Corps de l’article

La diffusion des technologies de masse au cours du 20e siècle est la cause de changements aussi rapides que profonds dans la vie quotidienne. Les progrès de l’industrialisation sont responsables d’innombrables innovations, notamment dans le domaine des moyens de transport. Bien que le train et l’avion soient devenus de véritables transports de masse durant cette période, c’est surtout l’arrivée de l’automobile qui a bouleversé, non seulement le paysage, mais également les rapports sociaux et politiques dans tous les pays industrialisés. Ce moyen de transport, le plus individuel qui soit, offrira aux générations suivantes une liberté de mouvement sans égale dans l’histoire. Un véritable engouement se crée autour de son utilisation, et de simple moyen de transport, l’automobile devient en peu de temps une matrice de développement de nouvelles formes de rencontre, un objet générateur d’interactions sociales, de discussions et de passions.

Même si à l’origine l’automobile est réservée à une élite, elle se démocratise très vite et dépasse son simple rôle d’objet utilitaire pour acquérir celui de nouveau moyen de rencontre et de socialisation. Au Canada, comme dans les autres pays occidentaux, les premiers clubs automobiles vont se constituer autour du partage de ce qui est devenu une passion commune. C’est ainsi notamment qu’est créé en 1904 le Royal Automobile Club of Canada dans la région de Montréal. Ces clubs deviennent tellement populaires que déjà, dans les années soixante-dix, le nombre de leurs adeptes dépasse 1 400 000 (Oldroyd, 1977). Cette accessibilité est principalement liée, durant les années d’après-guerre, à une forte croissance économique dans les pays développés, qui a pour résultat l’augmentation significative du niveau de vie et du pouvoir d’achat (Bodier, 1996, p. 1).

La démocratisation de l’automobile entraîne un changement des pratiques et des représentations qui lui sont associées : elle conserve bien-sûr sa dimension utilitaire, mais donne également naissance à un ensemble d’activités qui ont lieu non seulement grâce à l’automobile mais aussi autour de l’automobile, en tant qu’objet qui tend à se pérenniser. Si certaines de ces activités sont encadrées et s’institutionnalisent (salons de l’automobile, sport automobile, etc.), d’autres demeurent beaucoup plus périphériques, sinon clandestines. Ainsi, les « shows de boucane », et ce qu’on nomme la « démolition », attirent localement leurs lots de spectateurs, malgré leur caractère plus ou moins légal[1]. Une particularité intéressante de ces activités sociales est de ne comporter souvent aucun but lucratif.

La province du Nouveau-Brunswick n’échappe pas à l’influence sociale de l’automobile. On y retrouve toutes les activités nommées ci-dessus et d’autres, plus marginales. C’est le cas du Up and down. Présent dans plusieurs communautés, il s’agit d’une activité visant la sociabilité et qui combine promenade et rencontre. S’adaptant à son environnement, la pratique change de forme et d’intensité selon le milieu dans lequel elle se déroule. Le « protocole » en est simple : il s’agit de faire des allers-retours en voiture[2] d’un bout à l’autre d’une rue et de se stationner, afin de socialiser, de regarder… et d’être regardé.

L’endroit où cette forme de rencontre sociale trouve son expression la plus achevée, en raison de son intensité et de sa pérennité, est sans contredit la ville de Tracadie-Sheila. Depuis plusieurs générations déjà, son importance y est telle qu’on peut parler à son propos d’un véritable phénomène social. En fait, ce rassemblement de voitures y est devenu tellement populaire qu’il attire des visiteurs des régions avoisinantes et même des touristes des provinces voisines. Cette activité, en faisant de la rue principale un lieu de rendez-vous incontournable, crée un espace d’échange unique pour les citoyens de différentes localités.

Phénomène assez intrigant en lui-même, le Up and down permet également de se questionner sur le rôle de l’automobile dans le développement de lieux de socialisation, d’échange et de rencontre atypiques, qui contraste avec l’image souvent accolée à l’automobile de symbole de l’individualisme moderne. Le but de cet article est double. D’une part, il s’agira de décrire les conditions socioculturelles et politiques qui ont présidé à l’apparition et aux transformations de cette activité et de son aire de pratique. D’autre part, et de manière plus générale, on tentera de saisir l’impact de l’automobile et de ses usages périphériques sur le développement de nouvelles pratiques sociales et, à certains égards, sur celui de nouvelles pratiques politiques.

Cette étude permettra également d’enrichir une littérature peu abondante sur les pratiques sociales alternatives associées à des objets de consommation d’abord perçus à travers leur dimension utilitaire. Le Up and down, qui n’a encore fait l’objet d’aucune documentation, se prête à une enquête de type ethnographique consistant à rencontrer les participants d’une activité et à sonder leur compréhension et leur interprétation de celle-ci (le sens qu’ils lui donnent), et plus précisément, de décrire la façon dont ils la construisent et l’utilisent (Goldbart et Hustler, 2005, p. 16). Notre étude porte donc sur le groupe culturel pratiquant, enrichissant, construisant et vivant l’activité du Up and down (Savoie-Zajc, 2007, p. 105).

