Vallées égyptiennes », ce qui fait de lui un Chevalier Rose-Croix au Grand Orient de France. Il sait le chinois et le coréen, enseigne le japonais et étudie les langues amérindiennes. Son épouse, qui tiendra bientôt salon dans un hôtel particulier encore en construction, avenue Duquesne, lui a donné un fils qu’il destine à un avenir académique glorieux (une fille vient de naître). Il continue à collectionner les écritures en provenance de toutes les civilisations du monde. En 1854, à dix-sept ans, il a publié un ouvrage intitulé Alphabets orientaux et occidentaux avec spécimen des diverses écritures du monde et la transcription des caractères, le premier d’une longue liste – ont suivi une Notice sur l’écriture chinoise, une Collection d’anciennes peintures mexicaines et en 1857 des Recherches sur l’écriture des différents peuples dont il écrivit plaisamment qu’il renfermait l’ensemble des écritures que « quelques vingt années de recherches » lui avaient permis de réunir. Un héritier entame en effet ses recherches le jour de sa naissance.

Lorsque commence le Congrès des américanistes de Nancy, Léon de Rosny a publié ses deux grands ouvrages de grammatologie comparée : Les écritures figuratives et hiéroglyphiques des différents peuples anciens et modernes (dernière édition en 1870) et les Archives paléographiques de l’Orient et de l’Amérique (1872). En homme accompli il lisse sa barbe avec assurance, professe l’exactitude en toutes choses et saisit intuitivement, grâce aux forces intimes de son organisation morale (ce qu’il appelle son sentiment conscientiel – voir Rosny 1879), les vérités dignes de la science en général, de l’américanisme en particulier. Il ne supporte guère la contradiction. Il a déterminé l’ordre du jour du Congrès de Nancy pour qu’apparaisse d’emblée, une dernière fois, l’inanité des théories qui ne s’appuient pas sur des faits indubitables, pour que l’américanisme devienne enfin un débat entre savants autorisés et non une tribune ouverte à quiconque voudrait, sans de sérieuses études préalables, lire une fantaisie quelconque sur le Nouveau Monde. En cela il est rejoint par le docteur Eugène Dally, au premier rang, qui, lorsque le silence revient dans la salle, prend à son tour la parole.

Le docteur Dally, président de la Société d’anthropologie à Paris, fait observer qu’il n’existe pas spécialement de méthode américaniste : il y a une méthode scientifique. Ses règles, il suffit de les appliquer à cette science nouvelle. On n’apporte pas de documents à l’appui de ces rapports entre l’Ancien Monde et le Nouveau : il faut donc provisoirement les considérer comme n’ayant pas existé. Toutes les analogies alléguées ne sont que de vaines apparences. Les présomptions sont, au contraire, contre l’hypothèse d’une analogie ou d’une filiation entre les religions du Mexique ou du Pérou et celles de l’Asie orientale. Pour M. Dally, la solution de la question c’est que les Américains ne sont ni Hindous, ni Phéniciens, ni Chinois, ni Européens : ils sont des Américains.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 140-141

Eugène Dally est lui aussi le diligent continuateur de l’oeuvre de son père qui lui a transmis son goût pour les études savantes, pour les recherches en hygiène thérapeutique plus particulièrement. Il a fait carrière à la Société d’anthropologie de Paris, en est devenu président, succédant à son honorable maître, Paul Broca. En ce 19 juillet 1875, tandis que Rosny fait construire son hôtel avenue Duquesne, Dally transfère son établissement d’hydrothérapie et d’électrothérapie de Neuilly au parc Monceau – le Paris immuable de la grande bourgeoisie s’édifie alors sur des fleuves de boue et de spéculation.

Derrière le positivisme dont Eugène Dally se réclame fièrement se cache – à vrai dire très peu – une conviction polygéniste déjà ancienne (sur Eugène Dally, voir Blanckaert 2009 ; Luauté et Garrabé 2014)[2]. On connaît le mot de Voltaire, Si Dieu a créé des mouches en Amérique, pourquoi n’y aurait-il pas créé des hommes, et l’anthropologie naissante défend alors avec ardeur, à l’encontre du monogénisme adamique professé par l’Église, la thèse d’une diversité d’origine des races humaines et d’une permanence de leur inégalité physique et morale. La science positiviste, athée et franc-maçonne, appelée à faire le bonheur de l’humanité, s’oppose ainsi frontalement au dogme catholique. Mais tandis que Léon de Rosny conclut à la suspension du jugement et à la poursuite des recherches empiriques (certes en bibliothèque), Eugène Dally n’intervient que pour marteler de toute l’autorité de sa présidence une conviction polygéniste – c’est-à-dire, faut-il le préciser, raciste.

Émile Petitot

C’en est trop pour un auditeur du fond de la salle qui s’agite depuis déjà un certain temps, grommelle, peste parfois à mi-voix, fait grincer les pieds de sa chaise. Sans même demander au baron l’autorisation de prendre la parole il se lève brusquement aux derniers mots du docteur Dally, faisant valser le massif Christ crucifié qu’il porte en pendentif, et se lance d’une voix bégayante dans un discours long, confus, heurté, fébrile, terminant rarement ses phrases, les répétant souvent.

