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L’essai qui suit vise à interroger et à analyser, en s’appuyant sur ses quinze premières années de création, les travaux de l’artiste allemand Franz Erhard Walther. Il s’agira plus précisément d’envisager son corpus par le truchement d’une approche mettant en perspective la complémentarité d’une conception de l’oeuvre d’art perméable à des données relevant de l’activation ou de la projection. Les travaux dont la mise en oeuvre s’accomplit par le biais d’une participation active et physique s’inscrivent à ce titre dans le cadre d’une activation. Ceux, plus « autonomes », qui s’adressent encore ou à nouveau à un spectateur clairement différencié et distancié, mais sollicité sur le plan d’une « participation » mentale, traduisent une forme de projection. Nous verrons enfin, et là réside sans doute l’un des apports de cet artiste à l’histoire de l’art contemporain, que certaines de ses propositions recoupent et incorporent sur un mode alternatif, voire simultané, les deux polarités.

On notera aussi en guise d’introduction que l’oeuvre walthérien est un électron libre dans le contexte qui l’a vu émerger. N’appartenant à aucun mouvement, incomprise et marginale dans son obstination à mener à bien un Werkbebriff (concept de l’oeuvre) qui pendant longtemps s’est heurté à une incompréhension tenace[1], même s’il s’avérera à terme en résonance avec les révolutions minimaliste et conceptuelle, la démarche de cet artiste n’en est pas moins représentative de son époque. Car, si Walther ne s’est pas nourri d’écrits contemporains, s’il n’a quasiment pas correspondu avec d’autres confrères ou consoeurs qui ont su comme lui renégocier les place et rôle du spectateur[2], il va sans dire que son oeuvre s’avère en adéquation avec un Zeitgeist dont sa démarche a été rétrospectivement l’un des marqueurs. De Hannah Arendt et son Humaine condition[3] prônant la nécessité de l’action à l’École de Francfort dont les protagonistes ont critiqué toute forme d’« activité rationnelle par rapport à une fin[4] », nombreux ont été ceux, dans des disciplines diverses et variées, à envisager le sujet contemporain dans une dynamique interactive et au regard de sa place dans l’espace « public[5] ». Mais, avant de considérer la période de maturité et la concrétisation de son concept de l’oeuvre, emblématiques de ce Zeitgeist, il convient de revenir aux années de gestation qui ont rendu celles-ci possibles.

En effet, à bien des égards, les années de formation de Walther ont été déterminantes pour sa trajectoire à venir. Encore faudrait-il d’emblée et plus précisément définir à quoi correspond la formation en question et si celle-ci se résume à ses années d’études à proprement parler. Pour un artiste de sa génération et surtout de sa sensibilité, il serait sans doute périlleux de se risquer à exhumer des souvenirs d’enfance et surtout de les convertir en vecteurs ou catalyseurs d’une esthétique amorcée officiellement à la fin des années 1950. Périlleux dans la mesure où autobiographie et (échafaudage d’) oeuvre ne sauraient, a priori, trouver un terrain d’entente après que Ad Reinhardt a décrété que « la seule chose à dire de la relation entre l’art et la vie, c’est que l’art, c’est l’art, et la vie, la vie[6] ». Walther reconnaît pourtant aujourd’hui et avec le recul que nombre d’événements ouvertement autobiographiques ont concouru à façonner son propos. Sans revenir sur les traumatismes liés à la guerre — l’artiste est né en 1939[7] — on notera qu’il a été élevé dans un environnement — celui de la pâtisserie familiale — qui finira par avoir des répercussions sur les formules compositionnelles auxquelles il aura recours dès le milieu des années 1950. Parmi ces travaux figurent notamment les Umrisszeichnungen (dessins de contours) créés en 1955-1956. Ceux-ci, précise l’artiste, renvoient :

[…] à des objets en y faisant allusion sans pour autant les représenter, (…) dans l’optique que le spectateur puisse les parachever dans son imagination. Rétrospectivement il y a une raison évidente qui explique l’émergence de ce type de travaux car à l’époque et à cet âge précoce, il était, en dehors de cette explication, impensable d’imaginer l’invention de telles formes : régulièrement, je déroulais la pâte dans la boulangerie de mes parents. Pour la pâtisserie, il y avait des formes pour découper. À l’époque, tout était encore fait manuellement et j’étais fasciné par les figures découpées dans la pâte[8].