Les données ont été recueillies à l’occasion d’une recherche de terrain comprenant de l’observation participante et des entrevues[3]. Nous visons comme échantillon ce qu’Alvaro Pirès nomme l’échantillon de milieu géographique ou institutionnel (Pirès, 1997, p. 37). Cette méthode permet de cibler délibérément un environnement afin d’y rechercher les informations importantes (Maxwell, 1999, p. 128). Nous avons donc effectué, durant une période de quatre mois, entre mai et août 2011, dix entrevues semi-dirigées avec des participants âgés de dix-neuf à soixante-cinq ans. S’y ajoutent un certain nombre d’entrevues avec diverses personnalités publiques de la région. À l’appui de ces entrevues, nous utilisons des données recueillies lors d’une observation participante menée pendant près de trente jours en juillet et en août 2011 (pratique estivale), et en décembre 2012 (pratique hivernale).

Nous ferons dans un premier temps la description de la pratique telle que nous l’avons observée et telle qu’elle est évoquée dans nos entrevues. Nous constaterons que le Up and down n’est pas qu’un simple passe-temps, mais bien un phénomène social donnant lieu à l’élaboration d’un véritable rituel centré sur cet objet moderne qu’est l’automobile. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à ses transformations et au sens qui lui a été peu à peu conféré par ses acteurs-spectateurs. Puis nous opérerons un retour sur l’institutionnalisation du Up and down sous l’angle du lien original entre l’homme et la voiture créé par cette forme nouvelle d’activité sociale. Enfin, nous nous intéresserons aux implications sociopolitiques du phénomène.

Participer au up and down

Une communauté acadienne

Tracadie-Sheila est une petite municipalité située au nord-est du Nouveau-Brunswick. Fière de sa culture acadienne, elle est l’une des trois villes les plus importantes de la région. En plus de ses 5 000 résidants, elle s’appuie sur un bassin de population de plus de 20 000 habitants dispersés sur le territoire de la Péninsule acadienne. Ses nombreux commerces drainent une clientèle importante, certains consommateurs provenant de régions éloignées de plus de trente kilomètres. La municipalité est, en quelque sorte, le centre économique des districts de services locaux (DSL)[4] de la région.

Il faut comprendre que dans un tel contexte d’étalement urbain, en l’absence de tout transport en commun desservant la région, la voiture occupe une place essentielle comme seul moyen de locomotion à longue distance. Certains habitants profitent de leurs déplacements en ville pour se rencontrer et échanger des nouvelles. Cette situation fait de l’automobile plus qu’un simple moyen de transport pour les familles : elle est devenue un outil relationnel de grande importance.

Entrer dans la parade

C’est dans ce contexte que se pratique le Up and down. Se déroulant tant le jour que la nuit, sur un parcours de 1,5 kilomètre, cette activité fait partie du paysage social de la municipalité de Tracadie-Sheila. Bien qu’on la présente souvent comme une activité primaire, il est néanmoins possible d’y distinguer deux composantes principales. Tout d’abord, une composante acteur : il s’agit, pour les participants, d’effectuer des allers-retours en voiture dans la rue Principale. Roulant à faible vitesse, les voitures forment un défilé où l’on voit parfois des gens se klaxonner courtoisement ou simplement se saluer. Ensuite, une composante spectateur : une fois la promenade terminée, bon nombre de participants se stationnent, généralement en groupes, de façon à avoir une vue sur la rue et à pouvoir converser tout en regardant le défilé.

La majorité des automobilistes participant à l’activité sont des habitants de la grande région de Tracadie-Sheila. Bien que tous les milieux et toutes les tranches d’âge y soient représentés, des conditions favorisent certaines catégories de participants. Ainsi l’on peut remarquer une forte présence de jeunes conducteurs au Up and down et au « night life » du vendredi et du samedi soir. Les participants de cette tranche d’âge sont aussi ceux qui occupent majoritairement les stationnements. C’est néanmoins le dimanche après-midi que la fréquentation est la plus forte. Les sorties en famille sont alors plus nombreuses et le nombre de participants d’un certain âge est nettement plus élevé. La saison influe également sur la pratique, dont la popularité et l’ampleur augmentent fortement pendant l’été, du fait notamment de la présence accrue des touristes et des voitures de collection. Il ne s’agit là que d’une remarque générale puisque la pratique est loin d’être homogène.

L’importance du territoire

On peut remarquer en premier lieu que la pratique du Up and down entretient un lien étroit avec le territoire. Lors de l’observation participante, nos accompagnateurs ont plusieurs fois mentionné l’importance du lieu parmi les multiples facettes de cette activité. D’une part, selon la composante acteur, les participants ont une compréhension implicite du trajet à effectuer. Ils conçoivent clairement que les allers-retours en dehors du parcours, compris précisément entre la station-service Canadian Tire et le magasin de Chaussures-Orthèses McGraw, ne constituent pas le vrai Up and down. D’autre part, selon la composante spectateur, peu de place est laissée au hasard dans le choix du stationnement : les lieux choisis ne sont pas anodins. Sans qu’il s’agisse d’une règle, il n’est pas rare que certains stationnements soient occupés quotidiennement par les mêmes groupes[5].

Il s’agit d’un double accaparement, puisqu’en plus de posséder leur voiture et de s’approprier la rue (l’espace), ces participants s’approprient les stationnements, tous gratuits, qui bordent la rue Principale perpendiculairement à celle-ci. « Il y a beaucoup qui sont toujours parkés à la même place […] Nous, ça nous dérange pas. Il y a pas vraiment de conflit entre groupes », témoigne Albert (2011). Sa conjointe, Janie, ajoute que les gens se font parfois « soutirer » leur endroit : « On dirait [quand cela arrive] qu’ils ne savent plus quoi faire » (Janie, 2011). Cet accaparement est toutefois relatif puisqu’en constant changement.