Le Révérend Père Petitot, missionnaire, estime que cette solution serait prématurée. Toutes ces questions sont trop jeunes pour être si promptement tranchées. Il croit pouvoir fournir des données nouvelles sur les immigrations asiatiques en Amérique. Tout le monde admet le fait d’une occupation Scandinave pour le nord-est de l’Amérique. Pourquoi ? Parce qu’on peut produire à l’appui de cette thèse non pas seulement des traditions indigènes américaines, mais des preuves empruntées à des sources européennes. On a tort d’attacher à celles-ci une importance exclusive et de mépriser celles-là. Sans doute, pour la thèse de l’immigration asiatique en Amérique, on n’a pas de preuves empruntées à des sources orientales. En revanche, les preuves que l’on peut recueillir sur le sol même de l’Amérique, sont en abondance. Elles peuvent se classer sous deux chefs : 1° les traditions indigènes, les récits des peuplades de pêcheurs appartenant aux régions septentrionales des deux continents ; 2° des analogies entre diverses langues asiatiques, notamment le malais, et des langues américaines que le R. P. Petitot a étudiées avec soin, par exemple le déné-dindjé, qui constitue un moyen terme entre l’esquimau et l’algonquin. Ces analogies le portent à croire à l’existence d’une langue primitive et universelle, dont on recueillerait aujourd’hui quelques épaves dispersées. Autrement, comment retrouverait-on dans le déné-dindjé des mots appartenant non seulement au malais, mais au latin, mais au bas breton ?

Pour en revenir aux questions purement américaines, le Révérend Père Petitot a constaté de frappantes analogies entre le déné-dindjé et la langue des Navajos du Nouveau Mexique. Ce serait une preuve que les peuplades boréales, auxquelles se rattachent jusqu’à un certain point les Déné-Dindjé, se seraient avancées beaucoup plus loin vers le centre de l’Amérique que ne le prétend M. de Rosny. Le R. P. Petitot présente au Congrès les premières feuilles d’un dictionnaire qu’il prépare, il contiendra trois langues, celles de trois tribus congénères : Déné-Dindjé, Loucheux et Peaux-de-Lièvre. Ce dictionnaire donnera, il l’espère, satisfaction à ceux qui demandent des preuves positives à l’appui de la thèse des immigrations asiatiques en Amérique. Il demande donc instamment qu’on ne repousse pas dès maintenant et a priori l’hypothèse asiatique.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 141-142

Émile Petitot a alors trente-neuf ans. Sa barbe est moins fournie mais plus volumineuse et plus soyeuse que celle de Rosny, le ton de sa voix, qui trahit une origine marseillaise, dérape parfois dans les aigus et ses yeux bleus clairs s’écarquillent fréquemment derrière les verres ovoïdes de ses lunettes – il apparaît alors comme un dangereux fanatique, ce qui contraste avec la teneur de ses propos, somme toute assez représentatifs du catholicisme de l’époque, du monogénisme adamique et donc de l’hypothèse de l’immigration asiatique en Amérique.

Émile Petitot, fils d’horloger et missionnaire oblat, revient d’un séjour de treize ans au Canada où il a passé le plus clair de son temps dans les rudes conditions des Territoires du Nord-Ouest à évangéliser les Indiens dénés et à dresser les cartes de ses explorations géographiques (sur Émile Petitot, voir Choquette 1995, Moir 2003 et Nagy 2013)[3]. Au fil des années il s’est peu à peu convaincu que les Dénés au contact desquels il a beaucoup vécu sont des descendants des Israélites, venus en Amérique après la captivité de Babylone. Il a constaté des analogies somatiques – l’élévation des pommettes, la tête pointue, les cheveux plats –, perçu dans les traditions orales des vestiges du déluge, de Noé, de l’arche, de Babel, de la confusion des langues (il publierait plus tard un recueil de récits traditionnels amérindiens [Petitot 1886], qu’il présenterait comme la Michna d’Amérique du Nord), vu dans les coutumes dénées des survivances de la loi mosaïque et dans leurs parlers des épaves dispersées de la langue d’Adam. Il a établi une liste de vingt-neuf convergences entre les coutumes amérindiennes et les traditions hébraïques telles que décrites dans la Bible (il en donna lecture au Congrès deux jours après, le mercredi 21 juillet). Frappé par la consonance entre Déné et Dan, il a fait des Indiens dénés des descendants de ce fils de Jacob et il les appelle imperturbablement Danites.

La convergence la plus fondamentale, la preuve selon lui décisive, est la coutume de la circoncision des garçons chez les Dénés-Dindjiés, pratique qui ne peut que remonter à un antique judaïsme car il est dit dans la Genèse : « Tout mâle parmi vous sera circoncis. » Je dois préciser que nul autre observateur avant, pendant et après le séjour du missionnaire n’a fait état de cette coutume, qu’Émile Petitot l’a étrangement rêvée à la suite d’un dialogue nocturne qu’il eut avec une Indienne nommée K’atchoti. Cette pratique fantomatique de la circoncision chez les Dénés l’obséda durablement, circoncision dont il dit le mercredi suivant, devant l’assemblée du Congrès de Nancy, que les Dénés la pratiquaient peut-être encore, « peut-être, car nous ne nous sommes point encore ingérés dans cette coutume, dont nos sauvages ne parlent » (Congrès international des américanistes 1875 : II, 25), circoncision que les Dénés lui refusèrent mais qu’il réclama pour lui-même à cor et à cri, persuadé d’être mis à l’écart à cause de son prépuce, d’être de ce fait le bouc émissaire que les Indiens israélites, les Danites, s’apprêtaient à sacrifier afin de sauver un monde dont la fin approchait à grands pas, Indiens juifs qui, peut-être en raison de son homosexualité qu’il ne dissimulait guère dans le Grand Nord, complotaient tous contre lui, à l’égal de ses confrères missionnaires, authentiques catholiques romains coupables d’avoir tué le Christ et la Vierge, qui méritaient infiniment plus que lui d’être sacrifiés, d’être immolés de sa propre main, lui qui se savait à la fois musulman, juif, païen, ange et Antéchrist.

