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Réponse à Guillaume Fréchette

Le commentaire de Guillaume Fréchette va droit au coeur d’un des présupposés de WPAA et montre bien que, au Canada au moins, la philosophie de Brentano et de ses héritiers est bien connue.

L’Introduction de WPAA affirme que, selon Brentano et ses héritiers, les propositions philosophiques sont des propositions non contingentes bien que la nature non contingente de ces propositions soit comprise par eux de deux façons très différentes. Selon Husserl et ceux qui le suivent, une proposition qui est nécessairement vraie l’est en vertu de la nature ou de l’essence des objets ou des propriétés sur lesquels porte la proposition ou en vertu de la nature des concepts dont la proposition est composée. Selon Brentano et ceux qui le suivent, cette conception essentialiste de la modalité n’est pas la bonne (même si le langage essentialiste n’est pas toujours écarté). L’Introduction de WPAA affirme également que, selon Husserl et ceux qui le suivent, les vérités nécessaires et essentielles, formelles ou matérielles, ne sont pas des normes. Malgré la différence entre les vérités essentielles et les normes, il y aurait un rapport intime entre les deux. Les normes logiques seraient partiellement fondées par les vérités essentielles. Si on appelle « normativisme » l’erreur de voir ou de mettre les normes au mauvais endroit, comme le pharisaïsme est l’erreur de voir ou de mettre l’éthique au mauvais endroit, on peut dire que, pour Husserl, identifier les vérités essentielles à des normes est un exemple de normativisme.

Fréchette se demande en effet si Brentano et ceux qui le suivent échappent à ce qu’est le normativisme du point de vue de Husserl. Si ce n’est pas le cas, on ne peut pas dire que, selon Brentano et tous ses héritiers, les vérités philosophiques sont non normatives ni que ces vérités sont au plus un fondement partiel pour des normes. Si ce n’est pas le cas, alors, du point de vue de Husserl, la philosophie de Brentano, de ceux qui le suivent de près ainsi que des néo-kantiens (mais pas de Kant lui-même) est coupable de normativisme. On pourrait même dire que cette forme de normativisme est un précurseur mentaliste du normativisme linguistique de Wittgenstein et de ceux qui le suivent.

Fréchette cite Brentano, son éditeur et fidèle élève, Kraus, ainsi qu’un élève qui n’est que partiellement fidèle au maître, Marty (un Suisse qui rejette l’autorité habsbourgeoise) comme exemples de philosophes qui n’acceptent pas que le normatif ait un fondement partiel qui soit non normatif. Or toute la question est de savoir si, selon l’un ou l’autre de ces trois philosophes, la propriété de rectitude (Richtigkeit) est ou n’est pas normative, si elle est ou n’est pas fondamentale et si elle peut ou non être identique à la propriété de vérité.

Notons d’abord que la rectitude selon Brentano et tous ses élèves directs est une propriété non seulement de la croyance et du jugement (et de l’inférence, des réponses, etc.) mais aussi du désir et des émotions. Cette conception très large de la rectitude, comme une propriété non seulement des états ou « actes » intellectuels » mais aussi des états non intellectuels, se trouve déjà chez Platon et Aristote. Mais à part quelques applications chez Anselme et Thomas, elle semble avoir été très largement ignorée jusqu’à ce que Brentano la réintroduise avec force dans la discussion philosophique. Dans la philosophie analytique récente, la notion de « correctness » joue un rôle important dans la philosophie dummettienne de l’affirmation. Ailleurs dans cette tradition, l’idée que les désirs ou émotions puissent être « fitting » occupe une place toujours plus importante. Brentano et ses élèves ne semblent jamais avoir été troublés par la possibilité que le sens dans lequel une émotion puisse être correcte n’ait qu’une similarité lointaine avec le sens dans lequel un jugement puisse être correct, ni par la possibilité que la rectitude ne soit pas une propriété aussi directe d’un désir que d’un jugement.

Le fait qu’une croyance ou une émotion soit correcte — que l’on croie que p et p, que l’on s’indigne d’une situation qui est en effet injuste — est-il primitif ou fondé ? Selon les élèves de Brentano qui sont (devenus) des réalistes naïfs, tels que Husserl et Marty, si le jugement que p est correct, il est correct parce que p, si l’amour de l’amour est correct, c’est parce que l’amour a une valeur positive intrinsèque. Selon Brentano et Kraus, par contre, rien ne justifie objectivement, rien n’explique, la rectitude d’un jugement ou d’une émotion, même si la saisie de la rectitude d’un jugement ou d’une émotion est motivée.

