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La nécessité de faire participer les populations touchées aux interventions d’aide internationale, de type développementaliste ou humanitaire (urgence et post-urgence), s’est érigée en consensus au cours de la décennie 1990. D’abord apparue dans le domaine du développement international, la participation des populations réfère aux besoins d’intégrer un certain « savoir local[1] » dans les projets et surtout de contrer les approches top-down des années 1980-1990. Comme le soulignent Bill Cooke et Uma Kothari dans l’ouvrage collectif Participation : The New Tyranny ? (2001), l’objectif des approches participatives était d’abord de placer l’individu au coeur des interventions en encourageant l’implication des « bénéficiaires ».

Cette préoccupation, caractérisée par l’expertise qu’elle requiert pour assurer une réponse efficace aux crises et aux catastrophes naturelles, a fait tardivement son apparition dans le secteur de l’aide humanitaire (Grünewald, 2005). Néanmoins, la participation des populations victimes d’une crise humanitaire – qu’elle soit naturelle ou politique – est aujourd’hui devenue la norme dans les discours et les pratiques des organisations d’aide (urgence, post-urgence et développement). L’intégration de telles approches participatives dans l’action humanitaire est intrinsèquement liée à la question de la redevabilité des interventions auprès des populations qui en sont victimes (Sogge et al., 1996 ; Apthorpe et Atkinson, 1999 ; Sogge, 2003).

Les approches participatives utilisées vont de la collaboration à la mise en oeuvre de projets à une participation aux prises de décision de l’organisation d’aide. Entre les deux visions, un éventail de modèles permet aux sujets de l’aide – à la fois victimes, bénéficiaires, déplacés, acteurs politiques et citoyens – de prendre part aux activités des acteurs humanitaires qui interviennent dans leurs communautés (Korten et Klauss, 1984). Les codes de conduite et les manuels d’intervention des organisations d’aide contiennent toute une série de méthodes, d’outils et d’approches participatives pour encourager et encadrer la participation locale dans un contexte de crise humanitaire. Quelles sont ces approches participatives promues dans ces codes ? Les approches proposées permettent-elles de favoriser l’inclusion des populations dites victimes dans les projets des organisations d’urgence et de post-urgence ? Plus encore, des auteurs qualifient la rhétorique de la participation de nouvelle tyrannie lorsque celle-ci encourage l’imposition d’un ensemble de pratiques par les acteurs du développement au détriment des objectifs d’autonomisation (empowerment) et d’appropriation qu’ils prétendent défendre (Cooke et Kothari, 2001). La notion de communauté, présentée implicitement comme homogène dans les approches participatives orthodoxes (Chambers, 1997), doit donc faire l’objet d’une analyse rigoureuse pour appréhender la diversité des besoins et l’omniprésence de rapports de pouvoir au sein des populations participantes (Guijt et Shah, 1998). Cette approche critique de la doctrine de la participation inspire les questionnements de cet article et éveille des interrogations sur les modèles de participation en contexte de post-urgence et les conditions qu’ils imposent aux populations concernées.

Nous portons ici notre attention sur les enjeux relatifs au modèle de participation érigé en norme par la communauté d’experts humanitaires. À cette fin, nous appuyons notre réflexion sur une double analyse de discours : les documents normatifs qui guident la pratique des organisations d’aide et les récits recueillis lors d’enquêtes de terrain dans la période post-urgence[2]. Plus spécifiquement, nous étudions les logiques de participation en exposant l’expérience des camps de déplacés en Haïti après le séisme de 2010. Dans un premier temps, nous analysons les caractéristiques de la communauté humanitaire et la standardisation qui sous-tend la création de son appareillage normatif. Cette première partie sur l’« expert humanitaire » tient lieu de cadre conceptuel de notre article. Dans la deuxième partie, nous analysons le contenu des codes de conduite des organisations d’aide, ce qui permet de dessiner les traits de ce que nous pourrions considérer comme de nouvelles conditionnalités de l’aide à travers les modèles de participation construits par les documents normatifs et le rôle que ceux-ci « imposent » aux populations participantes. Après avoir exposé la perspective de la participation du point de vue des acteurs humanitaires, nous relatons dans la troisième partie la perception de la participation des bénéficiaires telle que vécue dans les camps de personnes déplacées. Cette dernière section nous permet d’interroger les ancrages communautaires des comités de camp, interlocuteurs privilégiés des organisations d’aide, à la lumière des logiques participatives qui ont cours dans ces « communautés de déplacés » en situation de post-urgence. Cette section est en outre l’occasion de nous questionner sur la rhétorique des approches participatives qui semblent contenir une certaine « exigence » de participer. Cet article se base sur les récits de 128 personnes[3] (bénéficiaires, non-bénéficiaires, membres de comités de camp et autres associations locales) dans les villes de Jacmel, de Léogâne et de Port-au-Prince. Les récits ont été recueillis lors d’entretiens semi-dirigés de septembre 2012 à mai 2013[4]. À noter que la plupart des entrevues se sont déroulées en créole.

La standardisation et l’expert humanitaire

La communauté humanitaire, formée essentiellement d’organisations non gouvernementales (ONG) occidentales[5], d’organisations internationales (OI) (Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Organisation internationale pour les migrations [OIM], notamment) et d’agences des Nations Unies, est à l’origine des principaux documents normatifs publiés, diffusés et utilisés par les acteurs lors de réponses aux crises humanitaires. Ces organisations se distinguent certes entre elles par leur diversité idéologique (confessionnelle, laïque), leurs champs de compétences (santé, sécurité alimentaire, droits humains, etc.), leur taille et leurs moyens financiers, leur rapport à l’État et leur modèle organisationnel (fédérations) (Doucin, 2007 ; Micheletti, 2012) ; pourtant elles ont en commun l’utilisation des mêmes outils normatifs qui dictent les critères d’intervention. Michael Barnett (2009) rappelle les origines de cette « communauté ». D’abord parcellisée et réunie uniquement autour de grands principes – humanité, impartialité, indépendance, neutralité –, la création d’une communauté distincte, ce qu’il appelle humanitarianism, est allée de pair avec la professionnalisation des années 1990. « The field was becoming rationalized, aspiring to develop : methodologies for calculating results, abstract rules to guide standardized responses, and procedures to improve efficiency and identify the best means to achieve specified ends. » (2009 : 183)

L’utilisation des codes de conduite et des manuels d’intervention statuant sur les normes minimales d’intervention humanitaire (Projet Sphère, Code de conduite de la Croix-Rouge, Charte humanitaire, Norme humanitaire fondamentale, etc.) est ainsi devenue la règle pour les acteurs humanitaires[6]. Outre cet appareillage normatif, le « savoir » de cette communauté s’est vu confirmé par une expérience répétée de crises, une série de plates-formes communes (Inter-Agency Standing Committee [IASC], ReliefWeb) et une bonne connaissance des structures de coordination qui facilitent les échanges entre celles-ci (Martel, 2014). Pour l’ensemble de ces raisons, la construction de ce « savoir partagé », souvent exclusif aux experts humanitaires internationaux, est généralement perçue comme étant plus indispensable que l’expertise et le « savoir local » dans les contextes de crises humanitaires (Martel, 2014).