Ainsi, alors que le territoire est officiellement contrôlé et organisé par la municipalité, les participants du Up and down en contrôlent de fait les usages sociaux. Par la force du nombre, ils réussissent à monopoliser la partie de la rue Principale située entre la station d’essence Canadian Tire et le magasin Chaussures-Orthèses McGraw et à imposer leurs normes à l’ensemble de ses utilisateurs, comme l’explique Albert (2011) :

Si t’aimes pas le Up and down, c’est plate pour toi parce que ça coupe la circulation au centre-ville. Mais il y a pas grand monde qui aime pas ça. Et de toute façon ils ont pas le choix, si tu veux pas couper la route à quelqu’un pour aller à gauche, so tu vas faire le tour, alors tu viens de faire le Up and down.

C’est aussi l’avis de Daniel qui mentionne que souvent des gens sont « pris » malgré eux dans le Up and down (Daniel, 2011). Bien que de façon non intentionnelle, ils participent à l’activité et à la congestion de la rue principale qu’elle génère. D’autres racontent qu’ils parcourent intentionnellement la rue principale lors des grandes soirées de l’activité, par simple curiosité et sans nécessairement faire les allers-retours (Daniel, 2011).

Un rituel social : la rue vue comme espace d’échange

Lors du défilé, les échanges entre automobilistes sont limités. Certains conducteurs écoutent de la musique, mangent, ou regardent les autres automobilistes. S’ils sont accompagnés, on peut entendre des discussions concernant la vie courante – planification de la journée, amours, famille ou travail. Lorsqu’un conducteur croise une connaissance, il arrive souvent qu’il lève la main ou qu’il klaxonne, signe qui peut avoir pour but, de façon plus ou moins implicite, d’inviter cette dernière à venir le rejoindre dans un stationnement.

Ce n’est qu’une fois que les participants sont stationnés que l’activité en devient véritablement une de rencontre. On profite du stationnement pour discuter de sujets de la vie courante, comme l’explique Jacques : « On parlait des filles, du prix du gaz, des choses qui s’a passé en fin de semaine, ce qui se passe avec ton char » (Jacques, 2011). On note une forte présence de la voiture et des amours parmi les sujets de conversation. Selon Robert, « On parlait beaucoup d’actualité et de filles […] Il y avait des rivalités surtout parce que la puissance des chars qui [sic] faisait des jaloux » (Robert, 2011). Le stationnement permet d’entretenir les liens sociaux entre participants et de faire de nouvelles connaissances : « Le monde est social ici, dit Albert, on peut rencontrer facilement des gens » (Albert, 2011).

Malgré ces échanges, les participants éprouvent la sensation d’être isolés dans leur voiture. En se stationnant parallèlement les uns aux autres, ils vivent l’expérience ambiguë d’être séparés tout en étant réunis en un même lieu. C’est un rassemblement, mais chacun dans sa voiture : les participants sont séparés physiquement de leur(s) interlocuteur(s), et c’est le cas encore davantage pour les passagers assis à l’arrière. On peut voir à l’occasion des participants changer de véhicule pour faciliter la conversation ou, dans des cas plus rares, sortir pour aller discuter dans le stationnement. Comme le constate Janie : « On embarquait ensemble, car parfois il y avait trop de voitures de loin [stationnées en parallèle] » (Janie, 2011). On observe donc des stratégies dans l’utilisation des stationnements. Les participants se débrouillent comme ils peuvent afin de trouver une façon de faciliter les échanges.

Il s’est développé une forme de rituel autour de l’activité Up and down. Tous les gens rencontrés au cours de la recherche sur le terrain ont affirmé avoir été « initiés » par un ami proche ou un membre de leur famille. L’entrée dans la pratique fait ainsi partie de leur socialisation, et a permis à plusieurs d’entre eux de rencontrer des gens de la localité, appartenant parfois à un groupe d’âge différent du leur. Robert raconte : « J’y allais avec mon frère, qui était plus vieux. J’ai connu des gens plus vieux, des jeunes adultes » (Robert, 2011). Il est à noter que les parents exercent souvent peu de contrôle sur la participation (initiation) de leur enfant à cette activité. « Même si tu lui recommandes pas, dit Jacques, il va y aller pareil… (rires) » (Jacques, 2011). Cet aspect initiatique n’est pas sans poser un problème pour les gens de l’extérieur qui souhaitent participer pleinement à l’activité. Si la pratique est ouverte à tous, l’expérience de sa dimension sociale n’est pas aisément accessible aux non-initiés : comme le dit Jacques (2011), « Le monde d’ailleurs peut s’adapter. Il faut souvent être initié pour rencontrer du monde ».

L’activité laisse cependant une grande liberté à ses participants, dont elle n’exige que le minimum d’engagement. Il ne faut, pour participer au Up and down, aucune carte de membre, et aucun frais n’est relié à son organisation. L’assiduité n’est pas une obligation. Le caractère volontaire, individualiste de cette activité est manifeste et en reflète la modernité. Afin de comprendre s’il en a toujours été ainsi, il est nécessaire de retourner aux origines du Up and down dans la région. Cela permettra de mieux comprendre l’évolution du rituel ainsi que son adaptation au changement.