Cette option philosophique ne doit pas être confondue avec une tout autre possibilité : la rectitude est-elle une propriété normative ou pas (comme quelques philosophes contemporains tels que Christine Tappolet l’ont soutenu) ? Si elle est une propriété normative, s’agit-il d’une propriété normative sui generis ou d’une propriété déontique ? Si c’est une propriété déontique, laquelle ? Faut-il dire qu’un jugement que p est correct seulement s’il doit être le cas que (si l’on juge que p, alors p) ? Ou faut-il dire que celui qui juge que p doit juger que p seulement si p ?

Il y a un troisième choix. On dit des jugements et des croyances qu’ils sont corrects et vrais. Or, dans de telles prédications, « vrai » et « correct » sont-ils des synonymes ?

Que disent Brentano, Kraus, Marty et Husserl face à ces deux dernières options ? Kraus estime que la notion de rectitude est une notion déontique. Mais il n’est pas clair, à mon sens, que cela soit l’avis de Brentano. À vrai dire, Brentano reste presque toujours muet sur la question. Quand il parle du rapport entre les normes et la rectitude il est difficile de déterminer s’il pense seulement que l’on doit juger correctement ou s’il pense que juger correctement n’est rien d’autre que juger comme il faut. La lettre de Brentano à la fin de sa vie, citée par Fréchette (note 11), est l’une des indications les plus claires qu’il a accepté la deuxième option. Les formulations de Marty manifestent souvent une ambiguïté comparable, même si Marty est plus proche de l’option déontique que Brentano. Husserl, dans ses Recherches logiques, note en passant que la notion de rectitude est une notion normative, un point sur lequel il insistera par la suite.

Par rapport à la troisième option, Husserl défend un point de vue qui n’est pas partagé par Brentano ou Marty. La rectitude d’une croyance n’est pas à confondre avec sa vérité. Certes, ce qui rend correcte une croyance est aussi ce qui la rend vraie. De même, une croyance vraie est correcte et une croyance correcte est vraie. Mais, contrairement à la notion de rectitude, la vérité n’est pas une notion normative. En plus, notre saisie de la rectitude d’une croyance est à l’origine de notre maîtrise du concept de la vérité. De même, beaucoup plus tard, Dummett soutiendra la position selon laquelle la maîtrise du concept de vérité présuppose la maîtrise du concept de la rectitude d’une affirmation. L’avis de Husserl semble être que la croyance que p est correcte dans la mesure où c’est une croyance que p, et vraie dans la mesure où c’est une croyance que p. Comme nous avons vu, ce qui rend correcte une croyance est aussi ce qui la rend vraie. Mais il est aussi le cas que ce qui rend vraie la croyance que p rend vraie la proposition selon laquelle p. En réalité, il faudrait utiliser le mot « vrai » seulement comme opérateur et comme un prédicat qui prend la nominalisation d’une phrase ou un nom tels que « dogme » pour faire une phrase, et réserver le mot « correct » pour les états et actes mentaux, et pour différents types de comportement. Or, comme Brentano et Marty estiment que le porteur principal de la vérité est un acte ou état mental, ils ne peuvent pas distinguer ainsi entre la rectitude et la vérité. On peut penser que cela les oblige, s’ils veulent être consistants, à accepter que la correction et la vérité sont toutes deux normatives. Mais Brentano au moins semble avoir voulu éviter cette conclusion normativiste. En ce qui concerne Marty, j’irais plus loin que Fréchette. Celui-ci note que, selon Marty, la signification (dans un sens du terme) est toujours une norme déontique et se demande si, dans le système martien, une telle norme possède un fondement non normatif. Comme il est difficile d’éviter la conclusion que, selon Marty, la rectitude et la vérité des jugements sont la même chose, et comme Marty semble au moins tenté par l’idée que la rectitude est une propriété déontique, il semble que les significations qui sont des normes ne peuvent pas avoir de fondement non normatif. La seule façon de nuancer cette conclusion, me semble-t-il, serait d’arguer que si la rectitude est une propriété normative, la relation de rendre quelque chose correct n’est pas une relation entièrement normative. Mais Fréchette a des doutes sérieux, que je partage, en ce qui concerne la robustesse ontologique de ce qui rend correct selon Marty (il s’agit d’une des nombreuses suggestions percutantes qui se trouvent dans son commentaire).

Le rapport entre la vérité et la rectitude dans le Tractatus n’a guère retenu l’attention de ses exégètes. Wittgenstein y utilise de façon interchangeable « vrai » et « correct », « faux » et « incorrect » en parlant des images (Bild), des pensées (Gedanken) et des phrases (Sätze). Ces couples sont-ils, selon Wittgenstein, interchangeables parce que synonymes ?