En ce sens, notre définition de la communauté humanitaire et de son appareil normatif reprend ce que Wolf-Dieter Eberwein (2005) qualifie d’ordre humanitaire international par le truchement du Droit international humanitaire (DIH) et des Conventions de Genève, auxquels nous ajoutons les documents spécialisés et techniques des organisations d’aide humanitaire. En empruntant à la sociologie institutionnaliste, comme le fait Barnett (2009) lorsqu’il cite Richard Scott et John W. Meyer, nous parvenons à comprendre l’importance de la construction de ce savoir normatif sur l’environnement humanitaire. Cet environnement normatif contient les règles et les critères auxquels les organisations doivent se conformer si elles veulent recevoir le support de leurs pairs – ou de leur environnement – et être reconnues comme légitimes (Scott et Meyer, 1994). Les organisations qui prennent part à cet environnement, et qui reprennent l’appareil normatif ainsi créé, font partie d’une même communauté épistémique. Peter M. Haas postule que celle-ci se forge par un réseau de professionnels qui détiennent un savoir reconnu et qui partagent la même expertise normative. « [E]pistemic community is a network of professionals with recognized expertise and competence in a particular domain and an authoritative claim in policy-relevant knowledge within that domain or issue-area » (cité par Grewal, 2008 : 283). Notre analyse porte une attention particulière aux ONG occidentales pour les raisons susmentionnées. Cette posture, loin de nier l’importance des autres acteurs dans cet environnement, nous permet de délimiter notre analyse[7].

La figure de l’expert, au coeur d’une communauté épistémique, est largement employée pour distinguer les praticiens humanitaires internationaux et les acteurs nationaux lors de la réponse à une crise. Le concept de communauté épistémique, selon David S. Grewal, implique notamment un phénomène d’altérité entre le local et l’international et sous-tend la création de réseaux de pouvoir[8]. Une communauté épistémique « est une communauté formée d’un réseau d’individus partageant les mêmes croyances normatives et participant ensemble à la création […] de connaissance légitime » (Grondin, 2007 : 336). Pour Grewal, ce réseau formé de personnes ayant une expertise commune crée une convergence culturelle qui les distancie des engagements locaux ou les confronte à ces derniers : « the rise of global standards […] [is] often in tension with many of our important local commitments » (2008 : 15). Il aborde ainsi le fossé qui se crée entre ces réseaux internationaux d’experts et les souverainetés nationales ou locales.

Le statut d’expert permet de hiérarchiser les relations et de mettre de l’avant la compétence des acteurs humanitaires internationaux au détriment du manque de capacités locales. Le discours dominant présuppose que les compétences locales, basées sur les connaissances du terrain, des populations, des besoins, des partenaires et disposant d’une perspective historique sur les enjeux locaux, ne pourraient rivaliser avec l’expertise des acteurs internationaux lors d’une crise humanitaire. Ces derniers, forts de l’expérience acquise lors de diverses situations de crises, seraient en effet mieux placés pour intervenir.

Cette normalisation du secteur ne s’est pas constituée sans résistance. À l’intérieur même de cette communauté, plusieurs ont contesté la tendance universalisante, voire techniciste, que prenaient les manuels et les codes de conduite guidant les interventions. La diversité des crises humanitaires, la nécessité de s’adapter aux contextes locaux, le manque d’assise juridique, les changements perpétuels de ce secteur ont fait partie des principaux arguments de la critique portée aux documents normatifs (Grünewald et De Geoffroy, 2000). La sujétion aux savoirs de l’expert humanitaire est aussi critiquée en raison de l’externalisation des prises de décisions et du manque de considération des populations locales. Conséquemment, la communauté a elle-même apporté une réponse aux critiques en introduisant dans les codes de conduite la notion de participation des populations concernées.

La participation comme conditionnalité de l’aide en situation post-urgence ?

Évolution de la notion de participation locale

Le discours de la participation et les logiques qui le sous-tendent sont largement débattus dans le domaine du développement depuis le début des années 1990. La participation émerge d’abord dans une littérature critique du modèle dominant d’aide internationale basé sur des conditionnalités fixées par des structures exogènes. Ce discours alternatif vise à remettre l’individu au centre du développement et voit les populations comme les principaux arbitres de leur destinée (Korten et Klauss, 1984). Dans le contexte de l’aide au développement, la participation suppose de redonner du pouvoir aux populations socialement ou économiquement marginalisées en les impliquant dans un processus décisionnel (Guijt et Shah, 1998). Ce discours s’est rapidement retrouvé dans les institutions d’aide, à commencer par la Banque mondiale (World Bank, 1996), où il était considéré comme une alternative aux approches ascendantes (donor-driven et top-down approaches) (Cooke et Kothari, 2001 : 5).

Dans le milieu des ONG, différents modèles invoquant des degrés de participation des acteurs émergeront selon une vision de la participation exogène ou endogène. Parmi les diverses typologies existantes, notamment celle d’Albert Meister (1977) dans un des premiers ouvrages sur la question[9], mais aussi les classifications plus récentes (Coady International Institute, 1990), nous pouvons relever quatre degrés de participation. Les deux premiers se situent en aval d’un projet : recevoir les bénéfices ; et participer ou collaborer à la mise en oeuvre. Les deux autres degrés font appel aux acteurs en amont d’un projet (il s’agit autrement dit de leur participation) : d’abord aux phases de consultation, ensuite au processus décisionnel (planification, implantation, évaluation). En conséquence, cette typologie permet de distinguer une participation sous la forme d’une collaboration des populations à la distribution ou à la sélection – participation-collaboration qui se limite aux activités quotidiennes d’un projet – d’une réelle participation à un processus politique de prise de décision (Carroll, 1992). En conséquence, le recours à des pratiques participatives n’est pas nécessairement vecteur d’autonomisation (empowerment) ou de transformation des rapports de pouvoir.

Les degrés de participation instaurés par les acteurs de l’aide seront déterminés en fonction de l’idéologie et des objectifs de ces derniers. D’ores et déjà, nous pouvons distinguer les approches en fonction des différents acteurs : organisations de la société civile (grassroots), ONG, agences d’aide ou même gouvernements (Carroll, 1992 ; Buckley, 2000).

En ce qui concerne l’urgence et la post-urgence, le discours de la participation locale est cependant beaucoup plus récent. En effet, les intervenants humanitaires ont eu tendance à appliquer les modèles de participation promus dans le secteur du développement au contexte d’urgence et de post-urgence. C’est ce que tend à démontrer une étude menée par le Groupe URD (Urgence-Réhabilitation-Développement) qui apparaît comme une recherche phare dans ce secteur (Grünewald, 2005 : 8) :

Les références réelles à la participation dans le monde humanitaire sont plutôt rares. D’une part, le concept de « participation » porte en lui de nombreuses connotations venant du « développement », ce qui le rend souvent « inaudible » pour les acteurs de l’urgence ; d’autre part, son application dans les contextes de conflits, de turbulence, de danger n’est ni simple, ni réaliste, ni même parfois réaliste avec les principes humanitaires.

De ce fait, nous pouvons avancer l’hypothèse que les organisations humanitaires ont eu tendance à reproduire les lacunes des modèles de participation existants en réduisant la participation à simplement la collaboration à la mise en oeuvre de l’aide. Cette vision diminuée, si elle est partagée par certains acteurs oeuvrant dans les situations d’urgence, de post-urgence et de développement, évacue la notion éminemment politique derrière le modèle de participation privilégié.

L’usage du vocable « bénéficiaire », priorisé par de nombreuses organisations et dans plusieurs documents normatifs que nous présentons dans cette section, en est d’ailleurs un exemple éloquent. La catégorisation des sujets de l’aide a effectivement fait l’objet de réflexions intéressantes au cours des dernières années (Zetter, 2007 ; Corbet, 2014a) en démontrant que le terme privilégié de « bénéficiaire » fait référence aux classifications dichotomiques passive/active, bénéficiaire/partenaire, en distinguant le rôle de celui qui donne et de celui qui reçoit. Ce dernier se trouve ainsi confiné à un statut passif de victime dont la capacité d’action est réduite, voire niée (Corbet, 2014b).