Le up and down à travers le temps

Origine d’un phénomène social

L’origine du Up and down à Tracadie-Sheila reste nébuleuse si l’on se réfère aux propos de nos participants. Il est difficile pour ses plus anciens adeptes de la dater précisément. Pour eux, pratiquer le Up and down semble aller de soi : c’est à la fois une habitude et une tradition. La transmission des connaissances d’une génération à l’autre, par le biais de l’initiation, semble s’être limitée, dans la plupart des cas, au déroulement de l’activité elle-même. Pour plusieurs d’entre eux, elle a quelque chose d’immémorial. C’est l’avis d’Alvin, qui a entendu dire des plus âgés qu’« […] avant, on a toujours eu des Up and down, mais on les avait à cheval » (Alvin, 2011). C’est son caractère ancestral et permanent qui est ici invoqué pour qualifier cette activité de rencontre. Pour ces participants, le Up and down a toujours existé[6].

L’automobile est arrivée assez tard dans la région. Comme certaines personnes de la région le racontent, l’essence fut rationnée durant une bonne partie de la Seconde Guerre mondiale (Robert, 2011), si bien qu’il est peu probable que l’activité ait pris son essor durant cette période. Pendant les années cinquante, les voitures sont encore rares et onéreuses[7], mais deviennent par la suite de plus en plus accessibles aux consommateurs. En entrevue, Julien dit avoir participé au Up and down lorsqu’il habitait chez ses parents dans un petit village près de Tracadie-Sheila. Il ne sait pas quand tout cela a commencé, mais se souvient très bien y avoir participé dès l’obtention de son permis de conduire, à l’âge de dix-neuf ans, en 1964 : « On le faisait un peu, peut-être pas tous en même temps. On n’appelait pas ça le Up and down dans ce temps-là. On ne réalisait pas qu’on faisait de quoi de différent des autres villes dans ce temps-là » (Julien, 2011). C’était pour Julien une activité importante de socialisation hors de la famille : « Je faisais ça avec un [cylindré] […] Dans le temps, c’était un beau char. C’était la voiture à mon père […] Quand tu avais un char, ben, tu t’en allais par Tracadie […] C’était la place à aller. Ailleurs, il y avait rien » (Julien, 2011).

Le « night life »

La lente ascension du Up and down depuis les années cinquante a été stimulée par l’accroissement considérable de la population, la hausse du niveau de vie, l’accessibilité à la voiture et les caractéristiques géographiques de la région déjà évoquées. Déjà, au début des années soixante-dix, l’achalandage est tellement élevé que la police doit diriger la circulation sur la rue Principale la fin de semaine (David, 2011). C’est l’époque où les boîtes de nuit fleurissent et les gens viennent de partout pour se rencontrer à Tracadie-Sheila. C’est aussi l’époque des street dances[8] (danses de rue), qui permettent d’entrer dans la danse en sortant de sa voiture.

Alban Desroches, un ancien commerçant, a connu les grandes années du night life de Tracadie-Sheila. Propriétaire du resto-club Bel-Air (fondé en 1957) de 1974 à 1989, il a été témoin des changements engendrés par la fin de la prohibition et l’arrivée de la génération des baby-boomers.

Plus qu’on avance dans les années soixante-dix, on avait ça [les soirées de club] assez de bonne heure dans la semaine. […] Parce que dans les années soixante, Louis Robichaud, qui était premier ministre, a sorti les licences de boisson [permis d’alcool]. Puis moi, quoi ce que je dis qui a fait vraiment tourner la patente dans Tracadie, c’était les licences.

Alban Desroches, 2011

La multiplication des lieux où il était possible de consommer de l’alcool a transformé la dynamique de la région, se traduisant par l’augmentation de l’achalandage et de la durée quotidienne du Up and down. « [Aujourd’hui] Le Up and down, c’est juste le tiers de ce qu’il y avait dans ce temps-là. Quand je sortais du Bel-Air à 3 h 30 du matin, tous les restaurants étaient ouverts jusqu’à 4 h du matin, toutes » (Alban Desroches, 2011).

Sans contredit, l’abandon de la loi sur la prohibition de l’alcool dans la province a été l’un des facteurs déterminants de l’expansion de la pratique, bien que plusieurs de nos interlocuteurs soulignent également le rôle important du bouche à oreille pour attirer de nouveaux adeptes. Que la petite communauté de Tracadie-Sheila ait pu rivaliser, pendant un certain temps, avec les grands centres de la région, dont le bassin de population était beaucoup plus important que le sien, est un fait étonnant qui demande un effort de conceptualisation. La ville a certainement bénéficié de l’apport d’une clientèle venant de toutes les communautés francophones du Nouveau-Brunswick, comme Alban Desroches le remarque : « On remplissait ça à toutes les fins de semaine. Il y avait du monde de Baie-Sainte-Anne, de Bouctouche, d’Escuminac, de Chatham, de Newcastle, de Bathurst… Ça marchait les discothèques, y en avait pas ailleurs […] » (Alban Desroches, 2011).

