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Dans cet ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, l’historienne Andrée Rivard s’intéresse à l’accouchement au Québec de la deuxième moitié du XXe siècle à nos jours. L’auteure a misé sur des récits de femmes pour se distinguer d’une simple histoire de l’obstétrique. La recherche éclaire considérablement l’historique des mouvements ayant milité pour une humanisation de la naissance en réaction à une médicalisation massive de la grossesse et de l’accouchement. Basée sur un vaste corpus de sources (sources gouvernementales, articles de journaux et revues, livres prénataux, témoignages, archives, etc.), l’étude propose une analyse substantielle et accorde une place prépondérante aux mères. L’historienne est clairement militante en faveur de l’accouchement naturel et ses propos, souvent univoques, laissent croire à une expérience négative universelle des femmes ayant accouché en milieu hospitalier. Ainsi, il semble que les propos de ces femmes soient escamotés ou encore systématiquement discrédités. Néanmoins, les qualités indéniables de cet ouvrage le rendent incontournable en ce qui concerne l’histoire de la maternité au Québec.

Dans les deux premiers chapitres, une revue historiographique s’insère dans un cadre théorique inspiré, entre autres, des théories de la modernité du sociologue Alain Touraine ainsi que de l’analyse foucaldienne. Le survol ratisse large, touchant à l’histoire de la médecine depuis la Renaissance de même qu’à l’évolution générale de la maternité et de la famille. Le propos est intéressant et remet en question le récit téléologique de la médecine moderne comme voie continuelle et linéaire de progrès. L’auteure explique aussi que cette médecine, devenue vérité dogmatique, a permis de perpétuer un système de pouvoir ayant trop souvent servi à faire taire les femmes, comme le démontre le traitement réservé aux sages-femmes depuis la fin du XIXe siècle.

Au Québec, c’est à partir des années 1950 qu’une majorité d’accouchements se déroulent en milieu hospitalier. Si la transition a été plus longue à s’opérer au Québec que dans le reste du Canada, l’auteure croit qu’une fois opérée, cette transition y a été d’autant plus radicale. Plusieurs pratiques médicales répandues à l’échelle occidentale, comme l’anesthésie générale, deviennent systématiques au Québec durant plusieurs décennies. D’autres pratiques sont demeurées routinières encore plus longtemps : rasage et lavement intestinal dès l’arrivée à l’hôpital, usage de sédatifs, utilisation fréquente des forceps, mains de la mère attachées à des sangles afin de ne pas « [souiller] le champ opératoire » (p. 112), épisiotomie, hormones pour raccourcir la durée de l’accouchement, etc. Les effets iatrogènes de ces différentes pratiques médicales ont été dénoncés par des patientes et des groupes de femmes désireuses de vivre leur grossesse et leur accouchement autrement, c’est sur ces femmes que se concentrent les chapitres suivants.

Le chapitre 3 porte bien son nom de « Grand Dérangement ». Après avoir présenté les différentes méthodes d’accouchement naturel surtout en vogue en Europe, l’auteure présente la « mutation culturelle » (p. 131) qui s’opère alors au Québec. Le chapitre 4 présente un exemple captivant de cette volonté des femmes d’accoucher naturellement : le Centre psychoprophylactique d’accouchement sans douleur ouvert à Québec entre 1957 et 1968. L’expérience, peu commune mais très intéressante, des femmes qui sont passées par ce Centre est décrite grâce à l’analyse des archives personnelles de l’infirmière Claire Thibault, l’une des deux fondatrices (aussi rencontrée en entrevue). On peut toutefois regretter que les raisons de la fermeture du Centre n’aient pas été davantage analysées.

Les chapitres 5 et 6 se concentrent sur la période suivant la Révolution tranquille. Le « mouvement de réappropriation de la naissance » devient dès lors encore plus visible dans l’espace public, et ce, malgré le rouleau compresseur d’une gestion étatique en faveur de l’accouchement hospitalier. L’auteure est par ailleurs critique des cours prénataux en CLSC assimilés, avec peu de nuance, à du « matraquage » (p. 214). À partir des années 1970 et 1980, la contestation s’amplifie, mais les succès sont mitigés. Malgré la présence des pères dans les salles d’accouchement, l’implantation de chambre de naissances dans les hôpitaux et l’acceptation récente du métier de sage-femme, les pratiques médicales prennent énormément de temps à évoluer. Encore aujourd’hui, peu de femmes ont accès à une sage-femme ou à l’accouchement à domicile et les taux de césarienne sont bien au-delà des recommandations internationales.

Le chapitre final se penche sur les récits de dix femmes rencontrées en entrevue par la chercheure. Ces expériences, souvent particulières pour leur époque, sont fascinantes. Toutefois, le chapitre nous semble davantage anthropologique qu’historique ; peu de liens sont faits avec l’historiographie de la maternité.

Tout au long du livre, l’auteure adopte une posture clairement dénonciatrice de la médicalisation de la maternité. Elle remarque que la péridurale et autres possibilités de réduction de la douleur « apparaissent comme un miracle du point de vue de certaines féministes qui considèrent les méthodes naturelles d’accouchement “ sans douleur ” comme une supercherie » (p. 236). Il est dommage de ne pas avoir davantage fouillé les différents points de vue féministes sur la question. Par ailleurs, si le concept d’agentivité est utilisé pour décrire les femmes qui ont bravé les conventions pour exiger une écoute de leurs besoins en matière d’accouchement, il semble impossible à l’auteure que les femmes ayant accouché en milieu hospitalier aient pu faire ce choix consciemment. Ces dernières sont, à plusieurs reprises dans le livre, présentées comme des victimes « dominées par une médecine autoritaire et trompeuse » (p. 259) et ayant « intériorisé » (p. 129) un discours médical qui leur faire croire « qu’elles sont inaptes à mettre au monde leur enfant » (p. 17).

L’accouchement naturel est une option qui doit être disponible pour les femmes québécoises plus qu’elle ne l’est actuellement, mais il ne faudrait pas en venir à culpabiliser les femmes qui choisissent d’accoucher à l’hôpital ou qui « flanchent […] et réclament des médicaments ou une anesthésie » (p. 199) en cours d’accouchement. Les interprétations de l’auteure peuvent nous laisser croire que l’accouchement naturel représente un critère pour être une bonne mère, à la manière des discours prônant l’allaitement à tout prix.

Somme toutes, les diverses sources incluses dans le livre ou en annexes sont extrêmement pertinentes. L’ouvrage permet de connaître le parcours de femmes dont on a peu, sinon jamais, entendu parler dans l’histoire québécoise et qui ont eu le courage d’aller à contre-courant afin de réclamer le contrôle des décisions touchant leur corps.