Ces dessins s’avèrent surprenants à plus d’un titre. D’une part, ils constituent une sorte de synthèse entre deux histoires de l’art pour ainsi dire inconciliables — le ready-made duchampien et le réductionnisme protominimaliste — et, d’autre part, relèvent d’un mode de perception et de réception encourageant le spectateur à parachever l’oeuvre « dans son imagination ». Que doit-on entendre par cette dernière donnée ? Épurés, les Umrisszeichnungen se traduisent effectivement par des compositions géométriques qui épousent la forme d’un cadre. Un cadre prenant appui sur des surfaces plus ou moins monochromes, vierges de toute inscription et dépourvues de signes, figuratifs ou non, qui pourraient donner aux dessins un semblant de contenu au sens narratif ou descriptif du terme. Le fait que Walther a associé à ces cadres une possibilité de parachever l’image, en d’autres mots de l’investir d’un dessin ou dessein immatériels, peut s’avérer à première vue insolite compte tenu du fait que le rôle dévolu au cadre consiste habituellement à renforcer la visibilité d’une oeuvre. Louis Marin le rappelle à juste titre :

[…] le cadre est l’ornement du tableau, mais c’est un ornement nécessaire : c’est une des conditions de possibilité de la contemplation du tableau, de sa lecture et, par là, de son interprétation. […] Le cadrage du tableau est donc la condition sémiotique de sa visibilité, mais aussi de sa lisibilité (…). Le cadre n’est pas une instance passive de l’icône : il est, dans l’interaction pragmatique du spectateur et de la représentation, un des opérateurs de la constitution du tableau comme objet visible dont toute la finalité est d’être vu[9].

Là réside le paradoxe walthérien : en confrontant le spectateur à des cadres, l’artiste cherche dans un mouvement simultané à rapprocher celui-ci de la surface monochrome qui s’offre à ses yeux tout en l’incitant à travers cet artifice à s’en éloigner afin de « compléter » celle-ci mentalement.

Fig. 1

Umrisszeichnung, Franz Erhard, Walther, 1955. Ensemble de cinq dessins à la mine de plomb sur papier, 29 cm x 22 cm.

© Galerie Jocelyn Wolff

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Nous retrouvons cette dynamique contradictoire dans les Rahmenzeichnungen (dessins de cadres) entrepris à partir de 1957, puis dans les Wortbilder (mots-images ou images-mots) produits un an plus tard. Les Rahmenzeichnungen, comme l’atteste leur dénomination, s’articulent de nouveau autour de la thématique du cadre — protominimaliste dans un premier temps, puis « informel » dans un second ,— tandis que les Wortbilder relèvent d’un mode alternatif, l’artiste ayant eu recours à des mots et des phrases pour composer un ensemble de travaux étonnants et surtout précoces au regard de l’utilisation du langage dans les cercles conceptuels de la décennie suivante. Bien que réalisées dans le contexte de ses études à l’École des arts appliqués d’Offenbach-sur-le-Main, mais justement désolidarisées de toute forme d’« application », qu’elle soit narrative ou promotionnelle, au sens publicitaire du terme, ces oeuvres langagières sont censées, aux dires de Walther, avoir été conçues dans une même optique de parachèvement mental. Pour le formuler autrement, le spectateur-lecteur doit pouvoir, à partir des mots et des phrases mis à sa disposition, projeter sa propre image. Et être en mesure de se la projeter, restant en cela fidèle à une dimension mentale et « dématérialisée » opérationnelle dans les Umrisszeichnungen et les Rahmenzeichnungen. Pour ce faire, rien ne semble avoir été laissé au hasard dans cette famille d’oeuvres, à commencer par le choix des mots et des phrases, mais aussi les aspects chromatiques et typographiques. À propos du Wortbild Afrika, Walther nous donne par exemple la description suivante :

L’Afrique était le continent « mystérieux ». Spontanément, j’imaginais une écriture en lettres grotesques très étirées avec cette association qu’en Afrique tout est grand : les palmiers, les girafes, les éléphants, tout a une autre dimension. Ensuite, j’ai construit les caractères. Pour le fond, je ne pouvais imaginer que la couleur ocre en association avec le sable, le désert, la savane; pour les caractères, le noir seul : le continent « noir », les hommes à peau noire, de sombres secrets[10]