La fin d’une époque

L’essor des boîtes de nuit de la région de Tracadie-Sheila, auquel celui du Up and down est directement lié selon certains interlocuteurs, est de courte durée et la plupart d’entre elles disparaissent progressivement vers la fin des années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui, quoique moins pratiquée, l’activité existe toujours; elle est même devenue, pour la communauté, plus qu’une simple activité. Hiver comme été, on peut voir des voitures stationnées au bord de la rue et dont les occupants regardent le spectacle de la circulation. La mobilisation est moindre, certes, mais le Up and down a réussi à se cristalliser en une activité sociale pérenne. Aujourd’hui, les gens sont conscients de participer à une activité collective et un sentiment identitaire s’est créé autour d’elle. Jacques, un jeune résident de la région de Tracadie-Sheila, témoigne : « Je peux dire que je suis content d’avoir grandi et [d’]avoir eu mes licences à Tracadie. Quand j’étais à… [ville du nord-est du Nouveau-Brunswick] un an de temps, il y a rien en ville, il y a aucune ambiance » (Jacques, 2011).

Si la pratique a diminué, sa popularité ne se dément pas. Le phénomène suscite un intérêt grandissant dans la région de Tracadie-Sheila, mais aussi à l’extérieur. Lors des jeux de l’Acadie de 2007, Radio-Canada présente pour la première fois une chronique vidéo de quelques minutes sur le sujet. Amélie Gosselin y montre le déroulement de l’activité accompagnée de Lucien Comeau, un artiste bien connu de la région (Gosselin, 2007). Dès lors, le Up and down entre dans la culture populaire, et la politique va s’en mêler. Il y fait son apparition par le biais de la musique et du théâtre : le spectacle « Tracadie Story », organisé par la municipalité en 2010, relate l’histoire de la région et n’omet pas de mentionner la contribution du Up and down (Forum Public, 2010, p. 3)[9]. Le phénomène attire aussi la curiosité des artistes cinématographiques en devenant l’objet d’un documentaire produit par la société Cojak Média (Leblanc et Viau, 2011), présenté sur les ondes de Radio-Canada à l’été 2011.

Comme on peut le constater, de multiples facteurs ont influencé le développement du Up and down sur une période de plus de cinquante ans à Tracadie-Sheila. Cette activité, au départ banale et sans nom, s’est maintenue en s’adaptant aux changements sociaux et économiques affectant la région. Il reste à comprendre les raisons pour lesquelles ce qui était un phénomène spontané et déstructuré est devenu une forme d’activité sociale à part entière, reposant sur une relation originale entre l’homme et l’automobile.

La cristallisation d’une activité spontanée en pratique sociale « traditionnelle »

L’invention d’une tradition

Avec le temps, le Up and down est devenu une activité sociale « traditionnelle ». En suivant Max Weber, nous définissons comme traditionnelle une activité fondée sur la croyance passive dans la validité de manières et de normes héritées du passé (Chatelet, 1986, p. 1108-1109). L’action traditionnelle – comme l’action affective, autre notion wébérienne à laquelle le Up and down s’apparente aussi dans une certaine mesure –, a donc son fondement au-delà de la conscience des participants. Cela se vérifie largement sur le terrain puisqu’il n’y a pas de la part des adeptes du Up and down de remise en question des normes implicites de leur activité. Comme nous l’avons vu, la transmission lors des « initiations » semble porter uniquement sur l’activité et non sur son histoire, donnant l’impression à plusieurs jeunes conducteurs que le Up and down a toujours existé. Or, les changements structurels importants qui ont affecté la pratique et ses représentations contredisent l’image d’une tradition immuable que les habitants de l’endroit ne feraient que perpétuer.

Rappelons-nous qu’au tout début, le Up and down de Tracadie-Sheila était perçu comme une simple activité de loisir, comparable à n’importe quelle autre activité similaire, par exemple rencontrer des amis dans un café ou faire partie d’un groupe amical de motoneigistes. Un sens traditionnel et culturel s’y est greffé à mesure que les générations se succédaient. En se constituant, en se répétant, en se transformant, le Up and down est devenu ce que Weber définit comme une activité sociale, c’est-à-dire une activité dont le déroulement est orienté vers le comportement d’autrui. L’individu n’a pas – et c’est bien ainsi que se le représentent les participants du Up and down – de contrôle direct sur le déroulement d’une activité sociale. Il lui faut donc attribuer une certaine signification à ses relations avec autrui (Chatelet, 1986, p. 1108).

Pour l’historien Eric Hobsbawm, les nouvelles traditions font partie intégrante des sociétés contemporaines (Hobsbawm, 2004, p. 7). Ces traditions « inventées » sont des pratiques récentes qui revêtent un caractère d’ancienneté dans le but de se donner un sens. Datant de la révolution industrielle, ces pratiques ont diverses fonctions que répertorie Hobsbawm. Elles peuvent, entre autres, (a) établir ou symboliser la cohésion sociale (l’appartenance à des groupes, des communautés); (b) établir ou légitimer des institutions, des statuts ou des relations d’autorité; (c) avoir comme but principal la socialisation par l’inculcation de croyances, de systèmes de valeurs et de codes de conduite (Hobsbawm, 2006, p. 20). Bien que le Up and down se rattache principalement à cette dernière fonction, à un degré moindre les deux autres lui sont associées également.

Nommer une pratique

Le terme Up and down, employé pour désigner cette activité, n’a fait son apparition dans le langage populaire que depuis peu de temps, mais son origine reste nébuleuse. Il est étonnant que le choix se soit porté sur une expression anglaise, alors que Tracadie est une communauté presque exclusivement francophone. Lors de nos entrevues, il n’a pas été possible de retrouver les traces de son apparition avant la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix (Aline, 2011). Aucune utilisation n’a pu en être repérée avant cette période. Comme le dit Julien :

[En 1964] on n’appelait pas ça le Up and down […] on disait plus « se promener à Tracadie ou descendre au village » (Julien, 2011). C’était la même chose pour les gens qui ont pratiqué cette activité dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Nous entendons encore les gens dire « On s’en va au village » ou « On s’en va à Tracadie ».