Il n’y a aucun doute que Brentano est à l’origine de beaucoup d’approches épistémiques de la vérité et de la valeur pendant le vingtième siècle. Je suis aussi tout à fait d’accord avec Fréchette sur le fait que Husserl a rompu de façon très complète avec ce qui lui semblait être les tentations et les tendances normativistes dans la philosophie de Brentano et que les désaccords au sujet de la place du normatif jouent un rôle important dans plusieurs débats autrichiens. « Les philosophies des propositions non contingentes dans les traditions bolzaniennes et brentaniennes sont très variées » (WPAA 14). Mais il m’est difficile de déterminer à quel point la philosophie théorique de Brentano était à ses yeux normative.

Réponse à Jimmy Plourde

L’exposition que donne Jimmy Plourde du chapitre IV de WPAA, « Sens, non-sens et modalités » est à la fois claire et exacte. Les suggestions qu’il avance pour trancher certaines questions que ce chapitre laisse ouvertes sont plausibles, nouvelles et séduisantes. La seule exception, en ce qui me concerne, se trouve à la fin de son texte. Il y attribue à Husserl une thèse qui n’est pas défendue par celui-ci. Dans ce qui suit, j’utiliserai la terminologie employée dans WPAA, que Plourde adopte aussi, ainsi que la terminologie de Plourde lui-même, sans les expliquer. Je renvoie le lecteur au commentaire de Plourde qui explique toutes ces terminologies de façon très précise.

Il y a, selon Plourde, une erreur possible au sujet de l’autonomie de la logique. C’est l’erreur de penser que pour déterminer si un symbole est, d’un point de vue logique, impossible, possible ou nécessaire, il faut aller voir ce qu’il en est dans le monde quant aux objets simples en question.

Qui est coupable de cette erreur ? Le jeune Husserl, qui, dans sa philosophie de la modalité de re syntaxique, voulait comprendre la nature de la logique « par un retour aux choses elles-mêmes ». Sa philosophie de la logique n’exclurait pas des considérations ontologiques. Mais Husserl n’a jamais pensé que la philosophie des significations idéales, de leurs parties et de leurs rapports, présuppose un examen d’autre chose que les significations elles-mêmes. Les seuls objets simples qui jouent un rôle dans la philosophie husserlienne des significations sont les objets simples qui sont des significations. Comme cette dernière phrase le laisse entendre, Husserl est certainement d’avis que chaque signification est un objet, un objet autre que celui qu’a une signification, si elle en a un. Toute sa philosophie des combinaisons essentiellement possibles et impossibles de significations est un cas spécial de sa théorie ontologique des combinaisons possibles et impossibles entre des objets. Mais il y a beaucoup d’objets qui ne sont pas des significations. Et la grammaire logique de Husserl n’exige nullement que l’on regarde vers les objets qui ne sont pas des significations.

Plourde qualifie de « réaliste » une position attribuée à l’auteur du Tractatus dans le chapitre IV de WPAA : « la modalité de dicto est fondée sur la modalité de re ontique, qui serait elle-même fondée sur la nature des objets simples ». Ce même chapitre note qu’une telle position semble être incompatible avec le principe tractarien de l’autonomie de la logique, avec la thèse des Cahiers selon laquelle la logique doit prendre soin d’elle-même. Plourde note, correctement, que cette difficulté fera que Kevin Mulligan laissera en suspens la question de l’adhésion de Wittgenstein à la position réaliste pour ce qui est du fondement de la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto.

Il propose de montrer comment réconcilier la lecture réaliste du Tractatus, qu’il accepte, et l’autonomie de la logique. Avant de formuler sa réconciliation, il présente et critique une lecture anti-réaliste du Tractatus.

Je voudrais d’abord commenter sa formulation de la lecture réaliste et de la lecture anti-réaliste du Tractatus. Il estime que ce qui « milite en faveur de la lecture réaliste, c’est avant tout l’idée de l’isomorphie entre le langage et la réalité et ce que Wittgenstein affirme concernant la forme de représentation ». Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la première partie de cette affirmation. Une isomorphie, une similarité de structure, comme aussi, par exemple, une équivalence, n’a pas de direction. On introduit une direction et aussi une forme de réalisme dans l’isomorphie entre le langage et la réalité si l’on affirme qu’un porteur de vérité est vrai parce qu’un état de choses subsiste. Je crois que Plourde est en réalité d’accord avec cette remarque.