Ces travaux de jeunesse, on l’aura compris, ne sauraient se plier à une conception tautologique de l’oeuvre d’art telle qu’elle se développera quelques années plus tard dans le sillage de Frank Stella ou de Donald Judd, ni répondre aux impératifs d’une séparation nette entre sujet et objet décrétée par les modernistes et renégociée par ces deux artistes au milieu des années 1960. Non seulement les oeuvres produites par Walther dans la deuxième moitié des années 1950 s’avèrent réfractaires à toute optique autonomisante, mais elles laissent clairement transparaître la nécessité d’aller au-delà, en termes de réception, de ce qui nous est donné à voir pour échafauder, par le biais de projections favorisées par des artifices formels ou langagiers, nos propres images mentales. Si celles-ci sont, de toute évidence et en fonction des travaux, orientées, peut-être même limitées, dans les Wortbilder, la marge de manoeuvre consentie au spectateur dans les oeuvres cadrées n’est paradoxalement plus circonscriptible. Ceci vaut aussi et en partie pour les oeuvres conçues dans le premier tiers des années 1960, soit préalablement à son opus magnum, 1. Werksatz (1963-1969), sur lequel nous allons revenir.

Fig. 2

Afrika de la série des Wortbilder, Franz Erhard, Walther, 1957. Crayon et gouache sur papier, 61 x 43 cm, collection du Sammlung Museum für Moderne Kunst, Francfort-sur-le-Main.

Image tirée de Franz Erhard Walther, Abc… Museum. Wortbilder, Genève, Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO), 2004. © Galerie Jocelyn Wolff

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Fig. 3

Afrika de la série des Wortbilder, Franz Erhard, Walther, 1957. Crayon sur papier, 45 x 41 cm.

Image tirée de Franz Erhard Walther, Abc… Museum. Wortbilder, Genève, Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO), 2004. © Galerie Jocelyn Wolff

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Après les Wortbilder, Walther va en effet emprunter une voie, somme toute logique pour un artiste de sa sensibilité, qui débouche sur un dépassement de la pratique picturale. Celui-ci sera synonyme d’une production d’« objets » en volumes dont l’intérêt ne réside pas tant dans les propriétés matérielles, pourtant incontestablement présentes dans ces « pièces » de transition, que dans la possibilité de s’ouvrir à un échange avec non plus un spectateur, mais un utilisateur. Ce passage d’un Materialprozess (processus de matériaux) à un Handlungsprozess (processus d’action), Walther s’en explique dans un entretien :

C’était lié à une réflexion qui visait à transgresser la notion d’image conventionnelle pour investir directement l’espace réel. Sans pour autant réaliser des sculptures au sens traditionnel du terme. J’étais à la recherche de formes à l’écart de la conception sculpturale classique. Faute de quoi, je serais passé d’un genre à un autre. J’ai donc mené des expérimentations qui ont abouti à des collages de papiers, puis j’eus un jour l’idée d’insuffler de l’air entre les feuilles. Il y avait donc du volume mais les papiers, en raison de leur platitude, ne pouvaient pas être placés dans l’espace. Ils avaient encore une qualité de tableau. […] Quand je finis par en concevoir des tas à feuilleter sur le sol, l’idée d’une action s’imposa clairement et aussi par déduction : la volonté de créer des volumes plus conséquents. Par la suite, j’ai réalisé des formes de coussins également reliées à une possibilité d’action et de manipulation. Puis des pièces se référant explicitement aux mains ou au corps. Le corps devint en conséquence une partie de l’oeuvre et à terme un socle pour les pièces du Werksatz. Certaines de ces pièces avaient un caractère ambigu quand elles étaient posées sur une table ou à même le sol. Mais, à partir du moment où je les manipule ou les mets en rapport avec mon corps, je transforme le concept d’oeuvre, il s’ouvre complètement. La question qui se pose dès lors est de savoir ce qui constitue en fin de compte l’oeuvre[11].