Code du bon bénéficiaire : la participation du point de vue des organisations d’aide humanitaire

L’analyse des documents normatifs nous permet de mieux comprendre la perception que les organisations d’aide humanitaire ont de la participation en contexte de post-urgence. Les critères liés à la sélection des bénéficiaires, aux comportements que ces derniers devraient adopter et aux rôles attribués dans un scénario idéal d’assistance sont autant d’indices d’un « Code du bon bénéficiaire ».

À travers les références susmentionnées (Code de conduite de la Croix-Rouge, Projet Sphère, Norme fondamentale) sont présentées diverses caractéristiques pour distinguer les « bons » des « mauvais » bénéficiaires selon la perspective des organisations humanitaires. Cette dernière précision est essentielle pour le chercheur qui ne veut pas rester prisonnier des catégories de bénéficiaires forgées par ces organisations. En effet, nous reprenons à ce stade la catégorisation des organisations d’aide pour mieux en faire ressortir les paradoxes au fil de l’analyse. Cette catégorisation nous permet de mettre en lumière la différence de statut entre les personnes déplacées selon qu’elles soient – ou non – choisies comme bénéficiaires. Elle permet également de présenter la hiérarchie des besoins telle qu’identifiée par ces organisations.

D’une part, le Projet Sphère définit le rôle d’un « bon » bénéficiaire de la façon suivante : « [Il] participe à la distribution, à l’organisation de l’aide [et il] doit être consulté » (2011 : 216). D’autre part, il précise que les bénéficiaires qui reçoivent des distributions alimentaires doivent faire « un usage rationnel et efficace dans leur ménage » (ibid. : 213) C’est donc d’une description positive du comportement du « bon » bénéficiaire que peut être déduit le comportement associé au « mauvais » bénéficiaire, c’est-à-dire un bénéficiaire qui refuserait de participer par exemple à la construction de son abri ou qui détournerait l’aide destinée à sa famille pour son usage strictement personnel.

Quant au ciblage des bénéficiaires, le Projet Sphère considère l’importance de l’appui des futurs bénéficiaires, mais aussi des non-bénéficiaires. En ce sens, le manuel encourage la participation des populations – sans préciser quelles sont ces populations – à la sélection : « Identifier et cibler les bénéficiaires de l’aide alimentaire en fonction de leurs besoins, en consultation avec les parties prenantes appropriées. » (ibid. : 222) Les besoins découlent du niveau de vulnérabilité établi en fonction d’une analyse détaillée de critères spécifiques[10].

Le manuel spécifie par la suite que les méthodes de distribution, dans ce cas-ci alimentaire, doivent être équitables et respectueuses de la dignité des personnes. L’approche prônée par le Projet Sphère se résume en trois mots : protéger, consulter et informer les bénéficiaires. Le manuel ne questionne pas l’usage du terme ou les limites imposées par l’identification – ou non – d’un bénéficiaire. Il existe aussi une procédure pour recevoir des plaintes de la part des bénéficiaires, leur ouvrant la possibilité de critiquer l’aide reçue. Il semble toutefois que cette pratique découle davantage d’un besoin de légitimation et de transparence de l’organisation humanitaire.

Le Code de conduite de la Croix-Rouge (CICR, 1996) explique à son tour le rôle d’un « bon » bénéficiaire dans son Principe 7 : « Pour garantir l’efficacité des secours et une reconstruction durable, les bénéficiaires potentiels doivent être associés à la conception, à la gestion et à l’exécution du programme d’assistance. Nous chercherons à assurer la pleine participation de la communauté à nos programmes de secours et de reconstruction. » Ce code semble être l’un des rares à exprimer des réticences au niveau de la sélection des bénéficiaires appartenant à des groupes religieux ou politiques : « Si toute IHNG [institution humanitaire non gouvernementale] peut légitimement professer des convictions politiques ou religieuses, nous déclarons qu’en aucun cas l’assistance ne saurait dépendre de l’adhésion des bénéficiaires à ces opinions. » (CICR, 1996 : Principe 3)

Finalement, le Manuel de la participation proposé par le Groupe URD pousse à son apogée la logique participative de la sélection des bénéficiaires au point de proposer que l’établissement des listes de bénéficiaires soit confié aux représentants locaux de ces derniers. Si la situation ne le permet pas (objectivité ou légitimé des autorités), la sélection des bénéficiaires doit satisfaire trois conditions : elle doit se faire en fonction de critères bien établis ; les critères doivent être largement communiqués afin d’atténuer toute suspicion ; un mécanisme de plainte doit être mis en place (Active Learning Network for Accountability and Performance [ALNAP] et Groupe URD, 2009 : 215). Le Manuel de la participation du Groupe URD est le seul à aborder explicitement les risques et les tensions liés à la sélection et à l’identification des bénéficiaires en raison de l’exclusion induite par ce processus.

De cette première analyse des normes concernant le ciblage et le rôle des bénéficiaires, il ressort de la littérature une importance accordée à la participation des communautés dans la distribution de l’aide, principalement sous la forme d’une participation-collaboration, et une quasi-négation de l’impact du ciblage sur les non-bénéficiaires, les exclus.

La participation du point de vue des participants : contraintes et interprétation

Le concept de participation est à ce point galvaudé qu’il réfère à de multiples interprétations au sein des populations. Les bénéficiaires ont aussi une vision du rôle qu’ils doivent jouer. La participation est comprise et réinterprétée par la population qui l’associe parfois à une contrainte, en raison de la contribution demandée, des exigences et des coûts qu’elle implique. En conséquence, la rhétorique des approches participatives fait passer l’exigence de la participation des populations à une exigence de participer, faisant parfois porter le fardeau de celle-ci sur les populations elles-mêmes.

Par ailleurs, la notion de participation est quelquefois comprise comme une contrainte et comporte des exigences : un don de temps, une force physique, une situation matrimoniale ou un réseau de soutien, soit des conditions que tous les bénéficiaires ne remplissent pas. Au nombre des critiques déjà formulées aux approches participatives, Cooke et Kothari (2001 : 6) ajoutent les risques de cooptation politique (political co-option) et le transfert des coûts d’un projet aux bénéficiaires de celui-ci. Par exemple, pour cette dame dans la trentaine, l’aide se traduit par la construction d’un abri dont le critère éliminatoire est lié à la participation des bénéficiaires dans la construction, sans quoi trois scénarios semblent possibles : 1) l’ONG lui retire son aide ; 2) elle doit lutter pour garder son logement ; 3) elle doit payer pour celui-ci. Cette dame, qui ne peut arrêter de travailler sur le marché informel pour aider à construire son abri, doit payer des gens pour le faire à sa place. Bref, la participation à la construction de son abri exige un choix : cesser de travailler ou payer des gens pour « participer » à sa place.

Au départ, puisqu’il m’était difficile d’avoir un logement à moi, je faisais incessamment des va-et-vient dans les bureaux [des ONG], parce que tout le monde avait bénéficié [d’un logement], sauf moi. Il y avait une question d’argent à payer quand la construction de sa maison était inachevée. Il fallait donner de l’argent à des « racketteurs » pour avoir droit à un logement. Les bénéficiaires avaient le choix de payer une contribution, ou de mettre « la main à la pâte ».