Selon la lecture anti-réaliste, dit Plourde, Wittgenstein est d’avis que « ce qui fait que ‘a’, ‘R’et ‘b’peuvent ou ne peuvent pas se combiner pour former une proposition ‘aRb’tient uniquement à l’essence de ces symboles et aucunement aux propriétés combinatoires de a et de b ». Plourde avance une très bonne objection contre cette lecture. Mais dans sa discussion de la lecture réaliste et de la lecture anti-réaliste du Tractatus il ne tient pas compte du fait que cette opposition peut être aussi formulée de la façon suivante. Il n’est pas très controversé d’attribuer au Tractatus la doctrine selon laquelle les deux catégories de nom et d’objet sont inséparables ou mutuellement dépendantes, comme le sont les deux catégories de phrase douée de sens et d’état de choses. (De façon analogue, Husserl considère les deux catégories de signification nominale et d’objet comme mutuellement inséparables, tout comme les deux catégories de proposition et d’état de choses). Or on pourrait penser que la notion d’inséparabilité implique l’absence de priorité ou de fondement. Peu importe si cette compréhension de l’inséparabilité est la bonne ou pas. Il est clair que la thèse de l’inséparabilité des membres du couple nom-objet et des membres du couple phrase-état de choses est une espèce de thèse anti-réaliste. Il est aussi clair que la thèse de l’inséparabilité est compatible avec la thèse selon laquelle, s’il est vrai que p, alors il vrai que p parce que l’état de choses selon lequel p subsiste. Il devient apparent qu’il y a réalisme et réalisme, anti-réalisme et anti-réalisme.

La réconciliation du réalisme (dans le premier sens du terme) et l’autonomie de la logique s’effectue selon Plourde quand on voit que l’incompatibilité apparente entre la position réaliste et l’autonomie de la logique « découle d’une mauvaise compréhension du principe de l’autonomie de la logique. En effet, contrairement à ce que l’on croit souvent, ce principe n’est pas métaphysique, mais méthodologique ». Sur le plan métaphysique (ou ontologique) Wittgenstein est réaliste. Mais « la question de déterminer si » une proposition « est, du point de vue de la logique, possible » est une question méthodologique. Selon Wittgenstein, « on doit déterminer toutes les questions logiques a priori à partir de l’étude du langage ». Le réalisme du Tractatus présuppose le principe méthodologique de l’autonomie de la logique. Je suis tout à fait d’accord.

Mais la suggestion de Plourde doit, pour pouvoir être défendue, être complétée par une explication du rapport entre l’analyse du langage et l’analyse de la logique chez Wittgenstein. Cette explication répondrait aux questions suivantes : quel rapport y a-t-il, selon Wittgenstein, entre la distinction qu’il fait entre les signes, leur langage, les symboles, d’un côté, et la logique, de l’autre côté ? Entre l’acte de penser ou vouloir dire, et les symboles ? Entre ce que Wittgenstein appelle son « Studium der Zeichensprache », son « Studium der Denkprozesse » (comme lui, à la différence des psychologues, les conçoit) et la logique, en particulier la grammaire logique, l’analyse des propositions, à laquelle le langage des signes obéit ? Il ne me semble pas facile de déterminer les bonnes réponses à ces questions. Je n’exclus pas que Jimmy Plourde nous donnera les réponses à ces questions.

Toutes ces questions furent aussi posées par Husserl, et ses réponses sont plus ou moins intelligibles et plus ou moins faciles à reconstruire. Elles se trouvent dans son « Studium der Synkategorematika », sa « phénoménologie des expériences de signifier ou vouloir dire », dans sa « phénoménologie des formes linguistiques » et dans sa « grammaire pure logique » à lui.

Réponse à Denis Seron

Le commentaire de Denis Seron porte sur deux sujets, la complexité psychologique et le rapport entre l’apriori et la modalité.

Le chapitre VII de WPAA — « Couleurs » — étudie les avis de Meinong en 1903 et de Wittgenstein au début des années 30 au sujet des « couleurs composées ». Seron situe les remarques de Meinong par rapport aux différentes tentatives, dans la tradition brentanienne, de comprendre la complexité psychologique, et il s’efforce de montrer que, contrairement à ce que l’auteur de WPAA avait suggéré, Meinong n’a pas vraiment changé d’avis au sujet de la question de savoir si « deux couleurs différentes » peuvent « apparaître en même temps au même endroit, par exemple le rouge et le bleu dans une surface violette ». Meinong n’a pas d’abord — avant 1903 — donné une réponse négative et ensuite une réponse positive à la question. Certes, dit Seron, quelque chose a changé dans le point de vue de Meinong. Mais la question de savoir ce qui a changé au juste est peut-être moins simple que ne le suggère Mulligan. Pour ma part, je pense plutôt que Meinong n’y abandonne nullement la thèse de l’impossibilité des couleurs composées, mais qu’il la conserve tout en reconnaissant à sa négation un sens acceptable. En réalité, pour lui comme pour Brentano, les deux positions correctement comprises ne se contredisent tout simplement pas et elles peuvent être défendues simultanément… Pour ma part, il me semble que la position d’ensemble de Meinong est typiquement brentanienne et que la référence à Brentano, manquante dans l’analyse de Mulligan, peut seule la rendre vraiment intelligible.