Robert, 2011; Julien, 2011

Ainsi, le terme Up and down s’est insinué progressivement dans le vocabulaire des gens de la région, et plusieurs jeunes n’ont pas conscience qu’il n’en a pas toujours fait partie. Le phénomène du Up and down, plus vécu que pensé, acquiert une existence par sa dénomination. En le nommant, ceux qui y participent lui donnent une importance, une identité et une description : en somme, ils en reconnaissent l’existence. Nommer quelque chose, c’est le forcer à devenir visible, à se présenter à la pensée. Ils le classent, l’organisent et lui offrent la possibilité d’être discuté.

Débat dans la communauté : l’entrée dans le politique

Le choix de cette dénomination n’est pas sans avoir provoqué de débat dans la communauté. La grogne a éclaté, en 2009, lorsque le comité du Congrès mondial acadien (CMA) a décidé de mettre en vente des autocollants portant l’inscription « J’ai fait le Up and down ». Le désaccord s’est principalement exprimé dans les colonnes du forum public de l’édition du journal l’Acadie Nouvelle. Pour certains, il était inacceptable qu’une expression anglaise s’introduise dans le milieu francophone qu’est la Péninsule acadienne (Forum Public, 2009a, p. 10). D’autres se sont opposés catégoriquement à l’idée de changer le nom de l’activité. Le Up and down, affirmaient-ils, est une coutume bien ancrée et nommée par les gens qui la pratiquent (Forum Public, 2009b, p. 12). Le comité du CMA a finalement pris la décision de ne pas changer l’appellation. Pour le comité, dont faisait partie Ginette, les protestations venaient principalement des médias et non de la population en général (Ginette, 2011). Il est à noter qu’avant cette tentative pour l’institutionnaliser, la pratique n’avait fait l’objet d’aucun débat, comme si son caractère spontané l’avait protégée de toute mise en question de sa légitimité. La création des autocollants constitue la première tentative de la part d’une institution de la région pour interférer dans la pratique populaire. Bien que l’appellation Up and down soit bien connue dans la région, les autocollants instauraient une forme de légitimation de la pratique et l’exposaient du même coup à la critique publique.

Inscription dans un lieu

Tout comme son nom, le trajet de l’activité s’est stabilisé avec les années. On est passé, entre les années cinquante et les années quatre-vingt-dix, d’un trajet indéfini à un itinéraire de plus en plus structuré. Julien raconte qu’en 1964 on empruntait la rue Principale depuis la station-service Irving (sur l’emplacement de laquelle se trouve maintenant le poste d’essence Canadian Tire) jusqu’à l’hôpital (l’actuel hôtel de ville), situé à plusieurs mètres au sud du magasin Chaussures-Orthèses McGraw qui marque la limite actuelle du parcours (Julien, 2011). La station-service, située juste après le pont qui marque l’entrée dans le centre-ville depuis le nord, s’est toujours trouvée au début du parcours. L’autre extrémité s’en est déplacée en fonction des exigences de l’environnement, l’endroit où s’effectue le demi-tour sur la rue Principale devant permettre aux automobilistes de faire leur virage sans encombre. Les transformations du paysage et l’arrivée de commerces ont pu également jouer leur rôle dans l’évolution de l’itinéraire. Celui-ci a assez peu changé, mais l’important ici est de constater que le parcours du Up and down est désormais établi de façon rigide. En fixant le trajet, les utilisateurs peuvent apporter une meilleure définition de leur activité. Cette définition claire du déroulement et des contours de la pratique en solidifie aussi l’aspect rituel.

La voiture : objet individuel ou objet social?

À travers l’activité du Up and down, on peut constater qu’un objet, la voiture, a transformé les formes traditionnelles de rencontre. Un processus de sacralisation forge le caractère identificateur de l’objet, ici l’automobile. Bien que plusieurs personnes soient à bord de la voiture qui déambule le long du circuit du Up and down, le phénomène d’identification joue à l’égard du seul conducteur : « Quand tu as un beau char… Tu veux le driver, tu en laisses pas un autre [le conduire] », dit Albert (2011). La voiture devient créatrice d’une nouvelle identité, modifiant la relation de l’homme à la société[10].

L’identification individuelle à l’automobile est cependant transcendée dans la mesure où elle permet la communication dans le monde social, tout en maintenant une distance vis-à-vis de lui (Pervanchon, 1999, p. 27-28). D’une part, la voiture constitue le moyen de transport le plus individuel, offrant une liberté de mouvement sans pareille et permettant un rapport d’identification à l’objet. D’autre part, elle sépare, symboliquement et physiquement, ses utilisateurs du monde social. Elle sert donc à la fois d’instrument de différenciation de l’espace, qu’elle morcelle en zones individualisées, et, paradoxalement, de moyen pour entrer dans le monde social (Dubois, 2004, p. 31).