3[11]

Dans sa quête, cette bénéficiaire souhaite ardemment recevoir de l’aide tout en la trouvant contraignante en raison de la contribution demandée et de ses conditions socioéconomiques. Des conditions qui, plutôt que de la catégoriser comme plus vulnérable et donc admissible, la place comme moins apte à participer. Au sujet des contraintes économiques et de la présence d’un système parallèle de paiements informels pour pallier son incapacité de participer, elle ajoute :

Je me suis présentée alors pour payer afin d’avoir mon logement. Alors, la personne à qui je devais donner l’argent m’a fait savoir qu’elle ne pourrait pas me céder ce logement. Quand j’ai voulu payer celui qui a travaillé [pour la construction de mon abri], je n’avais pas de moyens suffisants. À la personne qui a couvert la maison, j’ai payé 2000 gourdes, juste pour ce qu’il a fait pour moi, alors que les logements devaient être construits gratuitement. Ce qui m’a forcé à payer, c’est parce que je n’étais pas là pour travailler comme tout le monde. À ce moment-là, je n’avais pas un conjoint qui pourrait travailler à ma place. C’est pour ça qu’on m’a exigé de payer. Je lui ai donné 2000 gourdes [52 $CAN], il m’a dit qu’il n’en voulait pas. Mais après diverses démarches dans les bureaux, je l’ai eu.

3

La participation au programme ou au service offert nécessite parfois une obligation de rester dans le logement et de ne pas le vendre/louer. Il s’agit d’une condition ou d’un critère éliminatoire. L’interprétation que les membres de cette communauté font de ce critère est toutefois intéressante : cette condition est associée à une malédiction. En effet, une ONG a décidé de sélectionner les bénéficiaires par tirage au sort. Dans la communauté, 45 bénéficiaires ont ainsi été sélectionnés. Ceux et celles dont le nom n’a pas sorti n’ont pas pu en bénéficier, comme en témoigne ce cultivateur de 63 ans :

Ceux qui n’avaient pas trouvé de logement disaient qu’ils allaient mourir. [Ils] ont cherché eux-mêmes des matériaux et des constructeurs. Ils ont lancé des mauvais sorts, des « sceaux de la mort » et des jurons à ceux qui ont des logements. Plusieurs rumeurs circulaient sur les logements. On a dit que les enfants de ceux qui recevaient ce type de logement ne pourront pas partir. 

46

Dans cette citation, on constate la réappropriation du sens donné par la communauté et les non-bénéficiaires. Un « bon » bénéficiaire ne doit pas prêter, louer, vendre ou céder le don qu’il a reçu. Il doit l’utiliser selon les directives de l’organisation, c’est-à-dire pour son usage personnel. Cette contrainte est réinterprétée par la communauté comme une malédiction. Pour éviter que les abris soient vendus ou loués, plusieurs organisations ont fait signer par les bénéficiaires une clause leur interdisant la revente pendant un certain nombre d’années[12].

Certaines personnes rencontrées, à l’instar de ce petit détaillant d’une localité près de Jacmel (4), ont intégré la notion de participation et le discours des organisations d’aide en identifiant comme « mauvais bénéficiaires » ceux qui revendent ou louent le don et ceux qui ne vivent pas réellement sous les tentes. Une participante énumère les caractéristiques du « mauvais » bénéficiaire :

1) ceux qui refusent de partager le logement (deux familles) ; 2) les agitateurs ; 3) les gens qui se plaignent ; 4) les personnes qui jugent ceux qui ont droit et ceux qui n’ont pas droit ; 5) ceux qui ne paient pas une contribution ou qui ne contribuent pas au travail collectif ; 6) les « racketteurs » qu’il fallait payer pour avoir droit à un logement ; 7) ceux qui ne sont pas là pour travailler comme tout le monde ; 8. ceux qui n’ont pas de conjoint pour travailler à leur place. 

3

La participation à certains programmes peut aussi être conditionnelle à l’aide apportée. Les « mauvais » bénéficiaires, toujours selon les organisations d’aide, détournent l’aide à d’autres fins que celles établies. Par exemple, lorsque des bénéficiaires participent à un programme de cash-for-work ou à un projet de création de petit commerce, l’usage de l’aide doit correspondre aux attentes de l’organisation, comme nous l’explique cet homme dans la quarantaine, contestataire, qui habite dans un camp de relocalisation de la capitale : « [L’ONG] a donné l’argent en deux versements. Il y a des gens qui ont reçu un premier versement et n’ont pas reçu l’autre. [L’ONG] avait bien raison de ne pas leur verser l’autre partie parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’[elle] leur a demandé de faire avec l’argent [le petit commerce]. » (143)

Un professeur et artisan-charpentier, membre d’un comité de camp, est pour sa part très reconnaissant de l’apport des ONG. L’homme de 31 ans résume sa vision de la participation à la construction d’une maison : « Des fois, les ONG le font [demandent la participation], c’est pour voir si vous êtes intéressé à l’aide, si vous lui donnez de l’importance. Mais je ne crois pas que ce soit de l’humiliation si vous participez. C’est ainsi que je le comprends. Au contraire, c’est beau quand vous participez. » (122). Cet énoncé et le ton défensif du professeur mettent en exergue le sentiment d’humiliation associé au fait de participer qu’on retrouve en filigrane de certains récits. Cela nous informe quant à la perception de participation ressentie dans certaines communautés. Des personnes rencontrées y font directement référence dans un désir de défendre leur choix de participer comme si elles réagissaient à une critique ou à un reproche.

Ces perceptions font assimiler la participation à la notion de « condition ». Ces conditionnalités, jugées contraignantes par certains, peuvent contribuer à réduire l’aide humanitaire aux attentes de l’organisation d’aide.

La participation dans les camps de déplacés

En Haïti, l’exigence de participation s’est entre autres incarnée dans les comités de camp. Ces comités se sont constitués de diverses façons : certains sous l’impulsion des ONG et des OI, mais aussi par des membres influents d’un quartier cherchant à se poser comme interlocuteurs auprès des organisations d’aide et à leur présenter un plaidoyer en faveur de la communauté. L’instauration de comités de camp permet, du point de vue des organisations d’aide, de répondre aux besoins de participation induits dans leurs codes et, ultimement, à leur besoin de légitimité auprès des populations. L’étude des principaux documents normatifs[13] concernant la gestion des camps de personnes déplacées vient compléter les documents précédemment cités et permet d’identifier les multiples avantages de faire participer les populations dans les camps pour un organisme d’aide. En outre, la structure d’un comité de camp se déploie suivant un protocole précis et détaillé.

Dans cette section, nous présentons brièvement le rôle des comités tel que décrit dans les manuels de gestion de camps. Ensuite, nous abordons quatre enjeux liés à la participation au sein des comités de camp : 1) la structuration des comités et l’origine exogène ; 2) la légitimité des membres des comités face à certaines dérives créant des tensions dans les communautés ; 3) la résistance « des exclus » de l’aide, qui force à trouver des voies alternatives de prise en charge face à l’exclusion engendrée par le ciblage des bénéficiaires entre bons et mauvais et la participation prônée ; et 4) la rupture des solidarités observée au lendemain du séisme.

La structuration du camp autour d’un comité répond d’abord, selon la documentation, aux besoins de sécurité et « d’apaisement » de l’espace du camp. On peut lire dans le Toolkitde gestion de camp du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) :

Dans un camp, lorsque l’assistance et la protection ne font pas l’objet d’une organisation, d’une coordination et d’un contrôle, la vulnérabilité et la dépendance de la population du camp augmentent. Des lacunes dans l’assistance ou la duplication de l’aide humanitaire peuvent mener à une distribution de services partielle et inéquitable et à une protection inadéquate.

2008 : 2

[…]

L’expérience a montré que la création d’un environnement de camp fonctionnant correctement dépend de la participation directe et indirecte des résidents du camp. Un engagement dans la participation, une croyance en sa valeur et une approche pleine de ressources et positive sont importants pour le personnel de l’agence responsable de la gestion de camp. La participation et la mobilisation peuvent prendre de nombreuses formes.

ibid. : 53

Ainsi, la participation des populations vivant dans le camp est considérée comme un facteur incontournable pour favoriser le partage équitable des ressources. Plusieurs stratégies de participation sont proposées : organiser des élections pour former des comités de camp, offrir des emplois, établir des relations informelles, créer des groupes de surveillance de voisinage, etc.