Walther est considéré aujourd’hui comme l’un des précurseurs d’un art participatif ou relationnel. Le réduire à ce rôle serait cependant préjudiciable dans la mesure où ses pièces, dans la continuité de ce qui était déjà opérationnel avant les années 1960, ne sauraient se restreindre à une utilisation, la possibilité de se projeter en elles sans forcément les manipuler étant une option fortement encouragée par l’artiste. Il convient à cet égard et au regard de la question posée plus haut par l’artiste de faire preuve d’une certaine prudence dans l’emploi du vocabulaire pour décrire l’oeuvre walthérienne. Qu’elles soient associées à un maniement ou non, on ne peut effectivement pas parler d’oeuvres utilisées ou utilisables compte tenu du fait que l’oeuvre ne se manifeste qu’à travers l’utilisation ou la projection. Ce ne sont donc pas les oeuvres qui sont utilisables, ce sont les pièces et objets transitionnels mis à la disposition du potentiel utilisateur. Et c’est seulement une fois l’action accomplie ou la projection effectuée, pendant celles-ci, que la mise en oeuvre s’opère. Prétendre en conséquence que l’oeuvre soit utilisée supposerait que nous ayons affaire à une entité prédéterminée, close et (en partie) repliée sur elle-même. Les travaux des années 1950 que nous avons vus — il s’agit encore de travaux — relèvent de ce statut, quand bien même les spectateurs — il s’agit encore de spectateurs — seraient invités à les prolonger ou à les parachever. Avec le passage de travaux bidimensionnels à des pièces tridimensionnelles, nous assistons donc au début des années 1960 non seulement au passage d’un spectateur à un utilisateur, mais aussi à celui d’oeuvres comprises dans une perspective (semi-)autonome, à des entités génératrices d’« effets ». Hans Robert Jauss a été l’un de ceux, dans les années 1970, à avoir souligné l’importance en matière de réception, en l’occurrence littéraire, des « effets » produits sur le lecteur, auditeur ou spectateur :

Dans la triade formée par l’auteur, l’oeuvre et le public, celui-ci n’est pas un simple élément passif qui ne ferait que réagir en chaîne; il développe à son tour une énergie qui contribue à faire l’histoire. La vie de l’oeuvre littéraire dans l’histoire est inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle est destinée. […] Ce circuit fermé d’une esthétique de la production et de la représentation, où la méthodologie de la recherche littéraire est jusqu’ici restée pour l’essentiel confinée, doit donc être ouvert, et déboucher sur une esthétique de la réception et de l’effet produit[12].

Sortir du circuit fermé, tel semble avoir été l’ambition de Walther au tournant des années 1960, cette sortie ne s’accompagnant pas exclusivement d’un mode d’activation reposant nécessairement sur une contiguïté physique entre sujet et objet, l’un finissant de facto par se confondre avec l’autre.

C’est effectivement au même moment où Walther produit ses premières pièces véritablement « praticables » et faisant appel à une (possibilité de) manipulation ou participation de ceux auxquels elles sont adressées qu’il met en place — on pourrait presque dire « qu’il invente », étant donné l’absence totale de comparaisons à la même époque — la Lagerform, à savoir un mode « stocké » de ses « objets ». Inertes et tenues à une distance physique d’un potentiel utilisateur, les pièces sont, dans cet état ou ce statut, données à voir telles quelles au sens où le serait une sculpture « traditionnelle ». Posées sur un « socle » ou à même le sol, casées dans un meuble de rangement, adossées contre le mur, superposées ou empilées quand elles sont « décomposables », les pièces nécessitent dès lors d’être appréhendées sur un autre mode que physique. À la fois sur- et dé-matérialisé, ce statut n’est bien entendu pas sans évoquer le mode opératoire des Wortbilder et autres travaux antérieurs à la production d’objets pensés dans une perspective utilisatrice, si ce n’est que cette alternative, inusitée, permet aux oeuvres de prendre forme selon deux voies complémentaires et somme toute contradictoires. Dans leur mode « utilisation », les objets sont en effet dépossédés de la qualité d’objets au sens « spécifique » et minimaliste du terme, compte tenu du fait que le caractère transitionnel les réduit à des instruments ne favorisant une mise en oeuvre effective qu’à partir du moment où ils sont saisis et manipulés. En revanche, dans le mode « stocké », l’objet reprend pour ainsi dire ses droits : il est à nouveau réifié, et ce, d’autant plus qu’il se donne exclusivement à voir, même si ce don se fait dans une perspective « dématérialisée » censée déboucher sur une projection. Là réside le statut paradoxal des pièces de Walther produites dans les années 1960. Selon les cas, elles peuvent être vues ou utilisées, mais telle ou telle possibilité exclura l’autre. Il va sans dire que les pièces pratiquées peuvent aussi dans leur grande majorité être appréhendées par le regard. Nous verrons que ce n’est pas le cas de toutes, mais disons que leur manipulation est censée exclure ou neutraliser toute forme de connivence ou de « jouissance » visuelle. À l’image du lapin-canard commenté par Wittgenstein et Gombrich, on est sommé de choisir entre une possibilité et l’autre : toucher sans regarder ni projeter, ou regarder et projeter sans toucher. L’objectif n’en est pas moins le même : pousser le (potentiel) utilisateur à s’impliquer dans le devenir de l’oeuvre et à prendre conscience de lui-même à travers toute une série de données et d’opérations, spatiales et temporelles, corporelles et kinésiques. Les pièces de Walther, précise Hermann Kern à propos des objets du 1. Werksatz — mais ceci vaut déjà pour les pièces antérieures —, autorisent :