La pratique du Up and down illustre bien cette tension dans l’utilisation à la fois individuelle et sociale de la voiture. Cette pratique procède d’une forme de sociabilité qui, en se structurant, a acquis une dimension rituelle et institutionnelle en tant qu’événement social propre à Tracadie-Sheila, lui conférant ainsi une certaine identité. Nous allons maintenant voir comment ce rituel automobile s’est imposé comme marqueur identitaire et est devenu un enjeu social et politique important. Que faire en effet d’un tel événement? Veut-on le marginaliser, ou au contraire le promouvoir? Les acteurs politiques ne sont pas restés insensibles aux enjeux qu’il soulève, tant d’un point de vue logistique (sécurité publique, circulation) que du point de vue de l’image que le Up and down projette de la région.

Le up and down : un enjeu politique et social

Une activité au potentiel distinctif

Élu depuis 2008, Aldéoda Losier est l’un des premiers maires de Tracadie-Sheila à s’être fait le défenseur du Up and down. Lorsqu’il a constaté la dimension communautaire de cette activité, il s’y est rapidement intéressé (Aldéoda Losier, 2011). D’objet social, la voiture est alors devenue un objet de préoccupation politique.

Il ne fait aucun doute que la politique s’intéresse à ces champs de production de sens que constituent les nouvelles traditions (Dimitrijevic, 2004, p. 11). Dans un contexte moderne, ces néo-traditions peuvent remplir des fonctions politiques (Babadzan, 2004, p. 314). Dans le cas du Up and down, l’événement est devenu un outil pour le développement de la ville. Le maire observe que la grande Ruée, autre événement organisé chaque année dans le centre-ville dans le cadre du festival de l’Aqua-fête[11], ressemble déjà beaucoup au Up and down. Le maire prévoit donc de ramener les spectacles dans le centre-ville, « un centre-ville habité », dit-il en entrevue (Aldéoda Losier, 2011). Il veut que ce lieu culturel devienne, pour la région, une source de fierté. N’hésitant pas à comparer le Up and down à la Côte Magnétique[12] de Moncton, il affirme, non sans humour : « si le monde peut aimer une butte, ils peuvent apprécier l’aspect unique du Up and down » (Aldéoda Losier, 2011).

Sans aucun doute, cette activité permet à la municipalité de promouvoir son potentiel culturel, et ce à coût minime. Une conseillère entre 1986 et 1989, explique que la municipalité a toujours accepté le Up and down, bien qu’elle ne s’en soit pas servi à cette époque. Selon elle, le conseil municipal, dirigé par le maire Raymond A. Losier, en percevait déjà le potentiel économique. Certains citoyens tentèrent de pousser la municipalité à s’intéresser plus pragmatiquement à cette activité. On aurait même présenté une proposition visant à changer le nom de l’Aqua-fête (un festival régional) en « Festival du Up and down ». Toutefois, à cette époque, la municipalité n’a pas cru bon de s’immiscer dans le phénomène populaire.

Invitation à l’ensemble de la communauté

Cependant, le Up and down n’amène pas à la ville que des avantages. Qu’il s’agisse de la congestion automobile au centre-ville ou de la pollution, certains aspects de la pratique représentent un véritable casse-tête pour les élus municipaux. Contrairement à ce que nous pensions au début de notre enquête, certains résidents y sont même hostiles. Une ancienne conseillère municipale raconte que pendant son mandat de conseillère municipale, un citoyen a même demandé à la ville d’empêcher sa tenue. Bien que l’affaire ait été débattue, personne dans le conseil municipal n’a osé s’opposer à un phénomène aussi populaire. Une présence policière est quand même déployée dans le but de régler certains problèmes liés à l’activité. Le maire actuel, Aldéoda Losier, n’a pas hésité à demander aux forces de l’ordre d’effectuer elles aussi le Up and down (Albert, 2011).

Le maire sollicite également les élites de la région pour participer à l’événement. En 2009, la municipalité décide de créer un Prix Ambassadeur pour distinguer des personnalités de la région ayant oeuvré au rayonnement de la ville (Tracadie-Sheila, 2013, p. 12). Dix-huit personnes en ont été récipiendaires à ce jour. Dans le souci d’être un maire rassembleur, Aldéoda Losier voulait que le prix soit ouvert à tous les résidents du Grand Tracadie (incluant les DSL). Lorsqu’il discute avec l’organisateur de l’événement, ils ont ensemble l’idée de le jumeler au Up and down afin de lui conférer un caractère protocolaire unique. Lors de la remise de son prix, chaque récipiendaire devra obligatoirement parcourir le trajet du Up and down dans une Rolls-Royce. Pendant cet événement, la rue fut donc fermée pour laisser le monopole de l’espace public aux nouveaux lauréats. Ces derniers prirent part à un défilé lors duquel les gens étaient invités à venir se garer sur les bords de la rue pour acclamer les « ambassadeurs ». « La Rolls-Royce, c’est la voiture des rois […] On se promenait à 6 km/heure. Le défilé du Up and down des ambassadeurs se fit […] trois fois. Le monde était présent et ils ont bien aimé ça », affirme le maire en entrevue (Aldéoda Losier, 2011).

Selon une ancienne conseillère municipale, l’idée de jumeler le Up and down au Prix Ambassadeur ouvre la porte à une exploitation de l’activité par la municipalité (Ginette, 2011). Nous avons constaté un désir d’engager l’ensemble de la communauté autour du phénomène, qui devient ainsi une importante source d’identité en plus d’être un outil économique, touristique, et même politique.