L’agence responsable du camp doit aussi installer des mécanismes de gouvernance et stimuler la participation communautaire. Pour ce faire, le guide de gestion de camp de la NRC suggère de favoriser la représentativité : « L’agence responsable de la gestion de camp travaille pour établir une gouvernance de camp efficace et représentative et oeuvre à la promotion de la participation des résidents du camp dans la prise de décision et la vie quotidienne du camp. » (ibid. : 42)

Les comités de camp, selon cet outil, peuvent prendre différentes formes : comité de l’eau, comité de femmes, comité sanitaire et hygiène, comité de surveillance, etc.

Les comités de camp sont des groupes de représentants communautaires, ayant un centre d’intérêt sectoriel ou interdisciplinaire spécifique […] Il peut y avoir de nombreux comités dans un camp et ils se rencontrent régulièrement. Ils peuvent avoir une connaissance technique, mais pas nécessairement, et peuvent être formés pour accomplir des tâches de contrôle pour l’agence responsable de la gestion de camp, dans leur secteur particulier, et représenter la population du camp aux réunions de coordination de camp.

ibid. : 86

Les comités de camp sont présentés comme une solution pour favoriser la participation certes, mais aussi la redevabilité, l’équité et, d’une certaine façon, l’acceptation des agences responsables des camps. En ce sens, ces comités répondent d’abord au besoin de légitimité des organisations d’aide auprès des populations.

La formation d’un interlocuteur : le comité de camp

Dans le contexte haïtien, la formation de comités de camp, ou l’appui sur des comités existants, a donné une certaine légitimité à la présence des organisations d’aide, entre autres en permettant à ces dernières d’avoir un interlocuteur dans l’espace du camp. Comme le souligne un rapport du Humanitarian Accountability Partnership[14] (HAP) publié en septembre 2010 : « Suite au tremblement de terre en Haïti, et en nous demandant comment les agences pourraient renforcer leur redevabilité, nous avons découvert que les comités de camp jouaient un rôle déterminant […] en Haïti, ils agissent fréquemment comme le principal point de contact entre les ONG et la population du camp en général » (HAP, 2010 : 3). La reconnaissance d’un interlocuteur légitime – au détriment d’un autre – et la délégation de la sélection et de la distribution de l’aide à ces comités sont parmi les éléments qui ont transformé les communautés. En souhaitant s’appuyer sur les « savoirs locaux », les organisations humanitaires ont parfois exacerbé les tensions préexistantes en reflétant, comme le souligne David Mosse (2001 : 19), les pouvoirs locaux.

Les comités sont ainsi devenus les courroies de transmission des organisations d’aide auprès des populations qu’elles assistent. Les rapports ont tôt fait de souligner le manque de transparence lors de la formation de ces comités.

Ces comités ont souvent un pouvoir significatif en termes de prise de décisions, en ce qui concerne par exemple le type et la distribution de l’aide, la sélection des bénéficiaires et l’assistance à l’intention des groupes plus vulnérables. Le plus souvent néanmoins, les rôles, les responsabilités et les principes de ces comités restent peu définis et peu connus de la population générale du camp.

HAP, 2010 : 3

Le rôle d’interlocuteur accordé au comité de camp institue, entre ses membres et la population qu’elle doit représenter, un rapport de pouvoir dans les communautés. En laissant la sélection des bénéficiaires aux membres du comité, les organisations d’aide leur ont ainsi accordé le pouvoir de hiérarchiser les besoins et de décider du niveau de vulnérabilité des membres de leur communauté.

Les critiques les plus unanimes parviennent des populations non bénéficiaires et bénéficiaires concernant les injustices dans la sélection et la distribution de l’aide. Dans un contexte où le statut de bénéficiaire semble être le fruit du hasard ou de la corruption, ou même des deux, la perception d’une inégalité dans la distribution s’est accentuée avec le modèle de participation basé sur les comités. Cette cultivatrice de Zoranger dans le Département du Sud-Est nous raconte comment le tremblement de terre a eu des effets inégaux sur les uns et les autres dans sa communauté : « Il y a des personnes pour lesquelles le tremblement a beaucoup fait parce qu’elles ne possédaient pas de maison. Maintenant, elles sont devenues propriétaires et en plus, elles ont reçu de l’aide. Il y a des personnes qui ont fait une chute dans la misère. » (7) Chacun tente de tirer profit du peu auquel il a accès en sachant que tous font de même. Ce jeune musicien de 34 ans (111), aussi membre d’un sous-comité de camp dans la capitale, nous a candidement avoué qu’il gardait une partie des tentes que l’ONG lui donne et qu’il devrait distribuer à la population du camp ; il les revend ou en fait cadeau à ceux qui vivent dans une situation pire que la sienne.

Certains résidents de camps en sont venus à considérer les comités comme une structure d’accaparement des ressources. Lorsque nous questionnons cet électricien de 34 ans qui vit dans le plus grand camp d’Haïti – Canaan[15] – et qui se définit comme non-bénéficiaire de l’aide internationale sur la présence de comités ou d’associations citoyennes dans le quartier, il nous répond ceci : « Comité ! Non ! Il y avait un comité, mais c’était pour pouvoir bénéficier des T-shelters [abris transitoires] que vous voyez là. L’argent, une fois fini, plus de comité. Il n’y a ni association ni organisation ni comité ici. » (128) Selon lui, ces comités sont disparus parce qu’ils

ne trouvent aucun endroit pour [en] bénéficier. Par exemple, si toutefois ils savent que vous avez quelque chose à leur donner en cadeau, ils se mettront ensemble pour en bénéficier, le manger ensemble. C’est pour ça qu’ils ne constituent pas un comité. Mais, si toutefois ils voient que vous vous mettez ensemble avec d’autres pour le faire, ils auront aussi l’envie de le faire pour que, quand les Blancs viennent, ils puissent bénéficier de quelque chose. Je leur ai suggéré une fois de former un comité pour pouvoir mettre de l’électricité dans la zone, et autre. Si, par exemple, chaque personne donne 500 gourdes, on va désigner un trésorier et ouvrir un compte en banque pour déposer ces argents, et retirer quand on en a besoin. Personne n’a voulu former ce comité. 

Ces propos soulèvent la question de la légitimité de certains dirigeants de comités face aux dérives de toutes sortes.

Plus encore, cette résidente de Jacmel nous souligne lors de notre entretien le caractère frauduleux de la participation en lien avec les comités de camp. « Ils [les responsables de l’aide] disent qu’ils nous font participer, mais en réalité, on ne voit pas cette participation. Souvent, il y a des luttes entre les personnes. Ceux qui sont dans le besoin ne trouvent rien. Les responsables retiennent l’aide et ne la distribuent pas à la population. » (13)

Cet accaparement des ressources de l’aide – c’est-à-dire de sa distribution – est considéré comme un vecteur d’inégalités qui crée de nouvelles catégories de privilégiés et d’exclus. Ce charpentier de formation qui habite sous un petit abri de tôle qu’il a construit pour sa famille critique avec véhémence l’aide distribuée dans les camps. Lui qui considère n’avoir rien reçu compare son modeste abri à celui de son voisin pour faire montre de l’injustice dans la distribution :

Ceux qui reçoivent, d’un côté, et de l’autre, ceux qui ne reçoivent pas. On dit que les ONG nous aident, mais c’est faux. Les plus vulnérables ne trouvent pas leur part dans l’aide. L’aide est déjà séparée parmi certains responsables d’ONG et ceux du comité de camp […] Ils ont dépensé l’argent entre eux, alors que le peuple auquel l’aide est formellement destinée n’a rien. Les ONG nous ont volé. Ceux qui disent qu’il faut remercier les ONG, c’est parce qu’ils ont bénéficié quelque chose de ces ONG-là, mais en fait les ONG n’ont pas fait grand-chose.