Émile Petitot souffrit de ce délire schizoïde et apocalyptique chaque hiver à partir de 1868, aux alentours des fêtes de l’Immaculée Conception et de l’Épiphanie. On le voyait courir nu dans la neige par moins quarante degrés et à deux reprises il tenta de sacrifier son supérieur, le Révérend Père Jean Séguin, la première fois par strangulation, la seconde à coups de hache. C’est à la suite d’une de ces crises de violence qu’il fut décidé de le renvoyer en France, pour « raisons de santé » (sur les crises d’Émile Petitot, voir Cerruti 1975, Choquette 1995 et Nagy 2014). Il y resta deux ans, de 1874 à 1876, et y publia un Vocabulaire français-esquimau et un Dictionnaire de la langue déné-dindjié dans lequel il évoque la présence, chez les Dénés, de nombreux « monomanes, hallucinés et autres victimes de folie passagère qui tous vivent dans la crainte d’un ennemi imaginaire » (Petitot 1876 : XXI-XXII). Durant ce séjour en France il ne fit rien d’inconvenant aux yeux de la hiérarchie ecclésiastique.

Ce 19 juillet 1875, à Nancy, il exulte en constatant l’effet de ses déclarations sur les membres du Congrès : malgré le tintement de la sonnette du président de séance, on s’est redressé, on hausse le ton, on agite les mains, on proteste au nom de la science, on réclame des preuves, on dénonce une attaque du parti spiritualiste qui veut contaminer les journalistes ici présents de ses préjugés monogénistes arriérés. Lorsque le baron, à force de coups de sonnette et d’appels au calme et à la civilité, parvient à rétablir le silence dans la galerie des cerfs, Léon de Rosny, qui était resté assis tout du long, se lève, s’avance lentement vers le pupitre, harponne fixement le regard délavé mais intense du Révérend Père et d’une voix posée tente de clore la dispute en quelques mots.

Léon de Rosny fera, aux idées du R. P. Petitot, une guerre courtoise, mais acharnée. Toutes ces hypothèses d’influences asiatiques dans les civilisations américaines, sont fort piquantes. C’est la preuve qui fait toujours défaut.

Le R. P. Petitot dit qu’il n’a rien affirmé ; il n’entend pas conclure ; il demande seulement qu’on ne conclue pas sans avoir entendu.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 144

Sur ce, la séance est levée.

Une querelle d’authenticité

Le lendemain, dans les murs du palais ducal de Nancy, relevés à peine de leurs ruines après l’incendie de 1871, dans la grande galerie des cerfs décorée pour l’occasion, à l’une de ses extrémités, d’un trophée de drapeaux américains dont les hampes sont réunies par un large écusson sur lequel on lit les noms de Leif Erikson, Jean Cousin de Dieppe, Christophe Colomb et Americ Vespuce, et à l’autre extrémité d’un double trophée de drapeaux français couronnant une clôture provisoire, recouverte de deux grands panneaux de tapisserie provenant de la tente de Charles le Téméraire, Léon de Rosny demande à nouveau la parole au président de séance.

Léon de Rosny appelle l’attention du Congrès sur un manuscrit iroquois, déposé par lui dans une des vitrines du Musée.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 386

Au rez-de-chaussée du palais, dans ce qui avait été ses écuries, séparé par un escalier gothique de la salle aux murs ornés de bois de cerf où se tient l’assemblée du congrès, on a installé une petite exposition d’antiquités américaines, un peu pompeusement qualifiée de musée. Elle ne cesse d’attirer hommes de science et curieux qui peuvent y examiner des têtes d’idoles en terre cuite, des masques mexicains empreints d’une vie énergique mais grimaçante, des photographies de types et de costumes des peuplades du Nord, des mocassins du lac Onondaga, des lames d’obsidienne, des momies du Pérou, un crâne aymara comprimé et allongé en pointe, ou une chevelure scalpée à laquelle adhère encore des lambeaux de peau. Les vitrines qui retiennent le plus l’attention du public sont les première et deuxième à droite : elles sont occupées par des manuscrits amérindiens. On y observe des livres aztèques ou mixtèques « enrichis de miniatures enluminées, représentant des dieux ou des guerriers empanachés, emplumés, tout hérissés d’ornements et d’armes bizarres, tout chargés d’un attirail de guerre fort compliqué » (Congrès international des américanistes 1875 : I, 24), aux côtés du « manuscrit iroquois » et d’un énigmatique grimoire maya, le codex de Paris, anciennement Peresianus. Léon de Rosny reviendra d’ailleurs un peu plus tard dans la journée sur la découverte de ce dernier manuscrit.