Or la richesse de l’exposition de Seron quant au problème de la complexité psychologique et de la complexité des positions (et des terminologies) de Brentano et de Meinong à différents moments de leur carrière sont telles que je ne voudrais pas me prononcer sur la thèse centrale de Seron ici. Je me limite à quelques remarques sur une des composantes de cette thèse. Ces remarques devraient figurer dans une évaluation plus complète de la thèse de Seron, une évaluation qui lui rendrait justice.

Seron introduit l’expérience de pensée de Brentano, de 1893, concernant un échiquier composé de cases rouges et de cases bleues. Brentano nous propose de diviser chaque case en quatre cases de nouveau rouges et bleues, et de répéter l’opération plusieurs fois. « En deçà d’un certain seuil, résume Seron, les cases rouges et les cases bleues sont trop petites pour être discernées, et nous ne voyons plus qu’un grand carré uniformément violet. »

Seron attribue à Brentano et à Meinong l’emploi de deux types de voir. Dans un sens de « voir », nous ne voyons pas le rouge et le bleu dans le violet, nous ne voyons plus qu’un carré uniformément violet. Mais ensuite, il faut bien que nous voyions, en un certain sens de « voir », les cases rouges et les cases bleues — mettons comme des limites. Car si nous faisons disparaître toutes les cases rouges et les cases bleues, la surface violette disparaît également : donc si la surface violette apparaît, les cases rouges et les cases bleues doivent également apparaître. En conclusion, il y a un certain sens de « voir » où nous ne voyons pas le rouge et le bleu dans le violet, et il y en a un autre où il est nécessaire de les voir — d’en avoir une Einsicht.

On a souvent distingué différents types de voir. On a distingué le voir simple — Sam voit un chien —, et le voir épistémique — Maria voit qu’il pleut. On a distingué entre voir la rougeur d’un objet et voir un objet. Il y a une distinction voisine mais différente entre voir et la perception visuelle ou l’intuition perceptuelle. Une des découvertes importantes des héritiers de Brentano (notamment Husserl, Meinong, Scheler) est celle du rôle de la saisie des relations internes, dont la plus simple est la différence numérique, dans la perception visuelle. Or saisir la différence numérique dans la perception visuelle n’est pas la voir dans le sens dans lequel on voit une chose ou une couleur. On ne peut pas voir avec ses yeux une relation quelconque, interne ou externe[1].

Selon Seron, le sens dans lequel on voit la rougeur et dans lequel on ne peut pas voir le rouge et le bleu dans le violet n’est pas le sens de « voir » à l’oeuvre quand on a une Einsicht au sujet de la coprésence du rouge et du bleu dans le violet sur la base d’un acte de voir du violet. Nos yeux ne nous fournissent aucune Einsicht. La différence signalée par Seron est réelle et importante. Mais elle n’est pas une différence entre deux types de voir, me semble-t-il. Il s’agit d’une différence entre voir quelque chose et saisir quelque chose sur la base de ce que l’on voit. Après avoir introduit la notion d’une Einsicht sur la base de ce que nous voyons, Seron explique que « c’est l’analyse du concept de violet qui nous fait apparaître le rouge et le bleu », l’analyse brentanienne ou la quasi-analyse de Carnap et des gestaltistes berlinois, ajoute-t-il, à juste titre. Mais l’analyse ou la quasi-analyse d’un concept n’est pas une forme quelconque de voir, même quand elle procède sur la base de la vision. En plus, on peut penser qu’entre le phénomène le plus simple de voir et l’analyse ou la saisie conceptuelle de concepts il y a une saisie non conceptuelle des relations internes dans la perception (on si l’on veut, intuition) visuelle.

Une partie de l’intérêt de l’exposition de Seron — pour moi plus que pour Seron lui-même sans doute — est qu’elle montre à quel point les philosophies de la perception visuelle de Meinong, Husserl et Scheler dérivent des réflexions de Brentano sur la complexité psychologique. Les réflexions de Brentano sur ce qu’il appelle l’Evidenz de la différence constituent aussi une anticipation de ces développements ultérieurs.