124

À la lumière de ces récits, les profils de « bons » et « mauvais » bénéficiaires répondent à la logique même des ONG et des OI et se distancient de la notion de mauvais bénéficiaire telle que développée par André Corten et Vanessa Molina[16]. Ainsi un « bon » bénéficiaire, contrairement à l’analyse des mauvais sujets de ces derniers, peut très bien être celui qui accapare les ressources tant que celui-ci intègre le modèle de participation érigé. Donc, plutôt que de rester coincée dans la logique des ONG et des OI qui définissent et catégorisent les bons et les mauvais bénéficiaires, notre analyse souhaite mettre en exergue un paradoxe : le mauvais bénéficiaire n’est pas nécessairement celui qui accapare les ressources, comme le soulignent les documents normatifs, mais celui qui n’intègre pas le modèle de participation basé sur les comités de camp et les interlocuteurs légitimes[17].

Crise de légitimité dans les camps

La formation des comités de camp et l’origine du membership diffèrent d’un camp à l’autre. La majorité des membres de comités que nous avons rencontrés – sauf un – s’étaient autoproclamés. Le membre d’un comité de camp raconte le processus de création de leur comité et son rôle dans l’élaboration d’un plaidoyer auprès des ONG :

À notre arrivée dans le camp, les gens étaient éparpillés, ils étaient comme des fous. Quand nous avons remarqué que nous ne pourrions pas vivre ainsi, nous qui étions mieux avisés que les autres, nous les avons regroupés et [les avons] mis au courant de notre [idée] de former un comité de camp, qui par la suite ira vers les ONG pour aller chercher de l’aide et l’amener dans le camp. C’est ainsi que nous avons créé le comité. C’est par rapport à la situation, aux besoins qu’il y avait dans le camp.

122

Lorsque nous l’interrogeons sur leur rôle de représentant et sur la redevabilité des comités à l’égard des populations qu’ils doivent représenter, le même jeune homme nous explique pour quelles raisons son comité n’organisait pas d’assemblée pour rencontrer la population :

Bon, nous n’avons pas pratiquement fait ce genre de rencontres. Si on réunit les gens, il faut non seulement parler, mais il faut leur donner quelque chose. C’est la tendance. C’est pour cette raison qu’on ne fait pas de rencontres. Nous, les comités, nous jouons un rôle d’intermédiaire entre la population et les ONG. Puis, s’il y a quelque chose qui nous dépasse, et on doit faire appel à la police, on le fait. Si quelqu’un de la population a un problème et on peut l’accompagner, on le fait.

122

Au cours de nos entretiens, nous avons reçu de nombreux témoignages de bénéficiaires et de non-bénéficiaires qui contestaient les comités. En agissant comme courroies de transmission des décisions des organisations d’aide, les comités sont parfois devenus les boucs émissaires de la contestation dans les communautés. D’une certaine façon, les organisations d’aide, en passant par un comité de camp, reportent sur les membres du comité la responsabilité et les contraintes que celle-ci implique, notamment les réactions violentes de résistance et de contestation. Ceux-ci subissent nécessairement des représailles en raison du pouvoir qu’ils ont dans le camp. L’absence de transparence dans la sélection des bénéficiaires a ainsi créé d’importantes tensions que certains comités ont tenté de réduire.

Conscient du pouvoir associé à la sélection des bénéficiaires, l’ancien représentant d’un comité de camp à Léogâne raconte de quelle manière son comité a procédé pour ne pas créer de division dans la communauté.

Après ces deux phases [les ONG] nous ont informés [de] la quantité de maisons qu’ils auront la possibilité de nous donner, soit un total de 113 maisons pour 113 familles. Alors que [les ONG] nous offraient cela, on avait au moins 350 familles, donc il fallait faire le dépouillement de façon à trouver comment distribuer ces maisons. Ainsi on avait formé le comité, un comité qui travaillait pour la communauté, non pas pour [l’ONG], car on ne nous payait pas pour cela, on travaillait pour la communauté […] quelle que soit la manière, les gens risquaient de dire que cela se faisait par amitié. Dès qu’une personne n’était pas bénéficiaire, ceux qui ne le seraient pas allaient dire que c’est à cause de toi. Pour nous rendre la tâche facile, on avait décidé de proposer à [l’ONG] des critères.

224

A contrario, dans certains camps, les comités ont renversé le sens initial du critère de participation pour exiger de la part des populations de l’argent en échange de l’aide :

Ils [les membres du comité] ont menti plusieurs fois au peuple, même 100 fois. Chaque jour [le comité] dit au peuple qu’il va avoir des abris. Mensonges. Il a exigé que les gens [le peuple] donnent une contribution de 50 gourdes. Il a mangé l’argent et le peuple n’a rien reçu, même pas de l’eau. À chaque fois [le comité] demande une participation [de l’argent] aux gens quand arrive une aide. Par exemple, il y a des personnes qui, pour bénéficier d’un abri, ont donné 1000 gourdes. Il y a des gens qui ont bénéficié de trois abris, mais ont donné 3000 gourdes. Des gens ont bénéficié des matériaux, mais ils ont donné une participation. Mais il y en a qui ont bénéficié avec force, ils n’ont pas donné de l’argent.

124

Pour conclure, ces enjeux posent le problème de la reconnaissance et de l’identification de l’interlocuteur légitime. Légitime pour qui ? Pour la population ou les organisations d’aide ? Ce contexte de confusion a favorisé l’émergence de nombreuses associations qui luttent entre elles pour devenir les interlocuteurs de l’organisation responsable du camp. Lorsqu’on demande à ce bénéficiaire qui était responsable, il souligne que personne ne l’était. Les organisations et les associations n’étaient pas là pour offrir leurs services, mais pour en aspirer. (147)

Une résistance par principe d’opposition

Une population conscientisée et insatisfaite des modalités de l’aide qu’elle reçoit peut décider de résister au statut dans lequel elle est confinée : victime, déplacée, réfugiée ou vulnérable. Pour reprendre la lecture de Michel Agier (2008 : 222) sur les espaces politiques et les espaces publics dans les camps, les bénéficiaires se réapproprient le langage humanitaire lorsqu’ils refusent d’être enfermés dans un rôle passif.

Dans le contexte haïtien, l’organisation des camps a créé de nouveaux statuts de privilégiés. D’un côté, les membres de comités qui possèdent, contrôlent, distribuent, rationnent, sélectionnent ; de l’autre, les habitants du camp qui reçoivent et attendent. Comme nous l’avons observé précédemment, ces derniers ont parfois contesté cette division des pouvoirs. La contestation a pris de multiples formes et visait d’abord les modalités de la participation qui délimitent le rôle des populations du camp qui veulent se classer parmi les « bons » bénéficiaires.

L’alliance entre les organisations d’aide et les comités de camp a permis à la population des camps d’exprimer leurs besoins par l’intermédiaire d’un interlocuteur. Leurs exigences et demandes ont ainsi pu être formulées, voire régulées. Toutes les exigences n’étaient toutefois pas acceptées ; elles devaient respecter les catégories de besoins et les modalités de l’aide. Les « contre-comités » de camp et associations spontanées, par principe d’opposition, ont émergé là où des demandes ont pu être entendues. Comme le souligne Alain Touraine (1973 : 322) dans La production de la société :

Un mouvement ne s’organise que s’il peut nommer son adversaire, mais son action ne présuppose pas cette identification. Le conflit fait surgir l’adversaire, forme la conscience des acteurs en présence. Même si le conflit est limité par son enjeu immédiat et les forces qu’il mobilise, on ne peut parler de principe d’opposition que si l’acteur se sent confronté à une force sociale générale en un combat qui met en cause des orientations générales de la vie sociale.