L’orateur raconte comment lui-même l’a retrouvé. C’était en 1859 ; il tentait de fonder une société d’archéologie américaine, lorsque fouillant à la Bibliothèque [impériale], le hasard lui mit sous la main un carton, à demi défoncé, couvert de poussière, et dans ce carton oublié, un codex rarissime, à côté duquel se trouvait une feuille de papier portant le nom de Perez ; c’est de là que ce codex a été nommé Peresianus ; il a été photographié par ordre de M. Duruy, alors ministre de l’Instruction publique.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 82

Léon de Rosny conduit en effet depuis longtemps des recherches sur les graphies indiennes du Mexique, en particulier sur l’écriture hiératique maya, c’est-à-dire l’écriture cursive (il réserve le qualificatif « hiéroglyphiques » aux seuls signes sculptés). Il est partisan d’une approche partiellement phonétique de cette écriture, acceptant non sans critique la clef « alphabétique » de Diego de Landa. Je dois ajouter que ses analyses, malgré de bonnes intuitions, n’ont pas résisté à l’épreuve du temps : même si les épigraphistes qui ont finalement décrypté l’écriture maya lui ont donné raison en établissant sa nature à la fois logographique (un signe pour un mot) et phonétique (un signe pour une syllabe), ses déchiffrements de glyphes se sont révélés aussi fantaisistes que ceux de ses prédécesseurs (Houston, Chinchilla Mazariegos et Stuart 2001 : 77). Mais ce mardi d’été c’est un document qu’il a récemment acquis, le « manuscrit iroquois », que Rosny souhaite présenter aux membres du Congrès.

Ce manuscrit se compose de caractères alignés comme dans une page de notre écriture : les uns sont des signes bizarres, les autres sont des lettres, plus ou moins reconnaissables, de notre alphabet. L’A, par exemple, y revient fréquemment ainsi que plusieurs de nos chiffres arabes. Ce manuscrit est le seul et unique qui se soit encore rencontré chez les Iroquois.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 386

Figure 1

Page 6 du Codex de Paris

Page 6 du Codex de Paris
Photographie de Bruce Love, disponible sur le site de la Foundation for the Advancement of Mesoamerican Studies, Inc.

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Figure 2

Page du manuscrit micmac

Page du manuscrit micmac
Musée McCord, M18836

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Ce n’est que le lendemain que le « manuscrit iroquois » va faire l’objet d’une vive discussion. Ce jour-là, après avoir montré toutes sortes d’analogies entre des mots tamouls, chinois, latins, malais, assyriens, hébreux, japonais, sanscrits, coréens, grecs et dénés-dindjés, après avoir rapproché – à raison – les langues dénée et navajo, et après avoir dressé une liste de vingt-neuf parallèles entre les coutumes des Dénés et celles des Israélites, le missionnaire Émile Petitot referme le cahier saturé de notes griffonnées qu’il avait posé sur le pupitre.

Le Révérend Père Petitot interrompt ici la lecture, dont il réserve la partie archéologique pour la séance suivante. II revient sur le manuscrit iroquois dont M. de Rosny avait parlé la veille. Pour le R. P. Petitot, ce manuscrit n’est pas l’oeuvre d’un sauvage. Sans doute, les missionnaires ont appris aux Indiens à lire et à écrire, et ils prennent soin de leur écrire leurs prières. Mais ces pauvres gens, chasseurs et pêcheurs, ont la main trop lourde pour qu’on puisse leur attribuer une écriture aussi déliée et aussi régulière. En outre, dans les régions qu’a étudiées le R. P. Petitot, c’est-à-dire de New York à la mer Glaciale, il ne connaît pas une seule peuplade qui ait un alphabet en propre. C’est avec les caractères européens que les missionnaires écrivent les langues des indigènes et qu’ils enseignent à lire et à écrire à ces derniers, de même que c’est avec les signes de la musique européenne qu’on note leurs mélodies.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 37-38

L’attaque est rude : la veille Léon de Rosny avait affirmé et garanti devant l’assemblée du Congrès l’authenticité du manuscrit iroquois et voilà qu’un missionnaire catholique aux idées bien peu scientifiques, mais toutefois homme de terrain, vient contester ses dires avec véhémence. Une nouvelle bataille s’engage dans la guerre courtoise mais acharnée qu’avait promise le philologue. L’affront est d’autant plus malvenu pour Rosny que tout le petit monde des savants français se souvient le sourire aux lèvres de la récente mésaventure de l’académicien Michel Chasles. L’éminent mathématicien avait quelques années auparavant présenté à l’Académie des sciences une série de lettres inédites de la main de Pascal établissant que ce dernier avait découvert bien avant Newton le principe de l’attraction universelle. L’Académie s’était divisée en croyants et sceptiques, et durant deux ans Michel Chasles produisit à intervalles réguliers de nouveaux manuscrits inédits qui venaient tous à l’appui de sa position, contredisant chaque fois à point nommé les objections de ses détracteurs. En 1869 on découvrit que l’ensemble de la collection du mathématicien, 27 000 manuscrits qui lui avaient coûté quelques 150 000 francs, était l’oeuvre d’un unique faussaire, Denis Vrain-Lucas. Ce fils autodidacte d’un ouvrier agricole était devenu à Paris commissionnaire dans un cabinet généalogique et il s’était présenté à Michel Chasles comme l’intermédiaire d’un vieux collectionneur désirant rester anonyme. Au fil des ans il lui vendit de prétendues lettres inédites, en français plus ou moins archaïsant, de Thalès, de Socrate (à Euclide), d’Archimède, de Cléopâtre (à Jules César), de Vercingétorix, de Lazare (à Saint Pierre), de Charlemagne (à Alcuin), de Jeanne d’Arc et, bien sûr, de Galilée, Pascal et Newton. Le procès qui s’ensuivit fut largement médiatisé et l’académicien devint pour un temps la risée de tout Paris (Bordier et Mabille 1870).