Le philosophe qui distingue entre deux types de voir, voir tout court et voir comme, est Wittgenstein. Selon ce dernier, quand un aspect surgit, on perçoit — on ne voit pas — une relation interne. Il dit aussi que les relations internes sont remarquées, qu’elles sont l’objet d’attention. Sur ce point il est d’accord avec la philosophie de la perception des gestaltistes de Graz (Meinong, Benussi, Ameseder) et celle de Bühler. Dans l’immense littérature secondaire consacrée aux rapports entre la philosophie de la perception de Wittgenstein et celle de Köhler (que Wittgenstein cite), on n’a pas remarqué que Wittgenstein défend sur plusieurs points ce qui était la position des gestaltistes de Graz contre celle de leurs cousins beaucoup plus connus de Berlin.

Au sujet de la modalité, Seron déclare une certaine sympathie pour la position de Brentano, qui échapperait aux problèmes que présentent l’approche essentialiste mais conventionaliste de Wittgenstein — Seron parle d’un « certain mystérianisme linguistique wittgensteinien » —, et la philosophie archi-essentialiste et anti-conventionaliste de Husserl — Seron parle de « l’obscur essentialisme husserlien ». Selon Brentano, « tout a priori est en réalité analytique, c’est-à-dire conceptuel. La pensée conceptuelle s’accompagne d’intuitions par lesquelles nous saisissons des relations nécessaires d’inséparabilité ou d’incompatibilité, qui sont en ce sens purement conceptuelles ».

Je ne crois pas que tout a priori soit analytique, sauf si le concept d’analyticité est utilisé dans un sens arbitrairement large. Je ne crois pas que tout a priori soit conceptuel. Je ne crois pas que les relations d’incompatibilité soient purement conceptuelles. Ce n’est pas l’endroit ici pour justifier ces convictions. Je me contente de faire deux observations sur la philosophie de la modalité. Husserl et la majorité des philosophes de la modalité du vingtième siècle ont estimé que le locus de la modalité est à trouver ou bien dans les porteurs de vérité ou bien dans les états de choses, et non pas dans nos jugements et nos expériences. Une de ces philosophies de la modalité, celle de Husserl et, dans une forme beaucoup plus subtile et élaborée, celle de Kit Fine, prétend que la nécessité dans le sens premier du terme (ce que Fine appelle la nécessité métaphysique) s’enracine dans les essences ou natures de différents types d’entités. Ainsi, une nécessité est conceptuelle si elle est fondée dans la nature de certains concepts. Elle est non conceptuelle si elle est fondée dans la nature de certains objets. Seron nous dit que s’il est « nécessaire qu’un homme ait ni plus ni moins qu’un père biologique », cette nécessité est à la fois biologique, conceptuelle et grammaticale. Mais cette nécessité ne présuppose même pas qu’il y ait des concepts. Et si elle est vraie, elle est vraie en vertu de la nature d’un type d’organisme.

Les philosophies essentialistes de la modalité n’ont jamais fourni une épistémologie adéquate pour leurs philosophies. Les remarques de Husserl au sujet du rapport entre l’imagination et les possibilités « pures » et essentielles, par exemple, sont lacunaires et peu développées. Or Seron a, à mon sens, tout à fait raison de penser qu’il faut une philosophie des jugements modaux comme celle proposée par Brentano. Et il est aussi vrai que, si l’on avait une telle philosophie, elle pourrait sans doute être déployée comme une solution de remplacement aux philosophies réalistes de la modalité. Je suis pessimiste en ce qui concerne le futur d’une philosophie brentanienne des jugements modaux parce que — comme je l’ai indiqué dans ma réponse à Fréchette — je ne crois pas que Brentano arrive à distinguer comme il faut entre la modalité aléthique — l’évidence d’un jugement qu’il est nécessaire que p —, et la modalité déontique — la rectitude d’un jugement.

Réponse à Patrice Philie

Patrice Philie fait un certain nombre d’observations et avance deux thèses. Il trouve la philosophie de la certitude primitive chez Ortega plus excitante ou prometteuse que celles de Husserl et de Scheler. La philosophie de la certitude chez Ortega est-elle supérieure à celle fournie par Husserl ? La variété des exemples discutés par Ortega est plus grande que chez Husserl. L’analyse que donne Ortega de la nature des « croyances de base » et de leurs rapports avec les « idées » que nous croyons plus ou moins justifiées est très riche. Mais il y une différence importante entre l’analyse de Husserl et celle d’Ortega. Selon Husserl, la certitude naïve occupe une place précise dans une taxonomie détaillée des états d’esprit et des « actes » mentaux — la certitude naïve, la certitude critique, la conjecture, le doute, l’attitude interrogative —, taxinomie dans laquelle l’outil husserlien de choix, sa philosophie des rapports de modification entre les différents types d’acte mental, joue un rôle central. Avant de choisir entre Ortega et Husserl, il me semble qu’il faudrait savoir jusqu’à quel point leurs analyses sont compatibles.