Suivant cette logique d’opposition, nous avons observé, essentiellement dans les espaces de camps sous la gouverne des ONG, des actions collectives, des protestations, des groupes d’achats collectifs et un contre-pouvoir. Ces résistants arguaient que leur propre légitimité, construite en opposition à celle des ONG et de leurs courroies de transmission, les comités de camp, était celle des déplacés. Des mobilisations et des actions collectives ont pris naissance dans les camps gérés par une organisation d’aide responsable. En l’absence d’autorité étatique, les populations se sont finalement retrouvées devant un interlocuteur pouvant agir face à leur misère. La sélection des bénéficiaires et les procédures qui l’accompagnent ont ainsi favorisé d’importantes mobilisations.

Dans l’exemple d’un camp géré pendant les premiers mois suivant le séisme par une ONG internationale, de nombreuses actions de contestation ont mis fin à la présence de l’organisation après une escalade de mobilisations. Les membres d’une association ont contesté les procédures liées aux recensements. Un des membres contestataires raconte comment cela s’est passé :

Nous avons réagi, nous avons contesté à maintes reprises. Premièrement, ils [les responsables de l’ONG] ont envoyé des agents sur le terrain. Nous les avons stoppés. Nous leur disions qu’ils ne vont pas travailler. Quand ils ont commencé à prendre des photos, nous les avons empêchés. Nous avons exigé que les personnes dûment enregistrées dans le camp le jour du recensement soient celles qui bénéficient avec tous les autres habitants du camp. Ils nous ont promis qu’après ce groupe de personnes, ils reviendraient pour celles qui ne l’ont pas été. Ils ont fait cette promesse, je crois, juste pour que nous les laissions travailler. Ils sont partis et ne sont plus revenus.

147

Des personnes déplacées, insatisfaites des distributions, se sont à leur tour organisées pour se faire entendre. Lors d’une entrevue collective avec quatre hommes d’un camp de Port-au-Prince, ces derniers nous racontent comment la tension a grimpé avec l’ONG et le comité de camp :

On nous a dit qu’on nous donnerait à manger, cela n’a pas été respecté […] Alors, nous avons commencé par réaliser des actions collectives en bloquant les rues, en montant aux barricades, en faisant des manifestations. Ici, nous sommes exposés à des menaces de la part du propriétaire du terrain. Il a envoyé des gens nous tirer dessus pour nous forcer à déguerpir. Mais si nous partons d’ici, nous ne savons pas où aller. Il faudrait nous indiquer un endroit où nous relocaliser pour que nous puissions quitter réellement ces terres.

147

L’identification des besoins prioritaires a aussi été à l’origine de tensions entre les résidents d’un camp et les organisations qui géraient celui-ci. Les habitants de ce camp de relocalisation se sont réapproprié des espaces créés par l’organisation d’aide. La question des besoins spirituels d’une population est un exemple éloquent du conflit dans lequel certaines organisations humanitaires se trouvent. La Convention de Genève (CICR, 1949 : 47-179), qui a l’une des définitions les plus inclusives de la notion de besoin, précise que les besoins spirituels des populations doivent être considérés au même titre que les besoins d’autonomie liés au travail par exemple. Une des personnes rencontrées nous dit à cet effet :

L’église est ici sous une tente. Nous avons parlé avec un ingénieur blanc pour qu’il puisse parler à la directrice de l’ONG pour voir si elle pouvait construire pour nous une église, pour que les gens d’ici puissent prier, chasser du stress. Effectivement, l’ingénieur a fait passer le message. Mais l’ONG n’a pas répondu à notre demande. Elle nous dit qu’elle ne vient pas pour construire des églises. Ce sont des maisons [qu’elle vient construire]. Elle a refusé notre demande. 

143

Cette demande a créé une tension entre les principes et les intérêts des organisations d’aide laïques et ceux des populations qui exigeaient un lieu de culte. D’autant plus que les demandes ainsi formulées provenaient dans le cadre de ce camp de groupes considérés comme des interlocuteurs non reconnus, des « mauvais » bénéficiaires, qui contestaient la hiérarchie des besoins.

Dans quelques cas, nous avons observé une collectivisation des efforts à l’initiative des populations et souvent en réaction à une insatisfaction de l’aide offerte. De la mise sur pied de jardins collectifs à l’achat de toilettes dites « civilisées » pour remplacer celles fournies par les organisations d’aide, ces initiatives sont décrites par les bénéficiaires comme des volte-face à l’aide reçue : « Nous-mêmes, voilà ce qu’on a fait. Nous avons donné une gifle, une leçon aux Blancs pour leur montrer que nous sommes aussi civilisés. » (143) Cette « prise d’initiative », comme la qualifie Agier (2008 : 222), crée des « espaces publics » de contestations et de résistance dans les camps. Ces initiatives représentent, pour les contestataires, une émancipation du statut de bénéficiaires, mais aussi une affirmation de leur dignité.

Dans un camp de Port-au-Prince, des personnes déplacées se sont mobilisées pour obtenir de l’électricité.

Pour l’électricité, c’est nous qui avons amené l’électricité ici. Ce n’est pas le Blanc. Nous nous sommes mis ensemble, nous avons fait contribuer chaque famille à hauteur de 2025 gourdes. Nous avons acheté deux transformateurs de 50 kVA chacun. Les membres de la population ont économisé pour acheter des câbles, des poteaux et d’autres accessoires, nous avons fait passer le courant dans des canaux creusés à cet effet pour éviter que cela ressemble à du fil d’araignée.

143

Cette description crée un contraste avec l’attentisme observé dans de nombreux autres contextes de camp. Plusieurs bénéficiaires niaient la capacité d’action des « pauvres[18] » qui, selon eux, n’ont aucune autonomie. Cet éleveur qui s’est établi à Canaan nous explique :

Il vous faut des idées. Mais si vous n’avez pas d’idées, eh bien, vous ne pouvez pas réfléchir pour ne rien faire. Le pauvre se trouve toujours dans une situation d’attente. Il attend qu’on lui vienne en aide. Seuls les gens qui disposent de moyens, de concert avec les intellectuels, peuvent prendre un pays pour le faire avancer. Mais le pauvre ne peut rien faire. Il ne fait qu’attendre.

131

Le discours de l’autonomie face à celui de l’attente diffère selon les milieux de vie. Dans les quartiers autogérés comme celui de Canaan, on fait beaucoup moins référence aux organisations d’aide, mais davantage au rôle des autorités. L’interlocuteur dans ce cas-ci n’a pas été les organisations internationales, sinon très peu.

Ceux qui résistent, qui ne collaborent pas, les « mauvais » bénéficiaires qui refusent l’exigence de participation, qui sont suspicieux face à l’aide ou qui critiquent la corruption des membres du comité et des ONG, sont décrits en opposition aux « bons » bénéficiaires. En réponse à la question : « Est-ce que tous sont reconnaissants ? », ce professeur, membre d’un comité de camp, répond :

Non ! Vous savez que nous vivons dans une communauté, donc il y a divers tempéraments. Il y a des gens qui sont reconnaissants, d’autres ingrats ; pour eux, on n’a jamais rien fait. Il y en a qui sont satisfaits, d’autres ne le sont pas. Il y en a qui sont bons collaborateurs, toujours prêts à aider, d’autres non. Ceux qui ne le sont pas, quand vous travaillez, ils pensent que c’est pour remplir votre poche. Il y a les deux parties, les deux pôles : le bien et le mal.

122

Du point de vue de ce comité de camp, ceux qui ne collaborent pas ne sont pas des résistants, mais des ingrats.