Mais peut-être Léon de Rosny pense-t-il plus encore à l’affaire, plus ancienne mais plus semblable, de l’abbé Emmanuel Domenech[4]. Le conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal s’était enquis auprès de cet abbé, en raison de son séjour au Texas, de la nature d’un manuscrit pictographique américain intitulé Livre des sauvages qui dormait « depuis près d’un siècle » dans ses collections (Domenech 1860 : 37). Domenech s’enthousiasma pour ce manuscrit « hiéroglyphique » de cent quatorze feuillets qu’il attribua d’emblée aux Peaux-Rouges et il sut convaincre le comte Walewski, ministre d’État et de la maison de l’Empereur, d’en financer une coûteuse édition fac-similé par reproduction lithographique. L’ouvrage parut en 1860, accompagné d’une notice de la main de l’abbé qui interprétait « l’idéographie » des Peaux-Rouges comme un long texte cérémoniel manifestant l’ensemble de leurs croyances religieuses. Emmanuel Domenech appuyait son exégèse sur les données très fragmentaires que l’érudit américain Henry Schoolcraft avait publiées à propos d’une mystérieuse institution attestée chez les Indiens ojibwas, la société des hommes médecines wabeno. L’abbé, laissant libre cours à sa fantaisie pour compléter les lacunes de la documentation, imagina une société rituelle animée par un « objet unique : le plaisir des sens, la luxure et le culte du phallus dans ce qu’il avait anciennement de plus » (Domenech 1860 : 70). À partir de cette idée fixe, il rédigea un commentaire de plus de quarante pages dans lequel chaque hiéroglyphe du Livre des sauvages était interprété comme une manifestation de ce culte du phallus sacré – les éjaculations étaient des symboles de la divinité créatrice et fécondante, les sodomies sur quadrupède, les turpitudes excrémentielles et spermatiques n’étaient autres que de mystérieuses allégories cérémonielles issues d’une ancienne religion dédiée à la fécondité.

Figure 3

Page du Manuscrit pictographique américain

Page du Manuscrit pictographique américain
Domenech 1861 : s. p.

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L’ouvrage retint l’attention de Julius Petzholdt, administrateur de la Bibliothèque royale de la maison de Saxe à Dresde, qui remarqua, parsemée entre les hiéroglyphes, une abondance de mots allemands tracés d’une main enfantine. Il ne lui fallut que peu d’efforts pour comprendre et montrer, dans un court pamphlet publié l’année suivante (et immédiatement traduit de l’allemand par Philippe Van der Haeghen), que le manuscrit pictographique n’était que le cahier d’école d’un jeune garçon, fils de colons germaniques immigrés aux États-Unis, garnement quelque peu vicieux et très investi dans la figuration de rapports sexuels à la fois exubérants et hors normes. La presse, nationale puis internationale, s’empara de l’affaire et « couvrit de ridicule le bon abbé, non sans atteindre la dignité des études américaines en général et, par surcroît, la personne de quelques hauts fonctionnaires du régime impérial » (Léjéal 1905 : 131). On comprend la soudaine angoisse de Léon de Rosny face aux accusations hardies et contre toute attente assez précises d’Émile Petitot.

Léon de Rosny dit que l’on a essayé d’interpréter le manuscrit iroquois et qu’on croit y avoir réussi, au moins en partie. Si l’interprétation en est problématique, il n’en est pas de même de son origine. Le premier possesseur du manuscrit se porte garant de son authenticité ; dès qu’il l’a eu découvert, il s’est assuré de nombreux certificats attestant sa provenance. Quant aux preuves de l’authenticité, on les trouvera dans le récent ouvrage de M. François Lenormant sur l’écriture assyrienne : c’est à lui que M. de Rosny doit la communication de ce manuscrit.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 38

Figure 4

Syllabaire déné

Syllabaire déné
Petitot 1876 : L

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La sueur au front, Léon de Rosny se défausse précipitamment : contrairement à l’usage, il rend immédiatement publique l’identité du vendeur, atténuant le risque d’être considéré comme la seule dupe de l’authenticité du document. Il paraît clairement sur la défensive et tout le Congrès en est témoin. C’est alors que le missionnaire oblat, ravi du trouble de son interlocuteur, revient à la charge.

Le Révérend Père Petitot ne conteste pas que le manuscrit ait pu être trouvé chez les Iroquois. Mais, sûrement, ce n’est pas un indigène, c’est un européen, peut-être un missionnaire, qui a tracé tous ces signes.