Philie soupçonne que je partage son avis selon lequel Wittgenstein, dans « De la certitude », veut « faire la lumière sur le rôle [des propositions charnières] dans nos vies » et n’est pas en train de « “répondre” au scepticisme ». Il n’a pas tort. Je suis de ceux qui estiment que, chez Wittgenstein, la description subordonnée à un but thérapeutique, qui est de nous guérir de la tentation philosophique, prime toujours sur l’ambition de répondre directement à une thèse philosophique quelconque. Mais Philie estime que les descriptions wittgensteiniennes des propositions charnières sont aussi une réponse au problème philosophique du scepticisme. Wittgenstein, dit-il, tente « de le démasquer comme étant un pseudo-problème, et non pas en y fournissant une “solution” au sens traditionnel ». Cela soulève la question du rapport entre les problèmes traditionnels, leurs réponses et leurs solutions, d’un côté, et la description, de l’autre côté, et ensuite la question du rapport entre la description comme fondement de la théorie philosophique (comme chez Brentano, Husserl et leurs héritiers) et la description comme composante de la thérapie.

Considérons ces deux questions relativement à ce que disent Husserl et Wittgenstein sur le scepticisme. Selon le premier, il appartient au concept d’une théorie sceptique d’être absurde (widersinnig), selon le dernier le scepticisme est dépourvu de sens (unsinnig) (Tractatus6.51). À la différence de Wittgenstein, Husserl justifie longuement son affirmation dans les Prolégomènes aux Recherches logiques 32-3), avec une série d’arguments dans lesquels le concept d’absurdité et donc de sens et de ce qui n’a pas de sens jouent un rôle central. Husserl distingue l’absurdité logique (une contradiction) et conceptuelle (« Les idées incolores et vertes dorment furieusement », pour prendre un exemple non husserlien) de l’« absurdité noétique ». Il semble penser qu’avancer une thèse sceptique est un exemple d’absurdité noétique, puisque le contenu d’une telle thèse est incompatible avec la nature de l’acte d’affirmer quelque chose et sa prétention à la vérité et à la connaissance. Par la suite, Husserl distinguera un grand nombre d’espèces d’absurdités qui ne sont ni logiques ni conceptuelles, mais par exemple pratiques et affectives. L’absurdité noétique de Husserl est une forme de ce que Mackie appellera bien plus tard « operational self-refutation ».

Cette forme d’auto-réfutation, bien connue des anciens, est-elle à l’oeuvre dans le Tractatus ? James Levine a essayé de démontrer que c’est le cas[2]. S’il a raison, il est tentant de lire le Tractatus 6.51 comme faisant appel à cette forme d’argument. En tout cas, au plus tard quand Wittgenstein salue le paradoxe de Moore — l’affirmation selon laquelle il y a un feu dans la pièce et je ne crois pas qu’il y a un feu dans la pièce —, il reconnaît l’espèce d’incompatibilité déjà notée par Husserl. Wittgenstein souligne « l’absurdité » de cette affirmation et le fait qu’il ne s’agit pas d’une contradiction[3]. Husserl avait affirmé des absurdités noétiques qu’elles ne sont pas des absurdités psychologiques. Wittgenstein n’estime sans doute pas que le paradoxe de Moore soit une absurdité psychologique non plus. Or, si l’on utilise une distinction comme celle de Husserl entre l’absurdité noétique, d’un côté, et l’absurdité conceptuelle, formelle ou matérielle, de l’autre côté, pour critiquer par exemple le scepticisme, il est important de noter que ce type de réponse au sceptique repose sur une description de la variété de l’absurdité, qui repose à son tour sur une description de la distinction entre ce qui a un sens et ce qui en est dépourvu. On est donc ici très loin de ce qui est souvent considéré comme une « réponse » en philosophie.

Patrice Philie examine d’abord « un type de certitude primitive et objective qui n’est pas à proprement parler mentionné dans » WPAA, « c’est-à-dire les lois logiques fondamentales » et ensuite « l’aspect normatif des certitudes ». Il avance la thèse très intéressante selon laquelle « les lois logiques » — son exemple préféré est la loi dite du modus ponendo ponens (MPP) — sont des certitudes primitives et objectives au sens d’Ortega et de Wittgenstein. Elles ne sont pas apprises explicitement et font partie des propositions charnières qui déterminent ce que nous disons et pensons, et comment nous pensons.