[…] une pluralité d’expériences — expériences fondamentales de soi-même, avec ses idées, son corps, des objets polymorphes, avec d’autres utilisateurs; des expériences qui facilitent l’introspection, l’autodéfinition, l’élargissement de soi, l’autoproduction [Selbstproduktion], l’orientation et la prise de conscience dans lesquels la mesure, l’énergie, la pensée, le temps, le lieu, le poids, etc. sont clairement explicités[13].

Ces expériences ne sont pas exclues dans la Lagerform, mais elle prennent une tournure plus mentale, relayée donc par un stimulus visuel.

La Lagerform n’est d’ailleurs pas la seule à encourager un parachèvement mental dans le premier tiers des années 1960. On en veut pour preuve la bien nommée Projektionsplastik (Plastique de projection) de 1962. Sculpture conçue à partir d’un matelas recouvert de peinture, elle peut être tantôt posée sur le sol ou adossée contre le mur. Dans le catalogue raisonné de ses oeuvres de jeunesse, l’artiste précise à propos de cette pièce qu’elle doit « évoquer » une forme plastique non définie (« eine nicht festgelegte plastische Gestalt evozieren[14] »), cette évocation étant concrétisée par une projection. Au stade de sa trajectoire, il est cependant difficile de savoir ce qu’ambitionne exactement Walther et ce qu’il entend précisément par projection. Que doit-on au juste projeter ? Et dans quel but ? Force est de constater qu’une « forme plastique non définie » est pour le moins floue, et ce, d’autant plus que l’objet censé nous inciter à « évoquer » ladite forme n’est en aucun cas flou, mais tout ce qu’il y a de plus… défini. Peut-être s’agit-il en fin de compte de nous encourager à projeter la forme même de la Projektionsplastik dans d’autres configurations que celle qui nous est donnée à voir; d’en imaginer d’autres emplacements que celui qui nous est proposé et d’envisager en conséquence d’autres possibilités d’investir l’espace d’exposition. Une telle projection nous inciterait aussi à interroger quelle place pourrait être la nôtre dans un tel cas de figure et comment nous serions amenés à réagir à l’objet qui nous ferait face. À ce titre, la Projektionsplastik n’est pas sans évoquer par anticipation les expériences suscitées au tournant des années 1970 par des oeuvres anisotropiques de certains de ses confrères, que l’on songe aux Three L-Beams (1965-1969) de Robert Morris ou à la Pulitzer Piece: Stepped Elevation (1970-71) de Richard Serra[15], mais à la différence de celles-ci, et elle est de taille, le spectateur walthérien, certes converti en potentiel utilisateur, n’est pas censé se mouvoir dans l’espace propre à la Projektionsplastik. Cette possibilité n’est en tous cas pas explicitée et elle ne se retrouve donc pas encore dans les conclusions d’un Morris qui, dans ses « Notes on sculpture » publiées, il est vrai, en 1966, affirme que « c’est l’observateur qui change continuellement la forme en changeant sa position par rapport à l’oeuvre[16] ». Morris poursuit ainsi :

L’expérience de l’oeuvre se fait nécessairement dans le temps. […] Certaines de ces oeuvres nouvelles ont élargi les limites de la sculpture en mettant davantage l’accent sur les conditions mêmes dans lesquelles certaines sortes d’objets sont vues. L’objet lui-même est soigneusement placé dans ces nouvelles conditions, pour n’être plus qu’un des termes de la relation. Il fallait rejeter l’objet plaisant pour les sens, riche de rapports internes serrés. S’il est vrai qu’il faut tenir compte de nombreuses considérations pour maintenir l’oeuvre à sa place dans une situation élargie, cela ne dénote pas un manque d’intérêt pour l’objet proprement dit. Mais ce qui importe à présent, c’est de parvenir à un contrôle accru de la situation tout entière et/ou à une meilleure coordination[17].