Léon de Rosny remarque que précisément ce manuscrit ne saurait provenir d’un missionnaire, d’un européen qui se serait donné pour tâche l’instruction de ces peuplades. L’alphabet du manuscrit est beaucoup trop compliqué pour être l’ouvrage d’un homme qui ait eu quelque souci de la clarté, quelque habitude d’une méthode pédagogique. Il répète que ce fait n’est pas sans analogues chez d’autres peuplades et cite de nouveau l’exemple des Cherokees. Mais il y a cependant une différence à relever : c’est que les Cherokees ont un alphabet syllabique, tandis que les caractères du manuscrit iroquois ont une valeur figurative, hiéroglyphique : c’est précisément cette complication hiéroglyphique qui ne permet pas de voir, dans ce manuscrit, l’oeuvre d’un missionnaire.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 38-39

La veille, Léon de Rosny avait en effet rapproché l’écriture du « manuscrit iroquois » de celle des Cherokees, dans des termes qui toutefois avaient égaré le secrétaire du Congrès dont les notes se révèlent inexactes, confondant les deux écritures comparées (sur l’écriture inventée par le Cherokee Sequoyah, voir Walker et Sarbaugh 1993). Ce 21 juillet après-midi, Rosny reprend son argument en le précisant : dans la mesure où les Cherokees ont été capables d’inventer une écriture au début du xixe siècle, il n’y a pas de raison pour que les Iroquois n’aient pu faire de même. Et l’invention est iroquoise et non européenne car l’écriture est hiéroglyphique (un signe pour un mot) et non phonétique (un signe pour un son) ; or si un missionnaire européen s’était mis en tête d’inventer une écriture à l’usage des Iroquois, il aurait créé un alphabet phonétique réduit à quelques lettres et non une écriture figurative compliquée, dotée d’une infinité de caractères différents. Enfin Léon de Rosny ne peut accorder à ce manuscrit qu’une origine amérindienne car, après deux décennies d’études philologiques des écritures d’Amérique, il n’en a jamais observé qui ne soient hiéroglyphiques (même l’écriture hiératique maya n’est selon lui phonétique que de manière très marginale). Les arguments sont nombreux, clairement énoncés, convaincants. Ils rassurent les savants du Congrès qui avaient un instant craint pour la réputation et l’honorabilité de leur collègue ; ils déçoivent temporairement les journalistes qui voyaient là l’opportunité d’un scandale susceptible de faire vendre du papier. Émile Petitot ne semble toutefois aucunement ébranlé, il tient à poursuivre son attaque, l’index levé, tremblotant sous l’effet d’une sourde excitation – il n’a pas tout dit.

Le R. P. Petitot dit qu’au contraire, ces caractères doivent avoir la valeur de syllabes : ils ne sont pas plus des hiéroglyphes qu’ils ne sont des lettres. Il connaît ce genre d’écriture pour l’avoir vu employer par les missionnaires chez nombre de peuples sauvages. Dans les alphabets à leur usage, chaque caractère a la valeur d’une syllabe, et c’est ainsi qu’on est parvenu à écrire en leurs langues, le Notre Père et plusieurs autres prières.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 39

Le Révérend Père fait dorénavant flèche de tout bois : alors qu’il avait entamé la réfutation des conjectures de Léon de Rosny en affirmant que les missionnaires écrivent les langues des indigènes d’Amérique avec des caractères européens et qu’aucune peuplade ne possède d’alphabet qui lui soit propre, il n’hésite pas maintenant à se contredire pour mieux embarrasser son adversaire. Il évoque les étranges écritures syllabiques que de nombreux missionnaires emploient au Canada pour évangéliser les Indiens. Toutes ont pour origine l’écriture phonétique inventée en 1840 par le missionnaire méthodiste James Evans : chacun de ses signes correspond à une syllabe de la langue des Cris (Déléage 2013a). Les missionnaires catholiques, après quelques hésitations, ont décidé d’adopter eux aussi cette technique de notation originale : à partir de 1848 l’oblat Alexandre Taché et le prêtre Louis-François Laflèche l’adaptèrent à la langue des Dénés chipewyans, et en 1857 un premier recueil de prières, cantiques et catéchisme en langue dénée, composé pour l’essentiel par l’oblat Henri Faraud, était imprimé à Montréal dans la nouvelle écriture syllabique (Déléage, à paraître). Le Père Émile Grouard, qui accompagnait Petitot à Nancy, profita d’ailleurs de son séjour en France pour acquérir une presse Stanhope qui servit par la suite à l’impression de nombreux autres ouvrages en écriture syllabique dénée (Grouard 1923 : 157-163).

L’origine missionnaire du « manuscrit iroquois » ne fait donc aucun doute pour Émile Petitot et il l’assimile hâtivement aux écritures syllabiques employées dans le Grand Nord.

Léon de Rosny s’en réfère encore une fois aux certificats d’authenticité dont le manuscrit est accompagné.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 39

Le philologue est à court d’argument : il ne peut qu’invoquer l’autorité de quelques certificats et de ceux qui les ont signés. Il est en train de perdre une bataille décisive. La chose est d’autant plus regrettable que ce mercredi est le dernier jour du Congrès et que de nombreux journalistes sont présents dans la salle. Le lendemain tous partiront de Nancy.

Le R. P. Petitot : En somme, le nombre des tribus iroquoises n’est pas très considérable, et il est facile de retrouver la tribu, et peut-être l’indigène, auquel on prête la confection de ce manuscrit.