Rupture des solidarités ?

Le modèle de participation privilégié a d’abord eu des impacts importants sur la gestion de l’aide, puis sur la transformation des liens sociaux dans la communauté. L’arrivée de l’aide et la distribution de celle-ci ont eu pour effet de créer des tensions au sein de plusieurs communautés. La distribution de cartes par les organisations d’aide afin d’identifier les bénéficiaires est souvent considérée comme un moment de rupture avec la vague de solidarité qui a suivi le séisme.

Ce contexte de solidarité, souvent décrit par l’expression tet ensem, est abordé sur le ton de la nostalgie par de nombreuses personnes déplacées. Nous retrouvons cette nostalgie lors de cette entrevue collective avec quatre hommes, dont deux ont fait partie du comité de camp : « Dans les premiers jours du séisme, les individus se sont associés pour faire une sorte de cuisine collective. Ils ont cotisé pour acheter du riz, de l’huile, tous les ingrédients devant servir à la préparation du repas. Mais quelques semaines par la suite cette expérience a pris fin. » Pourquoi ? Selon lui, les personnes étaient retournées vivre dans leur famille. À partir de ce moment, il n’y a plus eu de « cotisation » entre les individus. « Les initiatives collectives de survie ont pris fin quand les populations ont trouvé un espace pour se loger. » (147) Ainsi, l’arrivée de l’aide et les méthodes de celle-ci correspondent à une période de rupture avec le sentiment de solidarité post-tremblement[19].

Ces quatre hommes témoignent de la solidarité qui a suivi le séisme. Celle-ci a profondément marqué l’imaginaire. La solidarité est définie dans les récits comme une période d’entraide entre Haïtiens et Haïtiennes, entre « victimes » de la catastrophe. La solidarité n’est jamais utilisée pour faire référence à l’arrivée de l’aide internationale.

Un hougan (prêtre vaudou) qui a bénéficié d’un T-shelter d’une ONG internationale remarque :

Par rapport à la responsabilité des autorités, il n’y avait pas de personne responsable, puisque l’État était absent. Il revenait à nous de prendre nos besoins en charge. Par la suite, on a fait une distribution de cartes aux personnes, afin qu’elles aillent recevoir des produits alimentaires. Mais cela se faisait dans le désordre. Parfois, les cartes sont distribuées, tout le monde n’est pas satisfait.

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Dans son récit, on observe un transfert de la responsabilité d’agir. Elle est d’abord collective et repose sur les Haïtiens et les Haïtiennes jusqu’à un moment de rupture lorsque les cartes sont distribuées.

Conclusion : camps gérés versus camps autonomes

La présence des organisations internationales et le critère de participation inhérent au modèle d’aide dépeint dans les documents normatifs ont eu divers impacts sur la constitution d’un contre-pouvoir dans les camps. En outre, la diversité des modèles de camps a eu des effets sur les relations entre les résidents de ces espaces. Rompant avec le contexte de solidarité post-séisme, le modèle de participation – en nommant les participants légitimes et en excluant les bénéficiaires qui refusent de participer ou qui ne participent pas selon les modalités établies – a créé une insatisfaction que nous retrouvons peu dans les camps qui n’ont pas reçu d’aide.

Pourtant, il ne faut pas croire que la majorité des Haïtiens et des Haïtiennes rencontrés critiquent la présence internationale dans leur pays. Au contraire, dans certains camps, les populations rencontrées étaient massivement favorables à la présence internationale, ce qui contraste avec le discours recensé dans les médias. En effet, dans ce que nous appelons les camps autonomes[20], c’est-à-dire des camps n’ayant reçu aucune aide ou seulement une présence temporaire d’organisations d’aide (se limitant aux recensements ou aux distributions dans la phase d’urgence post-séisme), la perception des populations par rapport aux ONG était majoritairement positive. Selon ce chef de camp, il n’est jamais normal que les ONG soient responsables des populations dans le besoin, mais, en absence de l’État, celles-ci sont bienvenues.

[S]i les ONG le font bien ou mal, ce n’est pas là le problème. L’institution la mieux placée pour faire cette affaire c’est l’État […] Quand les ONG sont arrivées, c’était une période d’urgence, il se peut qu’il y ait gaspillage, mais c’était quand même bien. L’appui apporté était important. On en avait besoin. Avant, nous avions l’habitude de ne recevoir aucune assistance de l’État. C’est seulement des ONG que nous l’avons reçue. L’État nous avait abandonnés à la merci des ONG.

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De plus, dans ces camps autonomes, les populations se repliaient davantage sur la cellule familiale. En l’absence d’État ou d’ONG devant qui s’opposer et auprès de qui formuler des demandes, on observait rarement un sentiment de communauté, voire de formes de mobilisation collective.

A contrario, dans les camps gérés, c’est-à-dire qui sont sous la responsabilité d’une organisation d’aide, plusieurs mobilisations ont émergé et une grande diversité de discours coexiste selon le statut des interviewés. Comment expliquons-nous cet état de fait ? Outre le principe d’opposition et la résistance face à la hiérarchisation des besoins, plusieurs éléments ont pu influencer la mobilisation dans les camps. Les relations antérieures au séisme ont favorisé la mobilisation et la constitution de comités et d’associations. Dans ces contextes, les rapports de pouvoir préexistants dans les communautés se sont poursuivis dans les camps, expliquant la constitution des comités. Lorsqu’on questionne cet homme à l’origine de mobilisation, de collectivisation et de mauvais coups contre l’ONG sur les relations de voisinage, il répond :

[Nous sommes] de très bons amis. La même relation que l’on avait avant persiste. Toutes les personnes qui viennent de Djobel se connaissent. Et celles de Bourdon se connaissent […] Il y a des gens que j’ai connus ici dans le camp. Ils viennent de Bourdon. Et certains ont avec moi aujourd’hui un lien d’amitié très serré. Et dans ce camp, toutes les personnes, qu’elles soient de Djobel ou de Bourdon, se connaissent quand même.

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L’effet rassembleur de la mobilisation et, dans ce cas-ci, du déplacement forcé de ces communautés dans un espace à l’extérieur de Port-au-Prince a certainement favorisé leur mobilisation. Dans ce camp, la mobilisation face aux mécontentements dans la gestion du camp par l’ONG a entraîné un fort sentiment de solidarité plutôt qu’une fragilisation des relations :

Nous avons de bonnes relations entre nous. Comme vous le savez, on est des voisins, on est venu du même quartier. Alors, quand on se lève le matin ou bien dans l’après-midi, on se voit, on se parle. On se communique en tant que voisins, en tant que membres d’une même famille. Si quelqu’un fait face à un problème d’argent pour aller à l’hôpital [et que j’ai] 25 gourdes à lui donner pour payer les frais de transport à motocyclette pour des petits frères et soeurs, alors je lui donnerai les 25 gourdes. 

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Pour conclure, l’analyse des modalités de l’aide et des conditionnalités liées à la participation est l’occasion de mettre au jour des initiatives collectives et concertées d’exclus. Cette résistance est en totale opposition à la position d’attentisme dans laquelle sont souvent dépeintes les populations victimes de catastrophes. Leur position de rupture nous rappelle avant tout qu’une communauté est hétérogène et que ses membres ne bénéficient et ne participent pas tous de la même façon. Les contestataires participent à leur manière à bâtir de nouvelles solidarités et à renouveler les espaces publics, et ce, en marge des modèles standardisés. En outre, l’enjeu de la diversité des définitions et des perceptions de la participation demeure entier. Cette analyse nous confirme que les réponses humanitaires ont le potentiel, non négligeable, de transformer les rapports de pouvoir dans les communautés ou de renforcer des hiérarchies préexistantes.