Le corps du « projecteur » walthérien est en 1962 encore statique — seules les mains sont sollicitées — et ne saurait pour cette raison épouser un espace « englobant » cher à Merleau-Ponty, philosophe dont se réclame Morris. Le philosophe écrit : « Mon corps est en prise sur le monde quand ma perception m’offre un spectacle aussi varié et clairement articulé que possible et quand mes intentions motrices en se déployant reçoivent du monde les réponses qu’elles attendent[18]. » Si déploiement il y a dans la Projektionsplastik, celui-ci est strictement mental. On assiste dès lors à un « positionnement » pour le moins ambigu, la marge de manoeuvre consentie au destinataire de cette pièce étant à la fois illimitée dans les projections qu’elle autorise, mais limitée en raison de l’absence de motricité, quand bien même elle ne serait pas explicitement interdite. Dans la Projektionsplastik, nous n’assistons pas — cela changera considérablement avec la mise en place de 1. Werksatz quelques années plus tard — à une saisie du corps « comme vision et mouvement entrelacés[19] ». En cela, cette pièce de transition repose sur un mode opératoire opposé à ce qui se tramera par la suite dans son propre corpus, mais aussi à ce qui se manifestera dans les oeuvres clés de Serra. Ce dernier reconnaîtra ainsi a posteriori que la découverte successive des écrits de Merleau-Ponty et des jardins zen aura eu un impact déterminant sur sa manière d’envisager et surtout d’approfondir une forme de coalescence entre projection et motricité physique. La synthèse de la Phénoménologie de la perception et des jardins du temple Myoshin-ji à Kyoto, la renégociation de la première à travers l’expérience du second, permit ainsi à Serra de comprendre :

[…] l’action de voir et […] notre capacité à saisir l’espace, à nous projeter visuellement en profondeur dans l’espace; s’agissant également de la déambulation et des transformations qu’introduit chaque déplacement, de sorte que, lorsque vous marchez, la perception se trouve mobilisée en des termes (ignorés) auparavant. Certaines lectures permettent d’aborder ces questions, mais, tant que vous ne les avez pas éprouvées vous-même, physiquement, cela n’a guère de sens. Tout ce que l’on peut dire d’une expérience (spatiale) ne vaut pas grand-chose tant qu’il ne s’agit pas de votre expérience[20].

Or, dans la Projektionsplastik, la sculpture n’est pas envisagée comme un lieu ou un espace à parcourir qui répondraient à notre propre corps ou qui en révèleraient l’adhérence au monde. Elle est « figée » et ne saurait solliciter ni une participation « active » au sens physique du terme ni encourager une déambulation, même si celle-ci n’est en aucun cas proscrite. Et pourtant, l’« ouverture » proposée et la capacité de projections qu’elle autorise relèvent d’une infinitude annonçant la révolution qui va s’opérer avec 1. Werksatz.

Composé de 58 pièces conçues entre 1963 et 1969, et confectionnées par la première femme de l’artiste, Johanna Walther, cet ensemble peut légitimement être considéré comme une contribution majeure à l’art des années 1960. De multiples raisons l’attestent. Produites pour ainsi dire ex nihilo, les pièces en question sont pour la plupart composées de tissus cousus, soit un matériau inusité à l’époque, et mises à la disposition d’utilisateurs censés les manipuler en suivant les instructions et indications données par l’artiste. Incitant dans la continuité des pièces précitées ledit utilisateur à se « trouver » à travers toute une série d’opérations, simples ou complexes, abstraites ou concrètes, étalées, arrêtées ou « suspendues » dans le temps, déployées dans un espace à géométrie variable ou témoignant d’un caractère statique et inaliénable, les « objets » du 1. Werksatz exacerbent la dimension participative et praticable propre aux travaux antérieurs. Il n’empêche que, si ceux-ci ont été pensés dans une telle perspective, l’option projective n’en a pas été pour autant écartée, et ce, à plusieurs niveaux.

Fig. 4

Blindobjekt (walking blindly in a sackform), objet no 12 de l’ensemble 1. Werksatz, 1966. Tissu vert (sac), 217 103 cm, diamètre de 73 cm.

Photographie de François Doury. © Galerie Jocelyn Wolff et Peter Freeman, inc.