Congrès international des américanistes 1875 : II, 39

Le missionnaire quant à lui ironise. Il est parvenu à semer le doute dans la galerie des cerfs : même les collègues les plus proches de Rosny semblent maintenant douter de l’authenticité du « manuscrit iroquois ». C’est une victoire pour Émile Petitot qui depuis longtemps raille à longueur d’articles les « savants du coin du feu », les « savants de cabinets ». Il aurait pu conclure son intervention, comme il l’avait fait la veille à la fin de son exposé sur les Inuits, par un :

Vous voyez donc, Messieurs, que je ne me contente pas de travailler dans mon cabinet, et de compiler les écrits d’autres voyageurs, mais que je suis allé puiser aux sources, et que j’ai étudié la question sérieusement et sans aucun parti pris.

Congrès international des américanistes 1875 : I, 330

Le baron sonne la fin de la discussion et donne la parole à l’orateur suivant.

Le manuscrit micmac

Léon de Rosny ne refit plus jamais référence au « manuscrit iroquois ». Il est possible qu’il le vendît assez rapidement, avant même l’impression des Actes du Congrès de Nancy. On sait toutefois peu de choses sur l’histoire du document après 1875. Il appartint à partir d’une date indéterminée à la collection du Canadien Henry Joseph, héritier de Jacob Henry Joseph, banquier et homme d’affaires, figure notable de Montréal au xixe siècle. Il fut par la suite acquis aux enchères pour 50 $, le 25 septembre 1939, par le musée McCord – alors musée de l’université McGill de Montréal −, où on peut l’examiner aujourd’hui. Le manuscrit compte deux feuillets ; la première page porte sur sa marge gauche la mention Manuscrit iroquois et chaque page comporte un tampon rouge qui indique son ancienne appartenance à la Coll. de Rosny.

Léon de Rosny avait raison : le texte est de main amérindienne et les signes de l’écriture ne sont pas phonétiques (un signe pour un son), ils sont logographiques (un signe pour un mot). Mais il avait tort de penser que le manuscrit était iroquois et que l’écriture avait été inventée par un Indien. Émile Petitot avait lui aussi raison : l’écriture avait bien été inventée par un missionnaire européen. Mais il avait tort de penser qu’il s’agissait d’une variante de l’écriture syllabique mise en circulation dans le Grand Nord par le missionnaire James Evans à partir des années 1840.

Figure 5

Manuscrit micmac

Manuscrit micmac
Musée McCord, M18836

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L’écriture est en fait celle des Micmacs, qui vivaient alors et vivent toujours dans les provinces maritimes du Canada, sur la côte Nord-Est. Sans aucun rapport avec les Iroquois, elle avait été inventée en 1677 par un missionnaire récollet, Chrestien Leclercq, puis complétée au xviiie siècle par un abbé spiritain, Pierre Maillard. Au xixe siècle, les Micmacs avaient complètement assimilé cette écriture à leurs traditions : ils l’employaient pour se transmettre d’une génération à l’autre un corpus clos de textes catholiques qu’ils apprenaient par coeur, tout cela sans l’appui d’autorités ecclésiastiques devenues assez rares sur leur territoire après la conquête britannique.

Le texte, un extrait du catéchisme du mariage, provient de la baie Saint-Georges de Terre-Neuve, territoire où de nombreux Micmacs du Cap-Breton émigrèrent aux alentours de 1782. Il suffit pour identifier la provenance de ce prétendu « manuscrit iroquois » de se reporter à une note de bas de page de l’ouvrage de François Lenormant auquel Léon de Rosny (1872 : VIII) avait fait référence au cours de sa querelle avec Émile Petitot, l’Essai sur la propagation de l’alphabet phénicien dans l’ancien monde, paru en 1872, trois ans avant le Congrès de Nancy. Il est d’ailleurs étonnant que Rosny ait évoqué cet ouvrage, où est clairement indiquée l’origine micmaque du manuscrit, tout en continuant à le qualifier d’iroquois. Voilà ce qu’y écrit François Lenormant, un ami proche de Léon de Rosny.

Roulin, bibliothécaire de l’Institut, a bien voulu me communiquer un précieux document, encore inédit, des populations indigènes de l’Amérique du Nord, qui offre une grande analogie avec ce Confiteor des premiers missionnaires du Mexique.

Lenormant 1872 : 27

L’assyriologue, qui était alors professeur d’archéologie à la Bibliothèque nationale, fait ici référence à un passage de l’Histoire naturelle et morale des Indes (1590) où le jésuite José d’Acosta décrit un Confiteor entièrement rédigé par des Indiens nahuatl du Mexique sous la forme d’une série de caractères figuratifs (dont la valeur peut parfois être phonétique, mais il s’agit là d’un autre problème). Cette comparaison, très pertinente, ne m’intéresse pas ici, j’en ai parlé ailleurs (Déléage 2013b). François Lenormant poursuit en décrivant le « précieux document » :

Ce sont trois feuillets détachés d’un livre manuscrit de prières catholiques tracé avec les hiéroglyphes des Indiens Micmac de Terre-Neuve, hiéroglyphes dont je n’ai vu l’existence signalée jusqu’à présent nulle part. Ces feuillets sont accompagnés de la lettre suivante, adressée à M. Roulin par M. Duhamel, juge royal à Saint-Pierre Miquelon, qui en explique l’origine.

Lenormant 1872 : 27

François Lenormant reproduit alors, toujours dans la même note de bas de page, une lettre datée du 14 novembre 1836, envoyée depuis Saint-Pierre de Terre-Neuve par le juge de première instance Alexandre Duhamel à son ami, le bibliothécaire Désiré Roulin (au n° 34 de la rue Saint- Guillaume à Paris). La lettre est conservée actuellement au musée McCord.