« Faire communauté » : le Up and down comme outil identitaire local

Le Up and down semble prendre de l’importance dans la politique municipale. Le regain d’intérêt dont il fait l’objet est principalement lié à la possibilité d’en faire un outil identitaire commun à l’ensemble des DSL concernés par le projet de fusion municipale de Tracadie-Sheila et ses environs. « C’est une identité régionale, le Up and down », dit l’un des membres du conseil municipal. Le sujet est d’autant plus d’actualité, que les gouvernements provinciaux successifs semblent vouloir réformer la gouvernance locale afin de faciliter et d’accélérer les fusions municipales (Ward, 2011, p. 5).

La tenue d’un plébiscite dans la région au début de décembre 2013 confirme la volonté des DSL de fusionner avec la ville de Tracadie-Sheila. Souhaitant continuer le processus de fusion, le maire Aldéoda Losier s’est vu accorder un autre mandat en mai 2014 (Dionne, 2014, p. 5). Le Up and down devrait ainsi, dans les prochaines années, garder une place centrale au sein de la communauté locale de Tracadie-Sheila. Dans un souci de préservation, le maire prévoit d’en changer la règlementation afin de favoriser le déroulement et le maintien de l’activité. Il semble donc que les efforts déployés par la municipalité conduisent à faire de ce phénomène populaire un outil important de sa politique culturelle et identitaire.

Repenser les rituels sociaux

Comme nous l’avons constaté, l’automobile, par l’universalisation de ses usages, est devenue autre chose qu’un simple objet utilitaire et d’usage individuel. Ses utilisateurs ont inventé une série de pratiques et de représentations qui l’intègrent et la ritualisent, faisant d’elle un instrument culturel que les communautés locales peuvent s’approprier de diverses façons. Les bouleversements causés par l’avènement de l’automobile engendrent de nouvelles possibilités d’échange social parfois même en adaptant d’anciennes formes d’échange. La société individualiste ne sonne pas le glas du lien social, au contraire. L’individualisme transforme le désir de participer à la communauté en créant de nouvelles activités sociales, qui gèrent les comportements en recourant le moins possible à la contrainte et en donnant toute leur place aux choix privés (Lipovetsky, 1983, p. 7 et 16). Les participants de ces néo-traditions inventent de nouvelles façons d’investir l’espace social en s’adaptant avec plus ou moins de succès aux nouvelles réalités.

Le Up and down s’inscrit dans ce mouvement. En tant qu’activité sociale, ce rituel – spontané mais organisé – nous renseigne sur le processus d’évolution des lieux de rencontre en lien avec l’essor de l’automobile et l’individualisation de la société. À travers la pratique du Up and down, les participants inventent une nouvelle manière d’utiliser et de penser la voiture, qui n’est pas sans lui conférer une dimension sacrée. Par la possibilité de déplacement qu’elle offre, la voiture rapproche les gens et devient une matrice de création de nouveaux lieux de rencontre. Symbole de l’individualisme, l’automobile devient aussi (et paradoxalement) un outil d’insertion sociale.

Il n’est pas exagéré de voir dans le Up and down un véritable rituel automobile dont le déroulement est régi par un ensemble de règles et de normes implicites. Comme tout rituel, il possède un caractère traditionnel et une capacité d’intégration sociale au niveau d’une communauté. Il semble illustrer le type d’initiative auquel fait allusion Robert Putnam lorsqu’il écrit, dans un article consacré au déclin du capital social aux États-Unis, qu’il faut « inventer des institutions adaptées à notre façon de vivre, tout en recréant de véritables liens collectifs » (Putnam, 1999, p. 21). La région de Tracadie-Sheila tient peut-être ici l’un des piliers principaux du développement de son « capital social ».

Vivant dans une région souvent oubliée des grands centres de décision, les acteurs du Up and down ont perçu l’intérêt que représente leur pratique en tant que rituel culturel, marqueur identitaire et « spécialité locale » à promouvoir. Leur attachement à cette pratique révèle celui qu’ils éprouvent envers la culture locale, les coutumes et les moeurs de leur région. Ce lien d’attachement semble se solidifier, et la valeur identitaire du Up and down, même si elle est loin de faire l’unanimité, tend à s’imposer. Le potentiel identitaire, économique et touristique de l’activité semble considérable et ouvre la porte à une instrumentalisation politique, dans un contexte marqué par un projet d’agrandissement urbain. De rassemblement populaire, le Up and down a évolué en une néo-institution sociale qui, comme en atteste l’augmentation des activités organisées autour de lui, fait de plus en plus l’objet d’une réappropriation par la municipalité.

La fin des années quatre-vingt-dix a marqué le début d’une baisse de participation au Up and down. Le phénomène reste toutefois bien ancré dans la région et la municipalité oeuvre pour le sauvegarder. Bien présent dans la culture musicale et théâtrale, le nom Up and down est aussi devenu, en 2013, celui d’un nouveau restaurant situé sur la rue Principale (Thériault, 2013, p. 16). Certains nostalgiques de la belle époque sont néanmoins peu optimistes quant à sa survie : « Quand quelque chose est accepté et acceptable et quand [sic] la ville s’en mêlera trop, dit Robert, cela ne deviendra plus intéressant » (Robert, 2011). Mais l’ambition qu’a Tracadie-Sheila de devenir une ville francophone influente au nord de la province fait du Up and down un enjeu qui va bien au-delà de cette question. Cette activité est devenue un symbole pour la municipalité, presque sa marque de commerce. Comme le dit le maire Losier, « le Up and down, c’est notre Magnetic Hill! » (Aldéoda Losier, 2011).