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On notera ainsi que nombre de pièces relèvent d’une thématique de la cécité qui contraint l’utilisateur à devoir projeter ses propres paramètres, tant temporels que spatiaux, et ce, indépendamment d’une utilisation qui tourne pour ainsi dire à vide, la perte de repères induite par une plongée dans le noir l’obligeant à compenser cette perte de marqueurs visuels. Par exemple, le Blindobjekt (walking blindly in a sackform) (objet aveugle) est emblématique de cette désorientation. Créée en 1966 et douzième opus de l’ensemble, la pièce est composée d’une espèce de housse en coton remplie de mousse qui ressemble à un sac de couchage dans lequel l’utilisateur doit s’abriter « à l’envers », puis déambuler. Déstabilisante, l’utilisation doit déboucher, nous dit l’artiste, sur la mise en place d’espaces imaginaires. Dans l’un des protocoles accompagnant la pièce, l’artiste emploie d’ailleurs le terme « projections »[21], celles-ci étant censées combler la perte d’orientation et l’absence de repères temporels inhérents à cette très incertaine déambulation. Le Blindobjekt nous convie donc à une expérience inédite, et contraire en cela aux pièces et travaux envisagés jusqu’ici, compte tenu du fait que nous assistons ici à la coalescence de l’utilisation, de la déambulation et de la projection. Et ceci vaut, en ce qui concerne l’utilisation et la projection, pour toutes les autres pièces « aveugles » de l’artiste comme Ummantelung (no 3, 1964[22]), Für Hügel und Berge (no 9, 1965[23]), Stoffröhre (no 17, 1966[24]), Hülle anfüllen et Plastisch (nos 50[25] et 52[26], 1969), sans oublier l’opus inaugural, Stirnstück (1963), composé d’une bande de velours accrochée au mur sur laquelle l’utilisateur doit glisser son front (« Stirn »). Reste à évoquer dans ce cadre de cécité la pièce la plus radicale, Schlaf (no 40, 1967), qui se résume à un matelas en mousse recouvert de tissus sur lequel il faut trouver le sommeil. Certes, les activités oniriques ne relèvent pas stricto sensu de projections, mais les espaces et contrées imaginaires qu’elles sollicitent, de même que leurs temporalités propres, n’en sont pas éloignés, quelle que soit la dimension inconsciente inhérente aux rêves. Les Blindstücke (pièces aveugles) ont donc ceci de particulier : elles autorisent et encouragent dans un mouvement simultané les attitudes physiques et mentales, des actions concrètes tributaires des propriétés matérielles de l’objet mis à la disposition de l’utilisateur et des perspectives immatérielles génératrices d’une forme d’infinitude en matière de possibilités de projections.

Fig. 5

1. Werksatz dans sa Lagerform. Franz Erhard Walther, 1963-1969. Meuble en bois, 58 objets. Courtesy Collection du [mac], Musée d’art contemporain de Marseille. Vue de l’exposition au Centre d’art contemporain de Brétigny, 2008.

Photo de Steeve Beckouet. © Galerie Jocelyn Wolff

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Si les Blindstücke constituent une sous-famille de travaux à part au sein de 1. Werksatz, ne serait-ce qu’en raison du caractère coalescent de l’activation/projection la plupart des pièces de cet ensemble renouent avec un mode alternatif (activation ou projections), l’artiste ayant à ce titre consolidé la Lagerform. À la différence des pièces antérieures dont le mode stocké n’avait pas d’incidence sur leur intégrité matérielle, Walther a en effet pourvu les différents objets du Werksatz de membranes de protection en tissus et d’un meuble de stockage qui permettent de les ranger. Mais ces membranes ne sont en aucun cas des entités neutres dans la mesure où elles sont pourvues de schémas et d’indications écrites censées favoriser une fois de plus des formes de projections. On objectera, avec raison, que celles-ci, étant donné les maigres données mises à la disposition non plus de l’utilisateur, mais, le cas échéant, de nouveau du spectateur, ne sont envisageables qu’à partir du moment où le destinataire est un initié, faute de quoi il aurait le plus grand mal à tirer profit des « informations » pourvues par Walther. C’est sans même parler du stockage dans le meuble prévu à cet effet où lesdites informations ne sont même plus accessibles. Là réside sans doute la limite de la portée de la Lagerform, le potentiel utilisateur devant témoigner d’une certaine familiarité avec l’univers de l’artiste. Une telle familiarité n’est pas pour autant synonyme d’une garantie de bon « fonctionnement » de la projection, et il va sans dire que l’objectif peut ne pas être atteint. Les oeuvres de Walther, il s’agit d’une autre particularité de ce corpus, s’exposent en effet, et l’artiste en est parfaitement conscient[27], à une possibilité d’échec. Ceci vaut pour les activations mais aussi, voire surtout, pour les projections. Et cet échec est largement tributaire des conditions souvent peu satisfaisantes qui président à l’utilisation, conditions dues, selon l’artiste, aux contraintes institutionnelles, au fait qu’une enveloppe à la fois spatiale et temporelle soit imposée[28], mais aussi à la présence d’un public « extérieur » considéré par Walther comme parasitaire, pour ne pas dire hostile[29]. Or, si les activations sont théoriquement possibles dans un cadre extérieur et non institutionnel, la Lagerform est presque toujours présentée dans un contexte muséal. Pour cause, soulignons en plus de la fragilité des pièces des questions de logistique obligeant souvent les institutions à opter exclusivement pour cette variation. Reste à savoir si le cadre institutionnel est propice aux projections ou si au contraire il constitue un frein.