Mon cher ami, je n’ai point oublié que je t’avais promis entre autres choses de l’écriture des sauvages Micmac, et ce n’est pas ma faute si je ne tiens pas ma parole cette année. Nous devions aller à la baie de Saint-Georges, M. Brue [capitaine de frégate honoraire] et moi, et là, il m’aurait été facile de me procurer ce que je devais t’envoyer. Il a toujours attendu une autorisation qu’il avait demandée au gouvernement, et il a fini par rester. J’ai bien trouvé ici une sauvagesse qui avait un livre d’office écrit avec leurs hiéroglyphes : mais, pour aucun prix, elle n’a voulu me le céder. Si je ne puis absolument faire autrement, je prendrai le parti d’en copier moi-même, car elle me le prêterait volontiers. Mais je crains de ne pas bien rendre tous les traits, en dessinant des caractères qui me sont inconnus […]. Ton ami, A. Duhamel.

À cette lettre est annexée une carte qu’Alexandre Duhamel a écrite un peu plus tard le même jour.

Mon cher Roulin, au moment où j’allais fermer ma lettre, la sauvagesse dont je te parlais s’est décidée à me céder deux feuillets qui se trouvaient détachés de son livre par vétusté. Mais je n’ai pu tirer d’elle aucune explication satisfaisante sur leur signification. Elle m’a seulement dit que ce sont des prières en langue de son pays. Le morceau au commencement duquel j’ai écrit Vêpres au crayon est une prière ou un hymne de vêpres, elle n’a pu préciser lequel des deux. Je le lui ai fait lire ; mais ce sont des sons gutturaux auxquels je n’ai pu rien distinguer : en outre, elle ne le lit pas ; elle le chante, et elle dit ne pouvoir le lire sans cela, soit que les caractères indiquent aussi le chant, soit que, n’ayant appris à lire qu’en chantant, ce soit chez elle un effet de l’habitude. C’est ce qu’elle n’a pu m’expliquer. Elle parle peu français, et je n’entends pas la langue Micmac. Je tâcherai de te procurer plus tard des renseignements plus satisfaisants, et quelques ustensiles de ces sauvages, si cela peut t’intéresser. Ton ami, A. Duhamel.

Le « manuscrit iroquois » fut donc en la possession d’une « sauvagesse » micmaque, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il était de sa main : les Micmacs avaient pris à l’époque l’habitude de rémunérer des scribes dont c’était le travail de recopier à l’aide de l’écriture « hiéroglyphique » les textes de la liturgie catholique. Le filigrane du papier laisse par ailleurs apparaître la marque « Edmeads & Pine » et la date de 1796. Quant au fait que la lecture des textes s’effectuait en chantant, c’est là une pratique micmaque bien attestée au xixe siècle. François Lenormant complète ensuite rapidement, dans sa note de bas de page, la description physique du manuscrit :

Les feuillets en question sont en nombre de trois, et non de deux, d’un format de registre ou d’agenda, tracés sur un papier solide et de fabrication européenne, écrits à l’encre avec une plume d’oie par une main assez peu experte. En quelques endroits sont des essais de traduction interlinéaire dans un anglais barbare, avec quelques mots français, le tout d’une autre encre et d’une autre écriture[5].

Lenormant 1872 : 28

Il semble que Désiré Roulin, le récipiendaire des manuscrits, ait de son propre chef déposé le troisième feuillet à la Bibliothèque nationale où on le trouve encore aujourd’hui sous la cote « Fonds américain n° 34 ». J’ai identifié l’ensemble des documents rédigés en écriture micmaque dans un article publié en 2013 dans la revue Acadiensis ; j’y écrivais à propos du feuillet conservé au musée McCord :

On sait que le manuscrit, annoté « Manuscrit iroquois », fit partie de la collection de Léon de Rosny (qui n’en fait toutefois mention nulle part, pas même dans les trois éditions de son ouvrage sur les écritures « figuratives et hiéroglyphiques ») et qu’il appartint plus tard au musée de l’université McGill de Montréal.

Déléage 2013c : 24

Le débat entre Léon de Rosny et Émile Petitot m’avait alors tout simplement échappé. L’erreur est maintenant, je l’espère, réparée.

Épilogue

Léon de Rosny, l’héritier modèle, poursuivit sa quête des honneurs académiques. Cependant il échoua à entrer au Collège de France, les sociétés savantes qu’il fonda périclitèrent, son fils aîné se suicida et devant ces ratés de la transmission il devint aigri, hargneux, colérique, insomniaque. Estimant trop bruyants les voisins de son cabinet de travail, il racheta l’immeuble sis rue Mazarine pour les en expulser. Son épouse lui intenta alors un procès pour dilapidation de fortune.

Émile Petitot, le fils d’horloger marseillais en rupture avec son milieu, avide de voyages et de découvertes, à l’érudition boulimique et à l’analogisme débridé, retourna dans le Grand Nord canadien où ses crises hivernales recommencèrent. On l’enferma pendant deux ans dans l’hospice des aliénés de Longue-Pointe, près de Montréal, avant de le rapatrier en France où il écrivit de nombreux ouvrages et fut relevé de ses voeux.