Si la loi de MPP est le principe

(1) Si (p & si p, alors q), alors q,

il me semble que c’est la règle de MPP

(2) Si (p & si p, alors q), alors on a le droit d’inférer q

qui est un meilleur candidat pour le rôle de certitude primitive. Husserl, Stumpf et Scheler aiment souligner que suivre une règle d’inférence, inférer selon une règle, n’est pas inférer à partir d’une prémisse. Je doute qu’ils aient lu Charles Dodgson à ce sujet. Mais Husserl au moins connaissait sans aucun doute l’exposition magistrale de la différence entre inférer selon et inférer à partir de, qui se trouve dans la §199 de la Wissenschaftslehre de Bolzano, bien avant l’article célèbre de Lewis Carroll. Les règles logiques sont de meilleurs candidats pour le rôle de certitude primitive que les lois logiques simplement parce que, quand nous les suivons, elles se trouvent à l’arrière-plan de notre esprit, comme toutes les certitudes primitives, ainsi que l’a souligné Scheler (WPAA 217). Il est par contre difficile d’inférer à partir d’une prémisse sans qu’elle occupe le premier plan.

Il est vrai que les rapports entre la philosophie de la logique et des mathématiques chez Wittgenstein et dans les traditions austro-allemandes (Husserl, Pfänder, Becker, Kaufmann) sont absents de WPAA. Néanmoins, le chapitre VIII note en passant la thèse husserlienne selon laquelle même les vérités essentielles — dont les vérités arithmétiques et logiques — peuvent avoir le statut de certitudes naïves (WPAA213). Patrice Philie a donc Husserl de son côté. Dans le même chapitre, la thèse d’Ortega selon laquelle les systèmes des croyances de base manifestent des trous, et la thèse de Bühler qu’il y a des trous dans les règles sont illustrées à l’aide d’un exemple qui s’inspire des commentaires de Kripke sur Wittgenstein et les règles :

[L]es certitudes primitives sur ce qui n’est pas contingent peuvent s’avérer être « incomplètes », avoir des trous. Supposons que la règle de l’addition soit primitivement certaine pour Pierre relativement à un certain éventail de nombres. Si une situation se produit dans laquelle il doit appliquer la règle à de nouveaux nombres, il pourrait bien se retrouver dans un état d’incertitude primitive

WPAA 219

Ce qui vaut pour l’addition vaut pour MPP (compris comme règle ou comme loi). Un sujet pour lequel MPP est primitivement certain ne va pas pouvoir compter sur la règle, la suivre aveuglément, quand il a affaire à des prémisses compliquées. Dans de tels cas, la certitude primitive doit céder la place aux croyances critiques et à la réflexion. La règle de MPP fonctionne comme certitude primitive au mieux quand elle est appliquée à des phrases atomiques.

La distinction entre MPP comme loi et MPP comme règle est importante pour évaluer la deuxième thèse de Philie selon laquelle les certitudes primitives et les certitudes objectives sont des normes, et que cela est aussi l’avis de Wittgenstein.

Or la distinction introduite entre lois et règles semble être niée par Philie. S’il parle souvent de la loi de MPP, il lui arrive aussi d’identifier la loi avec une règle. « N’est-il pas évident, demande-t-il, que le modus ponens est une norme ? » Ni Frege ni Husserl n’étaient d’avis que les lois logiques sont des normes. Selon le dernier, comme nous l’avons déjà noté (« Réponse à Fréchette »),

Si (2), alors (2) en partie parce que (1).

Je suis plutôt de l’avis de Frege et de Husserl. Mais il est vrai que, depuis les travaux de Gentzen et de Wittgenstein, cet avis n’est plus l’avis dominant.

Wittgenstein pensait-il que toutes les certitudes primitives non logiques sont des normes ? Patrice Philie cite un passage de « De la Certitude » (§167) qui mentionne la possibilité de transformer une proposition empirique en une norme de description pour étayer sa réponse affirmative à cette question. Mais Wittgenstein pensait-il vraiment que sa certitude primitive qu’il avait deux mains était une norme de description ? Et s’il le pensait, avait-il raison ?

Philie élabore une réponse à ces deux questions qui est très riche. Il est d’avis que le rapport entre les normes épistémiques et les normes rationnelles, dont les normes de description, et les normes éthiques et politiques, n’est pas simple. Je le pense aussi. Mais je suis aussi d’avis que les questions normatives, en particulier déontiques, sont presque toujours secondaires, par rapport aux questions axiologiques, aux questions qui concernent les valeurs. Or, comme on le sait, Wittgenstein, pour des raisons qui lui sont propres, nous en dit très peu au sujet de la valeur.