Fig. 6

Une des deux faces d’un Werkzeichnungen (1971, no d’inventaire : FEW – 457) relatif Blindobjekt (walking blindly in a sackform), objet no 12 de l’ensemble 1. Werksatz (1966). Huile, aquarelle et crayon.

© Galerie Jocelyn Wolff

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Fig. 7

Une des deux faces d’un Werkzeichnungen (1971, no d’inventaire : FEW – 457) relatif Blindobjekt (walking blindly in a sackform), objet no 12 de l’ensemble 1. Werksatz (1966). Huile, aquarelle et crayon.

© Galerie Jocelyn Wolff

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La Lagerform n’est cependant et à ce titre pas la seule variante à générer ou à encourager un mode de projection indépendamment ou au-delà (de l’activation) des pièces. Le 1. Werksatz a effectivement fait l’objet entre 1963, au moment de l’amorce de cette entreprise, et le début des années 1970, donc postérieurement à la confection de l’ultime pièce, d’extensions et d’expansions graphiques que l’artiste a, dans un premier temps, qualifiées de « diagrammes », avant de se résoudre à leur attribuer, et par conséquent à l’assumer, la dénomination de Werkzeichnungen. Au nombre de plusieurs milliers, bifaces et pour la plupart d’entre eux conçus en deux temps, ces dessins sont composés de signes « picturaux », selon les cas « abstraits » ou plus rarement « figuratifs », ou d’indications écrites (mots clés, statements, phrases incitatives mais aussi dissuasives, etc.) dont le but est de retranscrire selon des procédés « ouverts » les sensations associées à l’utilisation des pièces du Werksatz. Si Walther s’est toujours refusé à voir dans ces dessins un vade-mecum de cet ensemble, récusant toute idée d’un mode d’emploi qui pourrait en entraver la portée, et s’il a pour cette raison et pendant de nombreuses années témoigné de réticences quant à la possibilité de les dévoiler ou de les exposer, il a fini par accepter qu’ils s’avèrent non seulement essentiels à cette entreprise, mais aussi par concéder qu’ils en constituent une sorte de prolongement. Prolongement d’autant plus enrichissant que la temporalité de l’ensemble s’avère dilatée, mettant ainsi à mal l’idée d’une intégrité temporelle de l’oeuvre d’art chère aux modernistes et à certains minimalistes, à commencer par Donald Judd. Les Werkzeichnungen sont donc à la fois des dessins jouissant d’une relative autonomie pouvant être présentés désolidarisés des pièces du Werksatz, mais constituent aussi des indices, au sens peircien du terme, de celles-ci, ne les autorisant pas de facto à jouir d’une pleine autonomie. Leur intérêt, initialement inavoué, pour ne pas dire désavoué, réside enfin et surtout dans les projections qu’ils autorisent. Les données distillées par Walther dans ces dessins sont en effet susceptibles de nous « rapprocher » des pièces sans pour autant nous fournir un cadre contraignant et encore moins définitif. Les mots et autres signes graphiques inscrits ont ainsi une valeur indicative et sont issus du propre maniement des objets par l’artiste auquel s’ajoutent des retranscriptions de sensations communiquées par de tierces personnes. Il s’agit dès lors d’autant de signes « ouverts » favorisant une immersion dans les pièces, une immersion et des projections inévitablement mentales, considérant que les pièces ne sont souvent pas à la disposition du « spectateur » au moment où ces dessins s’adressent à lui. Ceux-ci permettent de facto de satisfaire un mode de présentation institutionnel et surtout de renégocier la présence d’un spectateur pleinement assumé. Un tel « compromis » peut s’avérer compromettant aux yeux de l’artiste. Il n’en constitue pas moins une option permettant de satisfaire et de fédérer une optique potentiellement praticable dans un dessein projectif que tout un chacun peut ou non mener à bien.